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d’une écriture qui ne serait pas du semblant

Christian Rosset

œ[Juin 2017]

1.

Dans l’idéal, il serait préférable de ne rien savoir sur l’auteur(e) au sujet duquel (ou de laquelle) on commence à entreprendre un essai. Rien – ou quasiment, tant il est impensable de ne rien trouver qui nous renseigne en ces temps où l’information prolifère en tous sens – et en tous lieux – comme de la mauvaise herbe. Rien de rien : ne pas même connaître son visage (ne parlons pas de son corps) ; n’avoir jamais échangé avec lui (ou avec elle) de vive voix ; n’avoir aucune idée de sa biographie (ou alors si vague : savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme ; situer sa génération ; avoir éventuellement une idée d’où il ou elle vient – et encore). L’essayiste, s’il désire mettre à nu son sujet, se doit d’aborder l’œuvre en tant qu’objet aussi peu reconnu que possible comme familier. Se frotter à l’œuvre et à rien d’autre : matière à études offerte à tous les sens (puisqu’on frotte avec les cinq sens et non avec un seul), mais peut-être en premier lieu (comme il est ici question de bande dessinée) au regard. L’œil scrute, transmet certaines sensations au cerveau qui, à partir de ces données, forgera (ou non) des idées, des concepts ou, plus modestement, des remarques, des notes, traduisant en mots ce qui aurait peut-être dû rester de l’ordre du fugitif – de ce qui résiste à tout effort d’interprétation.

Ci-dessus et images suivantes :
trois portraits de Dominique Goblet par sa fille Nikita

Quand le lecteur plus ou moins inquisiteur (au sens borgésien) aborde un territoire où du récit circule, le désir de faire abstraction de ce qui pourrait l’empêcher de se laisser sidérer – par le surgissement d’une intériorité : pure apparition, à chaque fois renouvelée au présent de la lecture – suppose une exigeante volonté de non-savoir qu’il lui faudra entretenir aussi longtemps que possible jusqu’à ce que l’établissement d’un courant, de préférence alternatif, permette un réel cheminement – un authentique frayement – d’écriture à écriture. Peut-être est-ce par déformation professionnelle, mais il me semble que, devant certaines pages, certaines planches, certains livres de bande dessinée, on se retrouve tel un interprète face à une partition musicale. Mais pas n’importe laquelle : la plus ouverte qui soit, une partition graphique à partir de laquelle il se s’agirait pas de se contenter de jouer des notes de manière scolaire, mais, bien au contraire, de recomposer, à chaque fois, par jeu, une version sensible, accordée à son projet d’écriture. Et c’est au moment où notre lecture devient réellement active que nous comprenons que cette partition nous était destinée, non pour nous assujettir, mais pour nous ouvrir les yeux sur cet autre monde – en gestation : celui de l’auteur(e) – qui est aussi le nôtre.

Qu’est-ce qu’écrire, non en juge, mais en « critique », sinon composer des études, comme on l’entend en musique, sans jamais céder à l’apposition docte du dernier mot. Songeant, depuis l’incipit de cet essai à Dominique Goblet, je ne peux que noter la difficulté de trouver à son sujet un premier mot.
Ou alors : un mot valise ?

2.

Depuis une dizaine d’années, j’ai eu de multiples occasions, non seulement de rencontrer, mais aussi d’échanger, avec Dominique Goblet, ce qui fait que je ne peux prétendre ne rien savoir à son sujet. La première fois, c’était par hasard, lors d’un concert en hommage à Luc Ferrari (compositeur, entre autres, d’une série de Presque rien). Je venais d’achever le jour même quelques pages d’écriture suite à une lecture enthousiaste de Faire semblant c’est mentir [1]. Jolie coïncidence. Quelques mois plus tard, je l’ai aperçue, se tenant un peu à l’écart, lors d’une exposition de ses dessins (je l’ai aussitôt reconnue alors qu’elle était, carnet à la main, totalement absorbée dans son dessin et ne reconnaissait personne). Il y eut ensuite Toy Comix et bien d’autres expositions, en groupe ou en solo. De manière plus privée (entre quatre yeux ou plutôt quatre oreilles) et par deux fois, en studio à Paris ou chez elle à Bruxelles, j’ai eu la chance d’enregistrer sa voix (deux courts portraits radiophoniques d’un quart d’heure chacun). Ce qui fait que, petit à petit, j’ai appris, non à réellement la connaître, mais à me familiariser avec cet écart sensible très frappant qu’elle manifeste avec plus ou moins d’ardeur à chaque rencontre : entre une faculté à s’extérioriser en public (donc à se tenir au centre, de manière parfois quasi-théâtrale, sans manifester le moindre signe d’inhibition) et ce que me murmurent ses dessins, à savoir l’expression d’une – ô combien fine – intériorité où le silence serait plus déterminant que les cris, où le non-dit aurait plus d’intensité que le dit, où l’effacement, le fantomatique, le palimpseste, auraient davantage de puissance de surgissement que ce qu’un regard pressé pourrait aussitôt figer en image de marque.

Le travail de Dominique Goblet est le plus souvent d’ordre autobiographique. Je devrais dire : toujours, mais ce serait trop facile, cela consisterait à tout placer sur le même plan et, par conséquent, à réduire l’autobiographie à rien. Faire semblant c’est mentir (L’Association, 2007) est le livre de « La Goblette » (comme l’appelle familièrement son éditeur, Jean-Christophe Menu – il fallait le rapporter ici au moins une fois) où la bande dessinée crie le plus souverainement son nom, où elle réclame, non seulement des droits, mais aussi des égards. Nombre de pages ne peuvent être vues en occultant le fait qu’il s’agit d’un récit. Mais bien d’autres font, sinon un bras d’honneur à la narration, disons vœu d’autonomie. Alors on oscille dans un entre-deux : lire comme un enfant avide de la suite et, simultanément, lire en toute liberté comme si le temps n’était pas compté, comme si la linéarité avait pris congé. Le plaisir vient peut-être en premier lieu de ce flottement, tout sauf mou, tout sauf insignifiant ou confortable. Le corps à corps de l’auteur avec son lecteur reprend pleinement ses droits, car c’est bien le corps qui a le dernier mot : le corps privé de langue ; celui qui a appris à se taire pour mieux faire passer ; celui qui ne fait jamais semblant et donc ne ment pas, tout en sachant que la « vérité » ne surgit qu’à condition de prendre distance avec la « vraie semblance » comme fixation ambiguë de ce « tu auras été » que tous les membres de notre famille – et principalement ceux qui nous ont engendrés – nous assènent à longueur de vie. Représenter, c’est altérer, modifier, changer le monde (sinon c’est mort, besogneux, sottement académique, fabriqué dans le seul but d’obtenir de vains prix). Vouloir dire le vrai peut s’avérer compliqué, voire impossible, et probablement même folie. C’est bien pour cela que cette opposition de façade entre le corps concentré, délicat, d’autant plus présent qu’il se montre en désir de s’abstraire du monde – ou s’absenter –, et le corps expressif, adorable et prédateur, en volonté de représentation, est du même tabac que celle entre tel ou tel visage et son reflet dans un miroir : il nous faut les deux pour saisir que nous ne saurons jamais que nous savions déjà « tout », car l’oubli est notre meilleur allié pour pénétrer avec appétit de découverte la tête de l’autre – que l’on nomme aussi parfois l’auteur(e).

Une page de Faire semblant c’est mentir qui paraît étrangère au récit.

« – Faire semblant, c’est mentir. Est-ce bien vrai ? – (D.G. :) À chacun de voir. La bande dessinée est un médium qui ne peut pas foncièrement aborder le vrai, autant en profiter à fond, ça ne veut pas dire pour ça qu’on ne peut pas se servir du vrai pour raconter des choses, même de deux éléments vrais que l’on tisse ensemble, mais qui n’ont pas une “chronologie reliée”. Le vrai, le faux, ce n’est pas nécessairement ça qui est important ; ce qui est important, c’est de raconter parfois le faux pour raconter encore plus le vrai. »

Je me rends compte, en le relisant dix ans après, que Faire semblant c’est mentir est probablement un des sommets possibles de ce genre impossible qu’est la bande dessinée (que je préfère depuis déjà longtemps aborder hors-genre). Mais on aurait tort de l’isoler des autres ouvrages portant la même signature (il n’y en a pas tant que ça, mais ce sont tous des monstres, au sens où, comme on me le soufflait à l’oreille quand j’atteignais mes vingt ans, monstre est poésie). Que ces livres aient en commun de s’être formés lentement, selon une certaine durée (qui peut dépasser une décennie), favorise l’apparition d’une poétique de la métamorphose, et donc la monstration de subtiles différences : ce même à peine altéré, modifié, rendu vivant, qui suffit à régaler l’œil, à le relever de la frustration que cause la répétition pure, celle qui dit la mort et qui est pourtant l’essence de la bande dessinée classique.

3.

« On parle de dessin ou d’écriture, en fait. / J’aime être un peu démunie. / Je ne veux pas dominer une technique, donc j’en change beaucoup. J’aime bien être un peu mal à l’aise, ne pas dominer totalement mon outil. J’ai fait des dessins qui ont disparu, à cause de produits que j’ai mélangés et qui se mangeaient entre eux (comme l’huile avec le feutre). / Le dessin c’est quotidien, pratiquement toujours sur du papier. / J’ai quasiment tout le temps un carnet sur moi. Je n’y dessine que ce que je vois. Je n’ai pas de mémoire photographique. / Les jours où je ne dessine pas sont rares. / Ne pas corriger. / Aucune position du corps privilégiée. / Quand je dessine, j’oublie les tensions physiques. Il m’est déjà arrivé de dessiner pendant des heures à genoux avant de me rendre compte que j’ai mal. Et puis je ne m’arrête pas, même pour aller pisser, je pousse vraiment mes limites physiques, je suis trop dedans, je ne peux pas arriver à m’arrêter. J’aborde de grands formats pour le dessin, grands comme des peintures, par exemple un quadriptyque de 2 m par 1,5 m au Bic 4 couleurs (parce que ne permettant pas de repentirs) fait à genoux (on ne peut pas travailler sur un mur, car le Bic doit couler). Le papier souffre à cause du Bic, à la deuxième couche, il commence à se gondoler, donc il faut comprendre la fibre du papier. » (J’arrange ici, pour en faciliter la lecture, quelques fragments de paroles de Dominique Goblet arrachées au micro dans l’intimité paradoxale d’un studio de Radio France en janvier 2009 [2]. J’ajoute, en écho, ces quelques mots enregistrés deux ans plus tard à son domicile de Schaerbeek :) « Chaque moment où je dessine, je suis dans un état tout à fait particulier, à la fois un peu dehors de moi, dans une sorte de concentration par moment extatique. J’oublie mon corps. Le dessin m’a permis de complètement sortir de mon "tourbillon personnel" de pensées (noires). Mettre à distance. Le dessin c’est un moteur de vie qui donne sens à la solitude et dès lors au vieillissement [3]. »

Dominique Goblet et Nikita Fossoul (Photo Nicolas Guérin pour la Cité)

La question de l’âge, c’est-à-dire du décompte hypothétique du temps qui nous reste à vivre, active plusieurs projets de notre auteure et notamment Chronographie (L’Association, 2010) qui traite, par le dessin, du lien entre mère et fille pendant dix ans – ouvrage expérimental, non par ce qu’il innoverait sur le plan esthétique (même si c’est une mine sur ce plan), mais par ce qu’il déposerait d’information sur ce qui ne saurait être réduit à une simple affaire de famille (la publication permettant le passage de la sphère privée à une autre plus universelle). Le titre de cet ouvrage a longtemps été Projet Nikita. Puis : Portraits croisés (en écho à celui de son premier livre Portraits crachés). Alors, de quoi s’agit-il – concrètement ? À partir de 1998, Nikita (la fille de Dominique qui a alors sept ans) et sa mère se retrouvent plus ou moins régulièrement pour se dessiner l’une, l’autre. Le visage – essentiellement. Usant de techniques variées. Cette expérience, achevée en 2008, aura donc duré dix ans. Un autre aspect de ce projet est la conception, dès le départ, d’un livre où serait rassemblé l’ensemble des pages issues de ces sessions de dessin, dans le but d’interroger les effets du temps qui passe. Du côté maternel, la technique est sûre, mais le sujet qu’elle observe change : le gain en âge d’une gamine a des conséquences très visibles et le travail consiste surtout à montrer cela – en surface, mais pas seulement. Du côté de l’enfant, qui devient progressivement une jeune fille, c’est l’inverse : le visage de sa mère change relativement peu, mais la manière dont elle va le représenter ne cesse d’évoluer. C’est ce qui rend ce volume si beau, si troublant, si original, si nécessaire. Comme le notait (en 2009) Jean-Christophe Menu : « De la bande dessinée, ce travail a la séquence comme colonne vertébrale et le dessin comme peau. On touche ici à l’essence de ce que peut être la narration graphique, nourrie d’un sujet aux prises avec la substance même de la vie. » Une somme (273 sessions formant 546 dessins) afin de multiplier les expériences et interroger les navigations en allers-retours entre lien et temps. Une fois de plus, manière de remettre en jeu ce que Daniel Arasse a judicieusement nommé pensée non-verbale. Jamais livre muet n’aura autant parlé sans devoir émettre le moindre regret sur le fait de se priver de mots.

Une folie – éditoriale – des plus pures. De celles qui donnent sens à ce qu’on entend par édition indépendante de bandes dessinées. Et d’autant plus forte que, malgré l’effort d’intégration à ce fameux genre, la question essentielle est toute autre : que faire de tel ou tel matériau (ce que faire impliquant aussitôt un comment faire) ? Ici, le livre est réponse juste, car mémoire absolue, ordonnée, de ce qui fut. Si la musique est art du temps, l’échange auquel se sont soumises Dominique et Nikita, le temps d’une décennie, est musique de chambre, dont (comme l’écrit celle qui tient le rôle de la mère – ou de la professionnelle du dessin – en postface à l’édition de ces séances) « la gageure » aura été « de garder l’envie ».

4.

Il n’y a aucune raison de circuler dans cette œuvre de manière chronologique, comme si l’on devait noter des changements allant dans le sens de tel ou tel progrès (ou régression). Il est préférable de considérer cette petite zone de la bibliothèque où les livres de Dominique Goblet sont rangés (on la repère de loin parce qu’ils sont tous différents, de format comme de fabrication) tel un territoire en forme de jardins suspendus que le lecteur doit cultiver en tous sens, sautant d’un étage à l’autre, aussi léger qu’un papillon. Aussi, une fois refermé Chronographie, on peut aussi bien passer à Souvenir d’une journée parfaite (Fréon, 2001 – réédition cartonnée FRMK, 2015) ou aux Hommes-loups (FRMK, 2010), ou aux deux ou trois autres qui ont été le fruit de collaborations [4].

Extrait de Les Hommes-loups

Dans un entretien réalisé au moment de la sortie de Souvenir d’une journée parfaite, Dominique Goblet répond à une question [5] à propos de sa tendance à l’autobiographie : « Je ne crois pas que j’arrive à faire franchement de la fiction. Si je fais de la fiction, celle-ci est toujours très nourrie de choses vues et entendues. Très rarement, j’écris de pures inventions. Dans le cas de ce récit, c’est un vrai chassé-croisé d’une chose qui se voudrait une fiction et qui devient une autobiographie et d’une chose qui se voudrait autobiographie et qui devient le récit fictionnel. C’est la première fois que je travaille comme cela. Moi qui recherche actuellement la simplicité dans mes récits, ce n’est pas vraiment le cas ici. » Mais qu’est-ce donc que la simplicité ? « C’est à ce niveau, celui de la compréhension du scénario, que je me rapproche d’une recherche "linéaire", basée sur le passé de la bande dessinée. Je suis d’ailleurs contente d’avoir travaillé avec l’Association et ses auteurs au passé souvent très "bédéphile". Devoir travailler de la façon la plus limpide est une contrainte magnifique. Il faut raconter des choses plus ou moins fortes de façon limpide. »

Journée parfaite – entre Perfect Day (Lou Reed) et Journée réussie (Peter Handke) ? On nous assène, depuis que nous sommes petits, que la perfection n’est pas de ce monde. Aussi convient-il de la rechercher en inventant d’autres mondes, non nécessairement parallèles, invisibles pour qui n’a pas l’œil affûté, insoupçonnables pour qui n’accorde aucune attention aux pénétrations accidentelles dans les failles de l’espace-temps. Dans ce livre, il y a un cimetière où, nous dit-elle, son père a été enterré, et où elle est revenue afin de retrouver, au milieu de tous les noms gravés dans le marbre ou la pierre, le nom du père (« le pompier mort en 1998 » à qui le livre est dédié). La fiction naît d’un dérèglement du temps (notamment grammatical et qui se retrouve en un autre sens quand la pluie battante frappe la procession qui traverse le cimetière), signe manifeste de mélancolie. L’auteure ajoute – je devrais dire plutôt la dessinatrice, tant chaque trait, chaque ligne, chaque dépôt de crayon gras, jusqu’au tracé des lettres, donc des mots, des noms, creuse l’idée avant même son énonciation, ce qui implique que ce soit d’abord le regard qui saisit où et comment la pensée s’active : dans le dessin, cette farouche activité qui nous entraîne bien plus loin que ce que le désir prétendument innocent de raconter met d’ordinaire en pratique – : « J’avais tenté de retrouver le nom de mon père, sans succès. J’y suis retournée une deuxième fois quand j’ai commencé le récit. Là, j’ai lu à voix haute, sans personne aux alentours, les noms de tous les gens qui avaient été incinérés. Il y avait une vingtaine de stèles et 130 noms inscrits sur chacune d’elles. Cela créait un rythme lancinant, tous ces noms désinvestis prononcés à voix haute. Qui nomme encore ces gens ? Qui leur donne encore ne fut-ce qu’une vie vocale ? Le sentiment était étrange. Il y a des noms sur lesquels on s’arrête, on ne sait pourquoi, un nom qui me touche, que j’aime bien, un double nom amusant. Un père et son fils, et leurs dates. Immanquablement, l’imagination travaille sur ces noms qui ressortent. Comment sont-ils morts ? Pour quelle raison ? Et leur vie : quelles joies, quelles disputes ? C’était l’idée : partir de cette recherche du nom de mon père, arriver à un nom réel qui m’entraîne sur une fiction. »

Ce livre, je l’avais acheté curieusement, plusieurs années après sa parution, au Marché de la Poésie (qui a lieu annuellement en juin, Place Saint-Sulpice à Paris) et j’en avais retenu l’idée qu’il devait être lu, non de manière « poétique » (ce qui ne signifie rien), mais de manière « non prosaïque », sans se soucier, du moins dans un premier temps, d’en décrypter les circulations du sens (jusqu’à nous autoriser, dans un premier temps, à n’y rien comprendre). J’y ai perçu, probablement à tort, ce qu’Alain Badiou a dit du « pur dessin », à savoir qu’il est « la visibilité matérielle de l’invisible ». Aussi je repousse à l’infini le moment où s’imposera avec évidence la clarté narrative de Souvenir d’une journée parfaite et appelle de mes vœux la poursuite des intempéries et de tout ce qui peut en voiler (condition impérative d’un dévoilement à venir) les signes les plus crus. L’apparition matérielle de l’écriture en tant que frottage entre le verbal et ce qui lui échappe devrait toujours être liée à ce qu’on entend par enlightenment (à traduire, au sens rimbaldien, par illumination). Mettre à nu le souvenir, ce n’est pas l’éclairer avec des lampions, même prétendument festifs, mais avec les feux aussi froids que brûlants qui illuminent nos rêves.

La pluie dans Souvenir d’une journée parfaite.

5.

De tous les livres publiés de Dominique Goblet, Les Hommes-loups est peut-être celui qui propose la relation à l’espace et au temps la plus ouverte, chaque page ayant le pouvoir de devenir porte d’entrée (ou de sortie, à ceci près qu’on ne s’échappe pas comme ça de ce subtil montage d’images qui vous retient bien plus que de coutume). Ici, l’idée même de bande dessinée est au bord de rendre l’âme ; cependant, elle n’arrive pas tout à fait à expirer ; elle résiste un peu, comme pour Chronographie (si on admet que tout montage crée inévitablement une forme de narration que la mise en œuvre d’un livre ne peut que renforcer). Mais, loin de s’accorder à ces modes de figuration narrative où le sens chemine selon une circulation clairement préétablie, Les Hommes-loups manifeste le désir d’égarer ses lecteurs, de leur donner « une indication pour se perdre ». Si le livre est quasiment muet, à l’exception de quelques mots tracés, çà et là, de la main de l’auteure (un seul collage reprend du texte imprimé), deux doubles pages, à l’orée et à la sortie – au crépuscule et à l’aube – du livre, sont composées de textes brefs écrits en langue française, traduits en anglais, et disposés en lettres capitales sur huit colonnes. Ils sont dus à Guy Marc Hinant [6]. Relevons-en deux, aussi laconiques que signifiants : « EN ABSENCE DE CHRONOLOGIE, LA MENACE EST TOUJOURS À VENIR » ; « PROTAGONISTES DE CE QUI N’EST PAS UNE HISTOIRE ».

Extrait de Les Hommes-loups

Les Hommes-loups provoque moins le commentaire que les autres livres de Dominique Goblet. Dans la retranscription d’une rencontre publique en 2011 au Festival de Bastia animée par Xavier Guilbert, c’est de cet ouvrage dont il est le moins question, probablement parce qu’il véhicule trop peu de saillies autobiographiques explicites : il n’y est plus question du nom du père, du lien mère-fille, bref de ces empreintes que l’on peut analyser à loisir comme on le fait de celles d’un gibier à chasser ou d’un coupable à identifier. Ici, plus que jamais – j’allais dire : enfin –, il s’agit de dessin, de peinture. Dominique Goblet dit clairement regretter que ce livre ne soit trouvable que dans les librairies de bandes dessinées et non au rayon Beaux-Arts. Ce qui personnellement m’enchante, quand je chemine en zigzag dans Les Hommes-loups, c’est de pouvoir projeter mentalement telle ou telle page, telle ou telle image, sur le mur-écran de mon espace muséal intérieur, afin de ressentir au plus vif à quel point ça tient. Ou, si l’on préfère : interroger ce qui conduit à vouloir faire durer le plus longtemps possible cette relation frontale, tendue, entre l’œuvre et le regard. Un autre jour, par hasard peut-être, je tomberai sur un original, accroché dans tel ou tel espace – galerie ou autre, plus institutionnel –, comme cela m’est arrivé, déjà, à plusieurs reprises. Alors, la redécouverte de l’image, dans sa matérialité, réactivera ce processus de sidération, propre à relancer intérieurement toutes sortes d’enquêtes.

J’ai noté en ouverture de cet essai le contraste saisissant (quoique non contradictoire) entre ce qui, chez Dominique Goblet, relève de l’introversion et ce qui relève de l’extraversion. Mais c’était surtout manière de mettre l’accent sur le fait que son univers, même quand il s’avère pure inscription d’apparitions fantomatiques, ne peut se passer de sa présence. C’est bien là le signe d’une œuvre qui tient la route car ne cessant de déposer, d’imprimer, de reprendre, des traces ô combien changeantes, même si toujours identifiables, d’une présence non assujettie à cet intervalle temporel bornant mécaniquement le passage de tout un chacun sur terre. Tout se passe comme si l’auteure ne pouvait s’absenter à l’instant même du travail, sinon en rêve (ce que l’on figure parfois par un double diaphane du corps, s’échappant toujours vers le haut). La concentration que ce travail requiert, qui interdit pratiquement d’aller se soulager ou de faire attention à ce qui déborde l’espace où la création opère (sujet comme support), conduit parfois l’auteure à tenter de s’abstraire du monde extérieur, mais dans le seul but de déposer matériellement de sa présence, selon une multiplicité d’empreintes, changeantes selon les techniques, mais qui demeurent fondamentalement traces concrètes, tant silencieuses que parlantes, de ce qui fut au moment précis de leur inscription (aussi leur valeur documentaire ne saurait être détachée de leur qualité artistique).

Livre nocturne, lycanthropique, même si ce n’est pas le sujet, Les Hommes-loups est probablement un des rares exemples de non-bande dessinée que l’on puisse ranger à côté d’ouvrages – du (de la) même auteur(e) – relevant de ce « genre » encore fragile quant à sa reconnaissance en tant que pratique in-hiérarchisable (même si ça commence à venir, le plus souvent pour de mauvaises raisons sur lesquelles nous nous pencherons inévitablement un jour prochain). D’une écriture qui ne serait pas du semblant… Au-delà de la référence amusée à Lacan (je n’en ferai pas citation, même si, ayant relu pour l’occasion le livre XVIII de son séminaire, il serait aisé d’en trouver de belles [7]), il faudrait d’abord se pencher sur ce mot : écriture (qui est le seul mot de cette « formule » non emprunté à Lacan). Pour Dominique Goblet, il désigne d’abord l’aspect narratif de son travail (« il y a dessin et écriture – le résultat est un mix des deux »), même si elle répond positivement à la remarque que le dessin peut être écriture sans avoir besoin de mots. Pour son lecteur, il est plus simplement ce qui est là, sous ses yeux – peu importe le poids des mots et celui des traits, des figures, des tâches, des salissures volontaires, de ce qui suspend la langue, apposant un point d’orgue non mesuré sur les silences relatifs aux arrêts sur image. Il y a écriture signifie avant tout : rien n’existait avant le dépôt du premier signe. Sinon à l’état latent, quelque part en soi, perdu dans les accessoires du théâtre de la mémoire, ou sur l’autre scène qui est, peut-être, du moins chez les grand(e)s auteur(e)s, le lieu de vie le plus déterminant, celui qui continue imperturbablement (en affinité avec notre désir inassouvi de perturbation) de nous livrer sans apprêt nos hantises entre lever du jour (où s’ouvre le regard) et extinction des feux (où s’opèrent d’étranges glissements en allers-retours d’œil intérieur à œil extérieur [8]).

6. (Coda)

D’une singularité qui ne serait pas du semblant, étant bien entendu que nul ne peut décréter, de lui-même, le fait d’être singulier, c’est-à-dire foncièrement différent, irréductible, résistant à toute forme de plagiat (et pourtant…). Une dernière correction : ce que je sais de Dominique Goblet, par vague expérience et entretien du souvenir, ne m’aura finalement été d’aucune utilité pour explorer ce qui importe le plus, c’est-à-dire ce en quoi son travail acharné aura marqué de son empreinte les regards les plus affutés, l’ayant scruté avec autant de passion que d’exigence. Elle se tient à la frontière – vieille antienne, pour le coup utile à rappeler. Oui, elle est là (comme dirait Nathalie Sarraute) et ce n’est pas si courant. Je tenterais bien en coda (au sens musical, une fois de plus – il ne s’agit pas d’apposer doctement un dernier mot) cette proposition :
(…) même si ce qui tente de s’affirmer côté bande dessinée en tant que genre – sinon art – ne peut que l’agréger comme partie prenante de son expansion (pour reprendre une expression de Thierry Groensteen), l’œuvre de Dominique Goblet, tant du fait qu’on en reconnaît au premier coup d’œil la signature qu’en son devenir a priori imprévisible, voire enceint de mille remises en question, restera probablement, jusqu’au bout, inclassable. Parce qu’écriture – au sens fort. Qui, de plus, ne serait pas du semblant : donc irriguée par tous les fluides qui permettent au corps, à l’esprit, de déposer des humeurs. Soit ce que l’humain peut produire de plus beau, de plus utile, de plus partageable – de moins effaçable.

Christian Rosset
(22/03 – 19/05/2017)

[1] Cf. Avis d’orage en fin de journée, L’Association, 2008, p. 241-243.

[2] Partie d’une série de trois émissions de Surpris par la nuit intitulée Métamorphoses du dessin (diffusion France Culture du 24 au 26 février 2009).

[3Avis d’orage dans la nuit, enregistré le 26 mai 2010, diffusion France Culture, le 1er juillet 2010.

[4] D’une part, le travail à la Hesse avec Dominique Théâte (in Match de catch à Vielsalm, FRMK, 2009) ; d’autre part, ce livre étonnant, écrit, dessiné à quatre mains avec Kai Pfeiffer, Plus si entente (FRMK + Actes Sud BD, 2014) – je renvoie le lecteur curieux à ma lecture publiée dans Éclaircies sur le terrain vague (L’Association, 2015, p. 259-262).

[5] De Pierre Polomé (Bruxelles, juillet 2001).

[6] Que tout lecteur de Faire semblant c’est mentir connaît un peu ; et que tout amateur de musiques expérimentales remercie pour le beau travail d’édition phonographique de son label Sub Rosa – sans oublier ses films documentaires, cosignés avec Dominique Lohlé, sur ces grands musiciens qu’ont été Henri Pousseur et Luc Ferrari.

[7] Une quand même, mais juste en note : « Elle, la vérité, mon imbaisable partenaire, elle est certes dans le même vent (i.e. : celui de la castration). Elle le porte même – être dans le vent, c’est ça. Mais ce vent ne lui fait ni chaud ni froid, pour la raison que la jouissance, c’est très peu pour elle, puisque la vérité, c’est qu’elle la laisse au semblant. » (Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2006, p.147).

[8] Je ne résiste pas à la tentation de citer l’incipit de l’extraordinaire et méconnu Meurtre de Danielle Collobert (Gallimard, 1964, éditeur Raymond Queneau), réédité par P.O.L. (Œuvres I, 2004) : « C’est étrange cette rencontre de l’œil intérieur, derrière la serrure, qui voit, et qui trouve l’œil extérieur, pris en flagrant délit de vision, de curiosité, d’incertitude. »