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ils sont grands, les petits

Vincent Baudoux

[Janvier 2001]

Les éloges publiés au lendemain du décès de Charles Monroe Schulz furent unanimes : le père des Peanuts est un des plus indiscutables maîtres de l’histoire mondiale des comics. Son œuvre s’étend, à quelques jours près et sans interruption, sur cinquante années, dans environ deux mille six cents journaux, dans 75 pays, pour plus de 350 millions de lecteurs quotidiens !

L’apogée des Peanuts est atteinte, si l’on ose dire, en 1969 lorsque les médias du monde entier transmettent en direct les premiers pas des astronautes Américains sur la lune, à partir de leur capsule baptisée Charlie Brown, et leur module lunaire, Snoopy. Outre ses qualités intrinsèques, un tel succès ne peut se comprendre que par l’application au cartoon des lois qui régissent l’industrie du spectacle et du divertissement [1], l’œuvre de Schulz figurant un exemple particulièrement clair d’un produit (culturel) en voie d’industrialisation, de mondialisation, au même titre que CocaCola et McDonald’s.

Des contenus liés à l’affect

Ce dernier paradoxe est étonnant, lorsqu’on sait que Schulz a œuvré toute sa vie en solitaire, sans jamais déléguer la moindre idée, le moindre croquis, la moindre mise en couleurs. Il déclarait : « Je n’ai jamais dessiné quelque chose, jamais donné d’importance à un personnage en pensant que cela favoriserait le merchandising. Ce sont deux domaines qui n’interfèrent pas » [2]. C’est que, Schulz ne fait aucun mystère là-dessus, les contenus sont teintés d’émotions autobiographiques remontant à l’enfance. S’il n’est pas nécessaire de s’y étendre davantage dans la mesure où ces contenus fournissent la quasi-totalité de la glose schulzienne, rappelons, pour mémoire, l’exclusion des adultes, la constante de l’échec (Schulz sait à merveille qu’il y a plus de perdants que de gagnants), le traitement des petits problèmes comme si c’était de grandes questions. Un chien hédoniste, la tête philosophique branchée sur ses désirs plus que sur ses besoins. Une part de psychologie, lointain écho de ce bon vieux docteur Spock. Une part de sociologie dans les relations entre les pairs, la tribu. Une part d’anthropologie avec le malaise de l’âme humaine si bien décrit par Freud dans Malaise dans la civilisation [3]. Schulz joue à merveille de l’interférence entre ces niveaux, à la manière dont Schroeder joue sur 12 octaves alors que son piano jouet n’en permet, en principe, qu’une seule... Enfin, il faut citer cette définition admirable qui vaut un livre : « Le bonheur n’est pas très amusant ».

L’efficacité des dispositifs

Quant à la mise en récit des contenus, Schulz construit progressivement ses dispositifs, typiques de la série. Ainsi la distribution des rôles, variables. Par exemple Snoopy marionnettiste, une fois goinfre, une fois philosophe, as de la première guerre mondiale, écrivain, avocat, patineur, étudiant, chef scout, légionnaire, etc. L’imagination s’applique aux personnages, aux objets, aux lieux, au temps, permettant toutes les métamorphoses. Schulz est probablement le seul dessinateur à avoir fait parler un mur de briques sentimental ou à inventer un arbre mangeur de cerfs-volants... On apprend ainsi ‒ sans jamais pouvoir le vérifier, tout est dans l’imagination ‒ que la niche de Snoopy s’étend sur plusieurs niveaux, contient une table de billard, une piscine, est riche d’un authentique Van Gogh accroché à ses murs, etc. Cette fantaisie s’accommode cependant fort bien de références à la Culture, Peanuts étant sans doute la seule bande populaire où l’on parle de Orson Welles, Beethoven, la Bible, Tolstoï, Van Gogh ... Un autre dispositif joue de l’imagination purement graphique, Schulz déclinant sur le mode visuel des perceptions relevant d’un autre ordre, transformant par exemple une portée musicale en hamac, en cage pour Woodstock - à vous d’imaginer les autres possibilités. La déclinaison en surprises renouvelées est d’ailleurs un des dispositifs favoris de Schulz, puisque souvent un gag constitue une variation imprévue d’un thème plus ancien : « Seule une dialectique de la permanence et de la variation permet au gag strip de faire de ses contraintes des atouts » [4].
Les dispositifs le plus souvent utilisés par Schulz incluent encore le non-dit : manière dont une question est inclue dans la réponse (dans le cas d’acteurs qui, s’ils ne parlent pas, communiquent néanmoins) ; nombreuses images silencieuses, comme suspendues, jouant d’une communication non verbale, plus « parlante » qu’une émotion traduite en mots. Il faut dire un mot encore de la voix off, qui permet la présence en imagination d’un personnage absent de la vignette.
On le voit, le comique chez Schulz est aussi bien de situation que graphique, verbal ou non verbal. Ces divers dispositifs visent au même but : distribuer des indices, seulement, afin d’amplifier le travail d’imagination du lecteur.

Le tout premier strip de Peanuts, paru le 2 octobre 1950.

Un savoir-faire artisanal


Il faut rendre hommage au métier de Schulz, le savoir artisanal par lequel ses images dessinées au format 20 x 20 cm, environ, restent parfaitement lisibles en tout petit, en un format voisin du timbre poste [5], ou au contraire au format du poster. La variabilité de taille est donc incluse dès le départ. Dès la conception sur la planche à dessin, Schulz prend en compte les futures questions d’impression, sur le meilleur ou le pire des papiers, ce paramètre étant primordial pour des images destinées à être imprimées partout dans le monde. De même la variabilité de nombre, où une histoire peut se comprendre à partir des seules deux dernières images, ou des cinq dernières, ou de l’entièreté de la planche du dimanche, qui en compte neuf ou douze. Enfin, la variabilité des montages, le récit ne souffrant en aucune façon de la disposition des vignettes en longueur, en carré, en hauteur : il suffit de tenter le coup avec une planche d’Hergé, a contrario, pour se rendre compte de la souplesse de présentation – et donc de publication – que Schulz donné à ses créations.

Une poétique du dessin

Tout ce qui précède ne serait pas encore grand-chose si les Peanuts n’étaient ancrés dans une expérience intime et cependant partagée par chacun d’entre nous. C’est frappant, tous les personnages dessinés par Schulz se ressemblent, avec le même nez, les mêmes yeux, la même bouche. Seuls les vêtements les distinguent, et plus encore leur chevelure [6]. Les histoires de cheveux hantent l’Histoire des hommes comme autant d’écheveaux à démêler, qu’il s’agisse de Samson, des Gorgones, des tonsures, des tondues, du tchador, de la houppette de Tintin, des Suzanne au bain, de la Belle au Bois dormant, du fil d’Ariane, qu’il s’agisse de couper les cheveux en quatre, de se crêper le chignon, d’une histoire tirée par les cheveux, de la catastrophe évitée d’un cheveu, du cheveu sur la soupe à moins qu’il soit sur la langue, ou d’un poil dans la main, toutes choses que l’on trouve à foison dans les récits imaginés par Schulz... L’histoire se corse lorsque l’on sait que le père de Schulz était coiffeur, et que son ascendance allemande place le mythique Struwwelpeter de Hoffman (Crasse-tignasse en français) au sommet de sa mythologie familiale... « Il est aussi difficile d’en parler que s’il s’agissait d’un poème. Regardez les cheveux de Linus. Vous voyez, chaque brin est parfait. S’il était trop brillant, ou autre, il n’aurait pas celte belle qualité. Regardez les cheveux de Peppermint Polly. Vous voyez, les lignes, ce sont de bonnes lignes. C’est tout ce dont il est question » [7]. Avec ses mots de dessinateur, Schulz tente de fondre ensemble l’idée d’image (de reproduction) avec celle du dessin (production de lignes), puisqu’il s’agit d’une seule et même chose, du même trait, de la même plume, de la même encre sur du papier, de la même main. Pour s’en convaincre, il faut revenir sur les premiers Schulz, comme cette tête de Charlie Brown, en 1950, toute ronde, chauve comme un phylactère, un œuf à l’intérieur duquel les cheveux n’apparaissent qu’en germe.
Il faudra des années pour que cet embryon grandisse, explose parfois, littéralement, dans la tête des petits personnages, et dans leur verbe.

La dernière Sunday page dessinée par Schulz, pour prendre congé de ses lecteurs.

Car peu à peu ce tracé-image contamine la totalité des vignettes, devient brin d’herbe, texte, pluie (ah, la pluie dessinée par Schulz, comme horizon idéal, chevelu !). Dessiner chaque ligne comme si l’on dessinait un cheveu, celle-ci douce comme un cheveu d’ange, cette autre drue comme un poil de moustache, une autre enjouée, lisse, sèche ... Comme s’il s’agissait de tignasse, de toison, de tresses, de botte de foin, de brosse, de touffe, de tissage qui s’abandonne et que l’on découvre contraire à celui de Pénélope, à son travail trop bien peigné, bien paré. Car chez Schulz il s’agit du contraire, de nœuds compliqués, d’embrouilles, c’est-à-dire des nœuds
de la vie dans lesquels nous nous débattons tous. La fascination de Peanuts vient de là, de cette adéquation invisible mais très réelle - indicible - entre les contenus et le dessin, comme si les mots et les scénarios ne pouvaient que germer de ce tracé si particulier. C’est la marque des plus grands, et des plus grands seulement, chacun à sa manière, de Vinci à Hergé, et plus près de nous, de Charles Schulz.

Vincent Baudoux

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.6 en janvier 2001, p. 130-131. L’auteur remercie Bernard Tordeur qui lui a prêté son titre, extrait de sa participation au catalogue de l’exposition Chefs-d’œuvre du 9ème Art, Bruxelles, 1997.)

[1] Cette idée est constante dans l’interview menée par Gary Groth, The Comics Journal, décembre 1997.

[2Les Cahiers de la bonde dessinée, No.81, juin 1988, p. 86.

[3] ’PUF, "Quadrige", 1995.

[4Les Cahiers de la BD, op. cit., p. 1-2.

[5] Ainsi, dans Charlie Brown & Charlie Schulz, édition du 20e anniversaire, Signet Books, 1971, où la plus petite vignette reproduite, sur un papier médiocre, fait 2 x 2 cm !

[6] Voir par exemple la page de garde des albums publiés aux éditions Dargaud.

[7] Schulz, à propos d’un de ses dessins, The Comics Journal, op. cit., p. 12.