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mécanique d’un "gag strip"

Thierry Groensteen

[Juin 1988]

On (re)lira ci-dessous la première partie d’une longue étude sur « le système Schulz » parue dans les Cahiers de la bande dessinée No.81. La seconde partie (non reprise ici) portait sur les personnages et les thématiques les plus saillantes des Peanuts.
Que la création, chez Schulz, procède du système, c’est ce que la présente étude s’efforcera d’attester. Le mot « système », ici, n’enferme aucune connotation négative. Il désigne simplement le recours à certaines lois fixes, à certains processus stables, à la fois dans l’usage de cette forme spécifique qu’est le « gag strip » et dans l’organisation du microcosme inventé par Schulz : le petit monde des Peanuts.
Bien loin d’être une tare, ce caractère systématique apparaîtra, en cours d’analyse, comme l’atout majeur d’une œuvre où la rigueur des prémisses est la condition même de l’inventivité dans les développements.

Avant de nous intéresser aux personnages créés par Schulz, aux activités qu’ils déploient seuls ou en groupe et à ce qu’ils ont à nous dire, il nous faut définir ce qu’est le gag strip, montrer les contraintes inhérentes à cette forme mais aussi ses vertus, enfin mettre en lumière l’usage particulier qu’en fait Schulz.

On sait que la bande dessinée américaine s’est développée dans la presse quotidienne, et qu’après quelques années de tâtonnement son mode de parution s’est structuré selon un rythme hebdomadaire : chaque série paraît à raison d’un strip (bande horizontale, en noir et blanc) par jour du lundi au samedi, et bénéficie le dimanche d’un espace plus important : la Sunday page (en couleurs) [1]. Il y a deux manières de tirer parti de ce découpage temporel : l’une consiste à dessiner un feuilleton (« continuity strip » ou « story strip ») dont l’action rebondira de jour en jour pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. L’autre, à raconter chaque jour une anecdote différente qui se suffira à elle-même, et ne sera corrélée aux strips des autres jours que par le retour d’un même personnage, ou d’un même groupe de personnages. C’est le principe du « gag strip », pour lequel il existe d’ailleurs une autre dénomination moins usuelle, celle de « stop-comic ».

Alors que les termes gag strip renvoient à la nature humoristique de toutes les séries de cette espèce (mais il y a aussi des feuilletons à vocation comique, comme Li’I Abner, et rien n’interdit a priori d’imaginer cet apparent paradoxe ‒ dont se rapproche d’ailleurs parfois Peanuts ‒ d’un gag strip « sérieux »), celui de stop-comic met l’accent sur la brièveté de chaque livraison et sur sa nécessaire clôture. Chaque jour, une situation qui pourrait donner naissance à un récit de grande ampleur est stoppée net. Comme l’écrivait Roland Barthes d’une autre forme brève, le haïku (poème japonais composé de trois vers très courts) : il s’agit d’abord d’une pratique « destinée à arrêter le langage », à l’empêcher de fuser.

L’art de la fugue

En réalité, les choses sont plus complexes, car le gag strip est traversé par plusieurs temporalités emboîtées les unes dans les autres. Au-delà du gag quotidien, il y a les sept occurrences de la semaine. Le découpage hebdomadaire n’est pas seulement dicté par l’alternance des six strips quotidiens et de la « page » du dimanche, il correspond aussi à un rythme profondément intégré et ressenti par le lecteur puisqu’il régit la plupart de ses propres activités. Au-delà de la semaine, il y a les saisons (clairement différenciées dans Peanuts où il neige en hiver, où les oiseaux effectuent des migrations et où l’on ne joue au baseball que certains mois), et il y a enfin le calendrier annuel, avec ses rendez-vous obligatoires, qu’ils soient communs aux personnages et aux lecteurs (la rentrée des classes, Halloween, Noël, la Saint-Valentin) ou qu’ils participent de la « mythologie » interne à la série (l’anniversaire de Beethoven, que le personnage de Schroeder célèbre chaque 16 décembre).

© United Feature Syndicate

Plus généralement, l’anecdote du jour n’offre d’intérêt que si on la réfère aux nombreux strips publiés antérieurement, et dans une moindre mesure à ceux, qu’on suppose innombrables, encore à paraître. Bien souvent, le « gag » n’est drôle que parce qu’il constitue une variation nouvelle autour d’un thème déjà connu, et qu’en le lisant, le souvenir affleure d’autres strips où la même situation évoluait différemment, et d’autres encore où une situation différente conduisait à la même fin inéluctable.

Art de la variation, sinon de la fugue, le gag strip se déploie donc sur un fond de permanence. Qu’une forme aussi brève, aussi économique, captive jour après jour des millions de lecteurs, voilà qui n’est possible qu’en raison de la plus-value introduite par ces lecteurs eux-mêmes [2], forts de la compétence acquise. La familiarité est, ici, l’une des conditions du plaisir. S’il est presque aussi malaisé d’apprécier un gag strip isolé que de prendre en marche un feuilleton dont on aurait manqué le début, c’est parce que la lecture quotidienne d’un gag strip permet une forme de capitalisation symbolique sur laquelle il me sera sans doute donné de revenir.

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Il s’agit donc, pour l’auteur de gag strip, d’exploiter des thèmes, certains permanents (pour lesquels Schulz use du mot « formules »), d’autres saisonniers, d’autres encore ponctuels, et de les soumettre à variation. On touche ici du doigt la principale différence, en terme de mécanique narrative, et donc d’état d’esprit requis chez le créateur, entre le feuilleton – ou plus largement le récit traditionnel (film, roman, BD) – et le gag strip. Le romancier, ou le feuilletoniste, est constamment obligé de choisir entre plusieurs options ; son récit présente à chaque instant un caractère alternatif : ou bien Tintin admet que, selon toute probabilité, son ami Tchang est mort, ou bien il part pour le Tibet à sa recherche ; ou bien il part seul, ou bien il persuade le capitaine de l’accompagner, et ainsi de suite. Choisir, c’est renoncer : à chacun de ces « carrefours narratifs », l’auteur ne pourra développer qu’une seule des options possibles, et se verra contraint de négliger d’autres pistes qui pourraient cependant produire, elles aussi, des résultats intéressants. À l’inverse, l’auteur de gag strip est libre d’exploiter, on pas ensemble, mais successivement, toutes les options que lui suggère une situation donnée, sans faire son deuil d’aucune. Mieux : il a intérêt à tirer, de cette façon, le profit maximal de chacune des idées qui se présente à lui.
Pour marquer autrement cette opposition fondamentale, on dira que dans un récit traditionnel, les actions s’enchaînent selon une logique syntagmatique, alors que dans un gag strip, les anecdotes se déclinent sur l’axe paradigmatique.

Bien avant Schulz, George Herriman semble avoir été le premier cartoonist à ériger ce principe de déclinaison en système. Dans Krazy Kat, les six strips quotidiens d’une même semaine s’organisaient déjà autour d’un même thème, généralement fourni par un objet (un éventail, un « coffre à espoirs », une caravane, un drapeau blanc…) – même si ce thème ne faisait qu’unifier en surface des strips dont le véritable enjeu était souvent tout autre [3].
Peut-être est-il intéressant de noter que Segar usait fréquemment, dans Popeye, d’une technique narrative intermédiaire entre celle du feuilleton et celle du gag strip. Seul peut-être de cette espace, son récit était en effet suffisamment élastique et paresseux pour parvenir à intégrer certaines des variations dont un feuilletoniste plus rigoureux eût dû se priver. Mais aussi, c’est dans la saveur des détails, plus que dans le suspense entretenu quant à l’évolution de l’intrigue, que résidait l’intérêt de cette série. Quand l’action n’est qu’un prétexte, on peut la ralentir sans dommage.

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L’espace du strip

Visuellement, un strip se laisse facilement circonscrire du regard. Il présente une unité plus forte qu’une planche, et cela non seulement parce qu’il est plus petit, mais parce que l’œil ne peut emprunter qu’un seul parcours. À propos de ce rectangle horizontal débité en plusieurs cases, d’autres ont parlé avant moi d’« espace linéaire vectorisé ».
Répétons-le, la création revêt chez Schulz une tournure systématique. Aussi chacun de ses strips est-il invariablement divisé en quatre cases de mêmes dimensions. Schulz n’a jamais dérogé à cette règle… jusqu’à cette année [4]
D’autres, avant lui, manifestaient la même prédilection pour ce découpage en quatre cases identiques, et pas seulement parmi les auteurs de gag strips. Les feuilletonistes Harold Gray (Little Orphan Annie) et Chester Gould (Dick Tracy) l’avaient notamment adopté ‒ tout en se permettant à l’occasion, mais rarement, une entorse à la règle ‒, alors que parmi les « gagmen », McManus n’a jamais observé aucune contrainte semblable, et Herriman a changé plusieurs fois de système [5].

Après Schulz, la norme des quatre cases ne s’est pas imposée aux auteurs de gags strips. Ainsi Jim Davis (Garfield) a-t-il opté pour une structure ternaire, tandis que chez Mort Walker (Beetle Bailey), Dik Browne (Hagar the Horrible) ou Jeff McNelly (Shoe), par exemple, on trouve des strips de quatre cases mais plus souvent de trois, deux, voire une seule. En fait, la règle qui prévaut pour toute cette école est celle énoncée par Dik Browne dans une interview : « Le nombre de mots prévus dicte celui des panneaux » [6]. Autrement dit, pour éviter de surcharger une « bulle », on répartit le texte en deux ou trois cases lorsqu’il est trop long pour tenir en une seule case. Qu’ils (se) l’avouent ou non, chez ces auteurs, le strip est ressenti comme une forme contraignante avec laquelle il faut composer tant bien que mal. En effet, pour un texte concis, permettant de circonscrire le gag en une case, l’espace du strip se révèle inadéquat (mieux vaudrait, à tout prendre, adopter le format plus carré du cartoon traditionnel). Et lorsque la longueur du dialogue les oblige à une fragmentation du strip, ces dessinateurs se croient tenus de varier leur cadrage (échelle des plans), voire leur angle de vue, pour ne pas lasser le lecteur par la répétition d’une image toujours semblable.

Schulz, au contraire, est parfaitement à l’aise dans l’espace du strip quotidien. Il y a comme une adéquation spontanée entre cette « distance » et sa technique narrative. Le respect de la contrainte des quatre cases ne le conduit jamais à allonger son dialogue plus qu’il n’est nécessaire. Le schéma quaternaire se révèle être celui qui rend le mieux compte du mouvement naturel de l’anecdote ‒ un peu comme, pour la plupart des écrivains du Grand Siècle, l’alexandrin était devenu le véhicule naturel de la pensée.
Loin d’éviter à ses images l’écueil de la monotonie, Schulz recherche cette permanence, répétant très souvent, de case en case, un énoncé visuel quasi identique. Il n’y a guère que chez Reg Smythe (Andy Capp) et Garry Trudeau (Doonesbury) que la représentation atteint un égal degré d’inertie, que le strip mérite autant cette définition de « théâtre immobile » qu’employait récemment ici-même Jean-Paul Jennequin [7].

Ainsi, de même que le gag se détache en relief sur fond d’une série de gags exploitant le même thème, c’est aussi la stabilité des formes et de la composition à l’intérieur du strip qui exhaussera les plus infimes variations d’attitude ou de physionomie et les fera atteindre au statut d’événements graphiques porteurs d’information et, très souvent, d’émotion [8]. Schulz sait que, par essence, le gag strip est une forme statique et répétitive avec laquelle il ne sert à rien de tricher ; au contraire, la fascination engendrée chez le lecteur se renforce de cet immobilisme.

Pendant toute une semaine, Lucy projette à Charlie Brown
des diapositives sur ses défauts. Cette thérapie lui coûtera 143 $.

De ce phénomène précis, Pierre Fresnault-Deruelle a donné l’explication suivante : « Niant en quelque sorte l’étendue du support où prend place la suite des rectangles, le lecteur/spectateur se fait, à la lettre, son petit cinéma : ce n’est pas tant son œil qui passe en revue le strip que ce dernier qui se condense en une "archi-image" où viennent s’halluciner les métamorphoses d’une scène unique » [9]. Sans entrer dans une discussion théorique circonstanciée, je dirai, brièvement, que je ne crois pas, comme ces propos invitent à le conclure, qu’un strip « à la Peanuts » soit un ersatz de dessin animé. Et si un concept tel que celui d’« archi-case » me paraît fort bienvenu pour expliciter le processus de soudure mentale grâce auquel, dans les bandes dessinées de tous genres, le passage d’une image à l’autre échappe largement à la conscience, en revanche je crois qu’on n’insistera jamais assez sur le fait qu’en BD, une image, loin de chasser la précédente, s’y réfère directement et d’une certaine façon la réactive. S’agissant d’un strip, les quatre cases qui le composent sont proposées ensemble au regard, et pour jouir de la chute, il semble essentiel que la dernière case puisse faire l’objet d’une confrontation directe (c’est-à-dire visuelle, et non pas seulement mentale) avec les précédentes.

C’est dans l’espace des strips quotidiens que l’œuvre de Schulz a trouvé sa véritable dimension. Les planches du dimanche de Peanuts, si elles sont aussi drôles et aussi sensibles, ne manifestent aucun élargissement du propos, aucun changement notable de registre. Tout se passe comme si l’espace supplémentaire dont il dispose un jour sur sept, Schulz ne savait trop quel parti en tirer. Ricarda Strobel, qui a soumis la période 1969-71 à une analyse statistique serrée, a d’ailleurs constaté que 90 % des Sunday pages comprennent des cases « redondantes », des cases qui n’apportent aucune contribution au développement de l’anecdote. Dans 20 % des cas, la proportion des cases redondantes atteindrait même la moitié du nombre total de cases (généralement entre 8 et 14 selon les semaines) [10]. C’est assez dire que la page du dimanche ne consiste souvent qu’en une dilatation d’idées qui auraient pu être traitées, moyennant quelques aménagements, dans les strips de la semaine.

Un strip intellectuel

Dans les histoires de la bande dessinée, Charles Schulz est considéré comme l’un des initiateurs d’une tendance nouvelle dans le comic strip, celle des « strips intellectuels ». D’autres qualificatifs sont parfois utilisés pour désigner ce même courant, entre autres celui de sophisticated strips, sick humor, comique abstrait, voire humour métaphysique.
Quelle que soit la pertinence de ces étiquettes, Peanuts précède en tout cas la quasi-totalité des autres strips auxquels on l’amalgame généralement. Le seul prédécesseur (de peu) qui pourrait être évoqué est Pogo, le continuity strip de Walt Kelly. Créés presque en même temps que Peanuts, Dennis the Menace et Beetle Bailey ne font pas vraiment partie de la même famille. Celle-ci prend corps dans la deuxième moitié des années 50, avec Feiffer (1956), Andy Capp (1957), Miss Peach (1957), B.C. (1958), et s’étoffe au cours de la décennie suivante avec Bristow (1962), Wizard of Id (1964) et Mafalda (1964), pour ne citer que les séries les plus connues.

Il n’est pas si aisé de réunir les éléments d’une définition stricte permettant de distinguer les « strips intellectuels » des autres strips. Un article « humour intellectuel » (plus que probablement rédigé par Jean-Claude Glasser) figure dans L’Encyclopédie des bandes dessinées (Albin Michel, 1986, p. 140). On peut y lire que la plupart des éléments qui caractérisent cette tendance ont toujours existé dans la BD américaine, et ne témoignent d’aucune rupture particulière. Ainsi, « la variation sur des thèmes, l’usage de plans fixes caractérisaient déjà Blondie, tandis que le goût de l’absurde est une constante de la tradition non-sensique ». Les autres éléments constitutifs cités sont « un graphisme non réaliste, avec peu de décors, à la limite proche du graffiti ; un goût marqué pour (…) la parabole et la réflexion “philosophique” ; avoué ou non, un arrière-fond psychanalytique ; enfin, dans de nombreux cas, le choix de micro-sociétés hors de l’ordinaire. »

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Il est sans doute possible d’aller un peu plus loin dans l’analyse de ces composantes. Contentons-nous, pour l’instant, de trois remarques.
a) Ce sont deux choses différentes que le recours aux « plans fixes » (constance du cadrage) et l’usage d’un graphisme épuré, schématique. Mais toutes deux peuvent être interprétées dans le sens d’un refus du spectaculaire, voire d’un refus de la séduction (que ne refusait pas Blondie, héroïne sexy au maintien affecté). S’agissant d’un art de l’image, l’austérité de la forme ‒ réelle chez Feiffer et Parker, plus relative chez Schulz ‒ est naturellement perçue comme une volonté de majorer le « message » ; le graphisme schématique fait d’ailleurs signe vers le cartoon politique, dessin chargé d’intentions s’il en est. En somme, selon une logique proche de celle des vases communicants, le lecteur est fondé à croire que ce qu’il perd en spectacle, il le regagne en profondeur morale ou intellectuelle.
b) Il y a absurde et absurde. La tradition du non-sense en bande dessinée puise ses racines dans le burlesque, demeurant fort liée aux objets et aux difficultés que rencontrent les humains pour soumettre ces objets à leur volonté. Par opposition à cet absurde mécanique, ou logique, on pourrait qualifier d’absurde existentiel celui qui prévaut dans les strips dits intellectuels. En fin de compte, c’est l’absurdité de la condition humaine qu’illustrent des séries comme Feiffer, Peanuts ou Mafalda, les deux premières prétendant nous amuser à travers la représentation de névroses, la troisième entreprenant de nous divertir en causant surarmement, pollution, pouvoir de l’argent, etc. Pour être banal, il n’en est pas moins vrai d’affirmer que le rire, ici, n’est que l’alibi (ou la politesse) du désespoir.
c) Il s’agit moins de peindre des « micro-sociétés hors de l’ordinaire » que de jouer sur le décalage entre la tonalité souvent grave et parfois complexe des préoccupations exprimées dans le strip, et l’être, ou la condition, des personnages chargés de les exprimer. Ce qui n’est pas ordinaire, en effet, c’est d’entendre « philosopher » (au sens large) des animaux, des enfants, ou des hommes des cavernes (B.C.), toutes catégories d’êtres vivants en principe moins portées à la spéculation intellectuelle qu’à la satisfaction de leurs besoins vitaux, de leurs pulsions. Outre que ce décalage est drôle en soi, il constitue sans doute le détour obligé qui rend acceptables, par un large public (auquel Feiffer, qui a opté pour une stratégie plus directe, n’a d’ailleurs jamais eu accès), des évocations somme toute douloureuses ‒ un miroir peu flatteur.

Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas que Schulz travestisse un quelconque « message », qu’il profite de l’aspect rassurant et aimable d’un microcosme enfantin pour faire passer certaines idées en contrebande. C’est exactement le contraire qui s’est produit : l’intellectualisme n’était pas un parti pris (comme chez Feiffer), mais une issue. Schulz, au départ, n’avait d’autre ambition que celle de nous divertir en manipulant, tels des marionnettes, quelques enfants et un chien. Seulement, comme l’a noté Pierre Fresnault-Deruelle, « la seule thématique renouvelable toutes les 24heures est bien évidemment celle de la “vie” même dans sa quotidienneté, à savoir (…) les petits aléas de la journée d’un petit groupe de personnages familiers » [11]. Et l’on doit convenir que cette thématique ‒ qui était en effet celle de Peanuts dans les premières années du strip ‒ n’ouvre à l’invention qu’un domaine au périmètre assez restreint. Un domaine en outre déjà très fréquenté par plusieurs générations de kid strips, et où, pour être drôles, les enfants n’ont pas d’autre ressource que de se comporter en garnements, en vauriens farceurs et turbulents.
C’est donc d’abord pour durer, et ensuite pour faire œuvre originale et se démarquer d’un genre en voie d’épuisement, que Schulz a manifesté très tôt sa volonté de transcender ce premier niveau du strip : la représentation du quotidien. Pour ce faire, il a mis à contribution deux stratégies concurrentes, la première consistant à introduire dans le strip une dose croissante de fantasy et à prendre ainsi ses distances avec le réel, la seconde à « intellectualiser » la série en affirmant, chez ses personnages, un goût pour la phraséologie et la spéculation, en les soumettant à une forme plus ou moins aiguë d’inquiétude métaphysique.

Dans le vocabulaire des Peanuts, le mot « théologie » résume cette attitude. Car c’est bien d’une attitude qu’il s’agit : les Peanuts ne se posent pas tant de « grandes questions » (D’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?), ils ont plutôt le don de traiter les petits problèmes comme si c’étaient de grandes questions. Les élucubrations de Linus sur la « Grande Citrouille » et une discussion du même Linus avec son père à propos d’un mauvais bulletin seront donc, au même titre, qualifiées de controverses théologiques.

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Le « fantastique » (mauvaise approximation française de fantasy, concept qui englobe le bizarre, l’absurde, le merveilleux et l’irrationnel sans se réduire à aucune de ces catégories) et la « théologie » sont donc les deux moyens dont s’est doté Schulz pour dépasser le quotidien. Celui-ci n’a pas été délaissé pour autant ; il constitue toujours le socle du strip, son point d’ancrage. Mieux encore : l’aller-retour entre réalité et fantasy est devenu l’un des principaux ressorts comiques du strip, de même que le passage brutal du grandiose au mesquin, des considérations nobles aux réflexions les plus triviales. Soit deux exemples entre mille.
a) Snoopy se prend pour l’as du ciel de la Première Guerre mondiale. Juché sur le toit de sa niche, il mime le départ pour une mission dangereuse et fait entendre un RRRRRR sonore qui figure le vrombissement du moteur. Trois cases de pure fantasy, à la quatrième apparaît Charlie Brown, en pyjama ; il dit : « Quatre heures du matin... Comment expliquer ça aux voisins ? » Question très terre-à-terre qui nous rappelle brutalement à la réalité.
b) Linus entre dans la salle de classe et s’assied tout au fond. À sa maîtresse qui lui fait remarquer les places restant libres dans les premiers rangs, Linus répond par une citation de l’Évangile selon Saint-Luc : « Lorsque tu seras invité, va te mettre à la dernière place, afin que, quand celui qui t’a invité viendra, il te dise : mon ami, monte plus haut... Car quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé. » Suit une case muette où l’air interdit de Linus nous laisse deviner qu’il se fait sévèrement rabrouer par Miss Othmar. Enfin, Linus vient s’asseoir au premier rang, tête basse, en concluant : « Miss Othmar n’approuve pas les injonctions bibliques »... Ou comment Linus quitte les hautes sphères de la théologie pour se plier aux usages plus prosaïques du système éducatif.

Que Peanuts mérite ou non d’être étiqueté « strip intellectuel », on ne saurait nier qu’ainsi l’ont perçu, non seulement les lecteurs ordinaires, mais aussi les propres confrères de Schulz. À cet égard, les parodies publiées ici et là sont sans équivoque. Dans les planches du dimanche des 13, 20 et 27 octobre 1968, Li’l Abner cédait ainsi la place à une parodie modifiant Peanuts en « Peewee » et Snoopy en « Croopy », AI Capp montrait le dessinateur en train d’espionner les consultations d’un psychiatre, lui empruntant toutes ses idées pour le strip. L’histoire se terminait par le renvoi du dessinateur, en lieu et place duquel le syndicate engageait le psychiatre lui-même pour continuer le strip !
Plus récemment (1981), dans un numéro de Mad, AI Jaffee et Wallace Wood tentaient d’imaginer à quoi ressemblerait Peanuts si les héros de Schulz se comportaient « comme de vrais enfants »...

Un répertoire graphique

Pour être simple, l’art graphique de Schulz n’en est pas moins extrêmement personnel. Ses personnages se reconnaissent immédiatement à leur schéma corporel, lequel n’a rien d’académique : la tête tient presque autant de place que le corps, les bras sont si courts que, tendus à la verticale, ils permettent à peine aux mains de couvrir les yeux, ou les oreilles.
Pour différencier ses personnages, Schulz n’a besoin que de quelques « traits pertinents » (pour reprendre une terminologie commune à Umberto Eco et Guy Gauthier). La chevelure contribue fortement à les distinguer, de même que le costume. Ainsi, Charlie Brown peut être reconnu alors même qu’un sac lui dissimule le visage, grâce à la bande noire brisée de son tricot. Les différences anatomiques sont assez discrètes mais elles existent néanmoins, concentrées dans la physionomie. Charlie Brown est le seul à avoir une tête rigoureusement sphérique (la forme du crâne n’est pas différente chez sa sœur Sally, mais sa chevelure en modifie sensiblement l’aspect). La concavité du front de Lucy et de Linus les désigne comme frère et sœur. Ils ont le nez moins fort que Charlie, Sally ou Peppermint Patty, tandis que Frieda est seule à arborer un nez pointu. Enfin, les yeux de Linus et de Lucy sont en permanence soulignés par un cerne qui, lorsqu’il apparaît chez Charlie Brown ou l’un des autres personnages, constitue une marque d’expression.

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L’usage de semblables traits pertinents n’est pas spécifique à l’œuvre de Schulz. Tous les dessinateurs humoristiques procèdent de cette façon, qui répond simplement à la nécessité de typer chaque personnage afin qu’il demeure identifiable en toutes circonstances. Mais Schulz est allé plus loin dans la systématicité de son graphisme, en constituant peu à peu une sorte de répertoire de gestes et de positions qui reviennent identiquement avec une remarquable fréquence. Snoopy couché sur le toit de sa niche, Snoopy dansant, la truffe au ciel et les bras en croix, Linus assis par terre, pouce droit en bouche et main gauche appuyant contre la joue sa fameuse couverture, Charlie Brown faisant, sur place et à 50 cm du sol, une véritable culbute lorsque la voix de Lucy le fait sursauter, telles sont quelques-unes de ces attitudes maintes et maintes fois répétées. Elles entrent pour beaucoup dans le sentiment de familiarité qu’éprouve le lecteur de Peanuts et, dans la mesure où elles cristallisent des situations, elles finissent par s’imposer à la mémoire comme autant d’emblèmes résumant, à eux seuls, des collections entières de gags.
La même systématicité prévaut dans la représentation de certains lieux ou objets fétiches du strip. De la niche de Snoopy, nous ne voyons jamais que la même paroi latérale ; le stand de psychiatrie de Lucy est presque toujours montré de face ; quant aux pupitres de l’école et au piano de Schroeder, nous n’en connaissons que le côté droit, si bien que les enfants assis face au meuble occupent systématiquement la partie gauche de l’image, le profil tourné vers la portion du strip encore à lire.
Chez Schulz, la spatialité n’est donc rien moins qu’enveloppante, La « caméra » du dessinateur ne tourne pas autour des objets. Cette fixité du point de vue confère aux objets une certaine qualité d’abstraction ; ils se réduisent, en définitive, à un assemblage de lignes invariable et simple. Peut-être est-ce précisément cette abstraction qui prête ces objets à des emplois multiples, favorisant la métamorphose de la niche de Snoopy en vieux coucou de la première guerre mondiale, en bureau ou en caisse de supermarché.

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En dernière analyse, le graphisme de Schulz se signale donc par son extrême économie et par son caractère répétitif. Guy Gauthier s’est appuyé sur ces deux critères pour parler d’un « graphisme idiomatique », c’est-à-dire narratif, composé d’« unités discrètes repérables » (discrètes ayant ici le sens de séparées, discontinues) composant une sorte de lexique, ou mieux d’alphabet, et pouvant donc « être comparées aux unités de première articulation de la langue » [12]. Henri Van Lier dit la même chose à propos de Andy Capp lorsqu’il parle d’un dessin « éminemment discourant [donnant lieu] à des unités distinctives presque constantes, qui font songer aux phonèmes du langage, bien qu’elles ne composent pas les unités significatives par leurs simples successions, comme les consonnes et les voyelles, mais par leurs positions et proportions » [13].
Plus prudent que Guy Gauthier, Henri Van Lier a, selon moi, raison d’écrire, à propos des unités distinctives du graphisme (d’un graphisme aussi systématisé que celui de Schulz ou celui de Smythe), qu’elles « font songer » à celles du langage, ce qui est moins que d’affirmer qu’elles peuvent leur « être comparées ». En effet, la tendance d’un tel graphisme à la digitalisation ne doit pas conduire à sous-estimer la part analogique du dessin, qui n’est pas une part résiduelle mais son fondement irréductible, son véritable substrat.

L’impact émotionnel du dessin, dans Peanuts, se mesure notamment à ces cases muettes où le(s) personnage(s), désemparé(s), reste(nt) momentanément coi(s), cases qui résonnent formidablement de notre propre investissement affectif. Et à ces innombrables cases terminales qui voient Charlie Brown tourner vers nous sa figure où s’impriment tour à tour toutes les nuances du désarroi, de la déréliction. Les changements d’expression qui animent le visage des personnages d’une case à l’autre produisent du comique [14] et de l’émotion, Que ces expressions se réduisent à quelques traits ne les empêche pas d’être lestées d’authenticité, de vécu. Il faut en créditer les seules qualités analogiques du dessin.

Restons encore un instant attentif au dessin, pour signaler que Schulz se montre, à l’occasion, prodigue en inventions graphiques. Les fameux bâtonnets qui composent le langage du petit oiseau Woodstock doivent être cités au premier rang de ces trouvailles. Ils s’affichent sur le blanc du papier comme une zone de dessin pur, au même titre que les fragments de partition qui surplombent le piano de Schroeder lorsque celui-ci en joue (du moins pour les lecteurs ignorants du solfège), Schulz, en effet, porte sur l’écriture musicale un regard de dessinateur ; en 1966, il fait apparaître le visage de Lucy entre deux portées ; en 1970, il fait sortir un nuage de notes d’une bombe aérosol ; en 1974, lorsque Snoopy s’installe au piano, les notes sont transcrites comme des croches se terminant par l’empreinte innombrables d’une patte de chien ; en 1975, plusieurs gags seront encore consacrés aux ronde, démêlés de Snoopy avec des notes qui, s’enfoncent dans son dos, s’accrochent à sa truffe, etc.

Si le rire, dans Peanuts, procède surtout d’un comique de situation et d’un humour verbal, d’autres gags ont donc cette particularité d’être essentiellement graphiques. D’une incurable saleté, le personnage de Pig-Pen (« cradaud » ou « cochonnet », selon les traducteurs) est aussi à l’origine d’un certain nombre d’entre eux. Par exemple : quand il se plaint d’avoir du sable dans ses chaussures, on le voit en extraire une pleine brouettée. Ou encore : quand un de ses correspondants reçoit de lui une lettre, il se dégage de l’enveloppe un petit nuage de poussière. Citons aussi cette planche du dimanche d’avant 1955 où Lucy, qui s’amuse à relier d’un trait continu des points dispersés sur telle surface, puis telle autre, passant devant Charlie Brown, trace un trait horizontal entre ses deux yeux qui, à la manière habituelle de Schulz, sont représentés par... deux points. Le temps d’un gag, Schulz casse là l’illusion référentielle pour nous rappeler que Charlie Brown n’est pas un vrai petit garçon, mais un dessin. Une duplicité encore plus retorse préside à ce strip superbe où Charlie Brown s’extasie devant l’altitude atteinte par le cerf-volant de Lucy, qui, effectivement, paraît si haut qu’on le distingue à peine ... jusqu’au moment où, Lucy le ramenant à elle, on s’aperçoit qu’il était en réalité tout près, mais minuscule [15].

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Les deux rythmes du gag

Que toutes les idées d’un humoriste se plient à un découpage en quatre cases, voilà qui, sans doute, suppose l’usage récurrent d’un petit nombre de structures narratives éprouvées. L’analyse fait apparaître deux types principaux de construction.

Type A. ̶ Une situation se développe de façon logique, progressive et linéaire de la première case à la troisième. La rupture de sens d’où naît le comique ‒ rupture que, à la suite de Violette Morin [16], nous désignerons comme disjonction ‒ se produit à la quatrième et dernière case, qui remplit la fonction traditionnelle de « chute » créant un effet de surprise. Ce type de construction pourrait être dit « conventionnel ». En soi, il ne témoigne d’aucune originalité par rapport à la plupart des autres gag strips. Seule la nature de la chute se révèlera typique de Peanuts : il pourra s’agir, par exemple, d’une réflexion mélancolique ou amère, adressée au lecteur comme un aparté, ou d’une de ces confrontations brutales entre réalité et fantasy dont j’ai parlé.
L’un des traits propres à Schulz est que cette chute coïncide fréquemment avec la disparition d’un personnage (le nombre de ceux qui restent passant de 3 à 2, ou de 2 à 1) ou, au contraire, avec l’apparition d’un personnage supplémentaire ; dans les deux cas, ce changement survenant dans l’équilibre du groupe modifie les sentiments des acteurs en présence et permet, soit une confrontation violente, soit l’extériorisation d’une pensée qui ne pouvait s’exprimer en présence de l’autre.
Dans les strips du type A, il n’est pas rare que la troisième case puisse être supprimée sans nuire à l’intelligibilité du gag. Il s’agit presque toujours alors d’une case muette, prolongeant de manière un peu artificielle l’exposition de la situation ; cette troisième case marque en fait, chez le personnage, un moment de réflexion ou d’indécision ; le lecteur peut mettre ce « blanc » à profit pour spéculer, ne fût-ce qu’un bref instant, sur la surprise que lui ménage la chute. Ce procédé revient avec une fréquence particulière lorsqu’un des Peanuts écrit une lettre. On le voit coucher deux phrases sur le papier, puis réfléchir en suçant son stylo, avant de conclure sa missive.

© United Feature Syndicate

Type B. ̶ Plus original, ce modèle est aussi beaucoup moins fréquent (surtout après 1975). Il diffère du précédent en ceci que la disjonction se produit dès la troisième case, si bien que, selon toute vraisemblance, un autre dessinateur se satisferait d’arrêter le gag sur cette image où se trouve localisée la rupture de l’équilibre, cette image qui a trompé notre attente. Schulz, lui ‒ c’est là sa spécificité ‒, prolonge le gag d’une case, le fait rebondir par un commentaire. Disons-le autrement : le gag a produit sur nous son effet à la troisième case, et dans la quatrième le personnage explicite sa propre réaction. Si le gag avait pour vocation de surprendre, ce corollaire nous ramène au contraire à la norme, au déjà connu : une fois de plus, voilà Charlie Brown désespéré, Lucy en pétard, etc. Le monde des Peanuts reste conséquent.
Soit l’exemple du strip où Charlie Brown se tient debout dans un paysage de neige, sous les flocons qui tombent avec régularité. « J’aime être sous la neige », dit-il dans la case 1. Il développe cette pensée à la case 2 : « Me trouvant sous cette neige qui tombe doucement autour de moi, je me sens comme réconcilié avec moi-même ... J’éprouve un sentiment de sécurité. » D’un jet tendu (et anonyme), une boule de neige vient le frapper au front à la case 3, ruinant cette belle quiétude. Gag. La case 4 le prolonge en montrant Charlie Brown consterné, la boule de neige comiquement juchée sur le crâne ; il dit : « Enfin ... presque ! ».

(En dépit des apparences, ces deux modèles n’épuisent pas l’ensemble des constructions possibles à l’intérieur d’un gag strip. Dans Hagar the Horrible, par exemple, on peut observer beaucoup de répliques « à effet retard ». Il s’agit de ces strips où l’élargissement du champ, dans la dernière case, dévoilant une portion du décor et d’éventuels personnages jusque-là invisibles, révèle rétroactivement en quoi la phrase prononcée dans la case précédente était drôle. Sauf erreur, Charles Schulz n’use jamais de ce modèle, ni d’un certain nombre d’autres que l’on pourrait spécifier en étudiant le travail d’autres cartoonists.)

Les strips correspondant au type B se prêtent à un petit jeu amusant ou plus exactement à un petit exercice de présupposition logique non dépourvu de vertus pédagogiques. En effet, on peut en cacher la troisième case et, d’après le commentaire délivré dans la quatrième, deviner ce qui vient de se passer qui, compte tenu de la situation de départ, a pu amener cette réaction.

On l’aura constaté, la construction du gag détermine son rythme interne. Un facteur important à cet égard est évidemment l’alternance de cases pourvues d’un texte et de cases muettes. Je me contenterai de citer les statistiques établies par Ricarda Strobel (op. cit., p. 32). Sur 292 strips des années 74-75 étudiés par elle, 64 % comportaient du texte dans chacune des quatre cases, 22 % dans trois cases sur quatre, 7 % dans la moitié des cases, 7 % dans une seule case et 1 % étaient totalement muets. (Les pourcentages ayant été arrondis, on ne s’étonnera pas que le total fasse 101 %...)
Ajoutons que, lorsque le strip compte une, deux ou trois cases muettes, la dernière case, elle, est toujours parlante. Quant à l’unique case sans texte partagée par 22 % des strips, on sait qu’il s’agit presque toujours de la troisième.

Avant d’en terminer avec la première partie de cette étude, il me faut souligner combien les recueils de Peanuts disponibles en français sont décevants. Les uns ne reprennent que les planches du dimanche, qui s’adaptent mieux au format de l’album à l’européenne, les autres (et notamment les volumes édités par Hachette en 1987, dont la traduction est par ailleurs assez médiocre) font alterner daily strips et Sunday pages, mais opèrent une sélection parmi les strips consécutifs se rapportant à un même thème, quand ils ne les intervertissent pas sans la moindre raison. La logique séquentielle, si importante dans le système Schulz, s’en trouve perturbée, et nombre de gags perdent ainsi de leur saveur.
L’édition la plus satisfaisante serait évidemment une édition chronologique intégrale [17]. Mais encore ne s’agirait-il que d’un « moindre mal ». Car si les comic strips feuilletonesques gagnent souvent à être rassemblés par épisodes complets, le gag strip, lui, n’a rien à gagner à une édition en recueil, aussi respectueuse soit-elle de son déroulement. Le gag strip est fait pour être lu dans un quotidien. Les 24 heures qui se sont écoulées entre le strip de la veille et celui du jour sont nécessaires à ce processus de « capitalisation symbolique » évoqué plus haut. D’être matériellement isolé, mais relié par le souvenir à tous les strips précédents, le strip respire et résonne, il atteint au maximum de son efficacité et de son impact émotionnel. Au lieu que, pris dans un recueil, il est moins l’objet d’une capitalisation que d’une forme d’annulation. Les strips sont trop brefs, leur enchaînement se fait trop vite, et ils défilent devant le lecteur qui ne peut pas résister à cette force entraînante le poussant sans cesse à lire un strip de plus. En fait, le lecteur est d’autant plus pressé qu’il sait pouvoir interrompre sa lecture à tout moment, chaque strip lui ménageant la possibilité d’une pause.

À peu de choses près, on pourrait appliquer à la lecture de Peanuts en album ces réflexions d’Henri Michaux sur la fuite des idées chez l’homme aliéné par une drogue : « Les idées apparaissent et disparaissent sans qu’il [le lecteur] y puisse rien, sans qu’il puisse, si fort qu’il le désire, ni les arrêter, ni les retarder, ni les ralentir, ni en retenir une, même si plus particulièrement elle l’intéressait. Toutes coulent à la même vitesse, suivant les cours d’un torrent inconnu qui les apporte et les remporte. Vitesse des pensées, vitesse des images, vitesse des envies, tout arrive à une excessive vitesse, qu’aucun sentiment n’influencera. Ça pense, ça n’a pas besoin de lui pour penser. Ça se passe entièrement en dehors de lui. Ça le laisse au dehors. » [18]

Thierry Groensteen

[1] Je n’ignore pas que certaines séries paraissent seulement en semaine, d’autres uniquement le dimanche. Mais le rythme dont je parle est la matrice générale par rapport à laquelle chaque cas particulier se définit. Il se trouve que c’est aussi le rythme des Peanuts, publiés sept jours sur sept.

[2] Dans Lector in fabula (Grasset, 1985, p. 66-67), Umberto Eco tente de démontrer que « tout texte est un mécanisme paresseux vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire ». Dès lors, il faut admettre que ce qui est vrai en général l’est encore plus du gag strip.

[3] Cf., sur ce point, la « relecture » de Krazy Kat proposée par Jean-Pierre Tamine dans Les Cahiers de la bande dessinée No.59.

[4] Le 29 février 1988, l’auteur est passé à une forme plus libre.

[5] Pour aboutir, dans les années 30, à une norme encore plus contraignante, chaque strip comprenant alors une case large, puis deux cases étroites, puis à nouveau une case large, aux dimensions immuables.

[6] Cf. Eric Leguèbe, Le Voyage en balloon, Marseille, Bédésup, 1985, p. 35.

[7] Cf. « Doonesbury, l’Amérique sans fard », dans Les Cahiers de la bande dessinée No.80, p. 60-65

[8] Cette stabilité peut d’ailleurs être maintenue sans dommage sur des distances plus longues, d’une ou de plusieurs planches, comme l’ont notamment prouvé Bretécher et Copi.

[9] « Aperçus sur la mécanique narrative des strips », Bulletin de Psychologie No.386, tome 41, p. 583-588.

[10] Ricarda Strobel, Die Peanuts - Verbreitung und asthetische Formen, Carl Winter Universitatsverlag, 1986, p. 89-95.

[11La Chambre à bulles, UGE, “10/18”, 1977, p. 90-91.

[12] Cf. Guy Gauthier, « Les Peanuts : Un graphisme idiomatique », Communications No.24, Seuil, 1976, p. 108-139.

[13] Cf. « La bande dessinée, une cosmogonie dure », in Bande dessinée, récit et modernité, colloque de Cerisy, Paris-Angoulême, Futuropolis-CNBDI, 1988, page 14. Voir aussi Henri Van Lier, L’Animal signé, Albert de Visscher éd., 1980, p. 75.

[14] Je renvoie sur ce sujet à mes commentaires relatifs au « comique visuel d’accompagnement » chez Don Martin et Hergé, dans Les Cahiers de la bande dessinée No.80, p. 20-21.

[15] Voir dans ce dossier mon commentaire sur cette planche, dont l’original appartient au musée de la bande dessinée.

[16] Cf. « Le dessin humoristique », Communications No.15, 1970, p. 110- 131.

[17] Vœu réalisé depuis l’écriture de cet article par Fantagraphics Books et, pour l’édition française, par Dargaud.

[18Connaissance par les gouffres, “Poésie/ Gallimard”, p. 243.