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entretien avec joe sacco

Jean-Pierre Mercier

[Janvier 2002]

Apparu sur la scène américaine dans le cours des années 80, Joe Sacco a d’abord exercé ses talents dans le domaine de l’humour satirique, avant de conjuguer sa formation de journaliste et sa passion pour la bande dessinée dans Palestine, compte rendu de plusieurs séjours dans les territoires occupés. Il a depuis effectué plusieurs reportages graphiques en ex-Yougoslavie qui conjuguent rigueur journalistique, audace narrative et un sens aigu de l’auto-ironie

Neuvième Art : Pourriez-vous nous dire deux mots de votre enfance et de votre intérêt pour la bande dessinée et/ou le journalisme ?

Joe Sacco : Je suis né à Malte, puis j’ai grandi en Australie avant d’émigrer aux États-Unis à l’âge de 12 ans. Gamin, je lisais beaucoup de bandes dessinées de guerre. Je n’ai jamais aimé les histoires de superhéros. En fin de compte, je me suis rendu compte que les BD de guerre que je lisais étaient des histoires de superhéros. Sergent Rock triomphait de l’armée allemande à mains nues Tout ça est devenu ridicule à mes yeux. J’ai commencé à lire Mad magazine, qui était plutôt drôle. Et puis un jour, en 1993 je crois, Mad a réédité quelques-uns des premiers numéros, quand Harvey Kurlzman dirigeait la publication. Ces rééditions n’ont complètement chamboulé. Après les avoir lues, je n’ai plus jamais été le même. Elles ont eu une grande influence sur mon humour et ont entamé la lente dissolution de ma foi en l’ordre établi. Je voulais faire des bandes dessinées comme celles que je lisais dans ces anciens numéros de Mad. Je dessinais déjà des bandes dessinées depuis l’âge de six ans. Je n’ai jamais dessiné pour le simple plaisir du dessin. Il fallait toujours que mes dessins racontent quelque chose. Après avoir lu Mad magazine, mes histoires sont devenues plus mordantes, plus étranges, peut-être plus cyniques. Mais je n’ai jamais imaginé gagner ma vie en tant que dessinateur : J’étais intéressé par l’écriture, en particulier le journalisme. Quand je suis sorti du lycée, il m’a semblé que les places de journaliste étaient rares, sauf les boulots dans des grandes boîtes qui ne m’intéressaient pas le moins du monde. Je suis retombé dans le dessin et la bande dessinée et avec Palestine, j’ai finalement réussi à marier mes deux amours, la bande dessinée et le journalisme.

Palestine, "Le Caire", pl. 18 (2010).

Les œuvres de vous que l’on connaît en France sont Palestine, Soba et Gorazde. Pourriez-vous nous dire deux mots sur les travaux antérieurs qui vous ont amené ces projets ?

Les premières bandes dessinées que j’ai faites en vue d’une publication étaient des satires sociales ou politiques. J’ai fait de nombreuses histoires courtes à propos de gens travaillant dans des bureaux (sujet sur lequel j’avais moi-même de très anciennes expériences), ces gens qui jouent le jeu mais se font avoir quand même, etc. Mon premier travail néo journalistique était une bande dessinée sur la tournée en Europe d’un groupe de rock américain. Je les ai suivis en vendant des tee-shirts, mais j’étais là surtout pour faire les chroniques des moments hilarants et de ceux qui l’étaient moins. Ensuite, j’ai réalisé un comic book sur l’histoire des bombardements aériens de la Seconde Guerre mondiale, qui comprenait un long chapitre sur les expériences de ma mère sous les bombes allemandes et italiennes. J’ai également fait un comic book sur la Guerre du Golfe et comment cette énorme catastrophe fonctionnait en miroir avec la catastrophe personnelle que je vivais avec ma petite amie. Comme vous le voyez, la politique, l’autobiographie et l’observation sociale ont toujours été partie intégrante de mon travail.

Vous avez toujours mentionné la Guerre du Golfe comme un moment crucial de votre évolution en tant que dessinateur. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et comment ?

Comme je viens de l’expliquer, ma bande dessinée sur la Guerre du Golfe mettait en parallèle une grande et une petite catastrophes. Je suppose que j’évoluais vers un type de travail qui montrait des petites images dans le contexte d’un tout plus vaste.

© Éditions Rackham

Le graphisme de vos débuts était « comique », comparé à votre style actuel qui est beaucoup plus élaboré. Le passage de l’un à l’autre est-il le résultat d’un processus « naturel » ou avez-vous consciemment décidé un beau jour de changer de style ?

J’ai consciemment décidé que, plus mon travail devenait journalistique, plus il était nécessaire que mes dessins reflètent la réalité. Les neuf premiers numéros de Palestine, publiés sous forme de comic books, étaient d’un style plutôt humoristique. Il m’est clairement apparu, après un numéro ou deux, qu’il fallait atténuer cet aspect, de manière à rendre mon expérience plus réelle. Dans Gorazde, j’ai rarement recouru aux techniques du cartoon, sauf pour essayer d’insister sur un point.

Quelle est la raison (à part le facteur économique) pour laquelle vous dessinez en noir et blanc ? Vous êtes un maître de la hachure, ce qui n’est pas si courant...

J’aime l’aspect du noir et blanc, pur et simple, alors que la couleur est attirante et captive le regard. Je ne l’ai utilisée que lorsque les magazines sur papier glacé m’en ont fait la demande. Je préfère l’atmosphère qu’on peut créer avec le noir et blanc. Il y a peut-être aussi un peu d’inertie dans tout cela. Je connais une manière de faire les choses, et ça demanderait un véritable effort d’apprendre à les faire correctement d’une autre manière.

Très souvent, vos pages brisent le découpage classique des bandes dessinées. Vous faites des illustrations pleine page en ouverture, parsemées de cartouches de textes qui semblent « flotter » dessus. On peut y voir l’influence du photojournalisme (j’ai cru comprendre que vous prenez des photos sur place, que vous retravaillez ensuite) ou de l’esthétique des mangas. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Les manges ne m’influencent absolument pas. Je n’en ai pour ainsi dire jamais regardé. Je me sers des textes pour guider l’œil du lecteur jusqu’à un certain point sur la page, ou pour l’amener à la page suivante. Mais vous avez raison cependant, je prends beaucoup de photos dont je me sers ensuite comme référence. C’est très rare que je dessine quelque chose aussi précisément qu’on peut le voir sur une photo. L’avantage du dessin est qu’on peut créer un pastiche afin de rendre l’essentiel de l’ambiance d’une scène, plutôt que de s’appuyer sur une photographie qui ne contiendra pas forcément tous les éléments que l’on souhaite y inclure.

La règle habituelle pour un journaliste est de ne pas interférer avec le sujet qu’il traite. Vous violez constamment cette règle en vous mettant en scène du début à la fin du récit. On pourrait y voir l’influence du nouveau journalisme américain des années 70, peut-être aussi celle des bandes dessinées autobiographiques de Robert Crumb, Justin Green, etc.

Un peu des deux. Il y avait déjà une tradition autobiographique en bandes dessinées, établie par les gens que vous citez, mais aussi le grand Harvey Pekar [1]. Le journalisme le plus captivant que je connaisse, particulièrement quand il s’agit de George Orwell, est également très personnel. Il y a d’autres raisons au fait de me mettre en scène. Franchement, je suis sceptique quant au concept de « journalisme objectif ». Je crois qu’une personne extérieure aborde toujours un sujet avec ses propres préjugés, En me mettant en scène, je dévoile ce grand « secret » aux lecteurs. Ils regardent des sujets comme la Bosnie ou la Palestine à travers mes yeux. Je pense également que les journalistes interagissent avec leurs sujets, ce qui modifie la manière dont ces histoires sont rapportées. Simplement, je force le trait un petit peu plus que ne le font la plupart des journalistes (particulièrement les journalistes américains).

Extrait de Gorazde (2001).

Art Spiegelman est très laudatif quand il évoque votre travail. Maus a-t-il été une influence ?

Maus est une des œuvres les plus fécondes de toute l’histoire de la bande dessinée. Maus, lu et reconnu sur une grande échelle, est devenu une référence quand on parle de la bande dessinée en tant que forme artistique. En ce sens, Maus a eu un impact énorme et très positif sur mon travail. Mais je n’ai jamais regardé Maus en disant « Je veux faire quelque chose dans ce genre. » En fait, quand on a commencé à comparer mon travail à Maus, j’ai été un peu effrayé parce que je ne voulais pas être jugé sur des critères aussi élevés. Maintenant, je prends la comparaison corme elle vient et j’apprécie le compliment qu’il sous-entend.

Le public et les médias américains prennent toujours fait et cause pour Israël, ce qui n’est pas votre cas. Le fait que vous ne soyez pas né et n’ayez pas été élevé aux États-Unis a-t-il joué un rôle dans votre décision de faire un reportage sur la Palestine ?

Peut-être. Mais une injustice est une injustice, et une injustice envers quiconque devrait faire naître la honte en chacun de nous. À moins d’être un nationaliste étroit, on doit s’inquiéter du sort des autres. Cela dit, tous mes voyages et mon passé européen ont sans doute à voir avec l’intérêt que je porte au monde au-delà des limites du comté ou des frontières de l’état.

(Photo X)

Avez-vous eu des réactions négatives à Palestine pour des raisons politiques ou, dit plus explicitement, les lecteurs pro-israéliens ont-ils réagi négativement à vos albums ?

Quelques-uns, oui. Quelques librairies en Amérique du nord et en Europe ont refusé de le vendre, mais pas suffisamment pour que je me sente devenir une cible. En réalité, ce que je fais échappe largement au radar des « chiens de garde » des intérêts sionistes.

Vos livres ont-ils été traduits en d’autres langues que le français, et si oui, les réactions ont-elles été différentes de celles que vous avez eues aux États-Unis ?

Mes livres out été traduits en italien, espagnol et portugais et des histoires plus courtes ont été traduites en hollandais et en allemand. Je ne peux pas dire que les réactions ont été différentes en Europe, par opposition aux États-Unis.

Au cours de vos reportages, vous évitez constamment de rencontrer les « grosses pointures » (dirigeants politiques, chefs militaires) et préférez aller vers des gens ordinaires. Pourquoi ?

Puisque j’en suis un moi-même, j’ai plus d’intérêt pour les gens ordinaires. Ils sont écrasés par l’Histoire, détruits par les guerres et les traités qui mettent fin aux guerres. Leurs voix est ce qui m’intéresse en dernière analyse. Par ailleurs, j’ai rarement eu l’argent ou le soutien d’un organe de presse suffisamment important qui m’aurait permis d’entrer en contact avec de grosses pointures politiques ou des généraux. Qui parmi ces gens voudrait parler à un dessinateur de bande dessinée ? En plus, ils m’abreuveraient de leur version auto-promotionnelle des événements, dont les médias se font l’écho permanent de toute façon. Comme je n’ai pas de moyens, quand je suis en reportage, j’accepte l’hospitalité qui m’est offerte et vis « au ras du sol ». Par exemple, j’ai loué une chambre chez une vieille femme de Sarajevo. Je n’avais pas les moyens de me payer un hôtel. Et quand je me détends, je traîne dans les bars ordinaires, comme tout le monde.

Extrait de Gorazde (2001).

Vos albums insistent beaucoup sur les moments creux, non productifs (trajets en voiture, temps perdu à marcher d’un point à un autre, etc.). Ils transmettent un sentiment d’inutilité qui est très inhabituel dans ce type d’œuvre. Tentez-vous par là de montrer l’envers du métier de journaliste et, si oui, pourquoi ?

Eh bien, il se passe beaucoup de choses entre deux interviews et j’aime garder les yeux et les oreilles ouverts. En Palestine, beaucoup de conversations se déroulent dans les taxis par exemple. Le fait qu’elles ne figurent pas dans le programme habituel d’un journaliste ne signifie pas qu’elles sont sans valeur. Quoi qu’il en soit, sans argent, le journalisme manque singulièrement de glamour. Un journaliste avec un intermédiaire bien payé peut faire toutes ses interviews en très peu de temps, mais bien souvent, il ne percevra pas l’ambiance du lieu. Il (ou elle) ne prendra pas le temps de s’en imprégner

Extrait de Palestine (2010).

Vous vous représentez presque toujours comme légèrement cynique. On peut le voir comme une manière de vous protéger d’une trop grande implication envers les gens que vous rencontrez pendant vos reportages...

Peut-être. Mais c’est plus une manière de protéger le lecteur de mes fortes réactions aux sujets que je couvre et aux histoires que j’entends. Montrer ces émotions sur le papier distrairait le lecteur des histoires elles-mêmes.

Tout votre travail n’a pas été traduit en français, mais il semble que votre thème principal soit la guerre. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Je ne crois pas m’occuper de guerre, mais plutôt d’injustice. La guerre ou le conflit sont des sous-produits de l’injustice.

Prévoyez-vous de travailler sur un projet qui n’aurait pas de rapport avec la guerre ?

Oui ! Le blues du Mississippi. J’ai déjà réalisé une histoire courte sur ce sujet et l’année prochaine, si possible, je retournerai là-bas faire des recherches supplémentaires. Je travaille aussi à un livre sur la façon dont les Rolling Stones ont changé ma vie (je ne plaisante pas !). J’ai beaucoup de récits satiriques en projet.

Et quels sont vos projets à court terme ?

J’ai encore des choses à faire sur la Bosnie. Je suis en train de dessiner un album court sur les débuts de la guerre, quand les milices paramilitaires défendaient Sarajevo ; un livre sur les lignes serbes, où j’ai passé un bon moment ; et un autre livre sur les journalistes de guerre que j’ai croisé. Je veux encore travailler sur l’Europe centrale.

Propos recueillis par Jean-Pierre Mercier en juillet 2001. Cet entretien a paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002, p. 56-60.

[1] Harvey Pekar a créé en 1976 le magazine American Splendor, anthologie annuelle de bandes dessinées autobiographiques dont il est le scénariste.