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les écoles de bande dessinée : un passage devenu obligatoire ?

Thierry Groensteen : Ce matin, notre sujet sera les écoles de bande dessinée, l’offre de formation spécialisée, qui, vous le savez, est en pleine expansion, avec beaucoup de nouvelles écoles qui ont ouvert leurs portes ces dernières années, d’autres qui proposent de nouveaux cursus, de nouveaux diplômes qui prolongent la durée des études.
On va donc faire un petit point sur tout cela, avec une brochette d’intervenants, car six écoles sont représentées à la tribune. Je vais très rapidement vous les présenter : à mes côtés, Alice Rivière, qui représente l’école Emile Cohl, de Lyon. Elle est artiste freelance dans l’animation et dans l’illustration. Elle est également responsable pédagogique de cette école, qui existe depuis longtemps, c’est l’une des plus anciennes. À ses côtés, Thierry Smolderen, est-il besoin de le présenter à Angoulême ? Il est essayiste et scénariste de bandes dessinées, il enseigne à l’EESI depuis 1994, et depuis 2007, il coordonne le master bande dessinée. J’en profite pour saluer Patrick Clanet, le directeur de l’EESI, qui est également parmi nous. Marc Streker représente ici la Belgique et plus particulièrement l’Institut Saint-Luc de Bruxelles. Il est lui-même diplômé de l’ERG, l’École de recherche graphique, également de l’UCL, Université Catholique de Louvain. Il est directeur de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles depuis août 2015 et dispose d’un certain nombre de publications à son actif, en particulier la direction d’un livre collectif, qui s’intitule Du dessein au dessin, paru aux éditions La Lettre volée. À côté de lui, Joseph Béhé, qui représente la Haute École des Arts du Rhin, longtemps connue sous le nom d’École des Arts décoratifs de Strasbourg. Il en est un ancien étudiant et il y enseigne depuis 1998. Il faut savoir qu’il a également créée une école en ligne, la première école de bandes dessinées sur le net, qui s’appelait L’Atelier BD, et qui existe toujours aujourd’hui, même s’il ne s’en occupe plus directement, sous un autre nom : c’est devenu L’Iconograf. Par ailleurs, il a participé à la création du groupement des auteurs de bandes dessinées, affilié au SNAC. À ses côtés, Thomas Debitus, qui ne vient pas de loin, puisqu’il dirige une école ici-même à Angoulême, qui s’appelle L’Atelier. Il a une carrière de dessinateur derrière lui, et a notamment travaillé pendant huit ans pour les studios Disney en France, et aux États-Unis, après avoir été, dans des temps plus reculés, un collaborateur du dessinateur Caza. Et enfin, tout au bout de la table, Eric Dérian, qui représente ici l’Académie Brassart-Delcourt. Il a fait ses études en arts plastiques à Bordeaux, et à ce qui s’appelait encore à l’époque l’École régionale des Beaux-Arts d’Angoulême. Il est tour à tour, et selon les circonstances, auteur complet, dessinateur ou coloriste ; il travaille fréquemment en collaboration, et c’est en 2014 qu’il est devenu le directeur pédagogique de l’Académie Brassart-Delcourt, créée à Paris à l’initiative des éditions Delcourt.

Voilà, donc six écoles, cela ne représente pas la totalité des formations en bandes dessinées proposées en France aujourd’hui. Dans la chemise qui a été remise à chacun d’entre vous, à l’entrée de la salle, vous avez une liste d’autres lieux de formations spécialisées qui existent également. On n’a pas pu inviter tout le monde, mais je vous les cite rapidement pour que vous ayez une idée de l’ampleur de cette offre, de sa diversité. Il y a le CESAN, Centre d’enseignement spécialisé des arts narratifs, à Paris ; l’École Jean Trubert, à Paris également ; le centre de formations Eurasiam, toujours à Paris ; l’Université de Picardie Jules Verne, à Amiens ; la Human Academy, ici à Angoulême ; l’École supérieure des métiers de l’image, à Bordeaux ; l’École Axes Sud, à Marseille et à Toulouse ; l’école Pivaut à Nantes, et j’ai déjà cité l’Iconograf.

Alors, on peut, pour introduire le sujet, revenir un instant sur quelques enseignements de l’enquête sur la situation des auteurs de bandes dessinées, conduite dans le cadre des États Généraux de la bande dessinée, car quelques questions portaient spécifiquement sur la formation. Les principaux enseignements étaient les suivants : il y a dans la profession, de moins en moins d’autodidactes et de plus en plus d’auteurs qui ont suivi une formation spécialisée. Bien sûr, beaucoup d’auteurs ont aussi suivi d’autres formations, artistiques ou non, mais en tout cas, ils sont de plus en plus nombreux à avoir suivi une formation en bande dessinée, les préparant à ce métier, et cela se marque dans le fait que parmi les moins de 30 ans ayant répondu au questionnaire, 32% d’entre eux se trouvaient dans ce cas, alors que, dans la tranche d’âge 31-40 ans, ils ne sont que 15%, et que, chez les plus de 50 ans, ils n’étaient que 4 %. On voit bien que la proportion de dessinateurs formés dans une école de bande dessinée augmente sensiblement. On peut également constater que la part des enseignements publics, sanctionnés par des diplômes d’Etat, décroît progressivement au profit des formations offertes dans des établissements privés, dont le nombre ne cesse d’augmenter. Et enfin, on peut constater qu’il s’agit d’études relativement longues, puisque 64% des répondants déclaraient avoir étudié la bande dessinée pendant trois ans, et que pour 20% d’entre eux, c’était cinq ans, cinq années d’études, ce qui représente un temps de formation tout à fait considérable.
Comme la plupart des intervenants qui vont vous parler ce matin n’étaient pas là hier, et n’ont pas pu entendre ce qui s’est dit dans cette salle, je rappellerai que, de l’enquête consacrée à la situation des auteurs, et de nos discussions d’hier, il est ressorti que beaucoup d’auteurs de bandes dessinées sont aujourd’hui dans une situation fragilisée ; qu’il est difficile de rentrer dans la profession, difficile de s’y installer, d’y durer et d’y faire carrière ; que les revenus sont très bas, avec beaucoup d’auteurs qui ont rapidement recours aux minimas sociaux ; beaucoup d’auteurs aussi qui consacrent un temps considérable à leur travail de création : souvent c’est le week-end compris, des journées de 10 heures, voire davantage, et que, évidemment, si on rapporte la rémunération au temps de travail, elle est totalement dérisoire. Donc, avec une crise dont les facteurs sont multiples, et dont l’un des plus identifiés semble être la surabondance du nombre d’albums publiés aujourd’hui en France, avec des tirages moyens qui sont à la baisse, des ventes qui sont à la baisse, on constate une fragilisation, une paupérisation d’une grande partie de la profession.
On voit bien, par rapport à notre sujet de ce matin, que la question qui va se poser inévitablement, c’est : que deviendra demain cette armée de réserve ‒ je reprends le terme que Pierre Michel Menger, sociologue, nous a proposé hier ‒ cette armée de réserve de dessinateurs qui seront formés dans des écoles aujourd’hui ? Que deviendront-ils demain ? Est-ce que, s’il y a une surproduction d’albums, il n’y aurait pas aussi une surproduction de dessinateurs ? N’y a t-il pas trop d’entrants dans une profession qui n’a peut-être plus aujourd’hui la capacité de les absorber et de leur proposer véritablement un projet professionnel, une possibilité de carrière ? C’est évidemment le sujet qui intéresse les États Généraux, mais c’est aussi un sujet un peu polémique. Je le mets d’emblée sur la table, et je propose qu’on le garde pour la deuxième partie de la matinée, pour après la pause, de façon à ce que l’on ne commence pas tout de suite à s’étriper... J’ai beaucoup d’autres questions à vous poser avant, sur des aspects, disons plus pédagogiques, sur la façon dont vos écoles fonctionnent, sur les objectifs qu’elles se donnent, sur la manière dont elles se différencient les unes des autres. Voilà, sachez que nous aborderons ce sujet tout à l’heure ! [rires]
La première question que j’ai envie de vous poser, à tous, est la suivante : puisque l’on constate que le nombre d’écoles, le nombre de formations proposées, est en forte augmentation, comment réagissez-vous à ce phénomène ? Comment cherchez-vous à affirmer votre spécificité, l’identité de votre établissement ? Avez-vous des arguments à nous faire valoir, qui montrent que la formation que vous dispensez est différente, présente des qualités, des spécificités par rapport à ce qu’on pourrait éventuellement trouver dans d’autres écoles ? Est-ce que la multiplicité de l’offre est, pour vous, une préoccupation ?

Alice Rivière : Bonjour. Je voulais déjà remercier la Cité internationale de m’avoir invitée. Moi, j’ai assisté au débat d’hier. Quand on m’a invitée à venir ici, on m’a demandé de présenter mon école, mais je vais vous épargner la litanie de présentation de tous les profs, etc… Non, ce que je vais faire dans un premier temps, c’est redéfinir ce qu’est une école, particulièrement une école d’art. De notre point de vue, à Émile Cohl, une école, c’est un endroit physique, où on synthétise en une durée raccourcie un certain nombre d’enseignements. Notamment en dessin. Dans un premier temps, nous sommes surtout sur du dessin d’observation, on est sur des fondamentaux, des mécanismes. On se soucie vraiment de la justesse de la représentation, avant de basculer dans un dessin dit narratif. Donc, c’est un dessin qui s’attache au sens, dont la BD fait partie en tant qu’art contemporain, que l’on enseigne, bien évidemment. Mais on n’enseigne pas que la BD, on enseigne aussi le dessin animé, les jeux vidéos... On essaie d’amener les étudiants à avoir une démarche plutôt de concepteurs. On les forme, bien sûr, aussi aux outils numériques. Cela amène un peu de polyvalence, pour faire face aux mutations du métier d’auteur de BD. Nos étudiants font du storyboard, de la conception interactive, ils font beaucoup de choses qui permettent d’accompagner leur futur métier de bédéiste, non pas au sens traditionnel d’apprentissage d’un métier : on leur apprend ce que c’est que le métier de créateur de BD, mais en parallèle on leur apprend aussi à travailler sur d’autres médias.

Thierry Groensteen : Merci Alice. Thierry Smolderen, pour l’EESI ?

Thierry Smolderen : Alors, l’école, si on veut lui trouver une spécificité, elle est historique, plutôt que théorique, ou formaliste. Elle existe depuis 35 ans, en tous cas la partie atelier BD existe depuis le tout début des années 80. Puis ça a évolué, cet atelier s’est intégré à la pédagogie de cette école d’art qu’est aujourd’hui l’EESI, mais qui était autrefois une école des Beaux-Arts. Je pense que ce qui fait sa spécificité, c’est qu’elle est inscrite dans ce paysage d’Angoulême, du Festival, d’un milieu de dessinateurs qui souvent passent plusieurs années en ville après être sortis de l’école, et donc il y a une espèce de longue histoire, d’intégration dans un milieu très effervescent de jeunes auteurs, de jeunes étudiants. Ce qui permet, en fait, à l’école de passer peut-être moins de temps à focaliser les étudiants sur ce domaine-là, car ils baignent complètement dedans, ils en sont imbibés, du 9ème Art. Parfois, le plus important pour eux est d’en sortir, plutôt que d’y revenir. C’est une école d’art qui est, comment dirais-je ?… créée par le Ministère de la culture, qui s’intègre dans le circuit des écoles d’arts du ministère, qui a donc beaucoup d’ambitions en termes de travail artistique, et qui ne se cantonne pas dans une spécialité qui se voudrait unique et fermée. Cela fait partie des règles du jeu quand on travaille dans ce domaine des écoles d’arts, et c’est quelque chose que l’on a complètement assimilé, malgré les tensions. On ne peut pas cacher les tensions qu’il peut y avoir, et qui sont parfois négatives, parfois très productives et fertiles, entre des formes d’arts qui n’ont strictement rien à voir avec la représentation, l’imitation comme on disait au XVIIIème siècle, et la bande dessinée, qui est souvent considérée comme un art simplement narratif. Tu parlais de cette armée de réserve, et du fait que l’on ne savait pas ce qui allait se passer dans 20, 30 ans : le but de l’école ‒ et c’est une stratégie commune à toutes ces écoles d’art ‒, c’est d’ouvrir ses étudiants, et d’anticiper sur quelque chose qui n’est pas possible à anticiper, c’est à dire de former des gens qui seront très alertes sur toutes les frontières du monde de l’art, qui ont éliminé tout aspect de naïveté par rapport au monde de l’art ; qui sont précis sur toutes ces choses-là, et qui vont pouvoir comprendre rapidement, et peut-être mener le développement futur de la bande dessinée. Donc il y a un aspect d’avant-garde qui est assumé, mais qui n’est pas complètement… il ne flotte pas dans une espèce d’atmosphère sans point d’ancrage économique : c’est aussi un pari économique. On reviendra certainement un petit peu sur la bande passante de l’école en termes d’enseignement, donc voilà.

Thierry Groensteen : Merci Thierry. Marc Streker, pour l’Institut Saint Luc ?

Marc Streker : Oui, bonjour à tout le monde. Pour ma part, je pense que Saint-Luc est une école qui est connue, réputée, je ne sais pas si c’est à juste titre mais on essaie de faire en sorte qu’elle soit à la hauteur de sa réputation. C’est vrai que c’est une école qui fait un peu date dans le paysage de l’enseignement supérieur de bande dessinée puisque, je ne crois pas me tromper, ce fut la première école créée en Europe, en 68. Ce qui n’est pas récent, cela fait 48 ans. C’est l’époque d’Hergé, de la ligne claire, puisque c’est lui qui est un peu à l’initiative de la création de cette première section de bande dessinée. Et donc, le premier professeur accueilli en 1968 était Eddy Paape, puis il y a eu d’importants noms qui se sont succédé : Claude Renard, François Schuiten… Bon, je ne vais pas citer tout le monde jusqu’à nos jours. Vous savez bien que la Belgique est un pays compliqué, d’une complexité parfois inextricable. Nous sommes soumis à des règles, je suppose qu’en France vous l’êtes aussi. L’école est subventionnée par l’État, plus précisément par la Communauté française (puisque que l’éducation est communautarisée en Belgique, donc séparée entre francophones et néerlandophones). Pour les Français, on est considérés comme une école privée mais je pense que c’est une mauvaise appréciation puisque nos étudiants paient un droit d’inscription équivalent à ceux qui se font dans le réseau « Communauté française ». En Belgique, il y a 16 écoles supérieures des arts rien que dans la partie francophone, un territoire équivalent à deux départements français et demi. À Saint Luc ‒ l’École Supérieure des Arts Saint-Luc, car le nom a évolué aussi ‒ il y a plusieurs départements, dont la bande dessinée. On a créé, depuis trois ans maintenant, un nouveau département « type long », puisqu’on l’a organisé en cinq ans, ce qui n’était pas le cas avant, il n’y avait qu’un cycle de Licence en trois ans. À partir de l’année prochaine, on va créer notre première année de Master, et on va l’organiser en collaboration avec l’université. Cette ouverture qui est en train de se créer est quelque chose de très spécifique. Nous avons la faiblesse de croire qu’on peut former des auteurs, c’est un peu cela notre leitmotiv.

Thierry Groensteen : Je crois que vous êtes l’école où il y a le plus grand nombre d’étudiants. Combien d’étudiants inscrits dans les filières bande dessinée, premier et deuxième cycle ?

Marc Streker : Dans le premier cycle, pour l’instant, ils sont 102, je les ai comptés, je savais que l’on me poserait la question. Pour le deuxième cycle, on en espère ‒ à mon avis, on en aura plus ‒ mais on en espère 50 pour les deux années. On est donc sur 150 étudiants.

Thierry Groensteen : Même question pour Émile Cohl ?

Alice Rivière : Les étudiants qui se destinent à faire de la BD, on va dire que dans ce que nous appelons l’option édition multimédia, ils sont 27 filles et 11 garçons, donc 38.

Thierry Groensteen : Je donne maintenant la parole à Joseph Béhé, pour la Haute École des Arts du Rhin…

Joseph Béhé : Oui, bonjour. Un petit mot sur la création de l’atelier d’illustration aux Arts décoratifs de Strasbourg, aujourd’hui Haute École des Arts du Rhin, puisque c’est devenu un EPCC, Établissement public de coopération culturelle, qui regroupe plusieurs écoles. On s’est toujours considérés comme l’atelier d’illustration créé en 1974 par Claude Lapointe. C’était au moment du retour de Pierre Kuentz. Éous ne le connaissez peut-être pas, c’est ui qui a fait l’atelier d’illustration musicale, à Strasbourg, qui est devenu un atelier d’illustration didactique, donc tout ce qui est communication par l’image, médiation scientifique etc… Et ça a son importance, car quand ces deux-là se sont retrouvés, ils ont dit : « Nous on fait de la narration graphique. On fait du dessin, mais le dessin narratif, ce n’est pas la même histoire, c’est une forme d’écriture ». Tout le monde était plus ou moins d’accord avec cette phrase, mais ça a vraiment son importance car quand on applique après la pédagogie en fonction de ce dogme que l’on se fixe au départ… Donc, nous n’apprenons pas aux étudiants à dessiner, on ne s’est jamais vraiment intéressés au dessin, je pense qu’on a épousé toutes les modes, tous les supports, etc. Ça enlève beaucoup de problèmes, et on a quand même de bons résultats. On fait cas de la technique, au cas par cas, mais on s’en fout aussi de la technique. Par contre, on s’intéresse énormément à la relation entre l’auteur et le lecteur ; je ne dis pas les lecteurs, je dis le lecteur. Qu’est-ce qu’un cerveau humain comprend quand il regarde ce dessin ? C’est un peu la spécificité de notre école. Je pense que l’on dispose de profils d’enseignants extrêmement différents les uns des autres, ce qui fait que parfois, quand on entend un de nos collègues parler à nos étudiants, on est parfois choqués, les uns et les autres, tellement il y a des différences entre nous. Mais on se fait totalement confiance. Ça joue beaucoup dans notre enseignement. On a, par exemple, un de nos responsables qui s’intéresse au livre en tant qu’objet, aux références culturelles, etc… Moi, citer les noms, les références, je le fais très peu, je m’intéresse plutôt aux mécanismes qui, dans le cerveau, décryptent les images. Un autre collègue s’intéresse au spectacle, à tout ce qui est ludique. Enfin, je ne vais pas tous les citer, vous pouvez retrouver ça dans la communication. Nous sommes une école publique, les frais d’inscriptions sont bas. Évidemment, ils montent d’année en année, mais ils restent relativement bas. De mémoire, mais ça dépend si on est boursier ou pas, je crois que c’est entre 400 et 800 euros pour l’année, donc voilà, en gros 60 euros par mois. Donc, la formation payée est payée par l’État. Il y a une contrepartie à ça, en tout cas, c’est ce qu’on nous a toujours dit, c’est peut-être en train de changer, mais on se doit de faire de la recherche et développement. Il faut que les étudiants qui sortent apportent quelque chose au médium. L’État estime que c’est bon pour la filière, que c’est bon pour le pays, pour l’espace francophone, pour le rayonnement culturel... Je n’en sais rien, mais la contrepartie à la gratuité, c’est que les étudiants se sentent une espèce d’envie, en tous cas on essaie de leur transmettre, une envie de faire bouger les lignes.

Thierry Groensteen : Est-ce que c’est un objectif qui leur est exposé dès l’instant où ils entrent dans l’école, ou bien c’est quelque chose qu’ils découvrent une fois qu’ils y sont ?

Joseph Béhé : Ils le découvrent au moment où ils y sont, pour certains ; de moins en moins, je dois dire… C’était certainement le cas il y a une vingtaine d’années, quand le recrutement était peut-être plus diversifié. Des gens étaient surpris en rentrant.

Thierry Groensteen : Et la formation bande dessinée est toujours placée sous l’égide de la classe d’illustration, ou elle est identifiée comme telle ?

Joseph Béhé : Non, elle n’a aucune identification, en bande dessinée.

Thierry Groensteen : On peut se demander pourquoi, dans la mesure où beaucoup d’auteurs de bande dessinée, depuis longtemps, sont sortis de cette école. Elle est identifiée comme une des plus grandes écoles de bande dessinée, pourquoi ne le revendique-t-elle pas d’une façon plus lisible ?

Joseph Béhé : C’est très compliqué. Je vous l’ai dit, nous, les enseignants, sommes très différents les uns des autres. Si on appliquait le nom bande dessinée, ou jeux vidéo, ou numérique à côté, je pense qu’on perdrait une partie de notre cohabitation précaire. On a gardé illustration, on s’est longtemps interrogés, et on s’interroge toujours, pour le changement de ce nom, mais on ne le fait jamais. De toute façon, les noms ne correspondent pas à la chose, donc on garde celui-là.

Thierry Groensteen : Merci Joseph. Thomas Debitus, pour l’Atelier ?

Thomas Debitus : Bonjour à tous. Alors, merci de nous avoir invités. Nous, nous ne sommes pas une école de bande dessinée à proprement parler, nous sommes avant tout une école de dessin animé. Quand on a créé l’Atelier il y a 10 ans dans le sud de la France, c’était une école d’illustration, d’animation et de bande dessinée. On avait la prétention d’enseigner les trois. Il y a avait 16 élèves. On l’a appelé l’Atelier parce que je viens du métier, et on travaillait au milieu des élèves. Quand je dis « on », c’est mon épouse et moi-même. Et puis les choses se faisant, nous avons spécifié la formation en animation. Mais nous nous sommes rendus compte que, issus de cette formation animation, quelques étudiants, assez rapidement, faisaient de la BD, sortaient leurs albums, rentraient complètement dans la bande dessinée, en faisaient leur métier. Comme nous étions très proches de nos étudiants, on a parlé ensemble ; on a beaucoup parlé avec des intervenants, qui venaient aussi de la bande dessinée. De mon expérience chez Disney, ayant vu beaucoup d’animateurs partir vers la BD ou en venir, il nous est apparu comme évidence que les deux collaient bien ensemble, même si c’étaient deux mondes différents. Il y a des façons d’aborder le dessin différemment, mais il y a aussi des dénominateurs communs, que l’on peut exploiter et amener aux élèves. Et on s’est rendu compte qu’effectivement, des gens peuvent travailler dans l’animation grâce au système d’intermittence et peuvent prendre le temps de développer leur albums, de les éditer, et puis de revenir à l’animation si les vaches maigrissent à vue d’œil. Donc notre formation s’est peu à peu articulée autour de ça. Petit à petit, on s’est rendu compte que les étudiants qui étaient vraiment dirigés vers la bande dessinée, voulaient aussi souvent travailler dans le concept et développement du jeu vidéo, et dans le développement du Crossmédia. Donc nous avons créé une formation de trois ans en Crossmédia, qui s’appelle SMART, avec 8 étudiants. Cette année, après une très forte sélection (j’ai eu environ 200 candidatures l’année dernière), on n’aura que 6 étudiants. On est vraiment sur une formation très petite, très personnalisée, individualisée, très accompagnante. Moins professionalisante, certainement, que la formation animation, qui compte 22 étudiants, mais on essaie toujours de leur transmettre cette idée ‒ je parle crûment, désolé ‒ qu’à certains moments, il faut à manger, quoi. Et que si c’est que la bande dessinée, effectivement, aujourd’hui, c’est extrêmement compliqué. C’est notre façon de fonctionner, c’est notre origine. Nous sommes 100% privé, la scolarité coûte 6 000 euros par an, elle est de deux à trois ans en SMART, et on a zéro aide.

Thierry Groensteen : Pourquoi êtes-vous aussi sélectif à l’entrée ?

Thomas Debitus : Notre sacerdoce, c’est que les élèves travaillent à la sortie, et arrivent à gagner leur vie. Au minimum à rembourser leur prêt étudiant, la plupart du temps. Il y a cette morale que l’on s’est imposée. Effectivement, ça en revient au préambule que vous avez fait : on pense qu’on ne peut pas former trop d’auteurs, si on veut vraiment sérieusement les accompagner, avec nos moyens, pour qu’ils trouvent du boulot. Ça, c’est la première raison. Ensuite, contrairement à l’animation, qui est quand même jalonné d’industries et où il y a des vraies règles, des vrais postes, et des choses très spécifiques ‒ on sait leur trouver du boulot, là ‒, la BD, le jeu vidéo, le crossmédia ou la BD numérique, c’est individuel, ce sont des auteurs, des gens qui ont une fibre d’auteurs, une narration... Ça, nous, on ne sait pas l’enseigner à 20 étudiants, ce n’est pas notre métier. Par contre, de 6 à 10 étudiants, oui. Le maximum que l’on peut recevoir, c’est 15 étudiants, donc oui, on joue le jeu de la sélection, ce qui est très difficile pour une école privée sans subventions, j’insiste. C’est un vrai choix : pour parler très clairement, on perd de l’argent avec cette formation. On en gagne avec d’autres, bien entendu. L’idée, c’est de vraiment les accompagner individuellement, le mieux possible, à tel point que si au bout de deux ans, on a bien fait notre boulot, qu’il trouvent un emploi, qu’ils ont une BD qui est publiée ou qu’ils travaillent ... eh bien ils partent, et ne finissent pas leur cursus en trois ans. Voilà.

Thierry Groensteen : D’accord. Le dernier à parler sera donc Éric Dérian, pour l’Académie Brassart-Delcourt.

Eric Dérian : Oui, bonjour. L’Académie Brassart-Delcourt fait un peu figure d’outsider dans le secteur, puisque notre structure entame sa troisième année. J’aimerais nuancer une chose : je n’ai pas l’impression qu’on soit face à une explosion des nouvelles formations. On n’a pas vu spontanément se créer trois écoles de bande dessinée dans chaque grande ville de France ces cinq dernières années. Et le second truc, je n’ai pas l’impression que ce soient les écoles qui fassent les auteurs. On a bien vu que, même si aujourd’hui, on remarque la prolifération de formations, c’est arrivé dans un second temps, après le développement des éditeurs qui ont multiplié les titres, qui sont, peut-être, allés chercher les auteurs qui existent : amateurs, jeunes professionnels… Nous, on est arrivés dans le secteur avec plutôt, non pas la volonté de créer ou de gonfler de façon artificielle le parc de jeunes auteurs, mais plutôt dans le but de former, de préparer, de mieux préparer les jeunes générations à un métier qui a beaucoup changé, qui est devenu beaucoup plus difficile, beaucoup plus agressif. On a donc essayé de nuancer ça. Hier, on posait la question : vocation ou profession ? Effectivement, il est difficile d’engager aujourd’hui une vocation d’auteur en espérant en faire une véritable carrière. On ne peut plus faire aujourd’hui comme l’ont fait les précédentes générations.

Thierry Groensteen : Cela ne nous explique pas pourquoi un éditeur comme Guy Delcourt décide d’ouvrir sa propre école de bande dessinée. Est-ce que cela veut dire qu’il estime que l’offre existante ne suffit pas ? Qu’il veut former les auteurs dont il a ou aura besoin, demain ? Je crois me souvenir qu’à ses débuts comme éditeur, il avait recruté beaucoup d’étudiants à Angoulême ‒ c’était à l’époque où l’école des Beaux-Arts publiait Au fil du Nil ‒, et ça s’était fait en collaboration avec lui. Il y a eu une grande partie de son catalogue, dans les premières années, qui s’est construit grâce à cet apport d’étudiants venant de l’école d’art d’Angoulême. Par la suite, il a, bien sûr, recruté plus largement. Mais aujourd’hui, qu’est ce qui le motive à entrer dans cette problématique de l’enseignement de la bande dessinée ?

Éric Dérian : Alors ça, je ne sais pas, c’est lui qu’il faudrait interroger. J’ai quelques pistes personnelles, mais il faudrait encore quelques nuances. Désolé, j’ai l’impression de ne faire que ça ! L’Académie Brassart-Delcourt, ce n’est pas le groupe Delcourt, ce ne sont pas les éditions Delcourt, ce n’est pas Guy Delcourt. C’est véritablement une structure… Je vais revenir sur l’historique : le projet de l’académie est né dans le courant de l’année 2013, d’un rapprochement entre les deux structures, Brassart et Delcourt. Les écoles Brassart sont des écoles d’arts graphiques, principalement basées en province, avec trois pôles principaux, à Tours, Nantes et Caen, l’école de Tours étant l’école mère, qui a aujourd’hui 66 ans d’ancienneté ; donc ça ne vient pas de nulle part. Et puis, effectivement, le groupe Delcourt, avec principalement les éditions Delcourt et Soleil, et cet intérêt qu’a toujours eu Guy Delcourt pour les jeunes générations, d’aller chercher les auteurs. Sur le projet d’ouverture de cette école, en tous cas, il ne s’agit pas de former des auteurs pour Delcourt. Le souci, depuis le début, est bien d’avoir une formation pour former de jeunes gens à devenir auteurs. Encore une fois, je ne pense pas que l’on puisse former des auteurs ; je pense que l’on peut donner de la nourriture nécessaire, donner des techniques, on peut accompagner… mais auteur, on le voit bien auprès des étudiants que l’on peut avoir aujourd’hui : il y en a qui rentrent, ils seront auteurs, d’autres seront [inaudible], il y en qui… bref, la garantie n’est pas à cet endroit-là. Ce qui nous intéresse, c’est de les accompagner dans une professionnalisation, et de leur donner les moyens d’embrasser une carrière en pleine possession de la profession. Ne plus se retrouver spontanément professionnel, comme certains d’entre nous ont pu l’être. Un jour, on a amené un projet chez un éditeur, l’éditeur a dit : « Oui, c’est bien, voilà le contrat ». Mais là, on découvre tout : les cotisations, les déclarations, les impôts… Il faut tout prendre en même temps, et je pense qu’aujourd’hui, c’est quelque chose qui n’est plus possible. En tout cas, des structures comme la nôtre sont là pour préparer les étudiants à ça.

Thierry Groensteen : Combien coûte l’inscription à l’école ?

Éric Dérian : Cette année, si je ne me trompe pas, on devrait être à 6 750 euros l’année, pour une formation de 8 mois par an. On est actuellement sur un calendrier à peu près de 27 heures par semaine, sur 27 semaines.

Thierry Groensteen : Et combien d’étudiants y a-t-il, sur ces trois années ?

Éric Dérian : On a commencé petit. De toute façon, il ne s’agit pas non plus d’ouvrir les vannes et de créer des générations de 120 jeunes auteurs par an. La première année, on a attaqué avec une promotion de 13 étudiants. Il nous en reste 7 aujourd’hui en dernière année. La seconde année, on a attaqué avec 17. Ils sont encore 16. Et là, on aura entre 20 et 21 étudiants. On attaque la phase finale. C’est la première année où nous aurons les trois promotions réunies.

Thierry Groensteen : Merci Éric. Pour les questions qui vont venir maintenant, peut-être que tout le monde ne doit pas nécessairement y répondre. Ceux qui se sentent interpellés par le sujet s’emparent du micro. Nous avons un peu parlé de la différence entre public et privé ; est-ce que le diplôme est une question pour les futurs auteurs de bande dessinée ? C’est-à-dire, est ce que c’est une motivation ? On s’inscrit dans telle ou telle école car on aura un diplôme, car l’enseignement sera sanctionné par un papier qui aura telle ou telle valeur ? Ou alors, est-ce que c’est complètement indifférent ? Car un certain nombre d’écoles aujourd’hui mettent en place un deuxième, voire un troisième cycle : il existe un master BD à l’EESI, on nous a dit qu’à Saint-Luc il allait y en avoir un aussi, je sais que l’université d’Amiens prépare également la création d’un master BD. Et à Angoulême, on en est même à passer au stade du doctorat. Donc je suppose que la question du diplôme retrouve une certaine acuité, notamment car ces enseignements sont souvent adossés à des universités, à un parcours plus académique. Voilà, qu’avez-vous à dire par rapport à ça ?

Thierry Smolderen : Je peux répondre sur l’intérêt d’avoir plusieurs cycles. Là, pour l’instant, l’école offre un premier cycle de trois ans, un master de deux ans, et on ouvre cette année un doctorat, donc on va avoir des doctorants. Pas nombreux, hein, ils seront peut-être trois, quatre, ou seulement deux. C’est même difficile, car il faut avoir des gens qui les suivent du côté de l’université, et ces gens ont déjà leurs cartons pleins. Mais il ne faut pas y voir une raison purement académique, en termes de plan de carrière précis, ce qui serait un peu facile. En fait, il faut se dire que la bande dessinée comme art a aujourd’hui, dans son expansion, des contacts avec un grand nombre de domaines : la littérature, la recherche en littérature, en cinéma… Il y a, dans la carrière d’un jeune dessinateur ou d’un auteur qui a 40 ans de carrière, des tas de boulots, très, très différents. Avec ces trajectoires, qu’on imagine mal dans un monde futur, pourquoi ne pas donner le plus de cartes possibles aux gens qui s’intéressent à ce domaine ? Si certains se sentent une âme de chercheurs, de critiques, d’éditeurs ou de dessinateurs et qu’ils ne savent pas encore très bien dans quelle direction ils vont se lancer, autant leur mettre plusieurs atouts en main pour avoir une trajectoire intéressante dans le futur, futur que personne ne peut réellement prédire. C’est ça l’idée, c’est de multiplier les zones de contacts entre cet art, qui est de toutes façons au départ un mix de littérature, de dessin, d’art, de narration, d’expérimentation. D’investir toutes les zones frontières de cet art avec les autres domaines qui sont compatibles, qui peuvent être combinés. Et laisser les acteurs qui vont sortir de l’école trouver leur trajectoire dans ce monde compliqué qui est celui de l’art.

Alice Rivière : Je veux bien répondre aussi. Quand on parle du diplôme, on est bien d’accord que les éditeurs ne vont pas demander de diplômes aux étudiants sortants, ils ne vont pas leur demander s’ils ont obtenu le diplôme. Ce qu’ils vont regarder, ce sont les dessins, les graphismes ou encore la capacité à raconter une histoire. Et puis, sur le terme de diplôme, qu’est-ce qui fait un diplôme ? Un diplôme, c’est un audit approfondi qui est fait par un ministère, pour nous le ministère de l’Éducation supérieure et de la Recherche. Mais c’est un audit qui est fait, en profondeur, de la pédagogie d’une école. Donc, ça la valide ou non, en fonction des connaissances attribuées à ce diplôme. Ça a une valeur fondamentale.

Joseph Béhé : Juste un petit mot. Ce qui est important aussi, c’est le réseau. C’est-à-dire que chaque école forme des cohortes réduites. Aux Arts déco, nous avons quasiment divisé par deux notre nombre d’étudiants depuis 1998-2000. Ils étaient 32, 33, aujourd’hui, ils sont 18. Mais le réseau que ça procure est important. Les étudiants viennent pour ce réseau. Aux gens qui nous rejoignent, on leur a demandé : « Et vous, qu’est-ce qui vous a amené chez nous ? » « Oh, c’est le travail de Fanny Blanc ! » Fanny Blanc, elle est en quatrième année. Ils veulent entrer car il y a des gens qui font des choses. Donc, au-delà du diplôme, le réseau est très important.

Marc Streker : Moi je voulais quand même dire qu’en Belgique, on reçoit énormément d’étudiants français, surtout en BD. Pas qu’en BD, hein, mais la BD, ça dépend des années, c’est entre 70 et 75%. Ce sont essentiellement des étudiants français. Disons les choses clairement, c’est un des problèmes du clivage en France, entre une majorité d’écoles privées excessivement chères, puis des écoles publiques, que l’on a pu citer ici. Je pense que le panel autour de la table est assez équilibré, autour de 50-50. Mais ce n’est pas le proportion réelle que l’on peut trouver en France. De plus, ajoutons à cela l’écueil des concours, car vous êtes exigeants à l’entrée des cursus. Par ailleurs, je pense que l’on a une pédagogie qui n’est pas du tout la même que la vôtre, mais c’est lié aussi à l’enseignement français, qui est excessivement élitiste. Ce n’est pas une critique, c’est un constat. Force est de constater que l’enseignement des arts, ou bien dans d’autres domaines, est très élitiste. Je pense aux grandes écoles, etc., ce n’est pas évident d’y entrer. Donc c’est une façon pour les étudiants de contourner le problème des concours, et puis aussi d’éviter un écueil financier. Payer 6 700 euros, pour nous, ça nous parait presque indécent. Je ne vais commencer à susciter la polémique sur les coûts, mais je pense que les études devraient être accessibles à tous, et non pas uniquement à une élite financière. C’est un peu ce qui me pose problème. D’ailleurs en Belgique, il n’y a pas d’écoles privées, il n’y en a qu’une, et qui est très mauvaise. C’est ce qui motive les étudiants à venir chez nous, mais de manière générale, on trouve des Français dans bien d’autres filières. Pour la BD, on ne vient pas pour un diplôme, me semble-t-il. Les éditeurs ne tiennent pas compte de ça nécessairement, mais l’école peut avoir une incidence sur la perception qu’ils ont du travail de l’étudiant. Il y a une diversité incontestable au niveau des attentes des étudiants. On est plutôt sur des spécialisations, puisque nous proposons une spécialisation en édition, car le nom est « bande dessinée / édition ». Ça, c’est assez particulier, alors que toutes les autres filières en Belgique ‒ il y en a quatre ‒ sont axées exclusivement sur la bande dessinée. Ce qui inclut l’édition, mais nous on se recentre, en tous cas en deuxième cycle, sur l’édition. Des étudiants aussi viennent avec une attente, et souhaitent s’articuler plus sur la recherche, c’est pour ça qu’ils s’inscrivent dans les filières approfondies, anciennement les diplômes d’études approfondies, qui était une année préparatoire au doctorat. Ainsi, petit à petit, ils optent pour un doctorat. En Belgique francophone, les doctorats sont organisés par l’université, mais en collaboration avec une école supérieure des arts.

Thierry Groensteen : Si vous le voulez bien, venons-en à la pédagogie, et à la part respective des enseignements théoriques et pratiques. Quand je lis des interviews de dessinateurs passés par telle ou telle école, je suis frappé par le fait que nombre d’entre eux disent : « Finalement, on n’a pas appris grand-chose, on n’avait pas beaucoup de cours, on venait montrer notre travail aux professeurs, ils nous corrigeaient, nous disaient : c’est bien, ce n’est pas bien, etc. » On a l’impression, finalement, qu’il y a peu de contenus dans les enseignements délivrés. Pour avoir moi aussi un temps enseigné l’histoire et la théorie de la bande dessinée à Angoulême, je sais que les étudiants qui déclarent ça sont souvent ceux qui ne venaient pas à mes cours. Donc il faut relativiser ces déclarations, mais quand même. Je voulais connaître, dans les formations que vous proposez, la part des enseignements théoriques. L’histoire de la bande dessinée, est-ce une matière ? Est-ce que l’économie de la bande dessinée est une matière ? Le scénario est-il enseigné en tant que tel, ou alors est-ce que c’est un fonctionnement nettement plus informel, en atelier avec des étudiants et des dessinateurs professionnels, en situation de transmettre leurs savoirs ?

Thomas Debitus : Les deux, mon capitaine. Nous avons appelé l’Atelier comme ça, car justement c’est un atelier. La pratique est super importante. Elle s’apprend, c’est une matière à part entière : apprendre à s’écouter, apprendre à connaître se rythmes de travail, à savoir comment on pense, comment on va dessiner, à partager des angoisses, à partager des gros doutes, à dire : « Bah non, tu ne vas pas travailler 12 heures par jour, parce que tu vas te cramer ». Il y a peut-être un rythme à trouver, lequel est le tien ? Ça, c’est fondamental, et ça ne se fait que par la pratique. L’histoire de la bande dessinée, bien entendu, elle est enseignée à notre façon. Elle passe aussi par un dialogue quotidien. Et ça, ce sont les auteurs aussi, chaque auteur va avoir son histoire de la bande dessinée. C’est parfois compliqué. Au niveau juridique, nous avons quelques intervenants qui viennent, mais le meilleur enseignement que l’on ait trouvé, c’est quand les auteurs interviennent eux-mêmes. Et surtout, on parlait du réseau, ce sont les auteurs, aujourd’hui, issus de l’atelier qui viennent échanger avec les élèves. Donc c’est un mélange de théorie et de pratique, fondamentalement. Mais les étudiants sont obligés de venir à tous les cours.

Éric Dérian : Oui. Tu parlais des témoignages des étudiants. Il n’y a pas que des étudiants qui viennent aux cours. Par contre, je peux témoigner à titre personnel, je venais à tes cours, et j’ai quand même le même sentiment. Effectivement, il y a un équilibre à trouver. Nous, on a essayé d’éviter ça : la grille pédagogique que j’ai mise en place contourne ça. Il y a beaucoup de cours académiques à proprement parler. Il y a des matières évidentes, et la plupart d’entre elles s’axent autour d’une matière principale, qui réunit l’ensemble de tout ça, qui est la narration. Les étudiants en première et deuxième année ont un cours de narration, qui est fondamental et qui leur prend deux fois trois heures dans la semaine, avec un même formateur qui va les suivre sur les deux premières années. Et ce cours de narration se partage entre cours théorique, cours d’analyse, mais aussi, évidemment, mise en application, en pratique. Et tous les autres cours concourent à cette chose principale. Joseph Béhé disait tout à l’heure, et je suis d’accord avec lui, que la bande dessinée n’était pas tant une matière de dessin que ça. Par exemple, on n’est pas obligé de maîtriser le dessin académique pour faire de la bande dessinée. Bon ceci dit, ils ont aussi des cours de dessin académique, des cours de dessin d’observation, ils ont un cours que l’on appelle « expression écrite et orale », qui part doucement, qui évolue depuis le cours de français tout simplement ‒ car on a des étudiants qui viennent d’horizons très différents ‒, on a une espèce de mise à niveau en première année, et qui évolue vers l’écriture technique, l’écriture et la lecture de scénario. En deuxième année, il y a un cours de scénario. Voilà, je pense que si on veut avoir l’ambition de préparer ces jeunes gens, il faut aussi leur donner une nourriture. Évidemment, on peut avoir des formations qui ont une politique de sélection très stricte au début, et qui ensuite se contentent d’être une espèce de chaudron. On prend les meilleurs étudiants parmi les candidats, on les mets trois ans dans un endroit fermé, entre eux. À la fin, on ouvre ce truc, et sur les vingt qu’on aura sélectionnés, il n’en restera que dix, mais ces dix seront forcément bien meilleurs au bout des trois ans que quand on les aura sélectionnés, alors qu’ils étaient déjà le haut du panier. Ce sont des philosophies différentes.

Marc Streker : Par rapport à l’équilibre pratique/théorie, chez nous, c’est plutôt du 50-50. Et quand je parle de théorie, c’est plus que des cours d’expression orale, etc. Il y a des cours d’écriture, de scénario, ça paraît incontournable. Mais aussi des cours de philosophie, d’esthétique, de théorie des médias, sur l’intermédialité, etc. Je ne vais commencer à recenser tous les cours proposés dans les cinq années, mais il est important, bien sûr d’apporter un bagage culturel à ces futurs créateurs. Il y a aussi des cours d’histoire de la BD évidemment, d’histoire de l’image animée. Si on essaie d’orienter la formation par rapport aux débouchés, bon : on forme des bédéastes, bien évidemment, mais peut-être aussi des scénaristes. Quelques-uns deviennent scénaristes. C’est intéressant pour eux de les éveiller à d’autres arts. Je pense à la peinture, au cinéma, à la littérature, etc.

Thierry Smolderen : À l’EESI, dans les premiers cycles, il y a sans doute un peu de manques du point de vue de la théorie, bien qu’on ait très longtemps bénéficié de tes services, Thierry, pour assurer un cours continu sur trois ans, très complet, sur l’histoire de la bande dessinée, l’histoire du XXème siècle, et les points principaux. Il y a aussi d’autres cours de théorie : philosophie de l’art, ou esthétique, ce genre de choses. La part entre théorie et pratique dans le premier cycle, j’aurais du mal à l’évaluer, car depuis presque dix ans je me consacre exclusivement au Master bande dessinée, et là, c’est du 50-50. La théorie se partage en deux domaines : un domaine fourni par l’Université de Poitiers, avec des profs très, très compétents, qui amènent tout un horizon nouveau de références culturelles, qui est assez loin de celui qu’on a naturellement dans les écoles d’art. Donc ça amène vraiment une couche en plus, que les étudiants du premier cycle découvrent avec beaucoup d’intérêt, je crois. On a aussi des intervenants d’ailleurs, qui sont universitaires, ou des spécialistes étrangers, très souvent éminents dans leurs domaines, et qui donnent des cours théoriques sur le roman graphique, sur l’économie de la bande dessinée, les métiers du livre, ce genre de choses. Cette partie théorique est à 50% avec la pratique, dans laquelle on a beaucoup de workshops, avec des professeurs prestigieux, comme Stefano Ricci, qui enseignent aux étudiants leur expérience de la pratique artistique et leur conception profonde de leur art. Très souvent, c’est dirigé vers un apprentissage de l’édition, au sens presque tactile du mot, c’est-à-dire qu’on va jusqu’à la création d’un livre. Pour les étudiants, c’est une habilitation à rentrer jusque dans les détails même de la création d’un livre.

Alice Rivière : J’ai tendance à ne pas trop opposer pratique et théorie. Notre structure à un grand souci d’exigence de la pratique. Je reprends un peu ce que je disais au début. On est une fac de dessin, donc on pratique, on est dans l’apprentissage de l’anatomie, des perspectives, des représentations du corps, des modèle vivants… La théorie, en même temps, on en fait aussi, et elle vient nourrir la pratique. Si on n’a pas une connaissance de l’histoire de l’art en général, si on n’a pas les connaissances du cinéma, sur le plan théorique, comment mettre en scène, concrètement, avec les outils graphiques, ce que la pratique vous aura donné ? On est d’accord que l’on forme des étudiants pour qu’ils aient un métier. On se rapproche, je le répète, parfois de l’artisanat. Je pense qu’on est assez similaire aux Compagnons. On crée un chef-d’œuvre, entre guillemets, en première année (ce n’est pas le terme que l’on utilise). Mais en effet, l’aboutissement de ces études, c’est d’obtenir un objet, un livre, qui soit un subtil équilibre entre théorie et pratique.

Joseph Béhé : Un tout petit mot. Il y a deux choses qui ont changé, ces dernières années. Les étudiants viennent avec des pré-acquis, en constante augmentation. Ils arrivent avec des connaissances qu’on n’a plus besoin de donner. Donc, il y a beaucoup d’enseignements, peut-être plus pratiques, qui ont diminué, et la théorie a peut-être augmenté rien qu’à cause de ça ? Ce n’est pas la peine de leur faire beaucoup de cours de cadrage, il y a maintenant beaucoup de choses acquises avant l’école. Et d’autre part, autre chose qui a changé : il y a cinq ans, je crois, est apparu le mémoire de Master 2. Là, vraiment, il y a 60 000 signes à produire, toute une méthodologie… C’est assez coton, et quand les présidents de Jury, ou les doctorants, viennent d’autres universités pour assister au Jury, eh bien les profs sont sur la sellette, exactement comme les étudiants, et c’est vraiment assez stimulant. On râlait un peu au début, mais c’est un progrès.

Thierry Groensteen : Joseph, puisque tu as le micro, tu peux peut-être nous dire quelques mots à propos de cette école de bande dessinée sur le net, dont tu étais à l’origine, qui s’appelait « l’Atelier BD » et qui s’appelle aujourd’hui l’Iconograf. Pourquoi avoir pris cette initiative ? Tu étais déjà enseignant à l’École des Arts décoratifs. C’était une offre complémentaire ? Dans quel but, et avec quelles spécificités ?

Joseph Béhé : Alors, il faut se remettre dans le contexte. Dans les années 1999-2000, j’étais chargé de cours, j’avais deux trois heures de cours aux Arts décoratifs. La philosophie, là bas, c’était plus d’être comme une université populaire, quelque chose comme ça. On acceptait de plus en plus de monde. Je me demandais, dès 2001, avec l’apparition d’internet ‒ j’étais subjugué par cet outil ‒ si ça aurait du sens proposer un groupe sur internet, de gens qui pour raisons telle ou telle raison ne pouvaient pas accéder à des écoles d’art. Éventuellement des gens qui avaient déjà un métier, qui voulaient faire autre chose, qui avaient ce regret de ne pas avoir pu faire d’école d’art. Il y avait 90% des gens qui s’abonnaient, qui voyaient le travail, la difficulté que c’était, et qui repartaient en disant : « Super, mais ce n’est pas pour moi, c’est beaucoup trop compliqué, je laisse tomber ». Après, une petite proportion de gens faisaient ça en dilettante, et apprenaient, avaient du plaisir à apprendre la narration graphique, avaient du plaisir à découvrir comment ça fonctionnait. Souvent, c’étaient des grands lecteurs qui avaient envie de comprendre. Et après, il y en avait quelques-uns qui sont devenus professionnels, si on peut dire. Malheureusement, d’un point de vue strictement économique, gérer des classes à distance, ça exige un boulot de dingue. Par ailleurs, pour avoir l’effet de la classe, l’effet de groupe à distance, c’est extrêmement difficile. Les intervenants ont beaucoup travaillé. Le prix a dû être élevé, et au-delà de 90 euros par mois, eh bien, il y avait très peu de monde. Donc, l’Iconograf, qui est la société formée à partir de l’Atelier BD, a ouvert un atelier à Strasbourg. Ce n’est plus mon aventure, mais ils ont ouvert une classe physique, avec une dizaine d’étudiants par année, sur un cycle de trois ans, pour avoir une assise économique et permettre que ça continue. Mais je n’y suis plus.

Thierry Groensteen : On a bien compris l’un des intérêts des écoles de bande dessinée. Il y en a une quinzaine aujourd’hui, chacune d’entre elle a quatre ou cinq professeurs de BD. Elles donnent donc du travail complémentaire à une centaine de professionnels, sans compter les intervenants occasionnels. Un complément de revenus, puisque ils sont auteurs et enseignants. Est-ce qu’il est vraiment possible de comptabiliser les deux ? Dans quelle mesure le fait de se consacrer à l’enseignement permet de continuer à avoir une carrière, une productivité, c’est une question que l’on pourrait se poser. Mais je voulais plutôt vous demander, en dehors du corps enseignant permanent sur lequel vous vous appuyez, quelle est la part des intervenants extérieurs ? Certains en ont déjà un peu parlé, Thierry Smolderen en particulier. Dans quelle mesure vos écoles sont-elles ouvertes sur la profession, dans quelle mesure invitez- vous régulièrement des auteurs de bande dessinée, français, étrangers, des éditeurs, des spécialistes ? Y a-t-il un brassage ? Est-ce que les écoles sont ouvertes sur la profession ? Est-ce que vous vous appuyez aussi sur des compétences extérieures ?

Alice Rivière : Nos professeurs sont tous des professionnels. Nous respectons un rythme pédagogique qui permet aux profs d’être professionnels, ils ne sont pas à plein temps dans l’école. Ils interviennent une fois toutes les deux semaines, une fois par mois. Ça tourne en permanence. Ils sont titulaires, bien sûr, de leurs enseignements, mais ils ont leurs pratiques à côté. Le fait d’enseigner leur permet de théoriser, de formaliser ce qu’ils expérimentent dans la vie. On est dans une espèce d’empirisme de l’enseignant. Ils apprennent à être enseignants. Leur force est d’être professionnels, la plupart du temps reconnus, intégrés. Parfois précaires, on est bien d’accord, ça fait partie de la difficulté de vivre de son art aujourd’hui.

Thierry Smolderen : Comme je l’ai dit, on reçoit beaucoup de gens de l’extérieur dans l’école. Des artistes, des auteurs confirmés dans le premier cycle. Dans le second cycle, il y a en permanence ce genre d’interactions, pas seulement avec des auteurs, d’ailleurs. En deuxième année, il y a des cours de scénario, qui seront assurés cette année par Anne Baraou. Moi-même j’enseigne le scénario en Master 1 et 2. On a en permanence aussi bien des spécialistes que des auteurs qui viennent. Avec les quatre enseignants spécialisés en BD, on ne peut pas complètement couvrir toute la demande, c’est sûr.

Marc Streker : Oui, c’est la même chose chez nous, évidemment. Il y a un statut pour l’ouverture sur l’extérieur qui existe d’ailleurs, puisque ces gens sont rémunérés, quand même. C’est important. Effectivement, on reçoit des gens pour des workshops ; parfois ils assurent des charges d’enseignement relativement courtes, qui se chiffrent en heures de prestations. C’est quelque chose qu’on a tous en commun, au niveau de la composition, du scénario, cela nous semble important. Parfois, on a des théoriciens. Maintenant par rapport à l’enseignement, je tiens quand même à relever qu’on ne devient pas enseignant par la force des circonstances, en enseignant. Je n’en suis pas sûr. Ça peut être une manière d’y arriver, mais je pense que ce n’est pas parce qu’on est un grand créateur, un grand auteur, que l’on est un grand pédagogue. Je pense aussi, je ne sais pas comment ça se passe en France, mais en Belgique, il n’y a plus de formations pédagogiques, du moins pas pour l’enseignement supérieur. Tout est axé exclusivement sur la pratique artistique, sur ce qu’un candidat est capable de faire valoir hors enseignement, ce qui est une belle chose aussi, bien sûr.

Joseph Béhé : Chez nous, il n’y a pas mal d’enseignants, au moins quatre sur huit, qui sont des enseignants à mi-temps. On a tous une pratique éditoriale par ailleurs. On se sent vraiment des professionnels-enseignants. Mon père était ouvrier paysan, moi je suis auteur professeur. C’est parfois difficile de combiner les deux, car quand on est à mi-temps pour l’école, en réalité, on est à trois quarts temps. Après, ce que je peux dire, c’est que pendant très longtemps, il y avait beaucoup de profs précaires, qui faisaient deux, trois, quatre ou cinq heures par semaine, embauchés en octobre, virés en juin. Pendant des années, c’était comme ça. Le bon côté c’est que toutes ces personnes étaient des vrais professionnels, et quand il était face aux étudiants, ils pouvaient apporter des réponses concrètes aux problèmes de la vraie vie d’auteur de BD.

Thomas Debitus : Moi, je rejoins Marc, c’est vrai que la pédagogie, c’est un vrai métier. Et un bon auteur n’est pas forcément un bon pédagogue. C’est le rôle des permanents d’accompagner les auteurs, d’essayer de créer le lien. Parfois, ça ne fonctionne pas. C’est compliqué. Souvent, les auteurs qu’on a envie de faire intervenir, ils travaillent beaucoup. Donc, dégager quelques heures, c’est très difficile, il faut leur expliquer que c’est important de transmettre. Il y a souvent cette envie de transmission, mais quand on est dans le concret, ce n’est pas si simple. Et puis, les fondateurs, moi y compris, on vient du métier ; c’est-à-dire qu’on sait parler aux élèves de ce qui les concerne.

Thierry Groensteen : Je vais maintenant demander à Victor Mellini de nous rejoindre à la tribune. Il représente ici l’association Campus Image Angoulême, qui existe depuis 2008 et qui favorise les échanges entre les étudiants des différentes écoles du Pôle image d’Angoulême. C’est-à-dire 12 écoles, 1000 étudiants sur le campus. C’est bien de donner, à un moment donné, la parole à quelqu’un qui représente la communauté des étudiants. Je pense que tu as écouté tout ce qui s’est dit depuis le début, alors aurais-tu envie de réagir ou d’interpeller éventuellement les représentants des écoles ? À toi la parole.

Victor Mellini : Oui, j’ai tout suivi et j’ai remarqué qu’au final, il n’y avait pas trop de représentants des écoles que moi, j’ai eu l’impression d’avoir fait. Thierry, à l’EESI, j’ai eu la chance de suivre vos cours d’histoire de la bande dessinée. J’ai fait l’EESI pendant cinq ans, mais pas en Master, en DNSEP. J’ai apprécié ce que, tous, vous disiez sur vos écoles, ça m’avait l’air vachement mieux que ce que j’ai pu connaître. Moi, c’était vraiment l’école de la débrouille… Pourtant je vais défendre l’EESI, ça me fait bizarre. Mais oui, ce n’était pas mal de faire l’école de la débrouille. On va dire que je suis un jeune auteur, j’ai pu me faire éditer, même si c’est à moitié un mensonge de dire ça. Au final, on est tout de suite paré ; je ne sais pas si c’est une volonté de la part de l’EESI…

Thierry Smolderen : Était-il volontaire de mettre les étudiants dans ce type de sentiments, qu’ils doivent se débrouiller et que, dans l’école, on ne leur sert pas tout de façon complètement organisée, canalisée, avec un plan de carrière, etc… Effectivement, c’est voulu. D’abord, on ne sépare pas les filières en première année. C’est en troisième année, au moment de passer le diplôme, qu’ils se décident entre bande dessinée et art. Ça, c’est déjà un élément qui laisse la place à une circulation très empirique de la part de chaque étudiant, d’aller chercher, dans tous les cours proposés, ce qui les intéresse... Dans la mesure où on était très peu de profs de BD, avec quand même une centaine d’étudiants, on a beaucoup poussé les étudiants de premier cycle à faire des expériences personnelles, à faire des collectifs, à faire de la production de leur côté : ateliers d’édition, photocopies, fanzines et autres. On a beaucoup insisté là-dessus, ce qui n’est pas nécessairement naturel dans une école d’art, où parfois les professeurs aiment mettre le grappin sur les productions des étudiants. On a créé un espace pour ça. Donc, ce sentiment de débrouille que tu as eu fait partie de la pédagogie de l’école.

Victor Mellini : Après, vous dites qu’après la troisième année, on doit choisir, se spécialiser, entre art ou bande dessinée. J’avais un problème avec ça, je me disais que la bande dessinée c’est de l’art. C’était spécial, mais quand même intéressant. Je ne parle que de l’EESI, c’est vraiment un cas particulier. J’avais fait le concours des Arts Déco de Strasbourg, mais je n’avais pas été pris. Au final, est-ce que c’est possible de faire de la bande dessinée dans une école de beaux-arts ?

Thierry Groensteen : Juste un mot pour dire qu’il y a pas mal de professionnels de la BD qui sont passés par des écoles où on enseignait de la bande dessinée, mais qui n’étaient pas dans la filière bande dessinée. Fabrice Neaud, par exemple, est passé par l’EESI, mais n’a jamais suivi le cursus BD : il était en option art. Ça ne l’a pas empêché de devenir l’auteur que nous connaissons.

Thierry Smolderen : Une caractéristique de l’EESI, c’est qu’elle est installée à Angoulême et qu’il y a ce milieu de saturation de la bande dessinée. Ce qui fait que nous avons beaucoup joué là-dessus. Cet environnement est tellement productif, il y a tellement de réseaux qui peuvent se créer entre les étudiants... C’est une écologie très robuste. Si la formation ne passe pas par un canal, elle va venir par un autre canal. Si telle pratique n’est pas apprise dans telle cours, elle va peut-être s’apprendre le soir entre copains, qui vont peut-être se passer les choses. Ça fait partie de l’environnement, du fonctionnement.

Thierry Groensteen : Bien. À ce stade de la discussion, nous allons prendre quelques questions de la salle…

Samir Dahmani : Bonjour. On entend beaucoup parler des étudiants dans le cursus, mais qu’en est-il des étudiants après ? Y a-t-il un suivi, une fois qu’ils sont sortis des écoles ?

Alice Rivière : J’en parlais un peu tout à l’heure. C’est une obligation de donner des statistiques d’insertion des étudiants. En tous cas, dans les cinq promotions sortantes, on est obligés de les suivre et de savoir ce qu’ils deviennent. Donc oui. Je ne dis pas que la première année n’est pas difficile, le temps de construire son réseau. Nous donnons des pistes, hein, on a une personne en charge de ça, du suivi de l’insertion professionnelle. Ce que je veux dire d’emblée, c’est que dans les faits, produire un album de BD, ça prend du temps. Ils en font en dernière année, en projet de fin d’études. Souvent ils continuent après, en le retravaillant avec les éditeurs derrière. Mais ça prend du temps, et ce n’est pas de suite quelque chose qui va leur rapporter de quoi vivre. Ils sont obligés de prendre un travail à côté. En effet, on a un suivi, et on sait qu’il y a des possibilités de travailler, dans la BD, mais pas que.

Jeanne Puchol (dans la salle) : Je suis autrice de bande dessinée, et par ailleurs, j’assure quelques heures de cours d’illustration. Pour les raisons qui ont été dites : je ne gagne pas assez ma vie comme autrice et, étant une pédagogue née, j’arrive à faire ça à côté. Un petit conseil pour les étudiants : passer son diplôme et l’obtenir, ça sert à quelque chose. Pour pouvoir enseigner. Aucun éditeur ne vous demandera votre diplôme, mais si vous êtes amené à enseigner, à donner des cours, ça peut faire la différence. Être diplômé d’une école un peu prestigieuse, c’est sûr que ça fera la différence. Voilà, c’est tout ce que je voulais dire.

Delphine Rieu : Je suis autrice et éditrice. Je voulais savoir si vous enseignez le droit à vos élèves. Est-ce que vous leur enseignez ce qu’il y a dans les contrats, ce que sont les droits d’auteurs, etc.?

Marc Streker : En Belgique, c’est un cours obligatoire, la question ne se pose pas. C’est le droit d’auteur, généralement, qui est enseigné à la fin du cursus. Mais ce n’est pas encore suffisant, les étudiants sont désarmés. Ils ont du mal, par exemple, à créer une société juridique en sortant des études ; on leur apprend comment ça fonctionne, mais je crois qu’ils ne prennent pas la mesure de l’importance d’acquérir ces contenus et ces compétences ; ils s’en rendent compte à la sortie quand ils doivent s’organiser en conséquence. On le voit, car après coup, les étudiants se plaignent, alors que ce sont des contenus qui ont été enseignés. Ces cours de droit sont souvent séchés, je l’avoue, pourtant je crois qu’ils sont importants. Maintenant, ils peuvent acquérir ces compétences sur le tas, en étant confrontés au problème. Mais on constate qu’ils ont quand même du mal à se défendre juridiquement, à discuter des contrats avec les éditeurs. Alors qu’ils ont des droits à faire valoir.

Joseph Béhé : Cette question m’a énormément préoccupé aux Arts Déco de Strasbourg. Notamment parce que je suis co-fondateur du SNAC, donc depuis 2007-2008 c’est une question qui me préoccupe beaucoup. Au début, je ne comprenais pas pourquoi les étudiants ne venaient pas plus à ces cours. Pourquoi séchaient-ils ces cours, et, une fois sortis de l’école, ils disaient : « Ah ! mais pourquoi on ne nous l’a jamais dit ? » Et ce n’est que depuis que j’ai entendu Pierre-Michel Menger que j’ai compris pourquoi il se passait ce phénomène. C’est parce que ils ont besoin d’une telle dose de confiance en eux, que tout ce qui vient grignoter cette confiance est rejeté. Les aspects financiers, juridiques, sociaux sont des choses qui viennent grignoter cette espèce de surestime de soi qu’ils ont dans leur inconscient. C’est vraiment très, très net. À Strasbourg, on a une association qui s’appelait le Cric ‒ elle a été dissoute et remplacée par Centrale Vapeur PRO ‒, qui fait de l’accompagnement. J’ai des fascicules que je pourrais vous donner tout à l’heure. Il y a La Négo pour les Nuls, beaucoup, beaucoup de choses ont été fabriquées pour ça. Et j’ai pensé que, entre le moment où ils avaient ce diplôme et le moment où ils faisaient l’affichage final, l’exposition à la fin de l’année, il y a une semaine où ils n’ont plus la préoccupation du diplôme, et où les oreilles sont prêtes à entendre de choses sur l’après-diplôme. Alors cette semaine-là, on fait deux jours là-dessus, quand on peut. Car tout à coup, à ce moment, les oreilles s’ouvrent. J’avoue que ce n’est pas simple du tout, mais on y travaille autant qu’on peut.

Xavier Guibert (dans la salle) : Moi, je voudrais revenir sur une chose qui a été évoquée très rapidement au début, puis évacuée, qui était l’émergence et la multiplication des écoles. Je me pose la question de la raison de ce phénomène. Et deuxièmement, si les écoles arrivent, c’est parce qu’il y a professionnalisation de l’auteur, validation des savoir-faire, alors qu’auparavant, cette acquisition du savoir-faire se faisait au cœur des revues de prépublication, donc à la charge des éditeurs qui remplissaient le rôle qu’on leur attribue souvent, d’accompagner l’éclosion de l’auteur. Aujourd’hui, ils ne le font plus, car ils produisent des albums complets. Donc tout cet apprentissage sur les formats courts, dans des revues de prépublication, n’existe plus. Donc, dans les écoles il y a cet aspect-là, la version positive : l’auteur se professionnalise, valide un savoir-faire basé sur les connaissances théoriques développées par les grands esprits que nous avons dans cette salle. Il n’y a aucune ironie derrière ce que je viens de dire, je précise. La version négative, c’est : est-ce que ce n’est pas non plus la conséquence de la précarisation des auteurs ? L’auteur, le jeune auteur, aujourd’hui, est face à un milieu qui est préoccupant, donc n’y a-t-il pas la recherche d’une réassurance ? On a le diplôme, donc va-t-on réussir ? D’une certaine manière, est-ce qu’il n’y pas une sorte d’émergence d’écoles qui donnent un peu… l’image qui me vient, c’est la plume qu’utilise Dumbo pour voler. Tu as la plume, donc tu vas pouvoir voler, mais finalement la plume ne sert pas à grand-chose.

Éric Dérian : Forcément il y a ce questionnement à la base. De toute façon, on ne cache rien à nos étudiants. L’industrie du livre, le marché du livre, l’industrie de la BD a besoin de gens. Et aujourd’hui, on a évoqué la crise de la bande dessinée, qui est en fait un chapelet de petites crises, créant une situation floue, difficile à cerner, dangereuse pour certaines personnes. Il y a quand même des endroits où ça continue à marcher pour certaines personnes, et plutôt bien. Justement, l’accompagnement que j’espère proposer à ces futurs professionnels, ce sont des voies pour attaquer le métier ‒ si c’est encore un métier ‒ du bon côté. Je sais qu’en tant qu’auteur, j’ai été témoin de différentes carrières, des personnes de ma génération, que j’ai vu commencer leur métier, soit par hasard, soit en étant bien préparé, en commençant dans des conditions normales, respectueuses. Et en dix ans de carrière, ces personnes ont progressé, avancé, négocié d’un contrat à l’autre, pour arriver à un niveau de vie tout à fait correct. À notoriété égale, j’ai aussi des exemples d’amis, parfois proches, qui ont commencé, pas dans les mêmes conditions : ils se sont pris un contrat de merde, et sur les dix ans suivants, ils ont signé toujours ce même contrat de merde ; et dix ans plus tard, à notoriété égale, parfois à chiffre de vente égal, il y en a un qui fait sa vie correctement, avec dans son frigo de quoi mettre des trucs dans ses pâtes ; et un autre qui se demande encore comment il va payer son kilo de pâtes. Il ne s’agit pas de promettre des choses extraordinaires, ce n’est pas la plume de Dumbo. C’est montrer une voie pour peut-être mieux se débrouiller, sans rien changer dans sa pratique.

Patric Clanet (directeur de l’EESI) : Oui, je souhaitais réagir à votre intervention au sujet des écoles d’art comme écoles de la débrouille, et compléter l’intervention de mon collègue Thierry Smolderen. Oui, oui effectivement, les Écoles supérieures d’art, l’EESI, comme la HEAR, qui fait partie de ce réseau des Écoles supérieures d’art, je ne dirais pas que ce sont des écoles de la débrouille, mais ce sont des écoles de vie. Dans ces écoles, il y a la dimension transversale, pluridisciplinaire, tout au long du cursus, à travers des cours pratiques et théoriques, mais aussi des workshops, des ateliers de recherche et de création, des projets de recherche et développement, des voyages à l’international (à l’EESI, en quatrième année, pendant un semestre, l’ensemble des étudiants partent un peu partout dans le monde, ont des expériences avec des auteurs, dans les centres d’arts, où ils travaillent avec les artistes). Les statistiques nous montrent que cette capacité d’ouvrir la dimension créative, permet aux étudiants d’être outillés pour être en phase avec leur temps, et assez souvent, ils ont une capacité de répondre techniquement à une commande. Ils ont aussi cette dimension de création qui s’est développée grâce à cette pédagogie. Assez souvent, les étudiants sont pris par rapport à d’autres qui n’auraient qu’une formation technique, par exemple, dans le domaine. Les chiffres le prouvent, nous sommes à 80% de taux d’insertion dans les Écoles supérieures d’art. C’est vrai, ce sont souvent des petits métiers, et peu vivent à 100% de leur métier d’auteur. Mais dans tous les cas, c’est une pédagogie, que l’on peut, peut-être, appeler école de la débrouille, mais je préfère appeler les écoles d’art des écoles de vie. Je crois que c’est une bonne définition.

Victor Mellini : Alors, si je peux répondre à ça. C’est vrai qu’il y a, vous le disiez, un certain taux d’insertion. Je suis sorti il y a deux ans de l’EESI, mais je côtoie toujours les gens de ma classe. Quelqu’un demandait comment ça se passait pour les élèves après ? Est-ce qu’on s’attend à ce qu’on ne réussisse pas ? Mais ça n’existe pas les écoles qui vous disent : « Allez, je vous enseigne la BD, mais en fait, il n’y a pas de taf ». On rentre en se disant que ça va marcher. On ne sait pas du tout que ça ne va pas marcher, on le comprend petit à petit, mais c’est un vrai sujet tabou. Dans la BD, ce sont les auteurs qui vont vous le dire, qu’on ne gagne pas trop, ça on ne le sait pas. Pour en revenir à l’EESI, oui il y a un taux d’insertion, mais ce n’est pas ce qu’on attend, on ne veut pas être insérés dans la vie professionnelle pour être insérés n’importe où. Nous, on s’attend à utiliser ce qu’on a fait pendant cinq ans. Je dis écoles de la débrouille, car aujourd’hui, les gens que je connais, qui veulent faire de la bande dessinée, certains font pion dans les lycées, car j’en connais peut-être cinq ou six qui font ça, de ma classe de 2007 où on était une vingtaine. Les autres, je n’ai pas trop de nouvelles, il y en a qui voyagent… Il y a un taux d’insertion, mais ce n’est pas l’insertion qu’on voudrait. Voilà, j’ai l’impression d’être agressif…

Patrice Lesparre (dans la salle) : Bonjour, je suis auteur. Je voulais vous demander : en règle générale, vos étudiants sont-ils conscients de l’existence d’un syndicat et de sociétés d’auteurs ? Et vous questionnent-ils à ce sujet ? Est-ce qu’ils font preuve d’une curiosité, d’une envie, au terme de leurs cursus, envers ces structures qui peut-être pourraient les accompagner et les soutenir, les conseiller, en cas de problèmes, lors de leurs futures démarches ?

Joseph Béhé : Non, ils ne sont pas curieux, et il ne suffit pas de dire quelque chose à un élève pour qu’il le comprenne. Comme je l’ai dit, il faut trouver le bon moment pour que leurs oreilles s’ouvrent, et ça finit par passer. Même après le diplôme, j’envoie à tout le monde un guide de survie, dans lequel il y a toutes les références, tous les syndicats... Peut-être qu’il y a dix ans, ce n’était pas le cas, et beaucoup d’anciens étudiants qui aujourd’hui sont professionnels n’ont pas eu ça, il y a dix ans. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas : de tous les collègues que je connais, tout le monde fait attention.

Denis Bajram : Pour rebondir sur ce que vous disiez, sur le fait que les élèves ne sont pas forcément au courant de la difficulté… Il y une chose, aux États Généraux, qui nous a frappé : ça fait huit mois qu’on a publié une enquête assez effrayante, et aucune école ne nous a invité à venir en parler. On a reçu un nombre d’invitations incalculables, de partout, sauf des écoles. Ce sera à analyser, à comprendre. Y a-t-il de la peur, de la part des écoles, de tenir ce discours ? Peut-être pensent-elles que ça n’a aucun intérêt ?

Joseph Béhé : Moi, je vous invite, sans problème.

Denis Bajram : Bon, mais pourquoi on ne l’a pas été avant ?

Alice Rivière : Je peux vous répondre : je n’étais pas au courant que vous aviez fait cette enquête.

Denis Bajram : C’est inquiétant en termes d’enseignement, elle était publique et elle a été lourdement médiatisée.

Alice Rivière : Eh bien, mea culpa, je vous le dis, je n’étais pas au courant. Mais j’ai bien suivi les débats d’hier, et je vous remercie d’avoir fait cette enquête. Et je vous inviterai, en espérant que vous viendrez en parler.

Joseph Béhé : L’enquête était dans le guide que j’ai envoyé cette année.

Thomas Debitus : Je peux rajouter une petite chose. Tu parles d’une peur d’en parler aux élèves ; bien au contraire, bien au contraire. On essaie même de les dissuader de faire de la BD, je le dis franchement. Mais ils viennent parfois pour ça. Essaie d’apprendre de l’animation, parce qu’il y a du taf, et tu pourras toujours bouffer. Mais si vraiment tu es une teigne, et il n’y a que la BD dans la vie, tu vas y arriver. C’est un peu binaire, un peu facile et après on accompagne. Dans les faits, ça marche. Souvent, on a vu des étudiants arriver en disant : « je suis un super auteur, je vais tout déchirer ». Et au bout d’un trimestre, ils disent : « bon, j’ai compris que c’était un peu compliqué. Sinon, au niveau de l’animation, il y a quoi comme métiers précisément ? Parce que j’ai rencontré des copains de l’EMCA, ou de l’Atelier, et c’est pas mal ». Et voilà, on y arrive. Mais c’est compliqué.

Thierry Groensteen : Nous allons aborder une autre question qui intéresse les États Généraux, qui est celle de la féminisation de la profession. Ça a été évoqué par l’un d’entre vous toute à l’heure, les filles sont désormais aussi nombreuses, sinon plus nombreuses, que les garçons dans la plupart des écoles, en tous cas pour la filière bande dessinée. Je voulais savoir, pour ceux d’entre vous qui enseignent depuis un certain temps, si c’est une évolution que vous avez perçue, comment vous l’expliquez, ce que ça change, peut-être, dans l’atmosphère de l’école, dans les travaux qui sont produits, dans les relations avec le corps enseignant… ? Et si cette féminisation s’étend au corps enseignant lui-même ? Car j’ai l’impression que ce sont souvent des hommes qui enseignent aux filles, et rarement l’inverse. Voilà un ensemble de questions que je vous soumets. Honneur à Alice Rivière, pour répondre en premier à cette question.

Alice Rivière : On en parlait toute à l’heure. Nous, dans notre dernière promo, qui va sortir diplômée, on a 27 filles et 11 garçons. Les statistiques parlent d’elles-mêmes. Un collègue a fait le calcul quand je lui ai demandé de faire la stat. Il m’a demandé pourquoi je voulais faire ça. On va essayer de dresser le constat : en 2011, on avait 52% de filles et 48% de garçons. Là, aujourd’hui, on est à 75% de filles. Ça ne fait que croître. Je pense que c’est assez logique que les femmes soient moins nombreuses parmi les enseignants, car elles sont en train de se former. Donc nous avons toujours plus d’hommes aujourd’hui.

Thierry Smolderen : Je n’ai pas les chiffres en tête, mais en Master, en tous cas, il y a plus de filles que de garçons.

Thierry Groensteen : Est-ce que c’était déjà le cas lors du commencement du Master, en 2007 ?

Thierry Smolderen : Ce n’était pas loin de 50-50, je pense. C’est en augmentation, de toute façon, depuis 15 ans. En 1994, quand je suis arrivé, il y avait très peu de filles dans l’atelier de bande dessinée. Si je me souviens bien.

Thierry Groensteen : Ce n’est pas exactement le souvenir que j’en ai. J’ai commencé à enseigner à l’EESI en 1989 et j’ai le souvenir qu’il y avait 25 à 30% de filles dans le premier cycle, à cette époque-là. Quelques-unes d’entre elles ont fait carrière, d’ailleurs : Nathalie Ferlut, Johanna Schipper, Katherine Ferrier, Claire Wendling bien sûr... Certaines sont ici dans la salle. Mais je pense que la proportion n’a fait que monter depuis. Pour l’EESI, un tiers dans les années 1980, et au moins 50% aujourd’hui, si ce n’est davantage. Est-ce que vous avez une explication à ce phénomène ?

Alice Rivière : J’en ai peut-être une. Je trouve que les femmes prennent de plus en plus la parole, qu’elles s’expriment de plus en plus. Y compris en BD. Et, au-delà de se cantonner à la BD girly, elles ont des choses à dire…

Thierry Groensteen : Est-ce que le même constat s’applique aux autres écoles ?

Mark Streker : C’est la même tendance. Quand j’enseignais dans les années 1990, il n’y avait pas de filles, ou très peu. En plus, c’étaient des garçons manqués. En tout cas, je rejoins le point de vue d’Alice. Est-ce dû à un facteur d’émancipation, je ne sais pas, mais en tout cas, on peut constater ça dans d’autres filières également. Je pense à l’architecture, qui se féminise de plus en plus. Je constate, et c’est un point très positif, que depuis que l’on a plus de filles, on a un changement de mentalité dans les ateliers ; d’abord, les filles sont des bosseuses. quand elles sont là, elles savent en général pourquoi elles ont là. Elles tirent donc les classes vers le haut. Et quand je vois ce qu’elles produisent, aussi, on n’est pas dans cette BD qu’on a pu voir pendant des années. C’est vrai que là aussi, du côté des garçons, ce sont des univers assez singuliers. Je prends un exemple : on avait proposé le thème du cauchemar, et c’est intéressant de voir ce qu’on peut proposer d’un côté et de l’autre, ce n’est pas vraiment la même chose.

Dominique Véret (intervention depuis la salle) : Pardon. C’est le manga qui a popularisé le genre, et qui a encouragé les filles à faire de la BD.

Thierry Groensteen : Je pense que l’exemple d’autrices très médiatisées, comme Marjane Satrapi et Pénélope Bagieu, n’est pas à négliger non plus.

Joseph Béhé : Chez nous, à l’origine, comme c’était l’atelier d’illustration, il y avait déjà une population féminine, chez nos étudiants, de base. Je pense que ça devait être 40% de filles, 60% de garçons, à la louche. Maintenant, c’est vrai qu’il y a un peu plus de filles. Et dans le corps enseignant, on a trois femmes sur dix profs. Je ne sais pas ce que ça vaut d’un point de vue sociologique, mais on dit que quand une profession se précarise, elle se féminise. Et vice versa. Ce n’est pas mon métier, donc je ne me prononce pas sur ce point. Mais c’est un constat que l’on peut faire.

Thierry Groensteen : Ce que tu dis amène peut-être la question de savoir si les garçons ne viennent pas en moins grand nombre à la bande dessinée parce qu’ils se tournent aujourd’hui vers d’autres professions ?

Joseph Béhé : C’est ça. Des choses plus techniques : le jeu vidéo, la 3D…

Thomas Debitus : Chez nous, en BD, il y a plus de garçons que de filles. C’est l’exception qui confirme la règle. Par contre, en animation, oui, ça c’est féminisé de façon considérable. Et au niveau des profs, on essaie d’équilibrer.

Eric Dérian : À l’Académie Brassart Delcourt, en première année, on a autant de filles que de garçons. On est sur du 50-50. Je n’ai pas de recul historique, donc je ne peux pas juger d’une progression. Tout ça me semble quand même beaucoup plus compliqué qu’un simple constat. On parlait tout à l’heure de l’EESI, sur le passage des années 80 et 90. Effectivement, c’était plutôt un tiers, entre 35 et 40% de filles en première année, je confirme. Mais il ne faut pas oublier aussi qu’il y a eu une méthode de sélection très forte, et ça joue peut-être aussi sur l’accès à la première année. Je pense que des filles qui ont fait de la BD, on en a très peu parlé hier, il y en a toujours eu. Elles sont dans l’histoire de la bande dessinée depuis la base. Certaines ont été très largement gommées. Et ce que je peux dire sur l’existant, sur la façon dont on travaille avec ces jeunes femmes et ces jeunes garçons, c’est qu’il n’y a pas de différence dans la production, il n’y a pas de genre dans la production. Si on faisait des tests pour savoir qui a fait telle ou telle chose, fille ou garçon, ce serait difficile et il y aurait pas mal d’erreurs. Et pour terminer sur une note un peu plus légère, on a même un étudiant qui est rentré en garçon et qui terminera son cursus en fille. Donc, vous voyez… Tout est beaucoup plus compliqué.

Thierry Groensteen : La question qui se pose est de savoir si, au sortir de l’école, les uns et les autres ont les mêmes chances de rentrer dans la profession et d’y faire carrière. S’il y avait 35 et 40% de filles à l’EESI il y a 25 ans, qu’en revanche, la proportion de celles qui ont ensuite percé est sans doute plus faible que chez leurs collègues masculins. Pour des raisons diverses : elles se sont tournées vers d’autres activités, l’animation, l’illustration jeunesse… Ça demanderait à être étudié. Mais justement, toute à l’heure, on a commencé à parler de l’observation de ce que deviennent les anciens. Je voudrais savoir, pour chacune de vos écoles - sauf les plus récentes qui n’ont pas le recul nécessaire – est-ce que vous réalisez cette veille sur la professionnalisation des étudiants sortis. Que deviennent-ils ? Est-ce que à trois, cinq, dix ans, vous avez les moyens de les suivre, et d’avoir une idée de leur orientation, de leur insertion ?

Thierry Smolderen : On a bricolé, de notre côté, avec les quelques profs de BD, une petite méthodologie qui permettait d’avoir une vue d’ensemble. On passait tous les noms des étudiants qui avaient participé à Au fil du Nil, la publication à laquelle les étudiants de troisième année sont pratiquement tenus de participer quand ils veulent faire de la BD. On a la liste très facilement de tous les gens sortis du premier cycle et qui se destinaient à la bande dessinée. On les a passés dans Amazon, ces noms ‒ en sachant qu’Amazon ne couvre pas tout, il y a des publications qui ne sont pas répertoriées ‒ mais ça donnait quand même une idée d’ensemble. Alors, je n’ai pas les chiffres en tête, car j’ai arrêté il y a quatre cinq ans de faire ça : la direction de l’époque ne s’intéressait pas à cette question et c’était un gros boulot. Mais on est en train de le refaire de façon systématique, suivant une méthode qui est proche de celle-là. Globalement, on arrivait à un nombre faramineux de titres différents publiés par des anciens étudiants. Si je me souviens bien, c’est 150 noms qui ont été retrouvé comme ça.

Thierry Groensteen : Thierry, le fait d’avoir publié un jour quelque chose ne prouve pas qu’on fasse une carrière.

Thierry Smolderen : On est bien d’accord, la question n’est pas là. La question, c’est de connaître la force de frappe « industrielle » des étudiants qui sortent de l’école. Ça ne veut pas dire qu’ils sont professionnalisés, il y en a beaucoup là-dedans qui mixent leur travail. On a inclus les livres destinés aux enfants, et qui ne sont pas nécessairement de la BD. On a aussi inclus toutes les publications un petit peu... mi-professionnelles, des collectifs, ce genre de choses. On a un taux élevé de gens qui continuent de travailler dans ce domaine, après l’école, même si ce n’est pas 100% de leur activité professionnelle. Quant aux autres métiers qu’ils font, ils ne font pas tous pion ! Ils travaillent dans le graphisme, certains font de l’animation, en auteur, en exécutant... Globalement, il y a un taux de poursuite du travail dans ce domaine-là qui est considérable, près de 75 ou 80%.

Thierry Groensteen : À Saint-Luc, vous avez des données là-dessus ?

Mark Streker : Oui. Effectivement, on a des enquêtes depuis quelques années déjà. Sur les cinq ans qui précèdent, car on essaie de donner un délai raisonnable. On a à peu près 73% qui travaillent au moins en BD ou dans un domaine apparenté : illustration, scénario, graphisme, web design… On est quand même dans les arts plastiques et visuels. Je trouve que c’est un taux encourageant, vu les circonstances actuelles. On parle de crise, on trempe là-dedans, je ne sais pas si on en sortira un jour, je l’espère, il n’y a pas de raisons. Maintenant l’édition c’est encore autre chose, surtout maintenant que les auteurs se multiplient. Mais je pense que, malgré tout, nos étudiants trouvent, en tous cas un sur deux, un job dans ce domaine-là.

Joseph Béhé : Il ne faut pas non plus se voiler la face, il n’y a pas de méthode statistique vraiment très fiable actuellement. On regarde à un an, à cinq ans, ou à dix ans. À un an, c’est très très mauvais ; à cinq ans, c’est moyen et à dix ans ça peut être très bon, mais ça n’a plus rien à voir avec l’école. Au-delà de dix ans, quelle est l’influence de l’école, quelle est l’influence de la vie ? C’est très compliqué. Ensuite, il peut y avoir des gens qui travaillent dans un domaine proche, et c’est néanmoins un travail subi. Et il y a des gens qui peuvent travailler dans un domaine éloigné. On pourrait dire que l’école a échoué, alors que c’est un travail choisi. Il faudrait vraiment se pencher sur la question, et trouver des méthodologies, des enquêtes qualitatives, comme le font les États Généraux. Ce volet-là peut être vraiment très intéressant à développer, pour que l’on sache vraiment.

Thomas Debitus : Nous, on a un suivi assez proche des anciens. On a dix ans d’existence, donc sept ans de sortie. On est à 100% de placement professionnel à la sortie de l’Atelier. Sur ceux qui sont sortis il y a sept ans, ils sont toujours en train de travailler. Beaucoup dans l’animation, avec des aller-retours dans l’illustration et la bande dessinée. Si on parle purement bande dessinée, il n’y en a qu’un qui travaille toujours dans la BD, mais avec des aller-retours.

Thierry Groensteen : Ce que j’ai cru comprendre, en filigrane dans vos propos à tous les six, c’est que votre réponse à la crise de la professionnalisation, c’est, au fond, de favoriser la polyvalence. De préparer les étudiants pour qu’ils puissent ensuite monnayer leur savoir-faire dans différents domaines de création, en fonction des opportunités, des aléas de la vie. Est-ce que ça ne signifie pas une certaine faillite de l’enseignement de la BD en tant que telle ? Est-ce que vous faites votre deuil du fait que la BD était un vrai métier, qui avait une spécificité forte ?

Thomas Debitus : Absolument pas. Un étudiant qui va se sentir auteur jusqu’au bout des ongles, et qui de toutes façons, pathologiquement, ne pourra pas faire autre chose, il y arrivera. Et lui amener une pluridisciplinarité lui amènera peut-être des acquis techniques, mais pas des acquis d’auteur. Donc il tiendra. En revanche, il ne faut pas oublier, c’est pas du tout infantilisant, mais souvent, ils sont jeunes, ils ont le temps. Heureusement, dans une carrière, on change. Il y a des gens, des auteurs dans l’animation ici qui ont changé peut-être deux, trois fois de métier. Il faut leur donner les armes pour pouvoir changer, s’adapter à ces nouveaux médias dont on parle tant, et aussi à ces nouvelles conditions de travail.

Thierry Smolderen : Je voudrais faire remarquer que, si il y a une paupérisation dans le métier même, ça oblige forcément les gens qui s’y destinent à se qualifier dans d’autres domaines aussi. L’école produit des étudiants qui, a une autre période, plus favorable, auraient suivi une carrière tout à fait honorable, en termes de rentrées financières. Mais dans la mesure où ce métier est en train de se retourner sur la tête... les gens qui passent par des écoles aujourd’hui doivent être polyvalents, doivent pouvoir trouver une trajectoire propre à chacun. On sait que les étudiants, ce n’est pas une masse de gens qui suivent une seule voie. En école d’art, tout particulièrement, on a des gens qui ne sont pas formatés. Aller dans une école d’art, c’est un signe de non-formatage assez aigu. À la sortie, c’est encore pire. Le tout est de tirer un avantage de ça, c’est-à-dire une flexibilité dans la circulation, dans les groupes sociaux et dans les possibilités de valoriser ses talents.

Alice Rivière : Je ne vais pas revenir sur la définition d’une école mais nous, on se positionne pas comme une école de BD exclusivement ; on est plutôt une école dessin et de dessin animé. On a une vision vraiment pluri-médiatique, pour montrer structurellement ce que sont ces différents médias, et ce qu’on est capable de faire au niveau industriel comme métiers ; j’en parlais toute à l’heure. La BD, c’est un exercice solitaire, qui demande du temps de production. Donc ça ne peut pas être immédiat à la sortie de l’école, de produire. C’est très rare de publier juste au sortir de l’école, ou alors c’est quelque chose qui a été fait pendant la dernière année d’études.

Thierry Groensteen : Est-ce que ce temps d’incubation, entre le moment où on sort de l’école et le moment où on peut commencer à publier, ne tend pas à augmenter maintenant que la norme du roman graphique tend à se répandre ? En tant qu’éditeur, je vois certains jeunes dessinateurs me proposer aujourd’hui des projets de 200, 300 pages, alors que dans le cadre de leurs études, ils ont toujours été cantonnés dans la limite de l’exercice : rarement plus de quelques pages, des histoires courtes, avec des contraintes : on va travailler sur tel sujet, avec telle technique ou telle contrainte… Comment peut-on passer d’un stade à l’autre ? Passer de la production d’exercices courts à la production d’un roman graphique ?

Joseph Béhé : Moi je vois une grande différence par rapport à il y a vingt ans. Ça allait très vite. Mais c’est aussi parce que la parole, la sélection de l’éditeur étaient cruciale. Ils montraient leur boulot à des éditeurs qui disaient oui ou non. Ils avaient donc du boulot ou non, que ce soit en illustration ou en BD. Très rapidement, le choix se faisait. Aujourd’hui, ils arrivent à rester très longtemps dans un entre-deux qui était intenable à l’époque, pour plein de raisons différentes. Les étudiants ne peuvent pas survivre aussi longtemps, ils sont peut-être aujourd’hui plus aidés par les parents. Du point du vue des enseignants, quand on voit certains étudiants doués sortir, on se dit : « ah, lui, c’est génial, on va voir des tas de bouquins, ça va être super ». Mais en fait, il ne fait rien. Et d’autres étudiants, très moyens, vont continuer, poursuivre leurs chemins et faire des trucs super. Quand ils rentrent à l’école, ils déposent leurs baluchons, et dans ceux-ci, on ne sait pas ce qu’il y a. Et pendant les trois quatre ans où on va les suivre, ils vont éclore dans un cocon, et vont mettre de côté des tas de préoccupations ‒ familiales, de vie, de maladies qu’ils ont pu avoir ‒ pendant ces cinq ans, c’est un peu effacé. Et quand ils reprennent le baluchon, en sortant de l’école, ça leur retombe dessus. Dans ce baluchon, il peut y avoir une motivation de dingue, qu’on n’avait pas vue, ou une dépression qu’on n’avait pas vue non plus. C’est difficile de savoir ce qu’un étudiant va devenir.

Thierry Groensteen : Un phénomène qui est très frappant aussi, c’est celui de l’encouragement à l’autoédition. Je suis mieux placé pour observer ce qui se passe à l’EESI : il y a énormément de collectifs qui sont nés de cette école, ces dernières années notamment. Or, on en a parlé hier : le nombre d’éditeurs de BD a crû de façon exponentielle au cours de ces vingt dernières années. On est passés de 50 à plus de 350 éditeurs. Est-il bien nécessaire d’en rajouter quelques dizaines chaque année, à travers des structures collectives montées par les étudiants ? Pourquoi choisir ça plutôt que la voie de la professionnalisation, c’est-à-dire d’aller frapper à la porte d’un éditeur ayant pignon sur rue ? Est-ce que les écoles encouragent ce phénomène ? Quelles vertus y voyez-vous ?

Thierry Smolderen : Oui, je peux répondre franchement à ça. On encourage absolument ce phénomène, dès le premier cycle. La création de collectifs, une activité à côté de l’école, tout ce qui peut être encouragé de ce côté, on le fait. Pourquoi ? En fait, ça fait partie de ce que tu disais, Joseph, tout à l’heure, de l’exigence du ministère de la Culture par rapport à des écoles d’arts. On considère que les étudiants qui passent par cette école, s’ils sont suffisamment aptes à le faire, il faut les encourager complètement à faire reculer, à changer le périmètre de ce qu’est la BD aujourd’hui. Ça passe par une approche de l’objet bande dessinée qui ne reprenne pas les strates et les structures institutionnelles ‒ je parle de la manière dont le monde de l’édition est structuré… Si on veut changer quelque chose dans le médium, on doit faire abstraction de tout ce qui est segmentation imposée d’en haut, pour le resegmenter autrement. Dans la technologie, on appelle ça des ingénieurs universels, c’est-à-dire des gens comme Edison. Ce sont des gens capables de traverser toute la chaîne de création d’un objet et de le segmenter. Ce sont des inventeurs, ils reconfigurent complètement le domaine, car ils ne voient pas les limites imposées d’en haut. C’était déjà le cas avec Töpffer, avec la BD romantique, celle de Doré…

Thierry Groensteen : Oui, mais à l’époque, la bande dessinée n’était pas une industrie. Aujourd’hui, elle l’est, elle est professionnalisée…

Thierry Smolderen : Justement, a fortiori, si on veut que les étudiants aujourd’hui soient capables d’avoir cette flexibilité, de répondre à tous ces changements qui inquiètent tout le monde. Si on veut que des jeunes auteurs entrent dans ce métier-là, sans pour autant avoir une terrible angoisse au départ, sans se demander : « comment je vais me débrouiller ? » Il faut que les étudiants et les jeunes auteurs entrent avec une envie de changer, de bousculer les choses. Et c’est ça la mission d’une école d’art.

Thierry Groensteen : Est-ce que dans les autres écoles, l’autoédition est également encouragée ?

Mark Streker : Oui, je pense que c’est le fruit de l’enseignement qu’on dispense à l’école. On constate que les étudiants, à un moment donné, éprouvent le besoin, après la formation, de se regrouper en collectifs. Bon, il y en a qui sont devenus assez connus, comme Frémok ou l’Employé du mois, pour ne citer que ces deux-là. Alors, ça peut être aussi le fruit du contexte économique dans lequel on est. Mais on parlait aussi de formatage et de dé-formatage, ça joue aussi. Je pense que les étudiants ne trouvent plus leur compte dans les politiques éditoriales actuelles. Ça dépend lesquelles, mais on a quand même des contraintes assez gênantes : en terme de formats, de nombre de pages et même d’histoires. Je ne suis pas sûr que l’on puisse raconter ce que l’on veut, ou alors, il faut trouver un éditeur assez ouvert, prêt à accepter n’importe quel type d’histoire. Voilà ce qui amène ces jeunes gens à se regrouper en collectifs. Maintenant, ce que je constate aussi, c’est que ces collectifs, ces maisons d’éditions ont beaucoup de mal à être reconnues par leurs pairs, alors qu’il y a une qualité incontestable. Fremok a pris une ampleur incontestable depuis vingt ans, avec une exigence esthétique, une volonté d’être constamment en questionnement. Je pense que certaines initiatives ont débouché sur des productions éditoriales intéressantes. Avant de venir ici, j’ai rencontré mes professeurs pour discuter de ce que j’allais vous raconter. Il y a quand même eu ce retour : la difficulté d’être reconnus. Je pense à Thierry Van Hasselt, je pense à Eric Lambé, à Denis Deprez et quelques autres. Ce sont des gens qui avaient un talent fou, et qui, pour certains, ont arrêté de faire de la BD. On n’est pas là non plus pour servir la soupe au marché éditorial. Que les étudiants fassent ce qu’ils veulent après coup, c’est leur problème, mais je pense qu’il faut leur montrer qu’il y a d’autres voies possibles que celle du formatage. C’est ça aussi, nos missions, en tous cas pour Saint-Luc.

Benoît Peeters (dans la salle) : Je ne veux pas dissimuler le désaccord profond, et même l’effet de choc éthique que j’ai en entendant certains propos de Thierry Smolderen et ceux de Mark Streker. Je pense que les écoles ont quand même aujourd’hui la vocation de ne pas ghettoïser et de ne pas marginaliser au préalable leurs étudiants, de ne pas refuser un marché perçu comme uniforme au nom de dérives qui peuvent être artistiquement remarquables, mais qui quelquefois tiennent du club, si ce n’est de la secte. Avant de vouloir faire sortir d’un système, il n’est peut-être pas mauvais d’essayer de le comprendre et d’y permettre d’y entrer. Avant de rejeter l’idée de la narration, il est peut-être intéressant de se demander si la BD ne fait pas partie de la famille des images narratives. Et je crois que si, dans un certain nombre d’écoles, depuis très longtemps, on tend à former les étudiants à une pratique radicale qui peut tout à fait exister, eh bien on risque d’aboutir à un collectif de pions, qui publieront de temps en temps deux ou trois pages radicales. Je crois que la responsabilité d’une école aujourd’hui dans la situation de déstabilisation de la BD n’est pas de produire des auteurs formatés, devenant le sous-prolétariat de demain, remplissant des tâches de mercenaires, mais elle est de proposer l’éventail le plus large possible des métiers de l’image et du récit, de donner une formation narrative et scénaristique qui soit forte, de préparer au storyboard, au dialogue, au découpage, à la polyvalence, aux métiers numériques… Et quand j’entends un discours extrêmement dogmatique sur ce que doit être la BD, je pense qu’on envoie au suicide, dans un métier déjà difficile pour celui qui l’aborde avec tous les outils nécessaires. Les États Généraux devront analyser de plus près le rapport entre les écoles et le métier.

Thierry Smolderen : Est-ce que je peux répondre à ça ? Parce que c’est quand même très violent.

Benoît Peeters : Tu veux former des Christophe et des Töpffer, qui n’en ont pas besoin, qui ne sont jamais passés par ces formations, qui se sont inventés eux-mêmes. De toute façon, ils réussiront. Mais je pense que collectivement, on prépare à un métier, on prépare même à l’exercice normal d’un métier, où le talent sera en plus, et sera éventuellement une aventure, comme pour Moebius, qui après des années de pratique à la Giraud, est devenu le génie qu’on sait.

Thierry Smolderen : Quand je parle d’Edison ou de Töpffer, je parle d’une attitude qu’on retrouve aussi bien dans le journal de Spirou de la grande époque, dans Pilote, etc. C’est à dire le fait d’avoir des auteurs qui s’emparent d’un médium, qui est un journal en l’occurrence, et qui travaillent à tous les niveaux de l’édition de ce journal. Là, ces exemples ne sont pas des exemples martiens : c’est la création de Gaston dans les pages publicitaires, rédactionnelles de Spirou. C’est le jeu de jeu de magazines sur les couvertures, sur les marges, sur la multiplicité des langages de la publicité. Ce sont les jeux de Pilote dans les pages d’ouverture du journal, pendant la grande période, où tous les dessinateurs jouaient des jeux de réflexivité qui étaient…

Benoît Peeters : C’est un autre monde, tout cela n’existe plus !

Thierry Smolderen : Tu me parles de Moebius, donc qu’est-ce qui te fait dire que c’est un autre monde ?

Benoît Peeters : Tu donnes des références qui viennent toutes d’une presse de BD, avec un corps d’auteurs autour qui s’essayaient. C’est quelque chose qui n’existe plus. Ce qu’on attendra aujourd’hui d’un auteur, c’est qu’il soit capable de convaincre un éditeur ‒ et pas dans une structure d’auto édition ‒ que son projet, pour lequel il a trois ou quatre pages de synopsis, quelques croquis, et quelques pages terminées (désolé d’être aussi carré), que ce projet mérite, au milieu des cent autres qui sont proposés dans la semaine, d’être retenu. Il faut bien passer par une forme de formatage si on veut que la BD soit autre chose qu’une pratique d’amateur heureux. Tant mieux si on est amateur heureux ! J’adore énormément la bande dessinée expérimentale. Mais je trouve que la responsabilité d’une école est aussi de donner les outils professionnels.

Thierry Smolderen : Mais tu as publié Art Spiegelman. Il est vivant, encore. Il a commencé à faire Maus, la bande dessinée reconnue dans le monde entier, dans une revue expérimentale. Donc je ne comprends pas ce que tu me dis.

Benoît Peeters : On peut prendre Spiegelman, on peut prendre Chris Ware, on peut prendre Otomo. On va prendre tous les génies, et dire qu’ils ont réussi à se forger un chemin... Les écoles ne sont pas là pour former Spiegelman ou Otomo !

Thierry Groensteen : Il ne faudrait pas ce débat tourne à un dialogue exclusif entre Thierry Smolderen et Benoît Peeters… Pascal Ory souhaite dire quelques mots…

Pascal Ory : Je préférerais que cette discussion continue, car elle prouve que ces rencontres sont indispensables. Et j’espère qu’elles seront chaque année aussi tendues. Moi je voulais peut-être faire baisser le ton. Je n’interviendrai pas sur le fond, mais simplement pour signaler une lecture, celle d’un petit livre qui sera publiée chez le Lombard dans quelques jours, dans la collection de la « Petite Bédéthèque des savoirs », dirigée par le très grand David Vandermeulen. Je ne me prononce pas sur l’objet en question, mais c’est extrêmement raccord, comme diraient mes enfants, avec le débat de tout à l’heure. Ça s’appelle L’Artiste contemporain. Le dessinateur est Benoît Feroumont et la scénariste, puisque le procédé de David Vandermeulen est de faire appel à des savants, c’est la principale sociologue de l’art francophone à l’heure actuelle, qui s’appelle Nathalie Heinich, et dont je recommande la lecture des livres. Il n’est pas question directement d’artistes de BD, mais ça raconte, en 72 pages, comment trois élèves d’écoles d’art, qui en fait sont en train de rêver en écoutant une conférence de Nathalie Heinich, vont évoluer pendant une dizaine d’années. C’est très intéressant, car on a les trois types sous l’œil de la sociologie culturelle : celui qui comprend qu’il faut se brancher sur New York, qui va se retrouver 10 ans plus tard invitant ses copains aux Biennales de Venise, où il expose. Il y a celui qui a un destin national, qui va s’en sortir en se raccrochant aux branches avec la commande publique ; puis celui qui ne va jamais décoller et qui devient professeur dans une école d’art. Alors, c’est simplement une petite contribution, sous forme de BD. Je répète, je ne me prononce pas sur l’objet bande dessinée, mais sur le « fond ». C’est une contribution à ce qui est clairement un travail de désenchantement du monde ‒ comme disait Schiller, repris par Max Weber, puis par Marcel Gauchet. Il y a quelque chose de considérable, qui nous enveloppe tous, c’est pour ça qu’on est ici ce matin, qui est la religion culturelle et sa sous-section, la religion artistique. Ce n’est pas un livre qu’il faut faire lire aux écoles d’art, mais c’est un livre à lire lorsqu’on est ancien élève des beaux-arts. On se retrouve confronté à ces problèmes-là quand on est un chercheur.

Thierry Groensteen : Merci Pascal. Gérald Gorridge ?

Gérald Gorridge : Oui, bonjour. Je suis professeur d’art et auteur de bande dessinée. J’étais surpris c’est vrai, par la virulence de ton attaque, Benoît, sachant que, pour prendre un exemple que je connais, à l’EESI, depuis longtemps maintenant, nous développons un enseignement de la narration visuelle, dès le premier cycle, dès la première année. Cet enseignement prend en compte tous les aspects de la construction de la page, du découpage graphique, de la narration dans toute sa richesse, à travers tout un jeu d’exercices et de croisements, qui appartiennent aux spécificités du langage de la BD, tel qu’on l’entend de façon classique. Tout cela se fait dans le cadre du premier cycle. Il est vrai que, dans le deuxième cycle, c’est à dire en quatrième ou cinquième année de notre Master BD, on a des ambitions plus larges, et on aborde les choses d’un point de vue plus global et plus d’un point de vue d’auteur.

Victor Mellini : Alors, je ne vais pas du tout critiquer mes anciens professeurs, je préfère plutôt essayer de trouver un terrain d’entente. Je suis d’accord en partie avec des choses que vous dites, et à la fois pas du tout d’accord. Par contre, pour ces cours-là, je ne m’en rappelle pas trop. C’est vrai qu’il y en a, mais peut-être pas assez. Et ce n’est pas de votre faute. Nous, nous étions dans une école des Beaux-Arts. Du coup, la BD dans une école des Beaux-Arts, elle n’a pas du tout la place qu’elle mérite. Je ne blâme pas du tout mes professeurs, ils ont cette envie de nous montrer, ils n’ont peut-être pas la possibilité. En revanche, sur ce que vous disiez tout à l’heure, je suis obligé de rejoindre Thierry Smolderen : il y a beaucoup de très, très bon dessinateurs qui commencent dans des fanzines. Ce ne sont pas forcément des génies. Pourtant, ils ont conscience de toutes les règles.

Benoît Peeters : Je n’ai rien contre les fanzines et l’auto-édition.

Victor Mellini : J’avais un peu cette impression. Je suis content qu’ils le mettent en avant, même si effectivement il y a beaucoup trop d’éditeurs. Faire une petite maison d’édition en tant qu’étudiant, on ne pense pas faire ça pour qu’ensuite, ça devienne une grosse maison. On ne veut pas saturer le marché. On est là pour faire des expériences, qui ne seront pas forcément éditées. Comme disait l’un d’entre vous, ce seraient peut-être des scénarios non acceptés par les éditeurs, mais faire des expériences, c’est la meilleure façon d’apprendre à faire de la BD.

Thierry Groensteen : Il y a des écoles de BD ailleurs en Europe. Notamment en Italie et en Espagne. Comme éditeur, quand je suis sur mon stand au festival d’Angoulême, je vois passer des jeunes dessinateurs qui viennent de ces écoles-là, et qui, pour la première fois, viennent avec leur carton à dessins. Je suis frappé par le fait que ce sont des mercenaires de la BD, qu’ils ont été formés à devenir ça. Ils ont dans leurs books une page de chaque genre possible et inimaginable. Ils veulent montrer qu’ils sont polyvalents. Regardez : si vous voulez que je fasse de la SF, je peux faire de la SF ; si vous voulez que je fasse de l’autobiographie, je peux faire de l’autobiographie ; si vous voulez que je fasse de l’érotisme, je peux faire de l’érotisme ; ou du western, tout ce que vous voulez. Finalement, on ne sait pas où est, là-dedans, leur imaginaire propre, leur désir. Ce sont des dessinateurs corvéables, employables, tous terrains. J’ai l’impression que ce n’est pas ça que les écoles que nous avons ici cherchent à produire, mais que ce sont au contraire des auteurs. Et qu’une grande partie de la discussion tourne finalement autour de cette question. Voulons-nous former des dessinateurs qui répondront à n’importe quelle demande du marché des éditeurs, ou est-ce qu’on cherche à former des auteurs qui inventeront ce que sera le métier demain, et qui définiront eux-mêmes ce que sera leur production ?

Eric Dérian : Je commence à me sentir un peu marginal par rapport à tout ce que j’ai entendu. J’ai un peu l’impression que nous avons engagé une voie pédagogique qui est à l’opposé de ce que j’ai entendu là. Je ne pense pas que des candidats à une école de BD entre dans l’école avec le but de devenir auto-éditeur à 150 exemplaires en sortant. Je pense que le candidat est au contraire candidat au monde de l’édition tel qu’il le perçoit, souvent avec un voile de fantasmes, forcément. Un des premiers rôles de l’école est de lever ce voile, et de lui monter une réalité, c’est certain. Mais en tout cas, il ne doit pas le détourner de son chemin, de la voie éditoriale qu’il a choisi. Globalement, c’est rentrer chez Delcourt, Lombard, Dargaud, Soleil...

Gérald Gorridge : Est-ce que, dans cette dimension de formation, tu prends en compte des règles qui sont celles que, par exemple Guy Delcourt applique pour ses auteurs ou certaines de ses collections ?

Éric Dérian : Absolument pas. Pas du tout. Et je pense qu’il y a quelques personnes, dans la salle, qui peuvent attester du fait que ça ne se passe pas dans ce sens-là.

Joseph Béhé : J’ai un exemple concret, auquel j’ai été confronté, et qui illustre un peu la discussion pro/pas pro, est-ce qu’on laisse faire et pourquoi on est là. Donc, il y a une étudiante qui vient me voir, en cinquième année, et qui me dit : « J’ai une idée, je vais raconter trois fois la même histoire, et ce sera trois fois 150 pages. » Projet de diplôme, à livrer pour cinq mois plus tard. Elle me demande conseil. Dans ma tête, je pense que c’est mort. Elle ne va pas y arriver, c’est trop de boulot, elle va s’épuiser, je dois la dissuader. D’un autre côté, c’est le dernier moment où elle est libre, car c’est une école d’art, dans laquelle on est censé faire de la recherche et du développement, c’est notre mission d’État. Je me dis que je vais d’abord voir ce que c’est que son projet. Je la fais parler, en taisant tout ce que je pense. Je regarde son truc, en me demandant si c’était cohérent. Et en fait, c’est ça, mon seul boulot : est-ce que ça tient la route, est-ce que c’est cohérent en tant que livre ? Est-ce que ça raconte quelque chose ? Et en fait, je vois que c’est cohérent, qu’il faut absolument la suivre, que même si je pense qu’elle n’y arrivera pas, il faut la suivre.

Thierry Groensteen : Tu parles de Camille Jourdy, et du projet qui est devenu Rosalie Blum ?

Joseph Béhé : Exactement, qui a été fait en film par après, qui a eu le succès qu’on sait. Or j’étais à deux doigts de la dissuader. J’ai fait un gros effort sur moi-même...

Thierry Groensteen : Je vois Jean-Louis Gauthey, qui ronge son frein depuis un moment…

Jean-Louis Gauthey : Non, non, j’attends mon tour. Je voulais interpeller Benoît, pour qui j’ai beaucoup d’admiration en tant que scénariste. Je suis dans l’incompréhension totale de ce que tu as dit. En particulier par ta façon de vouloir démonter un dogme par un autre dogme. Ton plaidoyer pour le formatage, je ne le comprends pas. Je tombe même de l’arbre, et me pose des questions, à savoir quel est le but véritable des États Généraux de la BD. Si ta position est celle que tu viens d’exprimer, je ne te comprends plus.

Benoît Peeters : Bon, je reprends, en étant bref. D’abord, j’ai parlé ici en mon nom, et je n’engage pas l’ensemble des États Généraux. Secondement, je ne plaide en rien pour le formatage. Je plaide pour une ouverture de l’école à toutes les formes de BD, justement, allant des tentatives les plus expérimentales aux tentatives les plus normées, de s’essayer à différents styles, et que l’école n’impose pas une idéologie de la BD, poursuivie pendant 20 ans dans l’ignorance la plus radicale ‒ je parle de certaines écoles ‒ des réalités du métier. Maintenant, que certains fassent le choix de la radicalité artistique, c’est très, très bien, et il y a maintenant des tas de choses fantastiques qui se font et que j’apprécie comme lecteur. Mais je trouve que la responsabilité éthique d’une école, c’est de laisser le plus de chemins ouverts, le plus de techniques possibles, le plus de rapports au récit, et de ne pas décider que toute narration ayant un début, un milieu et une fin, serait par définition mauvaise, ce qui serait amputer la bande dessinée de l’essentiel de son histoire et de ses chefs-d’œuvre. C’est tout. Après, qu’il y ait des techniques graphiques inattendues, des techniques narratives modernes, et que quand une école a la chance de rencontrer un, ou une, étudiant(e) qui explose les cadres et les cases, qu’on le laisse faire et qu’on l’encourage, qu’on le pousse, oui. Mais qu’on favorise un minuscule écosystème en auto-édition, sans confrontation à l’autre, dans le mépris d’un marché qu’on croit uniforme alors qu’il est divers, je crois que c’est une erreur. L’auto-édition et le fanzine est une des voies, mais ce n’est pas la seule.

Jean-Louis Gauthey : Je ne comprends pas comment tu peux être aussi affirmatif, je ne vois pas où tu es allé piocher qu’il y avait ce genre d’exigence des écoles, à obliger les étudiants à être radicaux. Peut-être que tu avais des comptes personnels à régler...? Mais tes propos réactionnaires et extrêmement affirmatifs me paraissent un peu infondés, car je connais des étudiants de Saint Luc qui, au final, ont produit des choses assez classiques. Encore une fois, tout ce que tu as dit me paraît bizarre venant de ta part.

Benoît Peeters : Je ne veux pas confisquer le débat, je veux juste dire que j’ai plaidé pour une seule chose : c’est l’ouverture esthétique dans les écoles. C’est l’unique chose que je défends. Y compris vers la radicalité, mais pas exclusivement.

Thierry Groensteen : Je crois qu’on a bien compris vos points de vue. Des personnes n’ont pas encore pu parler, et j’aimerais qu’elles puissent le faire. Il reste du temps pour deux ou trois questions, ensuite nous allons devoir mettre un terme à ce débat.

Intervention depuis la salle : Bonjour. Je suis un ancien de l’EESI. Je voulais juste rebondir par rapport aux remarques de Benoît et de Jean-Louis. Je suis effectivement d’accord sur le fait qu’il y a quand même une nécessité de lever le voile sur la réalité du statut d’auteur. Dans les écoles, on n’apprend pas : on apprend entre nous. J’ai fait trois écoles d’art différentes, et je n’ai jamais eu aucune information pratique sur la réalité, que j’ai découverte après, en rejoignant des collectifs. Maintenant, je suis dans des collectifs d’auto-édition, et je travaille aussi pour de plus gros éditeurs.

Alice Rivière : On en a parlé tout à l’heure, on a dit qu’on donnait des cours où on donnait des indications juridiques sur les statuts, etc… Mais c’est vrai que quand on est étudiant, on n’a pas un contact avec la réalité, et donc ça passe un peu au-dessus. Mais on le fait tout de même, parce que, après coup, nous, on fait revenir les étudiants déjà diplômés, et ils sont mieux disposés, car ils sont confrontés à ces problèmes-là.

Thierry Groensteen : Un sujet que l’on n’a pas abordé mais qui serait intéressant, c’est celui de la formation continue des auteurs de BD. Après le stade de formation initiale à l’école, est-ce qu’il y a possibilité, au long de la carrière, et est-ce qu’il y aurait lieu d’acquérir des compléments de formation ? On n’a plus vraiment le temps d’ouvrir ce débat, mais c’est une question à garder pour les prochaines éditions.

Joseph Béhé : Depuis cette année, Grégory Jérôme a ouvert un programme de formation continue, financée par l’AFDAS. Tout ça est mis en route. Il y a plusieurs associations à Strasbourg ‒ comme Centrale Vapeur Pro ‒ qui s’occupent d’accompagner les auteurs. Donc oui, il y a des démarches engagées.

Éric Dérian : D’où l’alternative que nous proposons, nous, dans notre projet pédagogique, qui est de faire rentrer l’éditorial dans le temps de la formation, au sein du cursus. C’est un des très bon côtés de notre association avec Delcourt : le fait de pouvoir faire entrer les éditeurs dans notre école, dans un premier rapport raisonné, professionnel, qui se traduit dès la deuxième année par un accompagnement des étudiants à la réalisation d’un recueil d’histoires courtes, réalisés non pas dans des conditions d’école, mais bel et bien dans des conditions professionnelles. J’en parle juste pour dire que ça existe, pas du tout pour en faire la promo. Il est sorti hier dans toutes les bonnes librairies, à 15 euros. De la même façon, le projet de fin d’année ne sera pas un projet de diplôme, mais bien un projet professionnel. Qui aboutira ou non, mais qui au moins donne la chance à l’étudiant de raccourcir ce temps dont on parlait tout à l’heure, de se retrouver en fin de cursus, avec des capacités, que ce soient grâce au corps enseignant ou grâce à nos expériences. Se retrouver avec un diplôme en poche, on le sait maintenant, ça ne fait rien. On peut aider l’étudiant à engager une démarche professionnelle. Je leur dis, aux étudiants, quand je les accueille : « Votre premier jour professionnel, c’est le jour de la rentrée. Ensuite, c’est vous qui faites votre carrière, nous on ne va pas faire les choses à votre place. Peut-être que dans trois ans vous existerez, ou peut-être pas. À vous de vous affirmer, de vous confirmer dans votre démarche, car la démarche, vous l’avez commencée en venant nous voir. »

Thierry Groensteen : Je voudrais remercier chaleureusement l’ensemble des intervenants. Merci pour ce débat riche, dense et passionné.

(Retranscription d’après l’enregistrement audio : Grégoire Gosselin)