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le marché de l’art : mirage ou nouvelle frontière ?

[Janvier 2017]

Thierry Groensteen : Bonjour, et bienvenue à l’Alpha pour cette troisième et dernière journée des premières Rencontres Nationales de la Bande dessinée. Nous nous délocalisons aujourd’hui dans la nouvelle médiathèque d’Angoulême, inaugurée en décembre 2015. Je suis ravi de vous accueillir dans ce nouveau lieu emblématique de notre belle cité. Je remercie la Communauté d’Agglomération du Grand Angoulême qui soutient ces Rencontres, et qui met cette salle à notre disposition pour nos débats du jour.

Le sujet de ce matin, c’est : Le marché de l’art : mirage ou nouvelle frontière ? Nous allons procéder en deux temps. Vous avez à mes côtés une première série d’intervenants. Ils seront rejoints après la pause, en milieu de matinée, par d’autres orateurs. Dans un premier temps, je voulais qu’on essaie de comprendre ce qu’est aujourd’hui la réalité de ce marché, comment il fonctionne, comment il est structuré. Je pense que c’est un marché qui reste pour la plupart d’entre nous, extrêmement opaque. On ne sait pas très bien d’où viennent les planches qui sont mises sur le marché, qui les met en vente. On ne sait pas très bien à qui elles sont vendues. On ne sait pas très bien qui fixe les cotes. Sans compter que ‒ et je ne vise pas du tout ceux assis à cette table ‒ nous savons que les pratiques d’un certain nombre de galeries spécialisées sont opaques aussi, car pas mal de transactions se font au black. Puis, il y a une partie des transactions qui se font de la main à la main, c’est-à-dire directement entre les artistes et les collectionneurs, les amateurs qui les sollicitent, pour acheter l’une ou l’autre de leurs planches simplement parce qu’ils aiment leur travail. Certains auteurs font savoir via leur page Facebook ou leur site personnel, que leurs originaux sont disponibles à la vente. Et puis, il y a aussi les commandes spéciales qui sont adressées par les amateurs aux dessinateurs, souvent des dessins assez correctement rétribués. Donc tout cela représente différents circuits de circulation et de ventes des originaux de BD. On en entend beaucoup parler dans la presse, mais en général, la presse ne rend compte que des records atteints régulièrement par les ventes aux enchères, et on voit bien que ça ne se limite pas à cet aspect-là. On va donc essayer d’éclaircir tout cela. Vous pourrez poser les questions que vous souhaitez, mais je vous présente d’abord les intervenants assis à mes côtés.
À ma gauche, Jean-Marie Derscheid, qui nous vient de Belgique ‒ on a deux Belges contre un Français pour l’instant. Jean-Marie a été un des pionniers de ce marché, il a ouvert successivement deux librairies-galeries : 2016, tout d’abord, puis Ziggourat, à Bruxelles l’une et l’autre. Aujourd’hui encore, il conseille, collabore avec la galerie Champaka, qui n’existe plus qu’à Bruxelles puisqu’elle a fermé son local parisien en avril dernier. Il est également directeur d’expositions, et nous avons pu voir à Angoulême, ces dernières années, deux magnifiques expositions auxquelles il a pris une part active : Regards croisés sur la bande dessinée belge, avec Didier Pasamonik, ici présent, et l’exposition Art Spiegelman, en 2012, l’année où Spiegelman était président du Festival, qu’il avait montée avec Rina Mattotti et Benoit Mouchart.
À ses côtés, Jean-Baptiste Barbier, qui est galeriste, qui avait d’abord monté en 2000 une galerie en ligne, qui s’appelait BDartist(e), et qui en 2006, avec son associé Antoine Mathon, a ouvert la galerie Barbier & Mathon, rue Choron à Paris, qui est une des grandes galeries spécialisées sur la place parisienne, où l’on peut voir en ce moment une grande exposition d’œuvres de Bilal, inaugurée il y a quelques jours à peine. Lui aussi est à l’occasion commissaire d’expositions, et c’est notamment lui qui avait monté l’exposition sur Métal Hurlant et (À Suivre) qui avait été créée aux Capucins, à Landerneau, et qui est venue à Angoulême également, à la Cité. Enfin, tout au bout de la table, Philippe Boon, qui vit à Bruxelles. Il vient du monde du cinéma, où il a en particulier exercé la profession de scénariste, mais il est ici pour représenter le monde des collectionneurs. C’est aujourd’hui l’un des collectionneurs les plus actifs sur ce marché, il a monté une collection considérable en quelques années seulement. Ça s’est fait en deux temps, puisqu’au départ il collectionnait les produits dérivés, puis il s’est mis plus récemment aux planches originales, à partir de 2010. En six ou sept ans, il a constitué une collection d’environ 3 000 planches originales, collection qui sera prochainement d’ailleurs mise à la disposition du public. Elle sera exposée dans un lieu en cours d’aménagement à Bruxelles, dont il nous parlera.
Alors, il y a aujourd’hui à Paris, un certain nombre de galeries spécialisées dans la BD. Elles se sont multipliées ces dernières années. Même si Champaka a fermé cette année, d’autres ouvrent régulièrement. Il reste Glénat, Maghen, Huberty & Breyne, la galerie Martel, la galerie 9ème Art, la galerie Oblique… Il y en a d’autres. Est-ce que c’est un phénomène exclusivement parisien, ou existe-t-il des galeries en province, dans d’autres villes ?

Jean-Baptiste Barbier : Bonjour au public. À ma connaissance, c’est surtout à Paris. Même en Europe, il y a très peu de galeries. Il y en a en Belgique, à Bruxelles ; en Italie, à Milan, la galerie Nuages, qui exerce depuis une trentaine d’années. En Suisse, il y en quelques-unes aussi, comme Papier Gras à Genève, qui est historique. On est une petite dizaine en Europe, ce qui n’est pas énorme. Mais c’est vrai qu’il y a une accélération ces dernières années car le marché des originaux s’est emballé au niveau des prix, et donc ça suscite de l’intérêt de la part de nouvelles personnes.

Thierry Groensteen : Mais pourquoi une telle concentration de galeries à Paris ? Y a-t-il une exception française à cet égard, pour l’emballement des orignaux ? Et n’y a-t-il pas désormais trop de galeries sur la place ?

Jean-Baptiste Barbier : Cela fait beaucoup de questions à la fois. Tout d’abord, le marché de la BD est très franco-belge, malgré tout ce qu’on peut dire. C’est aussi les limites de ce marché, c’est qu’on n’aura jamais un marché mondial. Il n’y a pas énormément d’auteurs européens dont les originaux se vendent chers à l’étranger. Il y en a quelques-uns, comme Moebius ou Nicolas de Crécy… Il y a assez peu d’auteurs collectionnés. Déjà, à la base c’est un phénomène franco-belge. Suisse aussi, car il y a certains collectionneurs en Suisse. Ensuite, n’en déplaise à nos amis belges, la Belgique, au niveau des auteurs, est un petit peu moins dynamique, moins présente. Il y a moins de jeunes auteurs belges qu’avant. A Paris, il y a un dynamisme fort, de nombreux jeunes auteurs, dessinateurs et scénaristes. Ce qui fait que notre génération de trente, quarante, cinquante ans, qui travaille maintenant, a les moyens et peut se permettre d’acheter des originaux. C’est un marché qui a explosé ces dix dernières années. Il y a pour moi quelque chose de symptomatique, c’était la vente de pièces d’Enki Bilal en 2007, chez Artcurial. Il y a vraiment eu une explosion du marché, où les originaux se vendaient à près de 100 000 euros, ce qui était énormément d’argent pour des œuvres de BD ou des peintures liées à la BD. À partir de ce moment-là, on a eu une croissance continue sur les prix des originaux. Vous prenez n’importe quel artiste, jeune, qui arrive dans une galerie, il a souvent des ambitions de vendre en galerie ses originaux à 600 euros. Après je ne parle pas des ventes directes sur Facebook, ou dans les salons. Il y a beaucoup de jeunes auteurs qui vendent en direct sur les salons. Il ne faut pas oublier que l’on parle des gros chiffres mais il y a énormément d’artistes qui vivent difficilement. Quant à répondre à la question de savoir si il y a trop de galeries, à mon avis, on est toujours trop. Mais on n’est pas non plus… On est cinq ou six ayant pignon sur rue à Paris. Je ne compte pas celles sur le net.

Thierry Groensteen : Est-ce un marché que vous percevez comme très concurrentiel ?

Jean-Baptiste Barbier : C’est très concurrentiel. C’est saturé, on n’est peut-être pas très originaux, mais on a tendance à travailler avec les mêmes artistes, donc on se bagarre pour ces mêmes artistes. À partir du moment où autant d’argent est arrivé, les gens se sont réveillés. Certains, qui ne connaissent rien au marché des originaux, s’y mettent. Il y a aussi une confusion des genres. Je ne veux pas l’attaquer particulièrement, mais quand vous avez un éditeur qui ouvre une galerie et qui vend les originaux de ses artistes…

Thierry Groensteen : Glénat, pour ne pas le nommer.

Jean-Baptiste Barbier : Il y a une confusion des genres. Après, je fais moi-même de l’édition, à petite échelle, donc il y a toujours un mélange. Mais c’est vrai que chacun a son métier, et je pense que quand un éditeur se met à vendre des originaux, c’est étrange. je voudrais rebondir sur une des phrases de Thierry. Il y a 15 ans, vous alliez dans des galeries à Paris, ou en Belgique, vous pouviez payer en espèces, avoir une remise conséquente. Maintenant, c’est une pratique presque disparue. Dans le milieu français, quand vous avez un collectionneur qui arrive, avec un budget de 500 euros ‒ ce qui est en soi déjà énorme ‒, il veut obligatoirement un certificat d’authenticité et une facture pour son assurance, en cas de vols ou de dégâts des eaux. Les originaux ont une vraie valeur, c’est parfois un sacrifice pour certaines personnes. Certains me laissent trois chèques de 100 euros pour s’acheter un petit dessin.

Thierry Groensteen, Jean-Marie Derscheid, Jean-Christophe Barbier et Philippe Boon.

Thierry Groensteen : Peut-on établir une typologie de ces galeries ? Y a-t-il des galeries qui travaillent avec un très petit nombre d’auteurs, toujours les mêmes, les stars de la profession ? Des galeries plus ouvertes, plus généralistes, où tout dessinateur qui souhaite exposer ses planches a la possibilité, au moins théorique, d’y accéder ? Des galeries spécialisées dans un genre, qui ne ferait que de l’Heroic Fantasy, ou de la bande dessinée historique, en fonction des préférences des galeristes ?

Jean-Baptiste Barbier : Il y a des galeries qui sont spécialisées, en effet, comme la galerie Daniel Maghen, qui est très orientée vers les illustrations, l’Heroic Fantasy, la science-fiction… tous ces univers-là. Moi, je suis plutôt spécialisé dans tous les artistes de la génération de Nicolas de Crécy : Blutch, Christophe Blain… Ce sont des auteurs que j’admire personnellement.

Thierry Groensteen : Jean-Marie, sur la typologie des galeries, toi qui a été un pionnier pour l’ouverture d’un espace de vente des originaux, qu’est ce qui a changé dans la structuration de l’offre ?

Jean-Marie Derscheid : Fondamentalement, au départ, c’étaient des libraires qui proposent des planches, et ça a glissé vers un professionnalisme. Un grand nombre de galeries cherchent à se spécialiser dans ce qu’elles présentent. Ça, c’est nouveau. Maintenant, c’est compliqué aussi, car il n’y a qu’une minorité d’auteurs qui vendent très chers et qui ont une vraie demande. Bon, il y a beaucoup de galeries qui essayent de lancer de nouveaux artistes, mais c’est assez casse-gueule financièrement.

Thierry Groensteen : Soyons clairs. Si un jeune dessinateur qui se trouve ici dans la salle voudrait vendre ses originaux en galerie, a-t-il une chance, et chez qui lui conseillez-vous d’aller ?

Jean-Marie Derscheid : Ça dépend ce qu’il fait, en fait. S’il travaille plus dans un contexte de BD indépendante, il y a Martel, d’un côté, mais qui prend des valeurs très sûres, et Arts Factory, de l’autre, qui fait un travail formidable de présentation. Maintenant, si c’est quelqu’un qui fait plus de l’Heroic Fantasy, je lui conseillerai plus d’aller chez Daniel Maghen. S’il s’inscrit plus dans une ligne comme Joann Sfar, il faut aller chez Barbier & Mathon.

Thierry Groensteen : Puisque nous avons deux Belges à la table, je suis assez frappé par le fait que les Belges ont été un peu pionniers dans le développement de ce marché. Il y a eu plusieurs galeries, qui même à Paris, ont été ouvertes par des Belges. Yves Rasquin a été un des premiers libraires marchand de planches originales, avec la librairie Album, rue Dante. J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un petit document, c’est la « Chambre belge des experts en BD », qui dès 1987 a publié un argus des planches originales en BD, avec des cotes, des indications de prix pour tous les dessinateurs en activité à ce moment-là. On peut donc dire que les Belges ont été moteurs dans la constitution de ce marché. Mais je me demande pourquoi ce type d’ouvrages n’existe plus aujourd’hui, maintenant que le marché s’est beaucoup développé. Pourquoi de semblables argus n’existent-ils plus dans la BD ?

Jean-Marie Derscheid : Je vais répondre à la deuxième question : c’est que ça va tellement vite, en ce moment, qu’il n’y a pas moyen de suivre en terme d’éditions d’argus. Je peux parler du cas belge, aussi. J’avais une galerie d’art contemporain au départ, et j’y ai rencontré Hugo Pratt. On a commencé à travailler ensemble. Après ça, il m’a dit de laisser tomber l’art contemporain, que je n’avais pas assez de sous pour ça. Il m’a dit de travailler avec lui, et que ça me permettrait de travailler avec tout le monde. Et effectivement, j’ai pu travailler avec tous les grands auteurs de l’époque. Mais à ce moment-là, ça restait encore confidentiel en termes de ventes. Par exemple, la première exposition de Régis Loisel, pour La Quête de l’oiseau du temps, je n’ai absolument rien vendu du tout, ce qui est assez amusant au vu des prix aujourd’hui. Mais parallèlement, il y avait énormément de librairies, comme La Bande des six nez, tenue par Jean-Louis Carette, qui était un grand collectionneur, qui vendaient, un peu en noir, énormément de planches d’auteurs. Je parle des années 1980-1982. Donc ça fait pas mal de temps.

Thierry Groensteen : D’accord. Avant de passer la parole à Philippe, une autre question pour Jean-Baptiste Barbier. Vous avez commencé par une galerie en ligne, puis vous avez ouvert un espace physique. Pourquoi ces deux temps ? La galerie en ligne n’était pas une bonne solution ? Elle existe toujours ?

Jean-Baptiste Barbier : La galerie en ligne est une très bonne solution quand vous débutez et que vous n’avez pas de moyens, et que vous travaillez de chez vous. Simplement, recevoir des clients à la maison avec ma fille de trois ans à côté de moi, c’était limité. Grâce au web, j’ai touché une clientèle de provinces, de l’étranger : belges, italiens, allemands, et ça c’est super. Mais à un moment, il faut un lieu physique, de rencontres. Il faut que la galerie soit incarnée, pour échanger. On a besoin aussi d’échanges avec les collectionneurs. C’est une passion, donc on doit échanger pour partager ce plaisir, pour savoir ce qu’ils recherchent. On n’est pas là que pour vendre, même si certains cyniques pourraient dire que oui. Le plaisir c’est d’échanger. Donc avoir un lieu physique était important. On a déménagé il y a trois ans, car notre galerie était petite, de l’ordre de 30 m2. Ça nous bloquait pour accéder à certains auteurs qui avaient besoin d’être présentés par une galerie plus importante. Donc on est passés sur un espace de 100 m2, rue Choron, la rue où il y avait jadis les locaux d’Hara-Kiri. Le professeur Choron a pris son nom de cette rue. On est entre Opéra et Montmartre, donc c’est un quartier très agréable.

Philippe Boon : On ressent très bien l’atmosphère Hara-Kiri dans ta galerie, on ressent une filiation, c’est évident… Euh… il y a un peu d’ironie dans ce que je viens de dire. Pour rebondir sur ce qu’a dit Jean-Baptiste, une galerie physique apporte une crédibilité à ces originaux qui tendent à monter vers l’art, d’abord mineur, ensuite majeur, c’est un débat. Mais une belle galerie, bien éclairée, bien mise en valeur, ça attire les auteurs, les acheteurs. C’est pour cette raison d’ailleurs que les deux galeries belges, Huberty & Breyne et Champaka, ont senti qu’ils devaient ouvrir une filiale à Paris, parce que ça bougeait à Paris, à cause des salles de ventes. Il fallait être là. C’est du snobisme, car on n’est pas obligé de passer par Paris. Mais quand même. C’est une question de crédibilité aussi. Comme disent mes camarades, la BD en tant que marché a évolué de manière tristement logarithmique ces dernières années. Et ce n’est pas ma faute.

Thierry Groensteen : Ce que je voudrais te demander, Philippe, c’est dans quelle mesure tu diversifies tes sources d’approvisionnement. Tu achètes un peu partout, là où tu trouves des pièces qui t’intéressent, ou alors est-ce que tu as un certain nombre de marchands qui sont des interlocuteurs privilégiés, avec qui tu as bâti une relation de confiance avec le temps ?

Philippe Boon : De confiance, non. Il se trouve qu’effectivement, je m’approvisionne chez la plupart des galeries citées aujourd’hui. Elles ont des auteurs ou des œuvres exposées qui m’intéressent. La récurrence de mes visites chez ces galeristes crée une relation sympathique. Quand on est bon client, les gens sont super sympa, dans les galeries. Même quand on dit des blagues pas drôles, ils rient. Effectivement, on s’approvisionne aussi sur le net. C’est la pièce, l’original, qui nous intéresse. Elle n’aura pas plus de valeur à mes yeux parce qu’elle vient de chez Barbier, de chez Maghen ou encore d’une salle de vente. Il y a des salles de ventes qui aujourd’hui proposent des pièces historiques.

Thierry Groensteen : Quand on est un très gros client, est-ce qu’on a une marge de discussions sur les prix ? Peut-on marchander ? Car ce n’est pas la même chose d’acheter une planche ou d’en acheter cent dans l’année. On parlait de rapport de force hier, entre les éditeurs et les auteurs, y a-t-il un rapport de force entre collectionneurs et galeriste ?

Philippe Boon : Alors… non. Quand tu es bon client, il y a un privilège qui peut valoir quelque chose, c’est le fait d’avoir accès aux premiers choix. C’est-à-dire que, quand le galeriste prépare une exposition, il t’envoie un fichier où tu peux voir les pièces avant les autres. Et tu peux réserver des pièces qui t’intéressent particulièrement. Mais à aucun moment tu ne discutes le tarif.

Thierry Groensteen : Ça n’exclut pas ce qu’on appelle un « geste commercial »…

Philippe Boon : Il faut attendre la fin d’une exposition, ou quand la pièce se retrouve dans les bas de catalogues. Là, le galeriste se dit que ça fait trois ans qu’il n’a toujours pas vendu telle planche, donc que le prix n’est peut-être pas approprié. Non, il n’y a pas vraiment de discussions, tous les galeristes savent quand ils rentrent une bonne pièce, ils sont assez confiants sur la vente et ils peuvent s’adresser à différentes personnes. Après, si toutes ces personnes disent que c’est trop cher, le prix peut baisser.

Thierry Groensteen : Qui fixe les prix ? Le galeriste, ou l’artiste qui met ses planches en vente ? Je suppose que c’est une discussion, un commun accord entre les deux ?

Jean-Baptiste Barbier : Alors, ça dépend vraiment. On a une exposition d’Enki Bilal en ce moment. C’est une exposition des dessins préparatoires. Il nous a laissé fixer les prix, il nous a fait confiance. Il a une cote établie, mais sur les tableaux. Sur ces travaux préparatoires, il n’y avait aucune cote. J’ai suivi quelques ventes en Belgique pour avoir une idée, mais l’artiste n’est pas intervenu. Il y a plus de discussions avec les jeunes auteurs, quand ils vendent la première fois. Ils ont plus d’interrogations, de doutes, il y a donc plus d’échanges dans cette catégorie-là. Cela fait une vingtaine d’années que j’achète à titre personnel, et une dizaine d’années à titre professionnel, j’ai donc une expertise. Je sais fixer les prix. Gamin, j’allais chez Jean-Marie dans sa galerie… On baigne dedans. Pour revenir à la discussion de tout à l’heure, quand on était collectionneur d’orignaux, ou même quand on allait acheter des albums, on allait en Belgique car il y avait une pléthore d’albums en super état, pas chers… Les Belges avaient plein de choses, car ils étaient passionnés. Vous étiez sur un boulevard, il y avait dix librairies de BD. Avec des planches de Loisel, de La Quête de l’oiseau du temps, accrochées sur le mur, pour 3 000 francs belges…

Jean-Marie Derscheid : Un peu plus. Peut-être 15 000 francs belges. Ce qui faisait trois cent euros.

Jean-Baptiste Barbier : Et on trouvait ça cher, alors qu’aujourd’hui... Je tirais la langue à l’époque, pour trouver l’argent.

Thierry Groensteen : On parlait de la fixation des prix. Il y a quelque chose qui intéresse les auteurs, c’est de savoir quelle est la marge du galeriste. Autant que je sache, en général, c’est 40%. Vous confirmez ?

Jean-Baptiste Barbier : Oui, en général, c’est 40%. Dans nos 40%, il y a les encadrements. C’est-à-dire, qu’on vende ou qu’on ne vende pas les pièces exposées, on prend en charge les frais d’encadrement. Les frais d’envois aussi, on envoie 1 200 cartons à des clients. Et les frais de vernissages : on a des maîtres d’hôtels pour les soirées, parfois des vigiles. Il y a la communication autour, parfois les attachés de presse. On fait donc un vrai travail de promotion des artistes, de valorisation et d’accompagnement. C’est vrai que la BD comme il y a 15 ans, avec des originaux qui se vendaient sur des stands dans des classeurs… Ce n’est pas l’image qu’on veut donner. Sans rentrer dans du snobisme, on veut valoriser les originaux de BD, c’est important. Quand vous mettez une certaine somme d’argent pour une feuille de papier, ça représente beaucoup.

Thierry Groensteen : Donc quand un collectionneur achète une planche à 1 000 euros, il y a 600 euros qui reviennent à l’artiste. Nous sommes d’accord ?

Jean-Baptiste Barbier : Nous sommes bien d’accord.

Philippe Boon : Je pense qu’en fonction des auteurs, les marges peuvent se réduire.

Jean-Baptiste Barbier : Là, il peut y avoir un rapport de force.

Thierry Groensteen : Le travail du galeriste, quand il expose de façon régulière les mêmes artistes, tous les deux, trois ans, c’est aussi de construire une cote dans la durée, de la faire grimper. J’en discutais il y a pas très longtemps avec Rina, la responsable de la galerie Martel, qui me parlait du dessinateur flamand Brecht Evens, qui est assez coté maintenant. Elle l’a exposé à trois reprises, et elle me dit : « Entre la première et la deuxième exposition, j’ai doublé les prix, et la troisième exposition, c’était le triple des prix de la première. On est partis très bas, car on ne savait pas si il y aurait des acheteurs pour des originaux de Brecht. Bon, maintenant, la cote a monté, et elle est déjà trois fois plus élevée. » Et ça va continuer. Voilà, je suppose que tous les galeristes font ce calcul et ce travail aussi, dans la durée.

Jean-Baptiste Barbier : Oui. J’allais parler de Christophe Blain. On a commencé à travailler ensemble il y a sept ou huit ans, au moment où il sortait le premier tome de Quai d’Orsay. On vendait les premières planches à 3 000 euros. Il avait une cote plus ou moins établie, il y avait eu quelques planches vendues aux enchères. On a fait plusieurs expositions successives, où on vendait un nombre limité de planches, quinze par exemple. Et maintenant, on propose des planches de Christophe entre 8 et 10 000 euros. Sur une période de cinq à six ans. Après, c’est peut-être moins représentatif, car Christophe ne travaille qu’avec nous, il n’expose pas ailleurs. Et il ne vend pas tout. Tout est limité, c’est contrôlé, les clients ne vont pas se retrouver avec une sortie sauvage de cinquante planches de Christophe à 3 000 euros. C’est un marché rassurant. On peut faire grimper les cotes, mais il faut que ce soit intelligemment fait. De même, Nicolas de Crécy, ça fait quinze ans que je travaille avec lui. On vendait ses premiers dessins à 100, 150, 200 euros. Maintenant, la dernière exposition que l’on faite, il y avait un grand format, on l’a vendu 25 000 euros. Et si j’avais eu dix dessins comme ça à vendre, j’aurais vendu les dix, à ce prix-là. La cote se travaille, s’entretient, et c’est un rapport de confiance, d’abord avec l’artiste ensuite avec les collectionneurs.

Thierry Groensteen : Il y a aussi de plus en plus de galeristes qui suscitent des œuvres, qui sont réservées à la vente en galerie. C’est-à-dire qu’ils demandent aux dessinateurs avec lesquels ils travaillent, à côté de leurs planches originales, de créer des grands formats, de créer des images en couleurs, de créer une série sur tel ou tel thème, des choses plus proches de la peinture, de l’illustration. C’est quelque chose de nouveau qui s’est établi entre les galeristes et les artistes. Comment vous voyez ça ?

Philippe Boon : Tu penses à une galerie en particulier, celle de Daniel Maghen.

Thierry Groensteen : Il n’est pas seul, Huberty & Breyne en font autant.

Philippe Boon : Oui, ils ont emboîté le pas. Maghen, effectivement, s’est rendu compte qu’il finissait par très bien vendre des illustrations, parce qu’il a un public… D’une galerie à l’autre, il y a des clients qui se retrouvent, mais le cas de Maghen, il a une clientèle à lui, enviée par pas mal de concurrents, des gens ont des sous à dépenser. Et ils aiment bien les belles illustrations qui vont faire bien dans le salon. Une planche, comme l’a dit Jean-Baptiste, ça a plus d’affect, mais ça parle moins aux gens. Donc Maghen demande à ses auteurs de faire de grandes, belles illustrations, qui vont plaire à son public. Ce n’est pas une mauvaise direction. Les puristes de la BD et de la planche pourront le décrier, mais en attendant, il y a une demande, donc l’offre est validée.

Jean-Baptiste Barbier : Pour répondre à la question de Thierry, je ne passe jamais commande d’illustrations auprès des artistes avec lesquels on travaille. Si un artiste a envie de faire une exposition de peinture, par exemple, qu’il a vraiment envie d’essayer, là, c’est différent. On l’accompagne dans sa démarche. Mais je ne passe jamais commande. C’est arrivé une fois avec un artiste que je connais depuis que je suis tout petit, Philippe Druillet. Je lui avais dit que j’aurais bien aimé qu’il me refasse une série de dessins dans la lignée de Métal Hurlant. Je préparais l’expo à ce moment pour Michel-Edouard [Leclerc], et lui était content de se replonger là-dedans, c’est quelque chose qu’on avait envie de faire ensemble. Il m’a refait une série de grands dessins façon Métal Hurlant, des gueules hurlantes, de profil, avec des vaisseaux. Mais sinon, je ne suis pas particulièrement fan de passer des commandes d’illustrations. Ce qui me plaît, c’est la BD, c’est la lecture. Je suis plus un galeriste de planches originales que d’illustrations.

Thierry Groensteen : Je vais quand même citer un exemple très précis, que je tiens de la bouche de l’intéressé, Marc-Antoine Mathieu. Il m’a expliqué que la galerie Huberty & Breyne lui avait demandé de réaliser une série d’illustrations. Il a commencé par faire une dizaine d’illustrations, sans projet narratif particulier. Petit à petit, il s’est pris au jeu, en a fait de plus en plus, il a fini par en avoir près de 200. C’est devenu, après coup, le livre S.E.N.S., chez Delcourt, avec une flèche sur la couverture. C’est un livre muet que certains d’entre vous connaissent, j’imagine. Mais au départ, il n’y avait pas de projet de livre, il y avait un projet d’exposition. Et même quand il est allé présenter ces images chez Guy Delcourt, il n’était pas certain que ça allait l’intéresser. Mais Guy a dit : « si, si, si je veux le faire ». Donc là, on est dans un exemple peut être atypique mais ou, quand même, la création est originée par le marché.

Jean-Baptiste Barbier : Maintenant que tu parles de ça, on a fait la même chose avec José Muñoz. Je lui avais demandé de faire une série de dessins sur la série Alack Sinner, que j’aime beaucoup. Donc il a fait une série de trente dessins, et je lui ai dit alors « on pourrait faire un livre ». Ça a donné finalement un livre d’illustrations, qu’on a nous-mêmes édité

Jean-Marie Derscheid : Un grand nombre de galeries aujourd’hui essaient de percer le marché de l’art, en participant à des grandes foires, comme la BRAFA en Belgique, ou comme ArtParis. Ces galeries arrivent avec une proposition de planches originales ou d’illustrations sur un marché uniquement dédié à l’art. Ça veut bien dire ce que ça veut dire : tout à coup, on essaye d’infléchir un marché qui se cherche de nouveau une place dans le milieu de l’art. Il y a un retour au dessin dans le marché de l’art, donc la BD se faufile dans cette brèche.

Thierry Groensteen : Avec quel succès pour le moment ?

Jean-Marie Derscheid : C’est très particulier. Je pense que des gens comme Charles Burns, grâce au travail effectué avec Rina Mattotti, fonctionnent assez bien. Avec Brecht Evens également, qui se profile lui aussi comme un illustrateur. Je dirais que tous les auteurs de BD ne se profilent pas tous comme des illustrateurs de grand talent. Certains sont d’excellents auteurs de BD, mais ce sont avant tout des raconteurs.

Jean-Baptiste Barbier : En parlant de ces salons, quand nous, galeristes de BD, débarquons dans ces salons, on se rend compte que les galeries d’art contemporain, quand ils considèrent les prix pratiqués et les ventes réalisées, nous regardent un peu comme des extraterrestres.

Thierry Groensteen : Parce que eux pratiquent des prix beaucoup plus élevés encore ?

Jean-Baptiste Barbier : Ils pratiquent des prix soit plus élevés, soit moins élevés. En ce moment, le marché de l’art contemporain est un peu mou. Moi, dans le cadre du Fonds Leclerc, j’échange pas mal avec d’autres galeries d’art contemporain, et ils voient la BD comme des extraterrestres. Déjà qu’on parle beaucoup de nous dans la presse ! La BD est un super client pour les journalistes, ils en parlent régulièrement.

Thierry Groensteen : Pour ceux que ça intéresse, il y a d’ailleurs, dans le dernier numéro de la Gazette du Drouot, une interview de trois pages avec Philippe Boon, ici présent.

Pierre-Laurent Daures (dans la salle) : Excusez-moi, mais il faudrait parler de la galerie d’Anne Barrault, qui représente à la fois des artistes contemporains et des auteurs de BD, comme Killoffer. Les dessins de Killoffer qui sont montrés là-bas ne sont pas de dessins de BD, ce sont des pièces particulières, qui sont vendues aux collectionneurs d’art contemporain, au prix de l’art contemporain. C’est quand même intéressant.

Thierry Groensteen : Oui, absolument. Nous avions d’ailleurs invité Anne Barrault il y a quelques années, lors des Université d’été de la BD, et elle s’était expliquée sur le sujet. C’est pourquoi elle ne fait pas partie du panel cette fois-ci. Mais tu as raison de le mentionner. On a déjà pas mal parlé des galeries. On va passer maintenant aux ventes aux enchères, à ce qu’il se passe dans les hôtels de vente. Si je ne me trompe, la toute première vente publique de BD, c’était la vente Druillet à Drouot et ça devait être en 1989.

Jean-Baptiste Barbier : Chez Cornette de Saint Cyr.

Thierry Groensteen : Oui. Alors, en février 2015, dans le cadre d’un des « lundis du Grand Palais », il y avait eu déjà un débat sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Vous y étiez, Jean-Baptiste, et comme il est en ligne, on peut le visionner. Je me le suis repassé tout récemment, et vous donniez des chiffres intéressants, qui portent sur l’année 2014. Les choses ont sans doute bougé un peu depuis. Plus de 29 000 objets de BD avaient été échangés dans l’année en ventes publiques ; une centaine d’auteurs auraient atteint ou dépassé 10 000 euros. La première question, c’est : d’où viennent les planches qui sont introduites en ventes publiques ? En galerie, on a bien compris que vous travailliez directement avec les artistes, donc elles sortent de leur atelier. Mais les planches proposées en ventes publiques, d’abord, ce ne sont pas les mêmes, car il y a une partie de création contemporaine, mais il y a aussi les grands anciens, les auteurs disparus. Et une présence beaucoup plus forte d’étrangers, et notamment d’Américains. Donc, d’où sortent ces planches ? Comment se fait-il qu’on trouve constamment de nouvelles planches à mettre en vente, et notamment des belles pièces ?

Jean-Baptiste Barbier : L’avantage de la galerie, le plaisir en tous cas, c’est de travailler avec les artistes. Donc, nous, 95% de nos ventes sont liées à des expositions montées en direct avec nos artistes. Le phénomène des ventes publiques mélange plein de choses. Il comporte des ventes d’artistes : par exemple Enki Bilal vend directement chez Artcurial. Nicolas de Crécy et Joann Sfar également. Lundi, vous avez une vente d’Artcurial qui est délocalisée à Hong Kong. Il y a une quinzaine d’œuvres d’Olivier Ledroit qui sont présentées, qui viennent directement de chez lui. Il y a ce premier phénomène : les artistes vendent directement en salles des ventes.

Thierry Groensteen : Pourquoi choisissent-ils de vendre en salles des ventes plutôt qu’en galerie ‒ un Bilal, par exemple, faisant les deux…

Jean-Baptiste Barbier : Oui. Après le décès de Christian Desbois, il avait arrêté les expositions en galerie pendant quinze ans. Entre-temps, il avait axé son travail sur une collaboration avec Artcurial. Si vous regardez les pièces qui sont proposées en salles de ventes, quand elles sont mises par les artistes directement, ce sont en général des pièces exceptionnelles, des planches rares, des couvertures, ou telle planche de tel album qui cristallise beaucoup de choses. Il y a le phénomène de mettre la pièce exceptionnelle qui pourrait atteindre un prix qu’on n’aurait pas proposé en galerie. Peut-être qu’une pièce qu’on proposerait à 15 000 en galerie, en salles des ventes, par son côté exceptionnel, elle va faire 30 000, car plusieurs collectionneurs se battront pour l’avoir. Ensuite, il y a aussi une génération de collectionneurs qui a vieilli, qui arrive à un certain âge ; il y a des décès et donc, les collections bougent. Les ayants droits les revendent, et donc on peut avoir le retour de pièces qu’on n’avait pas vues depuis vingt, trente ans, et qui reviennent sur le marché. Ou des personnes qui, pour financer leur retraite, vendent une partie de leur collection, préfèrent acheter une maison secondaire pour leurs vieux jours plutôt que d’avoir encore 50 planches au mur. Les collections bougent. On a d’ailleurs ce problème, en tant que galeriste, que toutes les plus belles pièces sont priorisées par les salles de ventes. Et comme il y a de plus en plus de maisons de ventes qui se mettent à vendre de la BD… Entre Sotheby’s et Christie’s, c’est une guerre éternelle. Quand les ventes de bande dessinée ont commencé chez l’un, tout de suite, un département BD a été créé chez l’autre maison de vente. Et quand vous avez ces deux maisons qui débarquent dans un domaine, c’est avec la grosse artillerie. En regardant le calendrier des ventes, entre les ventes en province, les ventes à Paris, en Belgique, en Suisse également, vous avez désormais presque une ou deux ventes tous les mois, c’est énorme.

Thierry Groensteen : Pour vous, galeristes, c’est une concurrence préjudiciable ?

Jean-Baptiste Barbier : C’est une concurrence… On est complémentaire, mais c’est préjudiciable pour les pièces exceptionnelles. Mais ça établit les cotes. Lors de la première vente de Nicolas de Crécy pour Artcurial, c’est moi qui avais préparé le catalogue avec Nicolas, pour vendre ses pièces à lui. Il voulait aussi présenter des pièces d’artistes qu’il admirait. Donc, on avait travaillé ensemble. Après, il y a un phénomène très récent aussi, les galeristes sont les experts des ventes. Vous avez Daniel Maghen qui est chez Christie’s. Il y a Eric Verhoest et Bernard Mahé, donc la galerie Champaka et la galerie 9ème art, qui sont chez Sotheby’s. En fait, je crois être la seule galerie qui ne travaille pas avec une maison de vente, avec Martel.

Thierry Groensteen : Est-ce qu’on pourrait préciser en quoi consiste ce rôle d’expert en salle des ventes ? C’est celui qui établit le catalogue de la vente ? Celui qui réunit les pièces et qui fixe les estimations. Quoi d’autre ?

Jean-Baptiste Barbier : C’est ça.

Jean-Marie Derscheid : Ce qu’il faut dire, c’est qu’aujourd’hui, nous avons tous des experts qui sont à la recherche de planches exceptionnelles. Ils vont donc essayer d’en trouver chez des collectionneurs historiques, qui sont effectivement un peu déboussolés par l’évolution du marché, et qui se disent qu’ils vont vendre leurs collections. Parce qu’ils se sentent déboussolés. Ils vont tout de même garder un certain nombre de pièces. Il faut savoir qu’en Belgique, indépendamment de Philippe, il y a des collectionneurs dont la collection dépasse 1 000, 1 500 planches, avec parfois vingt ou trente planches de Franquin. Quand on connaît le prix d’une planche de Franquin, c’est un peu tentant. Je connais y a un collectionneur qui a quatre enfants, et qui veut acheter une maison pour chacun de ses enfants. Je m’occupe de gérer un peu sa collection. S’il vend quatre planches de Franquin, il en obtient 650 000 euros.

Thierry Groensteen : Il y a des gens, en effet, qui ont eu la chance d’acquérir ces planches à une époque où elles ne valaient rien. Il y a 35 ou 40 ans, pour pouvaient acheter pour une bouchée de pain une planche de n’importe qui. Sans compter que les auteurs, qui eux-mêmes n’étaient pas conscients de la valeur qu’allaient un jour avoir leurs travaux, donnaient leurs planches très volontiers, à leur entourage.

Philippe Boon : Moi, j’ai commencé plus tard, hélas. Mais les collectionneurs historiques ont une passion et ils ont eu accès à des choses qui ne se trouvaient pas facilement ‒ parce qu’aujourd’hui avec Internet, on a une accessibilité beaucoup plus simple. Il y avait ces amoureux de la BD qui étaient pionniers, qui allaient dans les librairies où il y avait quelques originaux, et qui, comme on fait une brocante, ont trouvé des perles et ont cassé la tirelire en se faisant parfois traiter de fou par leur entourage. X années plus tard, les planches qu’ils possèdent valent 100 fois plus cher. C’est un delta énorme, et les collectionneurs en question ont profité de ces planches pendant vingt-cinq, trente ans. Aujourd’hui, avec les ventes aux enchères, avec tout le boom et cette bulle spéculative qui est en train de se gonfler, ils sont sollicités par les experts et les galeristes, qui leur demandent de sortir quelques-unes de leurs pièces. Car c’est le bon moment. Et aussi parce qu’il faut approvisionner le marché. Ces collectionneurs historiques sont tentés de toucher leurs plus-values.

Thierry Groensteen : Ils peuvent se dire que s’ils attendent encore, les prix vont continuer de monter.

Philippe Boon : Oui. Mais le gars qui a payé 100 ce qu’il va pouvoir vendre 100 000, il se dit : « allons-y ». Il est séduit par le chant des experts et des galeristes. Parfois le collectionneur dit le prix qu’il souhaite obtenir en vente. Et l’expert dit : « on va essayer, mais ce n’est pas raisonnable ».

Thierry Groensteen : On a le droit, aux enchères, de fixer un prix de réserve, c’est-à-dire que si la pièce n’atteint pas ce prix-là, elle est retirée, et le vendeur la conserve.

Philippe Boon : Oui. Mais dans tout ça, il y a beaucoup d’affectif. Il y a un effet madeleine de Proust qui est très important. La grande question, c’est de savoir si les experts vont continuer d’avoir des pièces exceptionnelles pour mettre dans des salles de ventes, qui feront des scores qui inciteront les collectionneurs à lâcher d’autres pièces. À un moment, ça risque de se tasser soit parce que les prix ne monteront plus, soit parce que la qualité des pièces ne sera pas au rendez-vous.

Thierry Groensteen : Cette collusion dont on parlait, entre les galeries d’un côté et les hôtels de vente de l’autre ‒ puisque ce sont les galeristes qui font fonction d’experts au sein des maisons de ventes ‒ est-elle saine, ou présente-t-elle des effets pervers ?

Jean-Baptiste Barbier : Je suis mal placé pour en parler. Comme je l’ai dit, je n’ai pas de fonctions particulières au sein de ces structures. Mais quand je regarde leur programmation, je vois que ça prend énormément de temps pour organiser une vente. Les galeristes qui s’orientent vers les salles de ventes ont forcément moins de temps pour préparer leur programmation en galerie.

Jean-Marie Derscheid : Je partage entièrement ton avis. Ce sont deux travaux différents. Organiser une vente, c’est dans un but strictement commercial. Le travail d’un galeriste va au-delà de ça. C’est aussi un travail de promotion de l’artiste, de représentation de l’artiste. Parfois, l’artiste accepte de faire une exposition à la condition de ne vendre qu’une dizaine de planches, point. La galerie s’en sort ou pas, en acceptant ce genre de choses. J’ai fait de nombreuses expos, où l’artiste ne voulait finalement rien vendre du tout. Alors on se reportait sur une sérigraphie, ou sur un objet.

Philippe Boon : Mais les salles de ventes ont un énorme avantage. Elles ont donné une visibilité au marché, et elles continuent de le faire. Leur but est de faire de l’argent, mais elles mettent le paquet en termes de promotion. On donne le sentiment à l’observateur lambda que la BD est un art. Et tant mieux ! Les ventes aux enchères ont vraiment contribué à un boom, à faire sortir ces pièces des collections. Après, je plains les collectionneurs ou les gens qui achètent des œuvres de BD dans un but purement spéculatif, sans aimer ça. La base, c’est de ne jamais acheter une pièce pour laquelle on n’a pas un coup de cœur.

Thierry Groensteen : Philippe, quand tu achètes dans une vente aux enchères, est-ce que tu sais contre qui tu te bats ? Ce sont toujours les mêmes ?

Philippe Boon : Si je sais contre qui je me bats, on essaie de s’arranger avant, ce qui agace les commissaires-priseurs, car on ne fera pas monter les prix. Mais il y a toujours des outsiders. Et il existe des seuils : passé un certain montant, on n’est pas très nombreux.

Jean-Marie Derscheid : Je pense que, malgré tout, il y a une envie de démontrer que la BD, avec les planches américaines entre autres, est un marché international, et que ce marché peut trouver de nouveaux investisseurs, et pas forcément des passionnés. Il y a des passionnés qui font les galeries et les salles de ventes, mais je pense qu’il y a aussi des gens qui sont de simples investisseurs et qui vont dans les salles de ventes.

Philippe Boon : Ça va se traduire par une montée des prix pour quelques auteurs élus, et une dégringolade pour les autres.

Thierry Groensteen : Je voudrais comprendre ce qui fait la cote d’un artiste, la valeur d’un dessinateur par rapport à un autre, ou d’une planche par rapport à une autre planche. Comment tout cela est-il déterminé ? On a l’impression que le marché tourne autour d’un tout petit nombre d’artistes qui sont très valorisés, et que les autres regardent passer les trains, sans bénéficier de cet engouement. Je suis surpris de voir qu’on peut toujours acheter des planches de Chris Ware pour moins de 10 000 euros. De même, je suis surpris de voir qu’un Cyril Pedrosa, auteur qui vend beaucoup en librairie, qui a une très bonne presse, vend des originaux à 1 000 euros, aujourd’hui. On a l’impression qu’il y a deux poids et deux mesures : les stars du marché et tous les autres. Pourquoi y a-t-il cette différence ?

Philippe Boon : Pedrosa a une grosse production. Beaucoup de choses sont disponibles sur le marché. Pour avoir une cote, il faut savoir limiter l’offre par rapport à la demande. Il y a des auteurs qui ont une stratégie pour faire monter leur cote. Il faut savoir gérer son capital. Si Olivier Ledroit se retrouve dans une vente à Hong Kong, avec quinze pièces qui, très franchement, sont de très bonne qualité, eh bien le gars sait gérer son énergie. En termes d’albums, il a sa niche de lecteurs, ses fans. Comme Andréas, il a ses fans, mais il ne vit pas correctement de la vente de ses albums. Il est apprécié pour ses peintures, donc il développe à côté de ses albums une production de peintures.

Jean-Marie Derscheid : Je pense que les galeries font un travail intéressant pour faire monter la cote d’un artiste. Mais il s’agit de savoir pourquoi ce marché existe. Même si j’ai été pionnier dans ce métier, je dois dire que ça m’a toujours étonné. Comment est-ce qu’un artiste qui passe tant de temps à faire une BD est si mal payé par ses éditeurs ? C’était le sujet d’hier, mais j’y reviens. Aujourd’hui, les auteurs pour en vivre, ils doivent se mettre à vendre leurs planches. C’est le galeriste qui va permettre d’arriver à un certain montant, de procurer à l’auteur un complément de revenu indispensable.

Thierry Groensteen : Une artiste va nous rejoindre tout à l’heure, et elle nous dira si c’est un complément de revenus appréciable et régulier, donc nous reviendrons sur cette question. Sur les cotes des uns et des autres, Jean-Baptiste ?

Jean-Baptiste Barbier : On a oublié de parler d’un acteur majeur, c’est la maison de ventes Heritage, aux États-Unis, qui fait plusieurs dizaine de millions de dollars par an en vendant des originaux de BD. Elle a rendu le marché américain très dynamique. Heritage a régulièrement des pièces exceptionnelles.

Thierry Groensteen : Puisque tu parles des Américains, j’observerai que sur le marché francophone, les grands Américains cotent relativement moins que les grands artistes franco-belges. Ce n’était pas le cas quand j’achetais pour le compte du musée de la bande dessinée, il y a vingt ans. J’ai constitué une grosse partie de la collection du musée, et les plus gros chèques que j’ai pu faire à cette époque, c’était pour des planches d’Alex Raymond, d’Harold Foster, de Winsor McCay, etc. Bizarrement, les cotes de ces artistes-là, chez nous, n’ont pas monté en proportion des grands franco-belges.

Jean-Baptiste Barbier : Pas dans les mêmes proportions, non. Mais en Europe, il y a énormément de pièces américaines. Il y a un galeriste qui est un gros collectionneur américain, Bernard Mahé. Et Jean-Marie aussi est un pionnier pour les pièces américaines. C’est vrai que Little Nemo pourrait être l’équivalent de Tintin, or on peut acheter une planche de Little Nemo pour 50 ou 60 000 dollars ; pour une planche de Tintin, on commence à 400 000 euros.

Jean-Marie Derscheid : Même aux États-Unis, les ventes de McCay ne vont pas dépasser ces prix-là. Alors qu’une planche de Kirby, si c’est une belle planche, va monter bien au-delà...

Philippe Boon : Les super-héros ! C’est très ancré dans la culture américaine. Ça rassure, aussi. L’avantage des super-héros, c’est qu’ils sont pérennes dans le temps. Il y a toujours Spider-Man. Les investisseurs de demain vont continuer à vouloir ces séries-là. C’est différent du marché franco-belge, où on peut aujourd’hui dépenser des sommes importantes pour des séries qui seront peut-être oubliées dans vingt ans. C’est pour ça qu’il faut toujours penser à soi, avant tout. McCay est un auteur beaucoup plus oublié. Là, on est dans du vintage, on n’a pas renouvelé les collectionneurs, pour ces œuvres-là.

Jean-Baptiste Barbier : C’est là qu’on recoupe avec le travail d’édition : il n’y a pas de collectionneurs s’il n’y a pas de lecteurs. En ce moment, Les Rêveurs rééditent Krazy Kat, ce qui fait qu’il y a une nouvelle génération de collectionneurs qui commence à s’y ouvrir. Et Krazy Kat, c’est un monument de la BD Américaine. C’est juste génial De la même manière, nous avons commencé la réédition de Terry et les Pirates, nous avons acheté les droits à une maison américaine qui fait un travail énorme sur le patrimoine.

Thierry Groensteen : Je n’ai pas eu de réponse quant à ce qui fait qu’une planche vaut plus cher qu’une autre…

Jean-Baptiste Barbier : Il y a des critères très basiques. D’abord, la présence du héros. Si on achète une planche originale de Blueberry, on veut Blueberry sur la planche. Il y a ensuite l’album de la série où la planche s’inscrit. Par exemple, il y a énormément de collectionneurs qui veulent La Mine de l’Allemand perdu ou Le Spectre aux balles d’or. Les sommets de la série. Pour les autres albums, on peut minorer la cote de 30%. Autres critères : si c’est en noir et blanc ou en couleurs, s’il y a du texte sur la planche. J’ai des collectionneurs qui veulent absolument les bulles remplies avec du texte. D’autres galeristes préfèrent ne pas avoir de texte, pour ne pas entamer le dessin. Ce sont des perceptions différentes, mais il y a des critères objectifs…

Thierry Groensteen : Les planches en couleurs sont-elles surcotées par rapport aux planches à l’encre ?

Jean-Baptiste Barbier : Oui, en couleurs directes, c’est en général plus cher. Ensuite, ceux qui travaillent en petit format sont pénalisés…

Thierry Groensteen : On a parlé de bulle spéculative. L’exemple le plus frappant est celui de Tintin et d’Hergé. Rappelons quelques chiffres. Ils ont été annoncés par la presse, mais ils sont tellement énormes qu’on a du mal à s’en persuader. Comme certains s’en souviennent, la gouache de couverture de Tintin en Amérique a été vendue par Artcurial en 2008 pour une somme, jugée à l’époque sensationnelle, de 764 218 euros, frais compris. Quatre ans plus tard, elle est repassée en vente et elle a fait près du double : 1 338 509 euros et 20 centimes. En octobre 2015, une double page du Sceptre d’Ottokar, dessinée en 1939, a été estimée dans le catalogue entre 600 000 et 800 000 euros. C’était chez Sotheby’s, elle s’est vendue 1 600 000 euros. Je rappelle que le musée de la BD détient une autre double page du même album, qui est certes moins belle, mais qui n’est pas mal du tout. Nous l’avions acheté à l’époque pour 20 000 francs.

Jean-Pierre Mercier (dans la salle) : Et la conservatrice qui a procédé à l’achat trouvait que le prix était très cher.

Philippe Boon : Tu parles de la double planche de Sotheby’s. Il y a eu après une autre planche, vendue chez Tajan, qui n’a pas fait le même score. Pourquoi ? Ma théorie sur les ventes aux enchères, c’est qu’il y a plein de possibilités. Tu peux avoir effectivement deux personnes qui veulent se battre pour une même pièce. J’ai connu ça, et je sais que là, il n’y a pas de pipeautage. La planche de Sotheby’s était très belle, et simplement, le type qui a acheté la planche, qui s’est saigné, il n’est pas à l’enchère suivante. À un moment donné, sur un certain nombre d’auteurs, ils ne sont pas nombreux à pouvoir se battre.

Thierry Groensteen : Mais ceux qui ont payé ces sommes astronomiques sont-ils des passionnés comme toi, ou alors des spéculateurs ? Les connaît-on, ces acheteurs ?

Jean-Baptiste Barbier : Certains. Mais on ne donnera pas leur nom. En revanche, je fréquente peu d’investisseurs purs, qui viennent m’acheter des planches. Peut-être qu’aux enchères, c’est un peu différent. Mais les gens savent ce qu’ils achètent, et savent ce qu’ils aiment. Des spéculateurs purs, je n’y crois pas trop, en BD.

Jean-Marie Derscheid : Je n’ai pas dit que j’y croyais. Je dis que si on s’internationalise, au niveau des ventes aux enchères, c’est pour essayer d’aller chercher ces spéculateurs.

Thierry Groensteen : S’il y a un acteur absent dans ce milieu, ce sont les musées. La puissance publique. Nous, au Musée de la BD, on achète des originaux, mais notre budget est très faible. Mais les grands musées d’art, qu’ils soient français ou étrangers, ils n’achètent pas d’originaux de bande dessinée. Pourquoi est-ce que les musées n’y viennent pas ? Essayez-vous de les faire venir ?

Jean-Baptiste Barbier : J’ai eu l’occasion, dans le cadre du Fonds Leclerc, d’échanger avec Alain Seban, qui est ou qui était le directeur de Beaubourg. Il disait que les milieux d’art contemporains sont très hermétiques à la BD, encore maintenant.

Thierry Groensteen : Nous allons prendre quelques questions de la salle…

Pierre-Laurent Daures : C’est à propos des salles des ventes, et des rôles des experts dans ces salles. Ils ne s’arrêtent pas à la recherche des œuvres à vendre, ça va bien au-delà. Ils s’occupent de trouver des acheteurs, de remplir la salle. Par exemple, Maghen à Christie’s, il apporte les œuvres et le carnet d’adresses des acheteurs. C’est aussi pour cette raison que certaines ventes ratent. Des œuvres de premier choix peuvent être présentes, et très peu de collectionneurs. Aujourd’hui, la concurrence se joue entre Artcurial et Christie’s… Par exemple Artcurial, vient de déterminer sa date de vente d’automne : exactement le même jour que Christie’s. Pour être en concurrence, non pas sur les pièces, mais sur les acheteurs, les collectionneurs. Ce qui montre bien que quelque part, c’est un petit nombre de collectionneurs et d’acheteurs qui a finalement un pouvoir d’achat, peut-être énorme, mais limité. Si une vente est réussie, l’autre va bien moins marcher.

Philippe Boon : Je suis d’accord sur tout. Sauf que la vente Sotheby’s qui n’a pas fonctionné, il y a quelques mois, c’est parce que le catalogue n’était pas à la hauteur. Si les salles de ventes décident de faire leurs ventes en même temps, ce sera toujours la qualité du catalogue et des pièces qui va déterminer si on dirige ces flux financiers à gauche ou à droite.

Jean-Marie Derscheid : Oui, si la dernière vente Sotheby’s a moins bien fonctionné, c’est tout simplement parce qu’il n’y avait pas de Hergé. Et quand il n’y a pas de planche d’Hergé, on perd un million. Par planche.

Xavier Guilbert (dans la salle) : Je suis totalement étranger à ce monde-là, j’ai du mal à le comprendre. Je suis critique chez du9. Ce qui me fascine dans l’échange qu’il y a eu aujourd’hui, c’est que vous avez beaucoup parlé d’amour de la BD. J’ai peut-être une vision très romantique, mais on parle d’amour quand on achète et quand on décide de vendre, et on parle d’amour quand on attend cinq ans de plus avant de vendre. Ce n’est pas ma vision des choses. J’ai l’impression qu’on parle plus de fétichisme que d’amour. Les façons de monter les cotes, etc... Quand on regarde ce qui se vend bien, sur Tintin par exemple, effectivement, il y a des doubles pages qui se vendent, mais ce qui s’est très bien vendu, c’était une double page de garde, qui n’est pas de la BD. Ou alors, on connaît l’exemple de Bilal qui va se mettre à placer les bulles de manière numérique, car ça permet de vendre des cases comme si c’était des tableaux. Il y a un vrai déplacement, on continue à dire que c’est de la BD, mais ce fétichisme s’est déplacé sur quelque chose qui n’est plus de la BD, qui est plus un intermédiaire.

Xavier Guilbert intervenant depuis la salle.

Philippe Boon : Il peut y avoir plusieurs manières d’aimer la BD, ça ne passe pas forcément par un rapport fétichiste à l’original. Mais ça peut passer par là pour certains.

Jean-Baptiste Barbier : On a plus parlé de passion, me semble-t-il, que d’amour, ou d’affect. Beaucoup de fétichisme, c’est sûr, et de nostalgie. Si on veut telle planche, c’est que ça nous rappelle telle partie de l’histoire qui nous touche. Après, on n’est pas des bisounours non plus. Si je fais une exposition qui se vend mal, l’artiste sera mal. Je suis là pour vendre. C’est un complément de revenus important pour beaucoup d’auteurs de BD.

Didier Pasamonik (dans la salle) : Bonjour, je suis journaliste sur ActuaBD.com. Un mot n’a pas été prononcé beaucoup, le mot art. Il se fait que j’observe le monde de la vente publique depuis quelques années … Je peux s’enthousiasmer sur une planche qui est mise en vente, et voir que derrière elle a bien ou mal vendue. C’est là que je relativise mes écrits, car je me rends compte qu’ils n’ont pas beaucoup d’influence. Ce qui est important, c’est que les acheteurs savent pourquoi ils achètent une planche. Ils le savent précisément. Il y a des critères objectifs, comme vous l’avez précisé, mais je pense que la plupart des acheteurs et des collectionneurs connaissent l’histoire de la BD, savent regarder les planches et ont un véritable goût esthétique. Pour parler des pages de garde de Tintin, on peut dire « ce n’est pas de la BD », mais ces pages de garde d’Hergé sont mythiques et très caractéristiques de l’œuvre d’Hergé. La BD est un art qui a ses connaisseurs.

Agnès Defaux (SAIF) : En vous écoutant, ce qui m’interpelle, c’est qu’on parle du marché d’art et de la vente des planches, mais vous ne les avez pas définis. Alors, un petit peu, on commence à voir se dessiner ce qui est vendu. C’est le dessin, avec le texte, la couleur, le format, etc… Mais qu’est ce qui est vraiment vendu ? La planche avec les cases, le scénario ? Ou est-ce que c’est plutôt le graphisme ? Avez-vous une réponse ?

Philippe Boon : Même si il y a des critères objectifs pour le choix des planches, j’ai eu l’impression, quand j’écoutais Jean-Baptiste, que je suis un peu atypique. Quelque part, je m’en fous. Maintenant, il est évident qu’il y a des planches secondaires, dans certaines BD mythiques où le héros est important, mais qui peuvent être d’une beauté plastique. Ce qui m’intéresse dans la BD, c’est la narration. Je peux avoir des coups de cœur purement esthétiques, ou simplement parce que la façon de raconter de l’auteur est parfaite, gonflée, intéressante.

Agnès Defaux : Si je comprends bien, ce que vous appelez la narration, c’est la narration dans le dessin plutôt que dans le scénario ?

Philippe Boon : Non, non. Le paradoxe, c’est d’extraire une planche pour la mettre sur un mur. Je vais craquer peut-être pour une case ou pour la façon dont mon regard circule dans la planche. Le scénario peut m’intéresser. J’aime les démonstrations d’intelligence qui ont l’apparence de la simplicité. Comme Andreas et son esbroufe. Mais j’aime quand de la pureté se dégage. Ce n’est pas un cheminement normal, de lire une BD. On explore une planche de manière globale d’abord, ensuite on lit les textes, qui nous donnent un récit. On a une vision globale, et après, si le texte est passionnant, on va tourner la page. Et là, on devient bédéphile.

Jean-Baptiste Barbier : Un collectionneur de BD est un lecteur. Il achète une planche parce qu’elle lui rappelle un moment de lecture précis, une émotion forte. C’en est un petit morceau. On vole un petit morceau d’une histoire complète. Quand je reçois des copains à la maison et qu’ils voient une planche de BD au mur, soit certains connaissent et ça les touche, soit d’autres regardent ça en pensant que ce n’est pas très décoratif. Mes clients collectionneurs, ce sont tous des passionnés.

Thierry Groensteen : Nous abordons maintenant la deuxième partie de ce panel, je vais vous présenter les nouveaux venus à la table. Aude Samama, dessinatrice, qui est d’Angoulême bien qu’elle soit née à Paris. Elle a étudié à l’EESI et a pas mal d’albums à son actif désormais. Le dernier album en date est Martin Eden, chez Futuropolis, qui est paru cette année, d’après Jack London, sur un scénario de Denis Lapierre. À ma gauche, deux juristes qui représentent des sociétés de perception et de répartition de droits d’auteurs. Agnès Defaux représente la SAIF, dont elle a pris la direction juridique. Et à ses côtés, Romain Durand représente l’ADAGP.

(suite de la retranscription à venir très prochainement...)

[Le témoignage d’Aude Samama est consultable en vidéo.]

Thierry Groensteen : Tu travailles le plus souvent en collaboration avec des scénaristes. Ça nous permet d’aborder une question qui ne l’a pas encore été : les scénaristes sont-ils, d’une manière ou d’une autre, intéressés par la vente des originaux ? Les juristes ici présents auront peut-être un avis sur la question, mais je te pose la question d’abord.

Aude Samama : Je ne me suis pas encore posé cette question jusqu’à présent. Mes scénaristes ne m’en ont jamais parlé. S’ils m’en parlent, je me poserai la question. Jusqu’à présent, je profite de ce silence…

Thierry Groensteen : Ce qui se fait de plus en plus, c’est que les scénaristes demandent aux dessinateurs, quand ils ont fait un livre ensemble, de leur donner un ou deux originaux.

Aude Samama : Ça, je le fais volontiers.

Thierry Groensteen : Sur cette question de l’intéressement des scénaristes, y a-t-il une jurisprudence ?

Agnès Defaux : Il y a des usages. Les scénaristes ‒ et les coloristes ‒ sont assez rarement intéressés. Ça arrive quand même, mais les usages sont plutôt en faveur du dessinateur. C’est une pratique de la profession. Pour répondre de façon juridique, ce qui ressort des textes et des décisions que j’ai pu trouver, ça va dépendre de ce qu’a fait le scénariste. C’est pour ça que je posais la question tout à l’heure : qu’est-ce qu’une planche de BD ? Est-ce uniquement le dessin ? Dans ce cas-là, a priori on parle d’une œuvre, donc d’un support matériel. Celui qui a apporté sa main d’œuvre sur ce support, c’est le dessinateur. Donc ça lui appartient. C’est une décision qui a été tranchée par la cour de cassation en 1997, qui a dit : c’est le dessinateur qui a créé matériellement les planches, qui a apporté sa patte.

Thierry Groensteen : Mais il y a une ambiguïté. La BD est quand même traitée dans les textes (par exemple selon le Code de la propriété intellectuelle) comme une « œuvre de l’esprit », alors que la planche, elle, est considérée comme un objet matériel.

Agnès Defaux : Effectivement, on parle de ce qui est vendu, qui est un support matériel. À ne pas confondre avec les droits d’auteurs. Ce qui est vendu, c’est le support matériel. La planche est un objet. Par contre, il y a cette empreinte de la personnalité du scénariste, s’il y en a un, distinct du dessinateur. Dans ce cas, le mieux est de préciser les choses en amont. C’est pour ça que, de plus en plus, on peut voir que la question des originaux est abordée dans le contrat d’édition, qui par ailleurs règle la question des droits d’auteurs.

Thierry Groensteen : Dans le contrat signé avec l’éditeur ? Mais qu’est-ce que l’éditeur a à voir avec ça ? Ne faudrait-il pas signer un contrat séparé entre les collaborateurs ?

Agnès Defaux : Il peut y avoir des contrats séparés, mais il y a beaucoup d’auteurs qui règlent cette question dans leurs contrats d’édition.

Romain Durand : Comme vient de le dire Agnès, la question des droits d’auteurs est multiple. Dans le cadre du droit de suite ‒ puisque c’est ma spécialité ‒, il ne sera pas possible de percevoir des droits pour quelqu’un qui écrit, puisque le droit de suite s’applique sur l’œuvre matérielle, et pas sur le scénario. La position de l’ADAGP sur le sujet est identique à celle de la SAIF. On pourrait envisager une répartition des droits dès lors où le pourcentage aura déjà été prévu entre les co-auteurs.

Thierry Groensteen : Je voudrais demander à Jean-Marie et à Jean-Baptiste si vous avez été confronté à ce problème ? Y a-t-il eu des revendications de scénaristes par rapport à des planches passées en vente ? Comment est-ce que ça s’est réglé ?

Jean-Marie Derscheid : Dans mon cas, jamais. Je sais que par exemple, il y a parfois des accords entre le ou la coloriste, lorsque les planches sont mises en vente, et que le coloriste souhaite que sa mise en couleurs soit mis également en vente à un prix qu’il détermine lui-même. Mais en dehors de ça, je n’ai jamais eu ce genre de problématique avec les scénaristes.

Jean-Baptiste Barbier : Moi, j’ai deux exemples. Un dont je ne peux pas citer le nom, mais c’est un scénariste connu qui, dans son contrat d’édition, fait inscrire qu’il a droit à un certain nombre de planches. C’est établi avec l’éditeur et le dessinateur.

Thierry Groensteen : Le dessinateur lui donne une partie des planches qu’il a réalisées ?

Jean-Baptiste Barbier : Oui, c’est contractuellement prévu.

Thierry Groensteen : Comme la langue de bois ne doit pas avoir cours ici, lâchons le morceau : je crois savoir que Jean Van Hamme et Yann, notamment, exigent une cause de cet ordre. Le « scénariste connu » dont il est question est sans doute l’un d’eux. Et ensuite, chacun est propriétaire de ses planches ? Ils peuvent les garder ou les vendre ? Personne ne doit plus rien à l’autre ?

Jean-Baptiste Barbier : Exactement. Ca rejoint ce que disait Agnès, à savoir que c’est réglé en amont. Pour que les choses soient claires. Mon deuxième exemple concerne André Juillard, avec qui je travaille. Lui donne, par album, un certain nombre de planches à son scénariste, bien que ce ne soit pas contractuellement prévu. C’est juste un accord tacite entre eux.

Thierry Groensteen : Mais il me semble qu’il y a eu au moins un cas porté devant les tribunaux. Un arrêt de la cour de cassation…

Agnès Defaux : Oui, il date de 1997, je n’ai pas trouvé de décision plus récente. C’est la seule vraie grande décision qui ait traité la question. Dans le sens de ce que nous avons dit : dans le cas d’une planche, c’est effectivement le support physique qui est vendu, pas l’apport intellectuel. Cela dit, il peut y avoir un partage éventuel de rémunération suite à un accord entre le dessinateur et son scénariste. Et c’est mieux de le faire en amont, car c’est vrai qu’au départ, les planches ne sont pas nécessairement très cotées, et que les revendications peuvent surgir si, par la suite, elles le deviennent. Beaucoup de gens qui se sont intéressés à cette question juridique ne sont pas d’accord avec cette jurisprudence et pensent que, quand la bande dessinée est une œuvre de collaboration, il devrait y avoir un intéressement de l’ensemble des auteurs.

Romain Durand : C’est à vous, en tant qu’auteurs, de vous positionner par rapport à tout ça. Je vois sur le marché de l’art circuler des pièces qui sont signées, co-signées par le scénariste et le dessinateur.

Thierry Groensteen : Bien. Il a été fait mention du droit de suite, mais tous les auteurs de BD ne savent pas ce que c’est. Je vais laisser à nos deux juristes le soin de l’expliquer.

Romain Durand : C’est un droit spécifique aux arts graphiques et plastiques. Il s’applique dans le cadre d’une revente, et il consiste en une rémunération dont bénéficie l’auteur ou ses ayants-droits, dans le cadre de couverture des droits d’auteurs, notamment patrimoniaux. Dès lors qu’un professionnel du marché de l’art intervient dans la transaction en tant qu’acheteur, vendeur ou simple intermédiaire. Le droit de suite consiste en un pourcentage, soit du prix marteau auprès des maisons de ventes, soit du prix de cession auprès des autres professionnels du marché, comme les galeristes. L’ADAGP et la SAIF sont là pour accompagner les auteurs et leurs bénéficiaires dans le cadre du recouvrement de ces sommes.

Thierry Groensteen : Soyons clairs : le droit de suite ne s’applique pas à la première vente, la première cession. Il est déclenché lorsqu’une planche qui a été vendue une première fois fait l’objet d’une deuxième transaction et change de propriétaire, que ce soit six mois plus tard, ou vingt ans plus tard.

Romain Durand : Tout à fait. C’est un droit d’auteur assez complexe, et je pense qu’on n’a pas le temps aujourd’hui d’en aborder tous les aspects. Mais je suis à votre disposition pour en parler. Le droit de suite est né en 1920, c’est une invention française, qui est venue compenser les plus-values que pouvaient effectuer les gens lorsqu’ils achetaient une œuvre et qu’ils la revendaient. Il faut comprendre la déontologie de ce droit pour en comprendre son application. Un des critères importants à préciser, c’est le seuil de déclenchement du droit de suite. Le seuil à partir duquel une œuvre est redevable de ce droit est fixé à 750 euros. Il s’élève à 4% pour la première tranche, c’est à dire de 750 jusqu’à 50 000 euros.

Thierry Groensteen : Donc, pour toute planche vendue à moins de 50 000 euros, le droit de suite qui revient à l’auteur équivaut à 4% du produit de la vente ?

Romain Durand : Oui. Les droits d’édition, de reproduction, dans le cadre de la musique et de l’écrit, sont beaucoup plus importants. Mais le droit de suite est la rémunération la plus importante pour bon nombre de plasticiens.

Thierry Groensteen : Mais comment l’auteur est-il informé du fait qu’une planche qu’il a vendue il y a dix ans passe dans d’autres mains ?

Agnès Defaux : C’est notre travail.

Romain Durand : C’est justement notre travail, celui de nos sociétés. Nous sommes toute une équipe à travailler sur le marché de l’art. Nous sommes assez spécialisés, donc nous connaissons les acteurs du marché, et il y a plein de vecteurs, d’outils qui nous permettent de contrôler ce marché. Pour les maisons de ventes, ce sont des enchères publiques, donc les informations nous sont communiquées directement. Nous avons cet agrément, et les professionnels du marché sont censés nous tenir informé des ventes. Nous sommes contrôlés par le ministère de la Culture et la Cour des comptes.

Thierry Groensteen : Alors, puisque vous avez pas loin de 900 auteurs de BD chez vous, y en a-t-il quelques-uns pour qui ce droit de suite représente des revenus significatifs ?

Romain Durand : Oui c’est certain. Je ne sais pas s’il faut que je cite les noms, mais les grands noms de la BD, que ce soient des auteurs vivants ou décédés, les Hergé, Uderzo, Joann Sfar… mais aussi des auteurs moins importants qui commencent à arriver sur le marché, en bénéficient. On gère des auteurs avec des revenus élevées, mais on gère aussi un nombre important d’auteurs moins présents sur le marché, mais pour qui des petites perceptions éparses finissent par devenir des sources de revenus non négligeables, voire essentielles.

Thierry Groensteen : Pour les percevoir, il faut être membre de vos sociétés ? Il faut être inscrit, affilié ?

Romain Durand : Non, pas obligatoirement. Vous pouvez le faire directement. C’est plus compliqué, ça demande du travail. Mais néanmoins, on peut, en tant qu’auteur, aller directement auprès des professionnels réclamer son droit de suite. C’est un travail compliqué, parce qu’il y a du contrôle mais aussi du recouvrement. Je pense que c’est la raison pour laquelle nous sommes assez légitimes.

Agnès Defaux : Si je peux me permettre de compléter, ce n’est pas un droit qui relève de la gestion collective obligatoire. La loi n’a pas obligé le versement du droit de suite aux sociétés d’auteurs. On s’est battus pour que ce soit comme ça. Les deux sociétés d’auteurs que nous représentons sont agréées pour recevoir les informations de l’ensemble des commerçants, mais, par contre, il n’y a pas d’obligation de nous verser les sommes, sauf pour les auteurs qui sont membres de nos sociétés. L’auteur qui a envie de gérer son droit de suite tout seul, il peut le faire. En France, ce n’est pas un système obligatoire. C’est à vous de vous inscrire dans une société d’auteurs pour percevoir ces rémunérations, qui vont être complémentaires de votre activité. Pour certains, ça représente des grosses sommes. 4% d’un million d’euros, ça commence à faire une somme. Même si c’est dégressif à partir de certaines sommes. Le maximum est fixé à 12 500 euros, il y a ce plafond depuis la dernière directive européenne. Pour d’autres auteurs, ça va être 40, 50 euros, c’est donc surtout l’accumulation de ces petites sommes qui va les faire vivre.

Romain Durand : C’est d’ailleurs une aberration, ce plafond de 12 500 euros. En gros, on explique aux auteurs qu’arrivés à un certain stade de rémunération, il faut que ça s’arrête... Comme si on disait à Johnny Hallyday qu’à partir d’un certain nombre de CD vendus, on ne le paierait plus…

(Retranscription d’après les enregistrements audio : Grégoire Gosselin)