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dessiner le temps qui passe

Frédéric Paques

[Juin 2017]

Intimement gravé dans notre expérience du vécu, le temps est pourtant extrêmement complexe à définir avec des mots. La sensation que nous avons de son écoulement est liée à nos perceptions, qui nous signalent un « avant » différent d’un « maintenant ». « Le passé tend à sédimenter dans le présent, à s’y cristalliser en déterminismes, à y stocker des fatalités de toutes sortes. [1] » La moindre de nos perceptions est ainsi, à notre corps défendant, mise en relation avec des expériences passées et des projections du futur.

La bande dessinée, dans son dispositif même, pourrait être vue comme une mise en espace de ce processus. En juxtaposant des « moments », elle donne à voir l’écoulement du temps, chaque case ayant successivement valeur de futur (non encore lu, mais embrassé du regard), présent puis passé. Si l’on peut trouver dans le travail de Dominique Goblet de nombreux usages non conventionnels dans la mise en images de la durée [2], ce n’est pas tellement ce temps de la narration qui va être abordé ici. Ce qui nous interroge dans son travail, c’est plutôt quelque chose de l’ordre du temps qui passe, et que l’auteur semble vouloir laisser transparaître, de manière peut-être implicite dans Faire semblant c’est mentir et plus explicite dans Chronographie. En effet, Dominique Goblet semble avoir à cœur de laisser la variable temporelle apparaître dans ses créations, comme une couche supplémentaire de « réel » ou de « sincérité ». En résumé, il ne s’agit pas ici de voir comment elle représente le temps qui passe, mais plutôt comment le temps qui passe laisse des traces dans ses œuvres. Ces empreintes sont peut-être autant d’indices narratifs laissés au lecteur.

Couverture de Chronographie, L’Association, 2010.

Dominique Goblet est un auteur qui produit très peu : cinq livres depuis 1997 [3]. Le temps de gestation de chaque livre est donc très important. Plus encore, le temps de réalisation semble faire partie intégrante du projet artistique. Pour les deux ouvrages dont nous allons parler, la durée de production est particulièrement longue : douze ans pour Faire semblant c’est mentir, dix ans pour Chronographie. Si l’avènement de la bande dessinée alternative a ouvert de nombreux possibles, l’un d’eux est certainement cette opportunité donnée aux auteurs de prendre le temps, de s’affranchir d’une modalité d’exécution liée à la rentabilité [4]. Nous avons interrogé l’auteure à propos des conséquences, sur l’objet final, d’une telle durée de réalisation.

Faire semblant c’est mentir

Le premier ouvrage au long cours de l’auteur est paru en 2007 et s’intitule Faire semblant c’est mentir. Au cœur de ce récit autobiographique se trouvent certains souvenirs traumatisants de l’enfance de l’auteur, une violence qu’elle a subie de la part de sa mère. Le livre voyage entre des évocations du passé et d’un présent qui s’étend sur les années de création du livre.
Mais cette durée de réalisation est-elle posée dès l’initiation du projet ?

En vérité, je ne vais pas dire que c’est un hasard, mais les rapports de temps dans mes divers projets ont été suscités par le projet lui-même. Pour prendre l’exemple de "Faire semblant c’est mentir", je n’avais pas spécialement envie que ça se fasse sur dix-douze ans. Il se fait que pour cette situation-là, j’ai commencé le projet à un moment où je n’avais plus de contacts avec ma famille. Quelques années après, il y a eu de nouveau un rapprochement. Pour moi c’était très compliqué de continuer à travailler sur cette matrice familiale, quand j’étais entourée des gens dont je devais faire le portrait, et pas un portrait brossé de manière forcément valorisante. Du coup, chaque fois que ma mère revenait dans le cercle familial, le livre était mis en hibernation. Comme la relation tenait rarement le coup très longtemps, il y avait de nouveau une séparation. Et quand la relation splittait, après deux ou trois ans, je reprenais le projet. C’est comme cela qu’il y a eu deux ou trois interruptions forcées de ce projet durant lesquelles j’ai entamé d’autres choses, sachant très bien que j’allais reprendre ce travail, même si Menu, lui, en doutait fortement. Donc pour "Faire semblant c’est mentir", ce sont les circonstances de vie qui ont imposé un rapport de temps à ce livre. Finalement, je me suis rendu compte que toutes ces interruptions avait été extrêmement bénéfiques, parce qu’elles m’avaient permis de mettre le récit et l’émotionnel à distance. Chaque fois que je reprenais le récit, je ne le remettais pas complètement en question, mais je ne voulais plus le reprendre dans la forme qu’il avait deux-trois ans avant. C’est comme ça que par exemple, la relation entre le passé et le présent dans le bouquin, ça a été une décision prise après une longue interruption de ce travail. Quand je m’y suis remise, je venais de reprendre la relation avec Guy-Marc et je me suis dit que c’était intéressant de confronter le passé et le présent, et les différentes difficultés de vie. Les difficultés vécues dans ma vie adulte, qui sont des difficultés normales et classiques du point de vue relationnel, et de mettre cela en relation avec le passé, je trouvais cela intéressant. Finalement tous ces reculs, permettent de ne pas traiter ton passé avec un affect trop présent, sans vouloir faire de jeu de mots... [5]

Dominique Goblet et sa mère dans Faire semblant c’est mentir.

Une longue durée d’exécution a un corollaire, qui est l’évolution naturelle du trait, voire de la manière d’envisager le dessin. En une décennie, le style d’un auteur peut évoluer, ses envies graphiques également. Pourtant, dans la bande dessinée, les créateurs luttent contre cette conséquence « naturelle ». Par exemple, le lecteur des Passagers du vent de François Bourgeon a pu lire l’épilogue de la série vingt-cinq ans après son dernier album paru. Ce qui frappe cependant, c’est qu’entre les tomes 5 (1984) et 6 (2009), le dessin de Bourgeon témoigne finalement peu du temps passé, le but du dessinateur étant de privilégier la cohérence du récit. Dans un autre style, Hergé redessine ou fait redessiner plusieurs fois des ouvrages pour faire accéder Tintin, lui-même sans âge, à l’intemporalité graphique, que l’on nommera ligne claire. Cette volonté de constance graphique est perçue comme un gage de l’intégrité de l’œuvre. Au contraire, Dominique Goblet, semble vouloir assumer, c’est-à-dire finalement laisser transparaître, ou dit de manière plus assertive, « donner à voir » les évolutions de son dessin. Dans Faire semblant c’est mentir, l’auteur produit ses chapitres dans l’ordre chronologique, mais va en redessiner certains après coup et en ajouter d’autres.

Première planche du chapitre 3 de Faire semblant c’est mentir

[...] le chapitre trois, qui concerne la partie la plus épineuse du récit, est une partie que j’ai recommencée alors que j’avais terminé le livre. Menu avait posé des critiques par rapport à ce passage-là et donc je l’ai repris complètement. C’est le dernier chapitre, chronologiquement, sur lequel j’ai travaillé. L’introduction au bic rouge a également été réalisée à la fin.

Le livre porte donc les traces de la durée de sa création. Par exemple, quand l’auteur recommence le troisième chapitre, elle ne tente pas de reproduire le style du chapitre originel. La vérité du moment de création prime donc sur une présumée convention graphique, qui voudrait qu’un dessin représentant le passé ait un aspect distinct. Mais finalement, cette volonté de laisser le dessin être un reflet du moment particulier est une recherche de cohérence par rapport au projet de dévoilement de soi qu’est l’autobiographie.

Je n’ai pas cherché à reprendre des styles. Dans le premier chapitre, où je parle de la relation de mon père à l’alcool, à l’époque j’aimais dessiner avec beaucoup de disproportions, de jouer avec cela. Il y avait en même temps un côté un peu punk, plus fanzineux on va dire. Mais aussi finalement moins de maîtrise. Comme j’avais moins de maîtrise, je me suis dit tant pis, on joue avec ce manque de maîtrise, on assume. Je n’ai pas essayé de recréer cette maladresse pour dire « tiens maintenant je reparle un peu du passé ». Au contraire… En fait j’aime les choses qui s’assument ; ce livre a été fait en dix ans, il y a eu une évolution de mon dessin qui est liée au processus même du livre, au temps qu’il a nécessité. [...] Je n’allais pas refaire le premier chapitre parce qu’il ne correspondait pas au style du dernier, au contraire j’assume.

Chronographie

La résolution d’assumer les variations de style comme autant de traces du « moment », est certainement l’un des aspects centraux de Chronographie. Paru en 2007, ce livre, réalisé avec sa fille Nikita Fossoul, se présente comme la succession de 273 double pages offrant en vis-à-vis un portrait de la mère par la fille et un portrait de la fille par la mère. Les dessins, témoignages graphiques des moments partagés par les deux protagonistes, semblent vouloir être exposés à un lecteur scrutateur, tentant de décrypter les indices d’une relation. Dominique Goblet ne qualifie pas spontanément ce livre de bande dessinée. Mais qu’est-ce alors ?

C’est amusant cette question, je la pose souvent quand je fais des conférences. Je demande aux gens de décider si on peut considérer ou non ce travail comme de la bande dessinée. Objectivement, moi personnellement, je ne considère pas que ce soit une bande dessinée. C’est un peu une ironie, mais je trouve ça intéressant de poser la question. C’est un récit. C’est une autobiographie. [...] Alors, est-ce que c’est une bande dessinée ? Je pense que, premièrement, une bande dessinée, c’est un récit dans lequel au moins deux images se confrontent l’une à l’autre avec un espace blanc entre les deux, et qu’il y a un rapport séquentiel entre ces deux images. Dans ce livre, tu ne peux inverser aucune page. La suite doit être suite parce qu’il y a un rapport de temps, d’évolution, de chronologie, et donc il y a une vraie lecture. Donc on pourrait dire que c’est le dispositif de la bande dessinée réduit à sa plus simple expression. Un peu comme on va pousser la peinture jusqu’au carré blanc sur fond blanc, sans vouloir mettre mon travail au niveau de celui de Malévitch. La bande dessinée devient une image sur chaque page, avec seulement deux images en vis-à-vis, si on la porte à son plus grand dépouillement.

Dix ans séparent ce portrait de Nikita (29 mai 1998)...

Un temps pressenti chez l’éditeur Frémok, le livre sort à l’Association (comme son précédent livre). Il est financé par le CNL comme bande dessinée, et se retrouve dans la sélection des « Fauves » à Angoulême. En dehors de l’auteur, il ne semble faire de doute pour personne que l’objet est une bande dessinée, ce qui étonne cette dernière.

... de celui-ci (10 septembre 2008).

Ces questions, je me les suis posées en présentant mon travail. Lors de ces présentations, je me suis moi-même interrogée sur ces notions là. [...] Dans ma pratique je ne me pose généralement pas la question de savoir si ce que je fais est ou non de la bande dessinée. Disons que la bande dessinée est mon moteur. Mais est-ce que c’est vraiment la bande dessinée qui est mon moteur ou le rapport dessin/texte ? Parce que dans le fond, je crois que je pourrais tout aussi bien un jour faire un film d’animation ou un projet qui ne soit à lire que sur les murs d’une galerie. [...] Je n’ai pas vraiment envisagé le livre comme une bande dessinée, j’ai pensé en fait que c’est un livre qui allait se feuilleter achronologiquement. En vérité, j’ai été ensuite très agréablement surprise de voir que c’est un livre qui attire la lecture. Très souvent j’ai parlé de ce livre à des personnes dans des conférences, donc les gens sont venus vers le bouquin après la conférence. Puis ils ont fait ce que je pensais, c’est-à-dire l’ouvrir à quelques pages un peu au hasard. Et puis finalement ils remontent à la toute première page, pour voir le tout premier dessin de Nikita et à ce moment-là ils se mettent à regarder page par page et ils n’arrivent plus à louper une page. C’est vraiment comique, comme si ça appelait à comprendre le sens. C’est très beau.

Si Chronographie n’est initialement pas pensé par l’auteur comme une bande dessinée, ni comme un récit, c’est bien une démarche autobiographique, comme son précédent ouvrage, auquel il paraît intimement lié.

Dans "Faire semblant c’est mentir", je parle de mon rapport à la mère et toutes ses difficultés. Il est clair que quand j’ai abordé "Chronographie", je raconte encore le rapport à la mère, mais il a basculé, puisque c’est moi qui suis devenue mère. La question que je pose à travers ces livres, c’est « vais-je répéter les mêmes choses que ce que j’ai subies, moi enfant avec ma mère ? Est-ce que je suis porteuse de cette violence ? En ai-je fait un héritage malgré moi ? » Et a contrario, est-ce que je comprends ce que c’est l’instinct maternel ? Est-ce que j’éprouve l’instinct maternel ? Est-ce que j’éprouve de l’amour parce que c’est mon enfant ou parce que c’est quelqu’un que je vois grandir avec amour ? J’ai vraiment voulu poser ces questions-là. Je me suis dit qu’il fallait que je réponde à ces questions, comme j’avais répondu à ces questions au sujet de ma mère en faisant un livre. Et puis, je me suis demandé comment parler de ces liens et de cette question sur l’instinct maternel [...]. Ce qui a dénoué tout le récit quand j’ai repris ce dernier chapitre dans "Faire semblant c’est mentir", c’est « quelle est la vérité que j’avais avec ma mère ? » Cette vérité, c’est que malgré les violences qui ont eu lieu, j’adorais ma mère.

Et au sein de cette relation, de ce lien mère/fille, l’auteur isole le concept de temps comme un élément fondamental.

J’aimais ma mère parce qu’on passait beaucoup de temps ensemble. Ma mère s’investissait beaucoup en termes de temps, notamment à travers des jeux de société. Je me suis dit que si je voulais répondre à cette question de l’amour et de la violence et de ce lien à mon enfance, il fallait que j’introduise cette notion de temps. Là, par contre, les choses étaient très claires. Pour définir la nature et la profondeur du lien, il faut le faire à travers le temps. Peut-être, parfois, un temps éphémère peut parler du lien, mais ce temps éphémère joue un rôle dans le lien. Je ne crois pas qu’on puisse parler d’un lien sans parler du temps. La notion de temps a été dûment pensée dès le début du projet. Je trouve amusant que j’aie choisi cette période de dix ans, comme une tranche de vie, un steak de vie découpé dans le gigot, au moment où il y a le plus de changement chez l’être humain, où il passe de l’enfant à l’adulte. Finalement, par hasard ou pas, "Faire semblant c’est mentir" a aussi duré dix ans. Douze ans si on compte le travail de publication, mais en lui-même le travail de création a duré dix ans. Et là ce n’était pas prévu, mais c’est étonnant. C’est la même matière, inversée, traitée dans la même durée.

Cette question centrale de la durée est même une condition d’existence du livre, qui doit présenter l’expérience dans sa totalité.

Ci-dessus et images suivantes :
trois portraits de Nikita par Dominique, utilisant trois techniques différentes.

Il y avait deux conditions à la publication du livre. La première c’était que je ne publie que si on atteint les dix ans. […] La deuxième, c’était qu’on devait publier l’intégralité du projet, de l’expérience. Je n’avais pas du tout envie qu’on commence à dire : ce dessin-là il est moins bon. Justement, pour moi, même les dessins moins bons sont très importants. Ils parlent des moments où on était fatiguées, ou un peu fâchées l’une contre l’autre, tout ça, ça raconte. Je ne cherchais pas spécialement à avoir de super jolis portraits à chaque page.

Se préoccuper de laisser transparaître le moment de production du dessin, c’est donc nécessairement accepter tout dessin comme une trace authentique. Peut-on « rater » un dessin dans ces conditions, et le recommencer ?

Pour être cent pour cent honnête, je crois qu’il nous est arrivé de recommencer un dessin. Ce n’est pas moi qui disait à Nikita si son dessin était bon ou pas. D’ailleurs, pour moi, tous les dessins qu’elle a faits étaient très bons. Mais on avait le droit l’une et l’autre de dire : « ce dessin-là je le sens pas du tout, je vais le recommencer ». Mais c’est arrivé très rarement. Parce qu’en général, j’ai plutôt tendance dans ma production – et j’ai essayé de le transmettre à Nikita – à dire « voilà, quand un dessin est raté tu passes une couche de peinture dessus, tu le transformes, ou tu gardes une partie, tu transformes l’autre ». Donc en général on n’a pas recommencé les dessins. Mais je ne peux pas jurer que ce n’est jamais arrivé. [...] l’intérêt de ce travail [...] c’est le regard de l’une sur l’autre. Quand Nikita a commencé ce travail, le seul « conseil » que je lui ai donné, c’est de ne pas se préoccuper de savoir si c’était ressemblant ou pas. Dessine avec ton ressenti et ton cœur. Regarde ce que tu vas dessiner, mais ça ne doit pas être ressemblant. De toute façon, il va y avoir quelque chose de relativement proche du réel. Mais ça ne doit pas être académique, ça ne doit pas être une photo. La deuxième chose que je lui ai demandé, c’est d’éviter l’anecdote. Il y a eu une période où, comme je lui avais dit qu’elle pouvait absolument faire tout ce qu’elle voulait, elle avait parfois un peu tendance à insister quand elle voyait un bouton ou un truc comme ça, qu’elle trouvait un peu fun de mettre en avant. Je lui disais « écoute Nikita, ça ça devient caricatural, tu dois éviter. » Donc voilà, ce sont les deux seuls conseils que je lui ai donnés.

L’expérience artistique se mêle à l’intimité. Les séances de dessin deviennent elles-même une partie de la relation entre la mère et la fille, et de ce fait, sont également conditionnées par des préoccupations autres que purement artistiques.

Nikita a pu grandir en ayant toujours quelque part mon approbation. Qu’elle me fasse jolie ou moche sur le dessin, je trouvais son dessin beau. Tandis que de mon point de vue, c’était plus compliqué. Pour moi c’était plus difficile de la dessiner en me permettant de faire des disproportions. Donc je trouve que très souvent, mon dessin est un peu plus cul serré que le sien. Probablement qu’il y avait un léger stress, inconscient de ma part, la crainte qu’elle ne se retrouve pas dans la représentation que moi je faisais d’elle, qu’elle ne se voit pas jolie à travers les dessins que moi je faisais alors que je suis « adulte et professionnelle ». Je pense que j’avais ce stress-là alors qu’elle ne l’a pas eu.

Chronographie a un sens de lecture fort. L’ordre dans lequel se succèdent les doubles pages est strictement chronologique. Mais à l’intérieur même d’une session, l’ordre n’est pas toujours respecté, rendant les effets de contamination graphique d’un protagoniste par l’autre indécelables au lecteur.

Il n’y a pas de tricherie sur les dates, tout a été fait chronologiquement dans cet ordre là, mais l’ordre dans lequel mes dessins ou ceux de Nikita apparaissent sur une double page est purement esthétique. L’une pose pendant que l’autre dessine, puis elle a fini et montre le dessin fini. Et puis c’est le tour de l’autre. Les contaminations, les influences, se faisaient surtout parce qu’on gagnait du temps à travailler avec la même technique. On décidait de la technique en fonction du temps qu’on avait devant nous. Des fois on s’y prenait un peu tardivement. [...] On a une demi heure, alors ok, on prend un bic et on va un peu vite. Mais généralement, on essayait de dire, demain on va faire le portrait et alors là on se prenait par exemple deux ou trois heures. On pouvait sortir les peintures à l’huile et tout le matériel. Quand la première avait fait une palette, souvent la deuxième récupérait cette palette. Pour ne pas gaspiller, mais aussi pour jouer avec la contrainte de travailler avec des couleurs qui n’étaient pas celles que tu aurais forcément choisies. Et puis voilà, par facilité pour le rangement, etc.

Deux ou trois heures de pose et d’observation, ce n’est pas banal. Ce temps investi modifie la relation :

Ce qui est très intéressant, c’est qu’on s’est rendu compte d’une chose. On pourrait croire que la chose la plus compliquée est de dessiner, mais en vérité la chose la plus compliquée est de poser pour l’autre. Quand tu poses sans concentration, et même plus que de la concentration, sans désir de donner ton image, il n’y a pas cette énergie. Les jours où Nikita était un peu dissipée ou n’était pas dans sa pose, je ne réussissais pas mon dessin. Je n’arrivais pas à rentrer en elle, ou vice-versa. Donner son image, c’est fou, il y a un désir d’aller vers l’autre en posant. Ça crée une énergie très particulière entre nous, une énergie d’amour. Parfois l’absence de cette énergie est aussi intéressante, ça raconte aussi quelque chose.

Un travail sur le temps

Le temps de création long a plusieurs conséquences dans Faire semblant c’est mentir et Chronographie. Sur le fond, pour le premier ouvrage il a rendu possible un recul, permettant à l’auteur de traduire plus finement ses affects. Ainsi la scène centrale, retravaillée, n’est pas le reflet exact d’un souvenir, mais un assemblage de faits qui auraient pu advenir et qui font sens une fois réunis [6]. Pour Chronographie, il n’est pas question de réorganiser des souvenirs pour créer un récit. Le livre est vécu en même temps qu’il est créé. Le processus créatif met les artistes en condition pour livrer des dessins au plus proches de leur ressenti de l’instant. Et c’est la répétion de ce processus sur une longue durée qui fait sens. Comme le dit Pilau Daures à propos de Chronographie « Les variations ne sont pas les résultats d’une action des personnages, ou de leur réaction à un évènement extérieur, mais d’un processus de transformation dont le moteur leur est autant intérieur (physiologique) qu’extérieur (le temps s’écoule) et surtout, n’est pas maîtrisé par les “héros” de cette bande dessinée » [7]. Sur le plan de la forme, les deux ouvrages ont en commun ce souci d’un dessin assumant ses variations, sans chercher à les accentuer, mais prenant soin de les laisser advenir. À travers les réflexions de l’auteur, on peut se rendre compte que les prémices de Chronographie se trouvent déjà dans Faire semblant c’est mentir. L’acceptation de l’inconstance graphique de l’un se transforme en volonté de capter le changement dans l’autre. Et cette démarche, en bande dessinée, est réellement novatrice.

Frédéric Paques

[1] Etienne Klein, Le Temps existe-t-il ?, Le Pommier, 2002, p. 9.

[2] Par exemple, la scène finale de Faire semblant c’est mentir, constituée de planches colorées abstraites pleines pages, étire un moment très bref, chargé d’espoir, comme tourné vers le futur, contrairement au reste du livre qui s’enracine dans le passé.

[3] Notons que ces livres n’entretiennent parfois des liens que très ténus avec l’idée communément admise de bande dessinée. L’auteure elle-même hésite à qualifier Chronographie ou Les Hommes-Loups comme telle. Ils participent à en élargir la notion, voire à en abolir les limites.

[4] Ce découplage travail/rentabilité implique bien évidemment d’autres contraintes, comme celle de trouver un moyen de payer son loyer, par exemple.

[5] Toutes les citations sont issues d’un entretien avec l’auteure réalisé le jeudi 25 mai 2017.

[6] L’auteure explique à Xavier Guilbert : « Eh bien voilà. En fait, l’autobiographie (ou peut-être la fiction, c’est la même chose) en bande dessinée, ce qui a été pour moi une révélation dans ce livre autobiographique, c’est la mise en distance à travers, non pas l’anecdote que vous racontez, mais les liens que vous faites entre deux choses qui sont vraies et que vous mettez ensemble dans un rapport de séquence. Je pense que l’autobiographie en bande dessinée n’existe pas, parce que tout n’est qu’un grand patchwork, et donc on doit prendre des morceaux et les coudre ensemble. » Dominique Goblet, du9 [en ligne], URL : www.du9.org/entretien/dominique-goblet, dernière consultation le 1er juin 2017.

[7] Pilau Daures, « La Répétition comme principe narratif en bande dessinée », du9 [en ligne], URL : www.du9.org/dossier/la-repetition-comme-principe-narratif-en-bande-dessinee/, dernière consultation le 1er juin.