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entre mythologie et histoire, les nouveaux avatars du péplum

Gilles Ciment

[janvier 2003]

S’il est un genre dont le « retour » peut étonner sous la plume et le pinceau d’auteurs qu’on n’y attendait pas, c’est bien la bande dessinée antiquisante. Même lors du grand essor de la bande dessinée « historique » dans les années quatre-vingt, dont le magazine Vécu était le porte-étendard [1], la période antique n’a pas davantage attiré les voyageurs temporels qu’au long de toute l’histoire du neuvième art, alors qu’elle fut la source d’inspiration de tant d’œuvres littéraires, picturales, dramatiques, ainsi que le terreau d’un genre cinématographique très prisé.

des origines du genre

Après la redécouverte des valeurs de l’Antiquité par les artistes de la Renaissance puis l’exploitation par le théâtre classique d’un filon historique riche en tragédies spectaculaires, le souvenir de temps anciens où les Lumières avaient déjà brillé fut véritablement ravivé par le néo-classicisme, apparu dans la seconde moitié du XVIIIè siècle, développé pendant la Révolution française et culminant sous Napoléon Ier (avec le style Empire). Les bâtiments d’un Ledoux, les tableaux d’un David ou les statues d’un Canova donneront certes naissance à l’art dit « pompier », mais ils marqueront aussi, au cours du XIXè siècle, le style officiel de l’Amérique du nord, avec son Greek Revival architectural.

Aux États-Unis précisément, cette inspiration forgera progressivement un « parallèle impérial » entre Rome et l’Amérique dans des arts plus discursifs - aussi bien en littérature qu’en peinture (Thomas Cole). Associée aux fondements évangélistes de la jeune nation, elle engendrera des romans populaires narrant les premiers temps du christianisme sous une forme éloignée du Nouveau Testament, tel le Ben Hur du général Lewis Wallace (1880), auquel fera écho l’immense succès du Quo vadis ? de l’écrivain polonais Henryk Sienkiewicz (1896).

En Italie, le jeune cinématographe va recycler les grands thèmes historico-bibliques déjà célébrés par le bel canto et en reprendre les codes et paradigmes, qui deviendront les éléments constitutifs d’un genre cinématographique à part entière. Le premier âge d’or du film antique italien, dont le point d’orgue est le Cabiria de Giovanni Pastrone, se situe donc dans les années 1910. Inspirée par ces superproductions spectaculaires, l’Amérique, déjà sensibilisée à ces thèmes, s’empare du filon : avec ses références bibliques et historiques, l’epic permet au cinéma hollywoodien d’acquérir ses lettres de noblesse, dès Intolérance de David Wark Griffith. Le genre s’essouffle à la fin des années vingt, pour renaître dans un autre après-guerre, magnifiés par le CinémaScope, pour contrer cette fois la concurrence de la télévision en lui opposant des spectacles que le petit écran ne peut produire. Mais les années cinquante ne voient pas pour autant Hollywood opérer un retour au « parallèle impérial » : en pleine guerre froide, l’Empire romain, bureaucratique, totalitaire, représenterait plutôt l’empire communiste.

Ultime ironie, c’est avec La Chute de l’Empire romain (1963) que le genre connaît la fin de son second âge d’or hollywoodien, tandis qu’à Cinecittà on recycle dans des films à petit budget les décors abandonnés par les productions pharaoniques des studios américains. Moins sérieux du point de vue historique que les superproductions hollywoodiennes, le péplum [2] laissera plus de place à la fantaisie, l’humour et l’érotisme.

quel genre ?

La bande dessinée n’a pas emboîté le pas au premier âge d’or du genre au cinéma, lequel était terminé quand elle a produit ses grands modèles populaires, au cours des années trente. Mais, après tout, les comics avaient trouvé en Superman leur Hercule moderne, et le mythe de l’Atlantide, par exemple, pouvait resurgir dans Tarzan aussi bien que dans Flash Gordon...
Après-guerre, c’est la bande dessinée franco-belge qui voit naître le parangon de ce qui aurait pu devenir un genre : Alix de Jacques Martin est une véritable leçon d’Histoire antique, très documentée, aux reconstitutions méticuleuses. Au point d’intimider d’éventuels suiveurs ? On comptera bien deux séries « populaires » dont les héros sont des gladiateurs, Olac et El Jabato [3] mais elles ne survivront pas aux années soixante. Le succès d’Astérix empêchera le petit Phénicien Khalou de parcourir longtemps le monde antique avec son humour jovial. Inspiré par les récits de Salluste, Jugurtha brodera sur les aventures du prince numide et prendra beaucoup de libertés avec l’Histoire pour devenir une série d’aventure peu soucieuse de s’inscrire dans une époque précise. Seuls les exploits mi-sérieux, mi-fantaisistes (et versant dans le merveilleux) du jeune Égyptien Papyrus, ont su pérenniser leur place aux côtés de ceux d’Alix le Romain [4] et d’Astérix le Gaulois. Impossible, dans cet enchevêtrement, de distinguer un genre, tel qu’il peut être codifié dans ses deux grands courants cinématographiques, epic et péplum, et leurs trois grands axes thématiques (martyrologe judéo-chrétien, intrigues de pouvoir, aventures mythologiques).
En 1996, le Péplum de Blutch, œuvre d’un franc-tireur, revisitait le Satiricon de Petrone en se référant bien davantage au théâtre (le Jules César de Shakespeare notamment) et à la littérature (la structure de Pétrone) qu’au cinéma, volontairement écarté.

un peu d’histoire...

De la demi-douzaine de créations nouvelles qui nous ont semblé constituer un ensemble convergeant vers un renouveau du genre, une seule s’identifie pleinement au genre tel que le cinéma en a fixé les stéréotypes, en particulier dans l’epic. Seule série à prendre Rome pour cadre, Murena a tout des superproductions hollywoodiennes mettant en scène Néron : superbes reconstitutions de la cité des sept collines, intrigues de cour et trahisons, implication de Sénèque (dont les Lettres à Lucilius sont amplement citées) et Pétrone (mais il n’est alors pas encore l’auteur du Satiricon)... La série s’ouvre sur un premier cycle consacré à l’arrivée au pouvoir du jeune Néron (au physique fidèle aux sculptures connues) manipulé pas son ambitieuse mère, Agrippine. Pour donner un tour dramatique plus proche du lecteur que la seule Grande Histoire, le récit est centré sur le jeune Murena, fils de Lolia, la maîtresse de Claude. Il est devenu l’ami de Néron lorsque la reine, jalouse, fait assassiner sa mère. Hormis quelques menues libertés prises avec la vérité historique (Britannicus brandissant le testament de Claude, qui n’a pourtant jamais été découvert ; Agrippine empoisonnant Locuste, alors que celle-ci sera exécutée sous Galba...) et un penchant dramatique pour les rêves prémonitoires et autres visions, la vie de Néron, racontée ici avec précision par Jean Dufaux et illustrée par le trait soigné et très réaliste de Philippe Delaby, est plus fidèle à l’Histoire que les récits habituels. Si Jean Dufaux ne montre plus un Britannicus mort empoisonné par Néron - comme l’ont toujours fait les historiens depuis Tacite et Suétone et les écrivains depuis la tragédie de Racine - mais d’une crise d’épilepsie, il ajoute certes à la duplicité de son Agrippine (elle profite de cette occasion providentielle pour faire croire que Néron a empoisonné son jeune demi-frère), mais il rapporte surtout un fait historique sous-exploité : la maladie du jeune Britannicus, héritée de son père Claude. Le tandem Dufaux/Delaby semble en effet constamment mû par le souci de faire œuvre d’historiens : en rétablissant une réalité durement mise à l’épreuve par les avatars dramatiques, littéraires et cinématographiques de la vie de Néron ; en introduisant des détails de la vie quotidienne, avec ses petits rituels ; en reconstituant le plus fidèlement possible costumes et décors, dans un style qui ne laisse pas d’évoquer le néo-classicisme, mais dont le réalisme relègue les panoramas d’Alix au rang des images à coller dans les cahiers d’écoliers.

En outre, Néron est ici montré comme un des empereurs les plus aimés de l’Antiquité, doté d’une solide carrure de chef d’Etat, loin de l’imagerie traditionnelle héritée de Tacite le décrivant comme un historien enfantin et débauché, un fou sanguinaire ennuyant la cour par ses envolées lyriques et menant, harpe à la main, l’empire à sa perte.
Si le premier cycle de Murena s’inscrit dans l’axe « historique » du genre illustré par Cléopâtre ou Jules César avec un souci de vérité historique mais sans en esquiver les stéréotypes (reine intrigante, gladiateurs vengeurs, séduisante courtisane pour pimenter le tout d’un peu d’érotisme, redoutable garde prétorienne, décors forcément spectaculaires... [5] ), le second cycle suivra-t-il l’axe du « martyrologe chrétien » ? La geste chrétienne fait discrètement son entrée avec l’apparition de l’apôtre Pierre à la fin du quatrième tome (on sait que par la suite, accusé de l’incendie de Rome en 64, Néron incriminera les Chrétiens et les fera persécuter). Il sera alors intéressant de le comparer aux films classiques que sont les Quo vadis successifs et Le Signe de la Croix.

Quand Murena se veut tragédie très documentée, le superbe 300 de Frank Miller entretient un autre rapport à l’Histoire. L’Antiquité hellène a été passablement ignorée par le péplum : pour évoquer la politique ou la guerre, c’est Rome que l’on convoque, réservant la Grèce héroïque comme théâtre du merveilleux (nous y reviendrons). Miller répare cette injustice en contant la bataille des Thermopyles. En 480 avant J.C, Xerxès 1er à la tête de l’armée persane s’apprête à écraser la Grèce pour venger la défaite de son père Darius à Marathon. Léonidas Ier, avec trois cents hoplites, va affronter dans le défilé des Thermopyles une armée très supérieure en nombre. Frank Miller s’empare des événements pour livrer une de ces fresques dont il a le secret : comme il le fit avec Batman dans Dark Knight ou les gangsters dans Sin City, l’action est d’abord prétexte à des mises en pages grandioses (300, comme pour faire écho au CinémaScope des épopées hollywoodiennes, est de format à l’italienne et use souvent de dessins pleine page), à des prouesses graphiques (exacerbées par la somptueuse mise en couleurs de Lynn Varley) et à une chorégraphie sophistiquée de la violence.

Les péplums italiens se souciaient peu de l’exactitude des tenues militaires par mesure d’économie : les mêmes figurants passaient d’un plateau à l’autre, changeant indifféremment d’époque et de rivage méditerranéen. Ce sont d’autres motivations qui poussent Miller, comme Franz avant lui (les costumes et casques de Jugurtha étaient plus que fantaisistes), à s’affranchir du réalisme et à imaginer un Xerxès noir et androgyne, presque nu mais couvert de bijoux et même adepte d’un piercing ostentatoire, juché sur un monumental trône ambulant. Peu soucieux de sacrifier à la reconstitution historique, Miller, dont le mot d’ordre semble être de privilégier le spectaculaire, n’hésite pas à se rapprocher d’une esthétique propre à l’heroic fantasy (Corben n’est pas si loin...). À l’instar des épigrammes de Simonide de Céos qui firent à l’époque en sorte que cette défaite flamboyante demeure aussi réputée qu’une victoire, Miller transcende le spectaculaire sacrifice des Spartiates et élève cette bataille héroïque au rang de mythe.

…beaucoup de mythologie...

Nous l’avons dit : le péplum « grec » est davantage porté sur la mythologie, au contraire du péplum « latin », plus historique : c’est Les Travaux d’Hercule (avec Steve Reeves dans le rôle éponyme) qui relança le genre en Italie à la fin des années cinquante. C’est par là aussi qu’a commencé le récent regain d’intérêt pour la bande dessinée antiquisante.

Le titre de la mini-série de Le Tendre et Rossi La Gloire d’Héra, n’est pas un mystère pour le lecteur averti. Traduction du nom grec d’Hercule, il dévoile au contraire le secret de polichinelle de la série : ce glabre Alcée, « homme le plus fort du monde », prendra bien, enfin barbu à la fin du deuxième volume, le nom d’Héraklès pour accomplir douze travaux pour son cousin le roi Eurysthée, que la déesse Héra a installé sur le trône de Thèbes à sa place. En près de cent pages, c’est donc l’origine d’Hercule qui est contée, en suivant assez fidèlement les récits mythologiques moins connus que la légende argienne (celle qui détaille les fameux Travaux par lesquels le demi-dieu s’est illustré), tout en se permettant quelques libertés [6]. Liberté de ton d’abord, en n’hésitant pas à verser dans la farce (postures et grimaces burlesques d’Agrios, couardise d’Eurysthée dont le dessin caricatural est plus proche du Mézières de La Cité des eaux mouvantes que du trait habituel de Rossi...).

Liberté avec la légende ensuite : Le Tendre imagine, fort à propos, que le vieux devin Tirésias partage la demeure d’Alcmène et de ses deux fils jumeaux. Cette présence souligne par analogie l’acharnement d’Héra contre le futur Héraklès : Tirésias fut jadis rendu aveugle par Héra, Alcée a échappé aux serpents que la même déesse avait envoyé l’étouffer dans son berceau mais il ne s’en tirera pas à si bon compte... Quant aux rapports entre Alcée et son frère Iphildès, s’ils diffèrent sensiblement de la tradition, ils permettent au scénariste d’incarner habilement le conflit, en Alcée, entre sa part divine et sa part mortelle.

Liberté avec le genre enfin : si un certain nombre de stéréotypes sont reproduits (Eurysthée porte comme il se doit la barbe courte et bien taillée, attribut traditionnel du fourbe despote péplumesque), il est fait exception à la réserve affichée par l’epic et le péplum à l’égard des dieux de l’Olympe : sauf rare exception (Vulcain, dieu du feu), jamais les dieux ne furent réellement mis en scène, intervenant seulement de temps en temps, et en restant invisibles, dans les aventures d’Ulysse ou Hercule. Certes, contrairement aux créatures mythologiques (satyres et centaures) qui peuplent La Gloire d’Héra, les dieux omniprésents ne se manifestent pas en personne (hormis Pan) mais sous la forme d’hallucinations et visions - Christian Rossi renouant là avec un univers déjà développé avec le vaudou de Jim Cutlass.

Ce n’est pas le cas dans Tirésias, l’autre diptyque entrepris cinq ans plus tard par les mêmes auteurs. Il faut croire que le plus célèbre devin de l’Antiquité intéresse particulièrement Le Tendre : après l’avoir introduit dans La Gloire d’Héra, il narre cette fois encore, selon le même schéma, l’origine du personnage. Connu parce que présent dans toutes les légendes de la ville de Thèbes, pour avoir révélé aussi à Œdipe ses origines, ou encore pour avoir été consulté par Ulysse jusqu’aux enfers, on sait que Tirésias doit sa cécité à la colère des dieux. La mythologie en propose différentes explications. La plus répandue veut qu’ayant séparé deux serpents qui s’accouplaient, il fut changé en femme, puis en homme sept ans plus tard dans les mêmes circonstances ; ayant connu les deux expériences, il départage le couple des maîtres de l’Olympe dans leur controverse sur le plaisir comparé des hommes et des femmes dans la volupté. Héra, furieuse de sa réponse, le rend aveugle et Zeus l’indemnise en lui donnant pouvoir de prophétie, de vivre pendant sept générations et de comprendre le langage des oiseaux. De cette dernière version, Le Tendre a tiré une histoire passionnante, empreinte d’humanité. Comme il avait dépeint un Héraklès un peu trop orgueilleux avant d’être brisé par un accès de folie meurtrière provoqué par Héra, il brosse ici le portrait d’un valeureux guerrier parmi d’autres, trop arrogant sans doute, frappé par les caprices des dieux, Athéna d’abord, Héra ensuite. Chaque fois, délaissant le principal du mythe (les douze travaux, les divinations de Tirésias), il s’intéresse à des hommes presque ordinaires frappés par un destin hors du commun.

Le dessin de Rossi, dans Tirésias, épouse particulièrement bien cette démarche : affranchi de l’influence de Giraud, réalisé pour la première fois en couleurs directes, il se fait plus chaud et tendre, plus sensuel, plus près des corps. Il ne peint plus des personnages, historiques ou mythologiques, mais des hommes (et des femmes). De nombreuses cases s’arrêtent, d’ailleurs, comme dans Murena, sur des détails de la vie quotidienne.

... un zeste de philosophie...

D’un Joann Sfar s’emparant de la mythologie, on ne pouvait qu’attendre un regard original, empruntant davantage aux grands auteurs et philosophes grecs qu’aux exploits des musculeux Hercule et Maciste... Son Héraclès, dessiné par son complice Christophe Blain, est le premier volume d’une série ayant pour « héros » (narrateur, en tout cas) un chien répondant au nom de Socrate, qui parle et sait lire. En courtes saynètes de quelques pages, il commente souvent de façon décalée les faits et gestes de son maître Héraclès. Jetant un regard philosophique sur des moments anodins : « C’est ça, un héros. Un homme qui n’a pas conscience de sa petitesse » ou au contraire commentant de façon anodine ses fameux travaux : « Mon maître ne pense jamais à la mort. Il est très occupé. Il ne pense qu’à la bagarre. Ou à l’amour. Quand il se couche, le soir, parfois il y pense un peu. Mais il s’endort tout de suite. » Cette série hors normes permet à Sfar, passionné par la pensée classique (il vient d’illustrer et commenter Le Banquet de Platon) d’exprimer simplement un regard sur le monde qui répond à son Chat du rabbin. A la fin du premier tome, Héraclès et son chien embarquent pour Ithaque, où ils comptent rejoindre Ulysse et découvrir le « vrai amour » de Pénélope. Cette rencontre improbable risque peu de ressembler aux chocs de personnages historiques et mythologiques qu’ont offert les péplums tardifs (Hercule, Samson et Ulysse de Pietro Francisci !), qui eurent les mêmes causes et les mêmes effets que les croisements contre nature des super-héros en plein déclin (Batman et Daredevil contre Superman...). Nul doute en revanche que le héros de l’Odyssée sera ému par cette visite : Homère n’a-t-il pas chanté le chien d’Ulysse, épuisé de vieillesse, mourant tout joyeux au retour de son maître ?

... et des olives noires

Le même Joann Sfar a également situé dans l’Antiquité le récit dont il a confié le dessin à Emmanuel Guibert (déjà associé à lui pour une histoire de momies dans La Fille du professeur !. Il est encore hasardeux, après deux albums, de spéculer sur le but final ou même le futur trajet de cette histoire en revenir ; tentons néanmoins d’en tracer provisoirement les contours apparents.

Sfar situe son action en Judée sous l’occupation romaine, comme Ben Hur avant lui. La veine religieuse du cinéma « antique » est la plus fournie : les débuts du cinéma s’intéresseront à la figure du Christ, tandis que l’âge d’or s’orientera vers l’Ancien Testament et les péripéties du peuple élu. Les Chrétiens sont à l’honneur dans le péplum, le peuple juif dans l’epic. L’un comme l’autre illustrant l’opposition entre une communauté pure et persécutée et des Romains païens et dominateurs. Souvent les scénarios introduisent un enfant - la pureté et l’innocence - dans la communauté, pour appuyer le propos. Sfar s’empare de cette figure pour la placer au centre de son histoire. Et alors que le genre (au cinéma comme en bande dessinée) ne s’intéresse qu’à des personnages sortant du rang par leur action ou leur naissance, Sfar met en scène des inconnus, gens ordinaires. Simplicité et humanité qui ne peuvent que séduire Guibert. En s’imposant un « gaufrier », le dessinateur s’interdit toute image spectaculaire (le Scope de l’epic) et s’approche tant qu’il peut des visages, pour croquer des individus proches de nous, soigner leurs expressions [7], à l’instar des soldats anonymes de La Guerre d’Alan, nous faisant partager leurs émotions, frayeurs, interrogations et même un humour parfois grinçant. Effaçant presque l’occupant romain, Les Olives noires, à travers les pérégrinations du petit Gamaliel et de son père Yaacov, simple berger, s’attachent à décrire la vie des tribus juives en Judée à la veille de l’apparition du Christianisme, leurs coutumes et rituels, leurs conflits politiques ou théologiques. Ce faisant, la série n’hésite pas à délivrer un message résolument actuel, comme dans telle querelle du tome 2, au sujet de la terre occupée par les Romains : « -Dieu a créé le ciel et la terre. Donc le ciel et la terre sont à Dieu ? « - Oui. - Donc ils ne peuvent pas être à toi. Aucune terre n’est à personne. Regarde Caïn et Abel ; ils avaient la moitié du monde chacun et ça ne leur suffisait pas. Il a fallu qu’ils s’entretuent pour avoir tout. » Discours très clair sur la situation actuelle. Qui pourra l’entendre ? En éludant la grande Histoire et l’histoire pieuse ou le cours de religion, en décrivant simplement la fuite d’un enfant aux yeux écarquillés sur le monde, Sfar mêle habilement aventure et philosophie, comme à son habitude.

Les séries du « renouveau » cherchent à restituer, au cœur de l’épopée impériale romaine ou de la grande mythologie grecque, la matière même du réel - la simple vie des hommes, leur environnement, leurs mentalités, leurs mœurs, leurs gestes quotidiens : la « Nouvelle Histoire » des Annales est passée par là. Si loin d’Alix, Jugurtha ou Papyrus, les auteurs de la nouvelle bande dessinée appliquent à l’Antiquité l’approche de l’autobiographie ou du reportage qu’ils adoptent dans d’autres œuvres. Ce faisant, ils ont investi un genre jusqu’alors délaissé par leur médium pour, dans le même élan, lui échapper.

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.

[1] On n’y trouva que Les Héritiers du Soleil, appartenant à la trop parcimonieuse veine égyptienne du genre.

[2] Ainsi nommé par la critique française, en latinisant le peplos grec.

[3] Connu en France sous le nom d’Ajax, qui deviendra le titre d’un « petit format ».

[4] Auquel succède le Grec Orion, du même Jacques Martin, fâché avec l’éditeur.

[5] « Pour un film se déroulant à Rome, on construit le plateau comme Apollodore construisit le Forum. Quand l’action se situe en Egypte, l’architecte semble avoir été formé sous Ramsès II et chaque édifice prend des proportions gigantesques. » (Frédéric Martin, L’Antiquité au cinéma, Dreamland Editeur, 2002.)

[6] Et en commettant quelques menues erreurs. Ainsi voit-on le futur Héraklès prendre la route de Mycènes vêtu de sa célèbre peau de lion, alors que la mort du lion de Némée sera le premier des douze travaux qu’il accomplira bientôt...

[7] On peut reconnaître les dessinateurs proches (Sfar,Trondheim, Blain...) parmi les visages croisés.