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lucy van pelt, psychiatre de son temps

Maxence Gaillard

[Mars 2017]

Parmi les gags récurrents de l’univers de Schulz, celui qui met en scène Lucy en médecin psychiatre bénéficie d’une longévité particulière sur les cinq décennies de Peanuts. S’il s’agit au début d’un simple bureau posé dans le jardin, la guérite prend rapidement une forme plus imposante, véritable guichet derrière lequel se retranche le docteur, surmonté par une grande pancarte qui affiche « PSYCHIATRIC HELP 5¢ », tandis que son socle annonce le statut : « THE DOCTOR IS IN ».

Le patient (souvent Charlie Brown mais parfois d’autres personnages) prend place sur un petit tabouret devant la guérite. La perspective est généralement frontale mais quelques vues de profil sont parfois ouvertes. L’effet comique de la situation se décrypte aisément : quand des enfants jouent au docteur, on ne s’attend pas à ce qu’ils jouent au psychiatre. Ils se font des pansements ou se concoctent des potions qu’ils s’administrent, mais il y a peu de chances de les voir jouer à soigner les dépressions et les angoisses des autres, encore moins qu’ils se fassent payer avec avidité pour ce soutien psychologique.

Il n’y a bien sûr pas que ce gag pour évoquer la question de la santé mentale : c’est en un sens tout Peanuts qui porte sur des situations de détresse psychologique comme la dépression, le manque de confiance en soi ou encore le sentiment d’insécurité. Nous étudierons cependant ici la rhétorique de cette situation pour relier les représentations de la psychiatrie véhiculées par les personnages de Schulz aux débats de son époque. D’une part, en tant qu’artiste, Schulz peut être considéré comme un traducteur des préoccupations de la société qui l’entoure, et l’on doit pouvoir trouver dans Peanuts nombre de représentations de la psychiatrie qui étaient partagées par ses contemporains. D’autre part, en tant qu’il s’agit d’une œuvre à très forte audience, on peut estimer que l’image de la médecine présente dans ces comics n’est pas neutre et a pu avoir un impact sur les lecteurs. Notre analyse s’inscrit donc celles des représentations culturelles de la science. L’étude est d’intérêt dans la mesure où la psychiatrie est probablement la branche de la médecine la plus perméable aux influences sociales et culturelles. Les mouvements sociaux, les convictions religieuses et politiques, les normes juridiques, le statut de la personne, rien de tout cela n’est étranger à l’histoire de la psychiatrie. Quelle image de la psychiatrie et des psychiatres se dégage de l’œuvre de Schulz, en particulier dans le cas de ces saynètes mettant en scène Lucy psychiatre, qui nous serviront de fil conducteur ?

strip du 19 janvier 1974

Psychiatrie et société aux Etats-Unis depuis la guerre

Les guerres ont eu un rôle de catalyseur dans l’histoire de la psychiatrie. La Grande Guerre avait obligé les médecins à reconnaître la spécificité des troubles psychiques entraînés par les situations de combat : nombre de soldats n’avaient pas subi de blessures physiques, et pourtant ils étaient handicapés à vie par leurs angoisses, leurs tics et toutes les séquelles qui peuvent suivre une expérience traumatisante. La Seconde Guerre mondiale renouvelle ces constats, et la psychiatrie prend une place de plus en importante dans la médecine de guerre. Dans le triage des conscrits tout d’abord, puisqu’une grande part des réformés le sont pour des raisons de faiblesse psychologique diagnostiquée par les experts psychiatres. Sur les théâtres d’opération ensuite, le suivi et la prise en charge des soldats se développant à mesure que l’on reconnaît les besoins d’une armée en campagne.
Certaines leçons se dégagent de ces situations extrêmes auxquelles les guerres confrontent les individus. Tout d’abord, n’importe qui peut être atteint par des troubles psychiatriques. Confronté à des situations difficiles, même le soldat le plus solide peut craquer. Le soin psychiatrique n’est donc ni un luxe d’oisif tourmenté par sa conscience, ni une niche réservé au seul traitement de quelques fous dont tous les individus sains sont certains de ne jamais faire partie. Les psychiatres finissent par distinguer des régularités dans les déficiences des soldats et à identifier les facteurs contribuant à augmenter les probabilités de rupture psychologique (parmi ces facteurs : l’isolement de la famille et des proches, la durée de l’opération, le fait de voir des frères d’arme disparaître, etc.). Outre les progrès de l’étiologie, certaines leçons concrètes sont tirées pour le soin. Ainsi on réalise le bénéfice qu’il y a à prendre en charge les crises dès leur apparition et à ne pas stigmatiser leurs victimes. Les médecins se rendent compte qu’il est souvent préférable d’éviter l’isolement du patient et le changement immédiat de contexte. Il vaut mieux prendre en charge le soldat traumatisé tout de suite, lui donner quelques jours de repos non loin du front en établissant un diagnostic d’épuisement, plutôt que de le couper de son groupe de socialisation et de lui imposer une hospitalisation.
Quand l’Amérique sort de la guerre, les vétérans, dont Schulz fait partie, cherchent à se refaire une place dans la société, et pour cela ils doivent vivre avec leur détresse psychologique, leurs comportements aberrants, leurs angoisses, leur désordre émotionnel parfois mal adapté à la vie civile. Avec ces vétérans, c’est tout une gamme de troubles de l’esprit et du comportement que découvre la société américaine – l’US Veterans Association est l’un des financeurs majeurs de la recherche psychiatrique après 1945. Cette société reconnaît également le besoin de répondre à cette souffrance. La réponse va aller au-delà des seuls vétérans : pourquoi ne pas faire profiter toute la société des connaissances acquises en santé mentale ? Le National Mental Heath Act de juillet 1946 montre la volonté fédérale de s’occuper de la santé mentale des citoyens américains, qui se traduit dans la foulée par la fondation d’un National Institute for Mental Health. Cet institut se donne notamment pour objectifs de financer la recherche sur les troubles psychiatriques et de mettre en place des programmes de formation pour les personnels de soin. Ses budgets comme ses prérogatives iront croissants dans les années 1950 et 1960. Les pouvoirs publics reconnaissent donc la nécessité d’une montée en compétences des professionnels de la psychiatrie. Cette dernière devient une discipline spécialisée, de plus en plus encadrée légalement, avec des professionnels de plus en plus éduqués. En un mot, il ne s’agit plus simplement d’enfermer les déments dans les hôpitaux et de les contenir dans ces murs tant qu’ils représentent un danger.

En 1963, peu avant son assassinat, le président Kennedy s’appuie sur les avancées de la recherche pour déclarer obsolètes les grands hôpitaux psychiatriques. S’ensuit une politique qui privilégie la prévention et le suivi à l’hospitalisation complète et définitive. Cette tendance est connue par les historiens comme le mouvement de « désinstitutionalisation » de la psychiatrie. Le nombre de patients internés dans les hôpitaux psychiatrique chute. Bon nombre de patients doivent alors se diriger vers des structures alternatives, comme les Community Mental Health Centers nouvellement créés. Les psychiatres se voient concurrencés par des psychologues et des travailleurs sociaux. Le développement des médicaments psychotropes offre une possibilité aux patients de contrôler leurs crises et leur permet de vivre dans la société.

Le « psychiatric booth » de Lucy Van Pelt traduit de manière humoristique ce mouvement. Il s’agit bien de psychiatrie hors les murs, dans le jardin en l’occurrence. Derrière son comptoir, elle vend des conseils comme elle vend ses tartes à la boue (muds pies) dans un autre gag. Quand ils ne se sentent pas bien, les patients viennent la consulter librement. On peut comparer ce petit jeu avec les quelques scènes de Peanuts qui se déroulent à l’hôpital. Il arrive en effet à Charlie Brown ou à Snoopy d’être hospitalisés, et dans ce cas l’hôpital est vraiment représenté comme un milieu séparé de la société : les nouvelles parviennent au compte-goutte, par lettres ou par téléphone, on s’installe au pied de l’hôpital pour épier les fenêtres du dehors, on rend visite à la personne hospitalisée… La prise en charge de la souffrance mentale correspond à une toute autre logique : la guérite s’installe au milieu du jardin et tous sont invités à y passer. Enfin, si Lucy se définit comme docteur, c’est bien que, jusque dans les années 70, les médecins psychiatres avaient quasiment le monopole de la santé mentale. Les psychologues cliniciens et les travailleurs sociaux formés à la psychologie monteront par la suite progressivement en puissance dans l’offre de soin. À cet égard, il faut remarquer que Lucy propose avant tout des thérapies par la parole, et nous nous excusons du fait que Peanuts ne nous permette pas d’entrer dans les nombreux débats qui ont agité le champ de la santé mentale ces dernières décennies, comme le mouvement de balancier entre déterminisme biologique et facteurs psychologiques ainsi que l’opposition entre modèle médical et un modèle dialogué du soin.

Quelques thèmes récurrents

a) L’argent

La situation comique dans les strips mettant en scène Lucy Van Pelt en psychiatre tourne le plus souvent autour de l’argent et de l’avidité de Lucy. Faisant peu de cas de la sensibilité et du portefeuille de ses patients, la psychiatre ne les laisse jamais partir sans payer. Elle leur envoie des factures souvent salées, et si besoin les poursuit jusqu’au recouvrement de ses dettes, quitte à les menacer ou les terroriser. Snoopy, guéri de ses angoisses nocturnes par la psychothérapie, s’angoisse désormais lorsqu’il pense à la facture qu’il doit régler, et panique véritablement quand Lucy vient le harceler de nuit pour encaisser sa note.

strip du 6 février 1964

b) L’autorité de la science

La critique de l’avidité des psychothérapeutes est usuelle (que l’on pense aux critiques de la psychanalyse) et ne constitue pas l’aspect le plus intéressant de notre sujet ni ce qui se situe au cœur du débat sur le lien entre psychiatrie et société. C’est en un sens plus large qu’il faudrait interroger la figure du médecin ou du scientifique telle qu’elle se dégage de ces strips. Le premier élément qui frappe, c’est que la figure du scientifique est une figure de l’autorité. Pour incarner le sage à l’écoute de ses proches ou le scientifique qui explore la profondeur de la psychè de ses contemporains, Schulz aurait pu choisir le personnage de Linus Van Pelt – le petit frère de Lucy cultivé, philosophe, qui n’hésite pas à citer des classiques et la Bible. Il y a d’ailleurs quelques scènes de discussion entre Charlie Brown et Linus, sur un banc de cour d’école ou accoudé à un mur, qui ressemblent fort à des échanges de conseils, sagesse, brises de philosophie, utiles recours en cas de détresse psychologique. Pourtant, quand il s’agit de représenter un « vrai » psychiatre, c’est à Lucy, personnage autoritaire, fort, aimant le pouvoir, que Schulz recourt. Lucy a pour habitude de se faire obéir en hurlant sur les autres, et ce même quand elle endosse le costume de psychiatre. Elle ne pose pas de limites éthiques à son action, que ce soit pour faire payer ses patients, comme nous l’avons vu, ou pour effectuer sa recherche. Voir notamment cette série de vignettes où Lucy prend comme sujet d’expérience pour la fête de la science de son école Linus et son doudou (la fameuse « security blanket », ou couverture de sécurité, inspirée des théories de Winnicott selon David Michaelis dans Schulz and Peanuts [1]). Elle n’a alors aucun scrupule à effectuer toutes les manipulations expérimentales envisageables. Remarquons qu’ici tous les attributs traditionnels de la scientificité sont du côté de Lucy : l’introduction d’une variation dans la situation ordinaire pour créer une situation expérimentale comme en laboratoire, l’observation précise et minutée des symptômes du sujet, observations consignées rigoureusement dans un cahier, et finalement la présentation de l’expérience avec force graphiques, ce qui lui fera obtenir la médaille qui accompagne le succès scientifique. Il est également à noter que la passion de l’observation et de l’enregistrement des changements d’attitude de Linus dépasse de loin le souci du patient et le secours éventuel qu’il faudrait apporter au pauvre enfant qui s’effondre : le patient n’est plus devenu qu’un sujet de science.

strip du 13 avril 1964 et case prélevée dans le strip du 18 avril

S’il fallait donc en un mot résumer l’image du savant : il s’agit d’une personne intéressée, aussi bien par les rémunérations en espèces sonnantes et trébuchantes que par la reconnaissance symbolique qui va avec le succès en science (prix, honneurs, médiatisations, publications…) et dont l’autorité naturelle est renforcée par l’autorité de la science dans la société. Celui qui possède la connaissance mérite en effet de dicter sa conduite au profane une fois que ce dernier a reconnu sa supériorité. ( Quelles sont vos références ? », demande un Charlie Brown en patient dubitatif à Lucy médecin : « Je sais tout », répond cette dernière.)

c) La médecine progressiste

Schulz manifeste dans ces pages une bonne connaissance de quelques passages obligés de l’éducation médicale, qu’il tourne habilement en dérision. Un laïus récurrent dans toute philosophie ou histoire de la médecine consiste à condamner la pratique de la médecine dite « paternaliste », dans laquelle le médecin décide seul en fonction de sa connaissance et dicte sa conduite au patient, pour plaider en faveur d’une bonne communication et de l’établissement d’un dialogue entre le médecin et son malade. Un débat sur les relations médecin-malades et sur la place de la parole dans la médecine traverse le milieu médical des années 1950-60, comme en témoigne l’ouvrage séminal de Michael Balint, Le Médecin, son malade et la maladie, paru en 1957.
Schulz a ici beau jeu d’ironiser sur les injonctions parfois difficiles à tenir, qui voudraient faire du médecin un communicant au tact parfait. Lucy, est-on tenté de dire, quand elle joue la psychiatre, n’est pas toujours très « psychologue »…

strip du 21 novembre 1968

La psychiatrie contestée

Par son humour acerbe, Schulz rejoint nombre des critiques de la psychiatrie qui se développent à son époque. Si la santé mentale n’a jamais été un champ parfaitement consensuel, les polémiques deviennent particulièrement vives dans les années 1960. Les critiques viennent de divers horizons, aussi bien du champ universitaire que du milieu de la médecine ou encore des anciens patients eux-mêmes. Un mouvement protéiforme, que l’on regroupe parfois sous le nom d’antipsychiatrie, nie ainsi la notion de maladie mentale et sa réalité médicale, et attaque publiquement l’institution psychiatrique. Ces auteurs voient en général dans la maladie mentale un construit social qui met à l’écart, notamment par l’internement, les modes de pensée dont la société ne peut s’accommoder. Un sociologue comme Erving Goffman critique le modèle quasi carcéral de l’hôpital psychiatrique dans Asiles. Un psychiatre comme Thomas Szasz refuse toute réalité aux maladies mentales en l’absence de marqueurs biologiques : le psychique ne peut pas donner lieu à une nosographie exacte (The Myth of Mental Illness). Par conséquent, les personnes que les psychiatres qualifient de malades mentaux sont simplement des personnes désorientées – certes ces personnes ont besoin d’aide dans leur vie, mais la psychiatrie ne peut pas justifier ses prétentions scientifiques et médicales et les « soins » doivent être organisés autrement. C’est alors un geste politique que de critiquer l’autorité dont émanent ces jugements de catégorisation, à savoir le scientisme sur lequel se fonde la confiance en l’institution psychiatrique. Les comportements traités par la psychiatrie sont en fait des comportements réprouvés, par la morale ou l’État ; obliger les gens à se soigner est une atteinte à leur liberté. Cela rejoint les analyses de Michel Foucault : la psychiatrie recouvre des enjeux de pouvoir politique. Celui qui peut définir la norme et la maladie possède le moyen de discréditer l’autre.

strip du 3 avril 1967

De nombreux acteurs se rejoignent dans ce combat contre la coercition dont la psychiatrie serait l’instrument : de la droite religieuse qui y voit une menace pour l’offre religieuse de réponse à la demande de sens et à la souffrance psychique, en passant par les défenseurs de la contre-culture et de toutes les formes de l’exubérance et de l’expérimentation, jusqu’aux partisans de la liberté individuelle de gauche ou de droite qui trouvent dans les politiques de santé mentale une volonté de manipulation de l’État. Parmi les strips de Schulz, on retrouve quelques-uns des éléments qui nourrissent la critique de l’institution psychiatrique.
Ainsi, les leçons de Lucy sont la plupart du temps parfaitement inutiles. Soit elles sont inapplicables (« Je me sens seul » dit un Charlie Brown déprimé – « Trouvez des amis ! » répond Lucy), soit elles se résument à des conseils pratiques que n’importe qui pourrait donner.

strip du 23 septembre 1968

Non seulement le psychiatre n’a pas de thérapeutique efficace à proposer et il se contente de parler pour ne rien dire, mais, beaucoup plus grave, il est incapable de voir les vrais problèmes de ses patients. Ainsi, Lucy qualifie de peur irrationnelle les angoisses de Charlie Brown qui craint de tomber de sa chaise, et ne se rend pas compte qu’il est réellement incapable de s’asseoir. Cette peur de tomber des chaises peut être interprétée comme la matérialisation de la réelle difficulté de Charlie Brown à trouver sa place dans la société. Rejeté de toutes parts, échouant quoi qu’il fasse, il s’entend dire qu’en plus il se trompe sur sa propre situation et se voit dépouillé du droit de témoigner de sa douleur. Le dessin met pourtant en valeur deux chutes bien réelles du personnage, spectaculaires et bruyantes, qui encadrent le bas de la page.

Sunday page du 22 juin 1986

Conséquence de ces conseils inutiles, de ces diagnostics impossibles et de cette vaine thérapeutique, le patient est in fine renvoyé à lui-même, et quand enfin il apprend quelque chose, c’est toujours par sa propre réflexion et non par son thérapeute. Ce genre d’argument à double tranchant peut être utilisé aussi bien pour défendre la psychothérapie (certes le médecin n’a pas de solutions toutes faites, mais le patient finit quand même par en tirer quelque chose), que pour l’attaquer (à quoi bon aller voir quelqu’un si les réponses sont déjà en moi).

Schulz et la médecine

On suppose que c’est cette dernière voie sceptique qu’a empruntée Schulz dans sa vie. Lui-même se définit comme une personne triste et fondamentalement mélancolique, s’assimilant à son personnage Charlie Brown trop souvent déprimé. Sollicité de toutes parts suite au succès de son comic strip, Schulz est confronté à des crises de panique lorsqu’il s’éloigne de son foyer ou avant d’apparaître en public. Il préfère par conséquent limiter autant que faire se peut les « voyages d’affaire » et les cérémonies. Le Xanax, un médicament anxiolytique, l’a parfois aidé à calmer ses angoisses. Mais le milieu familial n’est pas toujours un refuge idéal. Selon son biographe David Michaelis, le personnage de Lucy – psychiatre autoritaire qui n’hésite pas à balayer d’un revers de main les doutes de ses patients – « contrôle-toi ! », « fais un effort ! » – serait partiellement inspiré de sa première femme, Joyce, qui ne prenait pas au sérieux ses angoisses et répondait par la manière forte.

strip du 27 mars 1959

Lorsque sa femme lui conseille d’aller consulter un psychiatre, il refuse sous prétexte que cela lui enlèverait son talent (Schulz and Peanuts, p. 384-5). Il peut sembler paradoxal qu’un dessinateur mette en scène une psychiatre, de surcroît dans un contexte assez « professionnel », alors que lui-même refuse d’en consulter. Mais, comme beaucoup de personnes intelligentes et ouvertes aux débats de son temps, Schulz choisit un point de vue sur la psychiatrie qui justifie le non-recours à la médecine. Il révèle sa pensée dans un entretien : « Comment expliquer que l’on soit malheureux quand on a aucune raison particulière d’être malheureux ? Les dessinateurs de BD sont de drôles de gens. Je ne pense pas que nous soyons spécialement heureux. La plupart des dessinateurs de BD que je connais sont du genre déprimés, ou tristes. Je pense que pour beaucoup d’entre nous, nous sommes très mélancoliques. Mais de ce sentiment vient l’humour ».

Un coup d’œil sur les index thématiques des tomes de la réédition intégrale des Peanuts chez Fantagraphics Books, The Complete Peanuts, révèle que les occurrences du gag de Lucy et de sa guérite psychiatrique culminent dans les années 1960. Sur les cinquante ans de publication de Peanuts, cette période est probablement celle qui est la plus difficile dans la vie privée de Schulz ; elle se terminera par la séparation d’avec la mère de ses enfants. Nous ne nous permettrons pas de trancher entre ce que la mise en scène de Lucy psychiatre doit à la biographie de Schulz et ce qu’elle doit aux débats qui agitent la société de son temps. La souffrance psychologique, la plupart du temps d’origine inconnue pour le sujet qui la subit, ne peut pas être soignée d’un coup de baguette magique, et il faut apprendre à vivre avec. Entre plusieurs moyens de calmer sa souffrance, Schulz a pris le parti de se plonger dans la création artistique. De la sublimation de sa détresse vient son humour cynique et son imagination de créateur. L’exercice quotidien d’écriture des Peanuts fut son havre psychologique et sa thérapie comportementale. Pour le plus grand bonheur des déprimés d’hier et d’aujourd’hui, qui peuvent soigner leur tristesse en en lisant quelques cases.

Maxence Gaillard

Références

Vignettes tirées de The Complete Peanuts, Fantagraphics Books, tomes 1959-1960 ; 1963-1964 ; 1967-1968 ; 1985-1986.

Sur l’histoire de la psychiatrie aux États-Unis :
- Menninger, Roy & Nemiah, John (éd.), American Psychiatry after World War II, 1944-1994, American Psychiatric Press, 2000.

Autres ouvrages cités :
- Balint, Michael, The Doctor, his Patient and the Illness, Pitman, 1957.
- Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961 /
- Goffman, Erving, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, 1968.
- Szasz, Thomas, The Myth of Mental Illness, foundations of a theory of personal conduct, Hoeber-Harper, 1961.

[1] David Michaelis, Schulz and Peanuts, a biography, Harper Perennial, 2008.