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écriture du lieu, écriture des liens

Catherine Mao

[Juin 2017]

Souvenir d’une journée parfaite [1] est le deuxième album de Dominique Goblet, réalisé en 2000 dans le cadre du projet de narration urbaine « Récits de villes » lancé par la revue des éditions Fréon, Frigobox. Œuvre subtile, à la fois puissante et délicate, elle pose les premiers jalons d’un travail de longue haleine et d’une grande cohérence. Il est d’ailleurs difficile de l’isoler du reste de sa production et en particulier de Faire semblant c’est menti, publié six ans plus tard chez L’Association.

« Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages ; ce ne sont pas les hérédités, les descendances, mais les contagions, les épidémies, le vent. »
Gilles Deleuze, Dialogues.


Ce jeu d’échos n’a rien de surprenant puisque les deux livres forment une sorte de binôme autobiographique dans lequel l’artiste se propose très ostensiblement d’explorer les conditions de possibilité et les frontières du genre, à travers son rapport avec la fiction dans le premier, la feinte dans le second. Dans un cas comme dans l’autre, ce questionnement fournit le cadre de la narration. Souvenir d’une journée parfaite s’ouvre par une préface sur « les limites de la fiction [2] », à la manière d’un avertissement au lecteur, et se ferme sur une postface intitulée « la fiction comme extension de l’autobiographie », en guise d’ouverture. De même, le titre Faire semblant c’est mentir annonce la couleur de l’autobiographie, renforcé par la postface de Guy Marc Hinant sur les « initiales, [les] outils et [les] simulacres » de l’autobiographie. D’un livre à l’autre, les problèmes que cela soulève et qui s’articulent autour d’une seule et même question formulée dans ladite postaface – « Qu’est-ce qu’écrire sur sa propre réalité ? » – semblent peu à peu se déplacer [3] pour finalement se dénouer dans Chronographie, œuvre publiée en 2010 à l’Association, dans laquelle Goblet et sa fille Nikita font le portrait l’une de l’autre sur une période de dix ans.

Ce n’est pas un mystère, la publication de Faire semblant c’est mentir a été le fruit d’un long labeur, de « douze ans de repentirs », « douze ans de résolutions bien trempées, finement dénouées et fermement empaquetées », comme l’écrit son éditeur Jean Christophe Menu dans la préface. Il faut dire que Goblet n’a pas caché, à la fois pendant le processus et après coup [4], les difficultés qu’elle a rencontrées au fur et à mesure de la création, forcée de respecter une temporalité spécifique faite de crise et de pause, de prise de conscience et de relance. Or, à n’en pas douter, Souvenir d’une journée parfaite fait pleinement partie de cette aventure. L’artiste nous donne plusieurs repères chronologiques. Elle commence « un long récit autour de [ses] parents [5] » en 1995 et le publie en 2007. Son père meurt en 1998, elle cherche un an plus tard à retrouver sa tombe, souvenir qu’elle raconte en 2000 et publie en 2001. L’œuvre qui nous intéresse prend donc place au beau milieu de son vaste projet autobiographique et dans un cadre très différent, plus contraignant, d’abord sous la forme d’un atelier organisé par les éditions Fréon autour du thème imposé « Récits de villes », puis sous la forme d’un album. Au sujet de Faire semblant c’est mentir, Goblet raconte comment elle a pu venir à bout de ses difficultés de création en ayant la « révélation » qu’il ne fallait plus « raconter l’anecdote, mais se mettre à parler du lien [6] ». Bien plus qu’une parenthèse, Souvenir d’une journée parfaite ne se présente-t-il pas à cet égard comme une première mise en œuvre, comme un moment où, si elle n’a peut-être pas encore pris conscience du caractère articulatoire du lien dans son art, elle l’expérimente déjà ?

Bande dessinée ou art contemporain, autobiographie ou fiction, toutes ces frontières volent en éclat face à la seule question qui semble finalement intéresser Goblet, celle de la narration [7]. De ce point de vue, l’autobiographie fournit moins la problématique principale qu’un matériau, un tissu, une texture pour raconter des histoires. Suivant cette perspective, nous nous proposons d’examiner en quoi Souvenir d’une journée parfaite peut nous éclairer sur l’ensemble de la pratique de Dominique Goblet et en particulier sur son art narratif.

Le cimetière, lieu-armature du récit

Goblet résume l’histoire en ces termes : « Je cherche le nom de mon père dans un cimetière. Il a été incinéré, et j’essaye de trouver son nom. […] J’ai un petit pot de fleurs, c’est la Fête des Pères, mon père est décédé depuis un an, et je voudrais bien poser ces fleurs devant le nom de mon père. Mais finalement la cloche du cimetière sonne, je dois sortir [8]. » Comme elle le fait remarquer par la suite, la partie autobiographique du livre se réduit à peau de chagrin. Elle ne correspond qu’à cinq doubles planches (soit un quart du livre ‒ qui se compose de 21 doubles), qui représentent toutes le cimetière et la déambulation de la narratrice entre les tombes, les croix et les arbres.

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Bien que fort mince, cette partie n’en est pas moins fermement articulée autour de la représentation du cimetière. L’auteure explique qu’elle voulait que tout parte de cet endroit où tout le monde finit par se retrouver, métaphore de la « ville dans la ville », espace de « dispersement au sein d’une forme de rassemblement [9] ». Loin d’être symbolique, cette armature est d’abord narrative : le cimetière intéresse Goblet en tant que lieu de rencontres et d’histoires. « J’avais rencontré les gardiens du cimetière, des gens inimaginables qui ont manifestement beaucoup de choses à raconter. Par exemple, des histoires de querelles durant un enterrement et […] mille autres choses hallucinantes [10] […]. » Le cimetière apparaît moins comme un lieu de culte que comme un lieu d’histoires de vies, toujours plurielles, à l’image de la caserne de pompiers où travaillait son père, « recyclée » depuis lors en logements sociaux (voir la planche ci dessus). Le lieu, même d’histoire, est d’abord pratiqué : par des vies et les récits qui vont avec.

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Les dessins du cimetière en soulignent la dimension d’arcane et d’arène. Mettant en évidence sa forme circulaire, Goblet le représente comme une aire de jeux, la place où se joue la narration, une « mer de noms » qui rassemble toutes les histoires possibles. L’accent est porté sur la délimitation des frontières par l’intermédiaire de lignes clairement tracées et redoublées par les trottoirs d’une allée, l’agencement des tombes ou les variations chromatiques. Rappelons d’ailleurs que l’objectif de la narratrice est de retrouver le nom de son père (dont on peut supposer qu’il est aussi le sien), ce qui veut dire dans ce cadre retrouver un lieu, une place et même un emplacement. L’œuvre de Goblet est riche de ces liens entre personnages et lieux, par exemple la tombe de cet homme nommé Jules César, un nom « porté par d’autres gens en d’autres temps [11] », occupant dans notre imaginaire une place déjà prise. On pense aussi, cette fois dans Faire semblant c’est mentir, à la petite fille Nikita qui ne parvient pas à s’approprier sa chambre ou aux parents de Guy Marc qui semblent sur le point de se faire déloger (par le vacarme, la vieillesse, la maladie).

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli [12] », nous dit Boileau dans son Art poétique. Ici, l’unité de lieu (le cimetière), à laquelle s’ajoute l’unité de temps (celui d’une visite), met en lumière la déception : le fait reste inaccompli. En effet, le cimetière forme l’espace d’une quête et la visite se solde par un échec : la narratrice ne trouve pas le nom de son père, a fortiori l’emplacement de ses cendres, et elle doit finalement déposer son pot de fleurs « n’importe où, devant des noms (tout est vide de sens ) ». Pour cause, le cimetière lui impose toute une série de contraintes : elle se perd parmi tous les noms, la cloche sonne, elle doit partir, il est interdit de marcher sur la pelouse… Elle n’est pas libre de ses faits et gestes et c’est ce qui définit son trajet dans le cimetière, donnant naissance à ce que Jörg Dünne et Wolfram Nitsch nomme un « scénario d’espace ». « Le mouvement spatial dans l’espace urbain n’est pas un mouvement spontané qui dépendrait exclusivement de la libre décision d’un individu. Ses possibilités sont également prescrites, réglées par un ensemble de contraintes [13] […]. »
De ce point de vue, l’origine du livre nous semble moins strictement autobiographique que spatiale, déterminée par la faible marge de manœuvre dont dispose la narratrice et qui la conduit à chercher un nouvel espace de liberté dans la fiction. En d’autres termes, l’empêchement devient créateur de l’expansion fictive de la narration. En cela, la scène du cortège funèbre qui s’étale sur trois planches au milieu du livre paraît tout à fait représentative de la posture narrative de Goblet. Tout comme l’enfant [14] qui avance au milieu de la procession, le chemin de son pèlerinage s’avère balisé, il n’est pas question de chercher à en dévier ou à s’en échapper. Mais comme lui, son regard sort des limites imposées pour s’ouvrir à tout le reste.

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Le biographique comme extension de l’autobiographie

L’objectif est manqué, la place du père, dont on sait, en tant que lecteur de Faire semblant c’est mentir, à quel point elle a pu être écrasante, est ici laissée vacante, de la même manière que les noms qu’elle rencontre au cimetière ne « sont plus portés par personne », ne renvoient qu’à « des gens qui n’existent plus [15] », en un mot sont désinvestis. Comment, dès lors, les réinvestir ? D’abord en les lisant à voix haute, en leur « [donnant] ne fut-ce qu’une vie vocale [16] », en les scandant en suivant un « rythme lancinant [17] ». Ensuite, à la manière d’une invocation, en faisant vivre l’histoire de l’un d’entre eux : « Leur histoire nous échappe. (Au mieux on interprétera [18]) ». Notons que dans les deux cas, il s’agit de dilater le récit en créant une durée, du temps et du rythme. Goblet ne se propose pas seulement de réinvestir ces noms mais aussi sa propre expérience, en venant de cette manière prolonger sa visite écourtée et habiter ce territoire dont elle a été chassée avant d’atteindre son but. Apparaît ici l’une des fonctions du narratif : raconter une histoire, c’est le moyen d’habiter l’espace et le temps de sa propre existence.

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Cette situation d’échec et d’impuissance qui exclut la possibilité de raconter sa vie est tout à fait typique de l’autofiction. Serge Doubrovsky, que l’on considère traditionnellement comme son inventeur, ne disait pas autre chose quand il admettait dans le brouillon de Fils que, face à l’autobiographie, il était vaincu d’avance. « M’inscrire en livre c’est m’inscrire EN FAUX même si c’est vraie vie qu’on raconte c’est qu’une fiction coquecigrues catoblépas y a rien à faire […] livre rêve ON Y CROIT ça dit VRAI mais EN FABLE [19] ». C’est la raison pour laquelle le théoricien Philippe Gasparini considère que l’autofiction s’est définie depuis ses origines comme « légendaire ». Bien loin d’ignorer ces problématiques très contemporaines, comme en témoignent les titres, préfaces et postfaces de Souvenir d’une journée parfaite et de Faire semblant c’est mentir [20], Goblet choisit non pas de raconter sa propre vie sous une forme plus ou moins romancée, mais d’imaginer celle d’un inconnu. Elle s’attarde sur un nom évocateur, celui de Mathias Khan (1945-1988), et commence l’autre partie de ce « double récit » : « Et donc je rentre dans le récit de ce personnage, que j’imagine apprendre une mort à venir très courte. Il lui reste un temps très bref de vie, et j’imagine ce qu’il a pu vivre [21]. » Bien entendu, il n’est pas question d’écrire une véritable biographie, puisque l’auteure ne sait rien de la vraie vie de Mathias Khan (que le lecteur pourra continuer à imaginer à loisir), mais de déplier la virtualité poétique contenue dans un nom et de déployer la capacité narrative du genre biographique en tant que tel : c’est-à-dire en tant qu’il s’inscrit toujours dans une durée, renvoie à l’échelle d’une vie, manifeste une certaine quête de vérité tout en mélangeant information et imagination, documentation et projection.

© éditions Frémok

Privilégiant le biographique au détriment de la biographie, l’auteure ne s’intéresse pas à un individu en particulier, comme en témoigne sa manière de le représenter. Alors même qu’elle se livre parfois à de superbes dessins d’observation, par exemple celui de la châtaigne dans le style du dessin naturaliste ou encore celui du bouquet de fleurs, elle prête à Mathias Khan le moins de traits possibles. Le plus souvent, son visage reste dans le flou, et ce par tous les moyens : il est coupé, de dos, en clair-obscur, de trois quarts, dans l’ombre, caché sous un chapeau, toujours réduit à sa plus simple expression. Goblet transforme le moins possible l’image mentale suscitée par le nom en réalité physique. À travers un style qui ne nomme pas, elle manifeste le souci de « faire population dans un désert, et pas espèces et genres dans une forêt », de « peupler sans jamais spécifier [22] ». De même, elle n’utilise pas de bulle de parole et laisse le texte planer de manière indistincte entre les personnages. Elle évite ainsi le rôle de déchiffrage traditionnellement attribué au visage et à la bulle dans la bande dessinée, réduits au rang d’outils permettant d’interpréter les personnages et leurs actions. C’est à une entreprise toute deleuzienne que se livre Goblet. En effet, alors qu’elle déplore les « personnages hyper monolithiques [23] » qui pullulent dans le neuvième art, elle se propose de « défaire le visage » tel qu’il y est habituellement conçu, c’est-à-dire un visage qui ne serait qu’un « mur de signifiant », un « porte-voix », une « carte » capable de décoder et de surcoder le corps [24]. Échapper au visage, ce serait échapper à l’individuation et à la caractérisation, ce serait surtout éviter toute une machine narrative reposant sur l’interprétation et la signification abusive, ce serait ouvrir la porte à l’indétermination et la subjectivité.

Entre un référentiel bien mince (la seule évocation d’un nom) et une construction narrative imaginaire, comment Goblet parvient-elle à bâtir l’« image personnage [25] » de Mathias Khan ? Observons la différence de traitement entre les deux régimes narratifs, celui du fait, et celui de la fiction. Quand l’auteure raconte sa visite au cimetière, les cases restent ouvertes, le plus souvent il n’y a ni encadrement, ni personnage. Seule la matière de l’œuvre, la différence de couleur entre le papier de la planche et le papier du livre, c’est-à-dire entre plusieurs nuances de blanc, de gris et d’écru, permet de faire apparaître subtilement la planche, les cases et l’espace marginal de la bande dessinée. À l’inverse, quand il est question de Mathias Khan, tout est circonscrit. Prenons pour exemple son face-à-face avec sa femme.

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Clairement délimitée par un cadre noir, la structure de la case permet d’isoler chaque figure, que Goblet circonscrit davantage en utilisant un dessin au trait ainsi que des blocs chromatiques (faits de hachures ou de leur absence) qui viennent charpenter chaque élément et attribuer à la figure un espace bien défini. L’artiste revendique les « rapports incisifs » créés par son emploi du « noir "noir" et des vrais blancs [26] ». Le lien entre la figure et le lieu est ici consolidé par le nom de Mathias, répété trois fois par sa femme qui cherche à le retenir. Tel est le propos de la scène : il s’agit pour Mathias de quitter son territoire, le rôle que sa femme lui donne, la place qu’il occupe dans la famille (voir la scène précédente du repas de famille), le garage où il travaille, les dettes qu’il a contractées. En isolant ainsi la figure, Goblet échappe à la réification pour faire apparaître des formes, des possibilités, des virtualités. « Tout actuel s’entoure de cercles de virtualités toujours [27]. » L’annonce prochaine de sa mort conduit Mathias à actualiser l’une d’entre elles, incarnée par le personnage de Lucie. De même que la dilatation biographique du récit conduit Goblet à actualiser l’une des virtualités de l’autobiographie.

Une poétique de la reterritorialisation

On a vu que Goblet porte une attention particulière à la relation étroite entre les pratiques de l’espace et les modalités narratives. Elle en fournit la clé dès le début du livre. Alors que la première double planche offre au regard plusieurs vues sur le cimetière, faisant ainsi entrer le lecteur dans le vif du sujet (autobiographique), la narratrice parle d’autre chose, elle évoque ses flâneries quotidiennes au vieux marché et surtout les objets qui s’y trouvent : « tout objet au rebut échoue ici ce sont des restes », « traces de vie dont plus personne ne se soucie aujourd’hui ». Le parallèle entre le marché et le cimetière est limpide : qu’il s’agisse d’hommes ou de choses, la narratrice fait l’inventaire de ce que l’on garde et de ce que l’on jette. L’importance qu’elle accorde aux traces préside à ses choix esthétiques, notamment celui du crayon gras dans lequel se trouve « un peu de dépôt, de "glissement" [28] ». Or, ces rebuts, il est possible de leur donner un « nouveau souffle », à condition de les « éparpiller », « redistribuer », « renégocier », « recycler », nous dit Goblet. De les « déterritorialiser », dirait Deleuze, c’est-à-dire « déclassifier, retirer un usage pour en recréer un autre, changer l’épée pour en faire une charrue, transformer un char d’assaut en bulldozer, le goupillon du curé en machine à chatouiller [29] ».

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Plus qu’un thème, il s’agit là d’un véritable principe d’écriture, comme le révèle l’avant dernière scène. Après la mort de Mathias, sa maîtresse Lucie retrouve son journal, son « agenda plutôt – une date, un fait, une journée vécue ». Elle se met à le lire et se plonge ainsi dans le for-intérieur de son amant. À la faveur de ce truchement narratif et alors même qu’il incarnait jusqu’à présent une évidente troisième personne et en cela même une matière à projection, ce dernier s’exprime désormais à la première personne. Les cartouches déroulent les pensées intimes de Mathias, qui viennent se confondre avec la voix de la narratrice, de même que le paysage semble se trouver en même temps dans les yeux de l’un et de l’autre. La confusion est entretenue par la postface, qui indique que l’auteure a fait le même voyage que son personnage. Racontant ici un déplacement, une escapade romantique, une excursion, la scène met l’accent sur le regard qui s’adapte au paysage alentour : c’est d’abord une vision frontale sur le corridor autoroutier, sur la route qui s’annonce avec ses panneaux de signalisation et ses marquages blancs sur la chaussée, jusqu’au point d’arrivée, l’océan ; c’est ensuite, à travers la vitre de la portière, une vision plus panoramique sur le chemin, les arbres qui défilent, les hangars qui semblent désaffectés, les champs hérissés de câbles électriques. La ville est représentée dans sa périphérie, dans ses marges que l’on a qualifiées hâtivement, à la suite de Marc Augé, de non-lieux [30], c’est-à-dire ces lieux où l’on ne fait que passer, où l’on reste anonyme et ne rencontre personne, des lieux ici encore désinvestis. Mais comme les noms au cimetière, il est possible de les réinvestir en y projetant sa subjectivité, à l’image de ce tas de pneus a priori inutile mais permettant de s’approprier pleinement l’espace.

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Plus que jamais « relais entre le lecteur et les personnages [31] », l’instance narrative forme une puissante ligne directrice entre la fiction et l’autobiographie, mais aussi entre Souvenir d’une journée parfaite et Faire semblant c’est mentir. En effet, alors même que Goblet ne se représente pas dans le premier album, se projetant dans plusieurs tiers (le cimetière, le nom de Mathias, la châtaigne), elle semble se préparer à le faire quand sa voix fusionne avec celle de son personnage. Dans l’album suivant, le transfert a bien eu lieu puisqu’elle consent à faire d’elle-même un personnage de bande dessinée, une troisième personne.


En conclusion, soulignons qu’il n’est pas un seul outil d’analyse dans ce texte qui n’ait été emprunté à Gilles Deleuze. Le philosophe nous permet de nous décaler de certaines problématiques traditionnellement attachées aux pratiques de l’autofiction et de la flânerie littéraire, notamment celle de l’identification. La flânerie est un sujet à la mode dans les sciences sociales, et surtout dans le champ anglo-saxon : depuis Baudelaire, Walter Benjamin, André Breton, le flâneur se présente comme une figure, d’abord masculine, qui configure les représentations et soulève de ce fait la question de l’identité. Rien de tel, nous semble-t-il, chez Goblet : ni errance, ni visite, encore moins tentative de compréhension du monde qui l’entoure, ce souvenir prend plutôt la forme d’une promenade « comme acte, comme politique, comme expérimentation, comme vie », permettant de « [s’étendre] comme de la brume ENTRE les personnes [qu’elle connaît] le mieux [32] ». Autrement dit, c’est le lien qui, déjà, préside à son écriture.

À ce titre, revenons une dernière fois sur la scène de la procession funéraire, qui forme l’axe central de l’œuvre et qui ramasse en trois doubles planches le principe narratif à l’œuvre chez Goblet. Le cortège pourrait être celui qui a suivi son défunt père, ou bien Mathias Khan, ou encore les obsèques d’un inconnu qu’elle aurait entraperçues lors d’une visite au cimetière. Cette séquence articule les niveaux du passé, du présent et de l’imaginaire, bien plus que ceux de la réalité et de la fiction. Pour une fois, l’artiste décrit un mouvement en cours (et non plus des situations, des vues ou des instantanés), d’autant plus saisissant qu’il semble figé. Elle travaille par masses et le rapport entre le noir et le blanc créé par le crayon gras ne laisse place à aucune aération. La foule forme un bloc compact et indistinct qui s’inscrit avant tout dans un rapport de lignes : celles du chemin bien sûr, augmentées par la ligne de l’horizon ; celles de la pluie battante qui s’abat sur les parapluies. La voie est toute tracée, le convoi suit les rails de l’institution funéraire dans un mouvement qui semble immobile, suspendu et en cela même inéluctable. L’avancée de la foule prend la forme d’une machine implacable que rien ne vient ralentir, que rien ne vient conjurer. Racontant l’histoire d’un homme qui va mourir, Goblet n’évacue pas de son récit cette dimension mécanique, dont elle explore même, à la fin du livre, tout le champ lexical : le moteur « bien réglé », « les pistons qui se déplacent deux qui descendent, deux qui remontent » et « tous les rouages conjugués [33] ».

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

Mais au cœur de cette mécanique, la dessinatrice accorde une attention croissante au petit garçon qui marche dans le convoi tout en observant les effets poétiques de la pluie sur la scène. L’ondée fait littéralement trembler les lignes puisqu’elle fait apparaître des ronds dans l’eau et onduler les grilles de clôture du cimetière. Dans cet album, le motif circulaire constitue un véritable thème plastique lancinant, sans cesse renouvelé. Que ce soit pour représenter l’idée d’une circulation (une allée au cimetière, des vols d’oiseaux dans le ciel) ou simplement des objets (la châtaigne, les pneus, les parapluies), la courbe permet de contredire le rapport de force entre le noir et le blanc, entre l’horizontalité et la verticalité, elle permet d’éviter les machines binaires (par exemple lieux et non-lieux, réalité et fiction), pour dessiner le mouvement d’une échappée. Si mécanique il y a, c’est d’abord celle du désir, comme le suggère l’auteure elle-même à la fin du livre, celle d’une « mécanique bien huilée qui nous emporte là où on le désire [34] ». Le cercle symbolise ainsi le principe du connecteur, de la connexion, de l’inventaire, ce principe dont Goblet aura la révélation bien plus tard et qu’elle nommera « liens » et « coutures ». Selon elle, c’est précisément parce que la bande dessinée autobiographique est impossible, parce qu’elle force à couper et à recoudre, qu’elle est riche en possibilités : « tout n’est qu’un grand patchwork, et donc on doit prendre des morceaux et les coudre ensemble. Mais si on arrive à faire de belles coutures, alors la couverture tiendra vraiment chaud, et ce sera du solide [35] ».

« Chaque fois que nous avons employé le mot ʺsouvenirʺ […], nous voulions dire ʺdevenirʺ, nous disions devenir. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux.

Catherine Mao

Extrait de Souvenir d’une journée parfaite, Fréon, 2001 et Frémok, 2017.

[1] Dominique Goblet, Souvenir d’une journée parfaite, Bruxelles, Fréon, 2001. Resté longtemps épuisé, il vient tout juste d’être réédité par Frémok, en mai 2017.

[2] L’album n’est pas paginé. C’est moi qui souligne.

[3] Guy-Marc Hinant remarque que la « question, autour de l’autobiographie et de la fiction, déjà présente dans Souvenir d’une journée parfaite (que comporte une fiction d’éléments autobiographiques ?), se renverse [dans Faire semblant c’est mentir] : quelle part de fiction produit le simple fait de s’arrêter sur des épisodes-clés de notre propre existence ? »

[4] À ce sujet, il est possible de comparer deux entretiens réalisés à dix ans d’intervalle, l’un en 2001 à l’occasion de la publication de Souvenir d’une journée parfaite, l’autre en 2011 à l’occasion de la publication de Chronographie et des Hommes-Loups. Voir Pierre Polomé, « Entretien avec Dominique Goblet : réalité de la fiction », FRMK [En ligne], juillet 2001. URL : http://www.fremok.org/site.php?type=P&id=123. Xavier Guilbert, « Dominique Goblet », Du9 [En ligne], juillet 2011. URL : http://www.du9.org/entretien/dominique-goblet/.

[5] « Entretien avec Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[6] « Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[7] Voir ses entretiens avec Xavier Guilbert (Idem) et Morgan Di Salvia. « Angoulême 2011 : Dominique Goblet », ActuaBD [En ligne], janvier 2011. URL : http://www.actuabd.com/Angouleme-2011-Dominique-Goblet-S.

[8] « Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[9] « Entretien avec Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[10Idem.

[11Souvenir d’une journée parfaite, op. cit.

[12] Nicolas Boileau, L’Art poétique, Livre III, 1674.

[13] Jörg Dünne et Wolfram Nitsch (dir.), Scénarios d’espace. Littérature, cinéma et parcours urbains, Clermont Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2014, p. 7.

[14] Notons d’ailleurs que, dans l’introduction de Faire semblant c’est mentir, Dominique Goblet représente la petite fille qu’elle a été de la même manière : tête plus grosse que le corps, penchée de manière expressive, épaules affaissées. Ce traitement peu réaliste permet de mettre en valeur l’expression de douceur et d’ouverture de ces visages d’enfants.

[15Souvenir d’une journée parfaite, op. cit.

[16] « Entretien avec Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[17Idem.

[18Souvenir d’une journée parfaite, op. cit.

[19] Cité par Philippe Gasparini, Autofiction. Une aventure langage, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2008, p. 49.

[20] La majeure partie du paratexte est rédigée par l’auteur Guy Marc Hinant, compagnon de Dominique Goblet.

[21] « Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[22] Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 34.

[23] « Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[24] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 205, 206 et 220.

[25] Vincent Jouve, L’Effet-personnage, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 50.

[26] « Entretien avec Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.

[27] Gilles Deleuze, Dialogues, op. cit., p. 180.

[28] « Entretien avec Dominique Goblet », op. cit.

[29] Pierre Ansay, 36 outils conceptuels de Gilles Deleuze : pour mieux comprendre le monde et agir en lui, Mons, Couleur livres, 2015, p. 372.

[30] Marc Augé propose au contraire de considérer lieux et non-lieux comme des « polarités fuyantes » : « [le non-lieu] n’existe jamais sous une forme pure ; des lieux s’y recomposent ; des relations s’y reconstituent ; les ʺruses millénairesʺ de ʺl’invention du quotidienʺ et des ʺarts de faireʺ […] peuvent s’y frayer un chemin et y déployer leurs stratégies. » Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 101.

[31L’Effet-personnage, op. cit., p. 17.

[32] Deleuze citant Virginia Woolf. Dialogues, op. cit. p. 39.

[33Souvenir d’une journée parfaite, op. cit.

[34Idem.

[35] « Dominique Goblet » [En ligne], op. cit.