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crise(s) de la bande dessinée : le point de vue des éditeurs

[Janvier 2017]

Jean Pierre Mercier : On va reprendre le programme, le cours de ces rencontres nationales, avec cet après-midi, un panel autour de l’édition, des éditeurs. Comme pas mal de personnes qui sont derrière la table n’étaient pas là hier, on a demandé à Denis Bajram, qui représente les États Généraux, de refaire un petit point rapide sur les enseignements les plus importants des résultats de cette étude sociologique qui a été faite sur la situation des auteurs.

[Se reporter, dans ce dossier, à « Auteurs de bande dessinée, présentation de l’enquête ».]

Jean-Pierre Mercier : Merci Denis. Entre-temps, Baru nous a rejoints. Il représentera les auteurs à ce débat. On ne va pas revenir sur sa carrière, mais il préside encore la commission BD du CNL. Nous sommes donc avec des éditeurs : Thomas Ragon, qui travaille chez Dargaud aujourd’hui, après être passé chez Delcourt, si je ne me trompe pas, et qui est directeur de collection. Jean-Louis Gauthey, qui représente les éditions Cornélius, dont il est le fondateur, et qui est par ailleurs scénariste, un petit peu dessinateur de temps en temps. Alexandre Balcaen, qui a commencé à l’Association il y a assez longtemps, entre 2006 et 2010, a ensuite rejoint Hoochie-Coochie, et depuis quelques mois, a monté les éditions Adverse, dont on reparlera. À côté de lui, Serge Ewenczyk, qui est le fondateur des éditions Çà et Là, éditeur spécialisé dans la traduction de bandes dessinées étrangères, qui ne fait exclusivement que ça. On a ensuite Elisa Renouil, qui représente les éditions Dupuis où elle travaille depuis quatre ans, en s’occupant plus particulièrement des nouvelles technologies, d’Internet et des youtubers. Enfin, Thierry Joor, qui a été libraire et qui est directeur éditorial aujourd’hui chez Delcourt.
Pour commencer, à la lumière de ce que nous a exposé très brièvement Denis, j’aimerais avoir vos réaction sur ces faits, ces chiffres, ces citations, ces ressentis qu’on a eu de la part des auteurs. Est- ce que cette réalité vous surprend, vous interroge ? Qui veut se lancer ? Thomas ?

Thomas Ragon : Oui, il y a beaucoup de choses, quand même. La première chose que tu as évoquée, Denis, ce sont les contrats. Alors, de mon point de vue, on est une maison relativement importante, il est donc évident qu’un contrat, par définition, c’est une négociation entre deux parties, et qu’une négociation se fait en fonction d’un rapport de forces. Je comprends, et je sais très bien, que lorsque l’on est un jeune auteur peu connu, le rapport de forces est clairement du côté de l’éditeur et moins du côté de l’auteur ; mais quand vous êtes bestseller, la position est inversée. L’auteur dira « je veux ça », et l’éditeur dira OK. C’est un peu basique, mais c’est quand même la culture du contrat. Je vous propose ça, tel projet, on estime, chez l’éditeur, que c’est intéressant et commence la discussion pour savoir combien on peut donner en à-valoir, en droits d’auteurs, etc. Je pense que personne n’est suffisamment naïf pour s’imaginer que les éditeurs sont masochistes et sont là pour perdre leur chemise ou mettre la clef sous la porte au bout de six mois ou trois ans. C’est une négociation, et évidemment que le rapport de forces se modifie, et ne part que très rarement du bon côté, du point de vue de l’auteur.

Denis Bajram : Lors des négociations au niveau du SNE, pour des contrats-type et ce genre de choses, les auteurs ont toujours l’impression qu’ils sont toujours en position d’infériorité par rapport aux éditeurs. Comme tu l’as dit, seuls les bestsellers accèdent à un rapport de force en leur faveur.

Thomas Ragon : Oui. Mais on peut transposer ça ailleurs. Quand tu vas voir ton banquier en tant que particulier, tu as des conditions générales de prêt, de vente, etc., que tu n’as jamais la possibilité de négocier. Si tu es multimillionnaire et que tu vas voir ton banquier, c’est plus facile.

Jean-Pierre Mercier : Un éditeur n’est pas un banquier.

Thomas Ragon : Non, ce n’est pas un banquier, mais il y a de l’argent, il avance de l’argent. Évidemment, on est dans un système économique, on est dans un marché, avec un droit général qui s’applique. Donc oui, il y a des structures, du patronat, des syndicats, des individus...

Intervention depuis la salle : Mais mon éditeur n’est pas mon patron.

Thomas Ragon : Non, mais on signe un contrat. Je parle des contrats types, et des négociations au niveau du SNE.

Denis Bajram : À titre individuel, est ce que tu penses que les droits qu’on prend à un jeune auteur aujourd’hui sont proportionnés à la prise de risque de l’éditeur ? Qu’elle soit financière, ou en travail, etc ? On prend les droits audiovisuels, les éditions étrangères, tout ça sur la durée de la vie de l’auteur, ses enfants, les enfants de ses enfants…

Thomas Ragon : Oui, je trouve que c’est relativement proportionné.

Thierry Joor : Je suis assez d’accord avec Thomas. Nous avons lui et moi des maisons d’éditions derrière nous qui sont ne sont pas similaires, mais pas loin. Je voulais ajouter un truc, c’est que j’ai une fille qui fait de la bande dessinée ‒ chouette, ça me rassure ‒ et qui bizarrement travaille pour notre maison d’édition ‒ et je jure que je n’y suis pour rien. Je connais ses contrats et je me sens concerné, évidemment, en tant que père. Jje sais qu’elle ne gagne pas très bien sa vie. Mais bon, parfois elle me demande si elle peut négocier certaines choses. Et je lui dis : « Je sais que tu ne l’obtiendras jamais, pour l’instant ». C’est vrai que le rapport de force éditorial va d’abord en faveur de l’éditeur. (…) Guy Delcourt ne mutualise pas les projets. Il prend chaque projet de manière individuelle, se demande ce que l’on peut donner à tel type de projet, ce qui est proportionné à chaque type de projet, et il est clair que certains sont plus ambitieux que d’autres. Je ne parle pas artistiquement, mais bien commercialement, et qu’on peut plus parier dessus. Mais ça ne veut pas dire pour autant que ce n’est pas le projet le moins ambitieux commercialement qui ne va pas le mieux marcher. C’est une loterie extrêmement compliquée à gérer. Un éditeur est redevable non seulement de ses auteurs, mais aussi de tous ses salariés quand c’est une grosse boîte : il gère une entreprise. Et on ne peut pas se permettre, comme disait Thomas au début, de risquer trop gros sur chaque projet, au risque de mettre la clef sous la porte au bout de X années. Donc, on peut nous reprocher beaucoup de choses, je serais le premier à les entendre, mais on ne peut pas nier le fait que depuis trente ans, une maison comme la nôtre a parié sur des gens, entamé des investissements avec des gens, qui ont grandi plus ou moins fortement avec nous, et ces gens-là en vivent décemment. D’autres sont arrivés, année après année, ils ont gagné petitement leur vie au début, ils gagnent très bien leur vie aujourd’hui, ou pas du tout. Il y a un facteur chance là-dedans, qui est difficile à contractualiser. On ne peut pas, en tant qu’éditeur, dire : « Je vais doubler tes à-valoirs, je vais doubler tes droits d’auteurs, et certainement pas prendre tes droits étrangers ni audiovisuels : tu peux tout garder ». Ça n’existe pas ! On prend des risques en permanence et ceux-ci doivent être mesurés.

Jean-Pierre Mercier : Elisa, quel serait ton regard, ton point de vue sur tout ça ?

Elisa Renouil : Je suis assez d’accord sur ce qui vient d’être dit. Le fait que l’on soit une grande entreprise, avec des contrats-type longs et compliqués... Avant de définir combien on paie un auteur, et de faire une proposition, on estime commercialement comment va marcher le projet, quels seront les frais, etc... Et c’est effectivement un pari, qui n’est pas complètement au hasard. C’est une estimation : combien, comment on va vendre ces livres-là, en mettant tous les moyens.

Jean-Pierre Mercier : On a entendu Dargaud, Dupuis, Delcourt, qui représentent les gros éditeurs, membres du SNE. Jean-Louis, en tant qu’éditeur mais aussi fondateur du Syndicat des Éditeurs Alternatifs, comment est-ce que tu vois cette situation ?

Jean-Louis Gauthey : Je m’interroge sur l’intitulé du débat, qui est « Crises de la bande dessinée : le point de vue des éditeurs ». Est-ce que l’on est dans un débat où les éditeurs sont mis en accusation et doivent répondre ? C’est une vraie question. Et pourquoi pas, d’ailleurs. Je ne l’avais pas conçu comme ça, je pensais que les crises de la BD pouvaient dépasser très largement le prisme de l’auteur. Maintenant, si cette édition des Rencontres nationales de la BD se rattache plus aux travaux des EGBD qui, dans un premier temps, ont été consacrés aux auteurs, je veux bien le faire. Mais il faut évidemment considérer que si il y a crise ‒ et déjà, y a-t-il crise ? Je pense que Didier Pasamonik ne sera jamais d’accord dès lors qu’on utilise le mot crise, ou surproduction ‒, c’est évidemment beaucoup plus large. J’ai souffert pour mes trois collègues du SNE, parce que je pense que c’est très dur ce qu’on leur demande. Déjà, ils sont salariés de leur maison d’édition, et pas fondateurs. Ils ont donc une pression qui s’exerce sur eux, qui ne peut pas les mener à dire autre chose que ce qu’ils viennent de dire, c’est logique. Mon ressenti personnel, c’est qu’il y a, de toutes façons, une violence qui s’exerce dans ce milieu, mais depuis toujours. Et en ce moment, elle tourne en défaveur des auteurs. Est-ce que la question de fond, qui n’est pas abordée, autour de laquelle on tourne sans vraiment vouloir s’y confronter, ce n’est pas simplement : de la même façon qu’il y a une surabondance de livres, est-ce qu’il n’y a pas une surabondance d’auteurs ? Ce qui était un peu le débat des écoles, tout à l’heure. Puisque, au final, dans ces écoles, les professeurs sont la plupart du temps des auteurs, et des auteurs qui ne trouvent pas facilement à se faire publier. Donc, c’est un débouché que de faire professeur, mais en même temps, ils forment des auteurs dont le débouché sera de devenir eux même professeurs ! Ça pose un problème, car on aura une bulle spéculative qui va exploser, à un moment donné. Alors, sur la promotion, je pense que c’est bien lié aux problématiques que l’on est en train d’évoquer : il est absolument impossible d’offrir une promotion digne de ce nom à autant d’auteurs, à autant de livres. Il faudrait créer des journaux, en fait. Mais le premier problème, et c’est pour ça que je veux me détacher du seul prisme de l’auteur, c’est qu’il faudrait créer des lecteurs. Or, on est en train d’en perdre. Je vais rester là-dessus, et on y reviendra après.

Jean-Pierre Mercier : Alexandre, ton point de vue ?

Alexandre Balcaen : C’est intéressant, parce que je suis dans un cadre très différent. Alors, je vais parler d’Hoochie-Coochie, et ça a des implications directes sur la manière dont a été conçue Adverse. Hoochie-Coochie, à la base, c’est un collectif d’auteurs, qui vient de l’auto-édition et du fanzinat, qui s’est petit à petit institué en éditeur plus professionnel. Une autre personne et moi, nous venions de finir notre formation en métiers du livre, donc en fait, on avait acquis des compétences en ce qui concerne la gestion éditoriale, la diffusion, etc. Une autre personne a rejoint l’équipe, qui, elle, était plus spécialisée dans les questions techniques, de fabrication. Et c’est sur la base de création de cette petite équipe qu’Hoochie-Coochie est devenue une vraie maison d’édition. Comment ça se passe dans la relation auteur/éditeurs chez Hoochie-Coochie ? Les premiers auteurs publiés par la maison sont des auteurs qui ont fondé le collectif. Au bout d’un certain temps, il y a eu des propositions d’auteurs extérieurs. Nous étions une équipe de bénévoles, et une association. Donc pas d’autorisation de découvert, pas de trésorerie. Mettre en place un projet de livre, ça représentait toujours un défi pour l’ensemble de l’équipe, à la fois auteurs et éditeurs. Toute l’équipe éditoriale a travaillé longtemps de manière bénévole, soit en vivant des allocations chômage et des minimas sociaux, soit en ayant une activité professionnelle à côté. Des gens dans l’équipe éditoriale étaient dans les mêmes conditions de précarité que celles que vous avez décrites pour un certain nombre d’auteurs. Ces choses-là sont discutées avec tous les auteurs qui nous contactent. On n’est pas en mesure de faire d’avances sur droits, c’est précisé ; on verse 8% de droits d’auteurs. On a utilisé un contrat dont on avait emprunté le modèle à l’Association, qui a été visé par le SNAC BD, puisqu’un des membres de notre collectif est adhérent au SNAC BD, jusqu’à ce que, par le biais de la fondation du Syndicat des Éditeurs Alternatifs, il y ait une nouvelle réflexion engagée sur les contrats. Ce qui nous a amené à casser le contrat à vie, engageant les ayants droit, pour créer un contrat limité dans le temps. On verse les droits d’auteurs à 8% lors de la signature, on a des seuils de progression jusqu’à 19% au-dessus d’un certain niveau de vente…

Jean-Louis Gauthey : Tu ne parles pas du contrat du SEA, là ?

Alexandre Balcaen : Non, je parle du contrat qui était en place à Hoochie-Coochie avant qu’on envisage d’utiliser le nouveau modèle de contrat, en train d’être mis en place mais pas encore utilisé. Sur la promotion, on n’a pas de moyens non plus, donc ce sont les relais médias et la présence en salons, festivals. Là pour le coup, on est très, très actifs sur ce terrain. On est présents sur environ dix à douze festivals par an. On fait un travail de promotion des ouvrages vis-à-vis des médias, mais là, il y a eu un gros glissement de l’intérêt porté à la production alternative et marginale, et c’est beaucoup plus compliqué aujourd’hui d’avoir des espaces de valorisation des livres dans les médias. Comme disait Jean-Louis, se pose la question de nouveaux espaces pour parler de ce type de productions. Il nous est arrivé de dire à des auteurs qu’étant donné le type économique et le fonctionnement de la structure, s’ils attendaient plus, c’était peut-être plus intéressant pour eux d’aller voir un autre éditeur que nous. Sur la partie technique, on a des gens très compétents dans le collectif. Ça dépend évidemment des compétences des auteurs avec lesquels on travaille, sur la photogravure ou ce genre de choses. Quand ils veulent le faire, ils le font, mais quand ils ne se sentent pas de l’assurer, on s’en charge. Mais il y a toujours un contrôle. Par contre, ce qu’on leur vend en qualité d’ouvrage, c’est justement le fait qu’on est tous très intéressés par la réflexion sur la conception et la fabrication de l’objet, au plus près de ce qu’est l’œuvre et de ses spécificités. Quasiment aucun des livres publiés chez Hoochie-Coochie ne répond à une forme déjà publiée.

Jean-Louis Gauthey : Je peux vous dire que moi, je ne laisse pas les auteurs faire les scans, parce qu’ils sont trop nuls.

Jean-Pierre Mercier : Je disais tout à l’heure qu’il y a un autre cas particulier à cette table. Serge, 100% de ton catalogue concerne des auteurs étrangers. Tu ne travailles pas avec des auteurs de langue française. Peux-tu expliquer pourquoi, et expliquer économiquement, ce que ça veut dire, comment ça fonctionne pour la maison Ça et Là ?

Serge Ewenczyk : Pourquoi, c’est assez simple. Quand on entend les doléances des auteurs, ça ne donne pas envie de travailler avec eux... Non, je plaisante. C’est un choix lors de la création de la maison d’édition, d’avoir cette spécificité d’un catalogue exclusivement du domaine étranger. Pour autant on fait aussi de la création avec des auteurs étrangers, c’est-à-dire que ce n’est pas uniquement de l’achat de droits d’ouvrages déjà publiés, il y a aussi des contrats de création. Alors je vais revenir directement à ce qui a été dit par M. Bajram. C’est vrai qu’on est un peu étranger à ce qu’il se passe en France et je pense qu’il y a peut-être une question sur le panel des auteurs qui ont répondu à cette enquête. Ce serait intéressant de voir quelle est la proportion d’auteurs qui travaillent avec des gros éditeurs, ou avec des éditeurs indépendants. Il y a des auteurs qui travaillent avec les deux. Il y en a énormément qui ne travaillent qu’avec des indépendants. En tous cas, le retour que l’on en a est sensiblement différent. Nous ne sommes qu’une petite structure qui publie une quinzaine de livres dans l’année, donc on a une relation personnelle et suivie avec chaque auteur…

Thomas Ragon : Je suis moi-même, en tant que directeur de collection, une vingtaine de livres par année. Pas plus.

Serge Ewenczyk : Oui, toi tout seul, pas la société Dargaud. Donc c’est difficile de comparer. On a des systèmes complètement différents. Je ne porte pas de jugement de valeur, mais on n’a pas la même relation aux auteurs, au travail... Nous avons des façons artisanales de travailler, et je pense que ce serait intéressant que les EGBD s’intéressent aux spécificités qu’il y a dans l’édition indépendante. Pour l’exemple des contrats, il y a un cas de figure qui est très emblématique : au SEA, on a décidé (on travaille là-dessus depuis un an et demi, il est presque fini) de faire un contrat qui soit proportionné avec ce qu’on offre à nos auteurs, à savoir des avances soit nulles, parce que certaines structures n’ont pas la possibilité de faire autrement, soit très basses dans le meilleur des cas. Il y a un problème de cohérence entre ce qu’on demande aux auteurs en termes de droits et ce qu’on peut leur proposer, non pas en termes d’accompagnement ‒ car on s’implique fortement dans l’accompagnement, qu’il soit promotionnel ou autre ‒ mais en tout cas financièrement. Le contrat qu’on propose est un contrat avec des échéances de 10 ans renouvelables ; au terme de 10 ans après la publication du livre, les auteurs pourront sans aucune raison particulière décider de reprendre leurs droits. D’autre part c’est un contrat qui sera réduit, on a tout ce qui concerne l’édition. C’est-à-dire que nous nous focalisons sur les droits d’édition papier. C’est notre métier, d’être éditeurs de livres. Donc pas de droits dérivés, de droits d’adaptation, etc. Le SEA regroupe à peu près une cinquantaine d’éditeurs indépendants, et on s’est retrouvés presque spontanément, très rapidement d’accord sur ce point de vue-là. Une dernière chose : j’ai entendu tout à l’heure les représentants des grosses maisons parler de prises de risques financiers, je rigole un petit peu. Je suis beaucoup plus sensible aux risques que peut prendre Alexandre quand sa structure, qui n’a absolument aucune ressource financière, met quelques milliers d’euros sur un livre, ce qui peut mettre en danger l’existence de sa société, que quand mes collègues à côté mettent quelques dizaines, voire centaines de milliers d’euros sur un livre, alors qu’ils dégagent quelques millions d’euros de bénéfices.

Jean-Pierre Mercier : Baru, est-ce que, sur ce qui a été dit jusqu’à maintenant, tu as un point de vue ?

Baru : Je ne me reconnais pas dans les doléances des auteurs. C’est normal. Mais je les comprends. Ce qui s’est dit là, c’est que moi je vis systématiquement, au CNL. Vous savez que, pour présenter un dossier, pour une aide, pour un premier bouquin, ou pour prendre une année sabbatique en cas de projet assez lourd, il y a toujours une lettre de motivation. Et dans la lettre de motivation, c’est le catalogue de tout ce qui vient d’être dit là. Notre éditeur est d’accord, il trouve ça intéressant, il ne donne que 15 000 euros ‒ ou moins. Et moi, j’ai besoin d’un an de travail, j’ai deux gosses à nourrir etc... C’est vraiment dans cet ordre-là. Aujourd’hui, les seules motivations évoquées dans les lettres de présentation sont d’ordre économique, plus jamais d’ordre artistique. Ça, c’est le point de vue que j’ai, depuis le Centre National du Livre. Ils pourraient présenter leurs projets, leurs projet artistique, dire à quel point ils ont envie de le faire, à quel point ça les touche. Mais non. Et c’est normal, tu as un gros projet, tu vas y consacrer un an de ta vie, et donc tu ne peux pas faire autre chose que ça. C’est vrai que, compte tenu de l’âge que j’ai maintenant, j’ai souvent des jeunes auteurs qui viennent me voir en disant : « j’aimerais bien faire ci, j’aimerais bien ça ». Le conseil que je leur donne, c’est de suivre la voie que moi j’ai choisie. C’est-à-dire que pendant très très longtemps, j’ai gagné ma vie sans avoir besoin de la BD pour bouffer. C’est aussi une chose qui revient toujours dans les lettres de motivation du CNL, c’est : « je veux vivre de mon art ». Le problème, c’est qu’il ne nourrit pas beaucoup, cet art. Peut-être faut-il aussi savoir mettre un peu d’eau dans ces mythologies personnelles. Cela dit, fondamentalement, la question que je voulais poser c’est : aujourd’hui, à combien estime-t-on le nombre d’auteurs qui prétendent être présents sur le marché de l’édition ?

Denis Bajram : On estime, vraiment à la louche, qu’il y a à peu près 3 000 auteurs actifs dans la bande dessinée.

Jean-Pierre Mercier : Jean-Louis, tu parlais tout à l’heure de violence. J’aimerais bien que tu reviennes là-dessus. Tu as prononcé le mot violence, à propos des auteurs et des éditeurs. Que mets-tu derrière ce mot ?

Baru : Il y a un rapport de forces !

Jean-Pierre Mercier : Rapport de forces, c’est une chose. Violence, c’est autre chose !

Jean-Louis Gauthey : Il y a une violence qui est omniprésente. Il se trouve que je suis le plus vieil éditeur à cette table. En tous cas, celui qui, depuis le plus de temps, a une activité d’éditeur. C’est malheureux, et j’entends très bien ce que dit Baru. Mais aujourd’hui, le modèle que tu décris, il n’est plus tellement accepté d’avoir une activité qui permette de financer l’art. C’est devenu très compliqué. C’est aussi parce que les éditeurs demandent beaucoup aux auteurs de faire d’autres travaux qu’avant, ils n’avaient pas à faire. On parlait des scans, ça n’a l’air de rien du tout, mais c’est un travail à part entière. Moi, je prétends en plus que les auteurs ne le font pas forcément bien. Mais avant, il y avait une personne dédiée à cette tâche. On demande aussi à l’auteur de faire sa promotion... Ce n’est plus seulement l’art, en fait : on demande aux auteurs de faire une partie du travail qui, avant, dépendait de l’éditeur. Alors après, j’ai envie de vous faire pleurer, je suis éditeur depuis 25 ans, je fais ça bénévolement, parce que ça me plait. Il y a des éditeurs qui sont là par vocation. Moi, je suis là par vocation.

Thomas Ragon : Moi, je suis là par appât du gain !

Jean-Louis Gauthey : Et nous avons ici, entre Thomas et moi, une parfaite illustration de la fable du chien et du loup. Mais c’est un choix que j’ai fait, totalement délibéré. Et j’ai trouvé des solutions pour pouvoir fonctionner comme ça. Je ne voulais pas tirer d’argent de cette activité, car je savais que dès lors que je serais prisonnier d’une forme de rémunération, je devrais faire des concessions. Et donc, peut-être, comme les auteurs se trouvent obligés de faire parfois des livres qu’ils n’aiment pas totalement, pour des raisons financières, moi, je ne souhaitais pas faire des livres qui ne me plaisent pas totalement en tant qu’éditeur. C’est un choix très radical, je le reconnais, mais on revient à cette notion de vocation qui peut devenir un métier. On ne commence pas par faire un métier qui devient ensuite une vocation. Donc, la violence elle s’exprime aussi dans ce rapport de force, mais dans cette illusion entretenue autour du fait que tous les gens qui veulent faire de la BD vont pouvoir en faire. Je le répète, notre priorité devrait être de former des lecteurs, c’est à dire d’être des missionnaires, de convaincre l’immense majorité des Français qui ne lisent pas de bandes dessinées, de le faire. Toute cette crispation qu’il y a autour des questions professionnelles qui sont portées par le SNAC, je les entends, mais pour moi, elles continuent de nourrir une fiction du marché.

Jean-Pierre Mercier : S’il y a crise, réelle ou supposée, d’après vous, les éditeurs, d’où provient-elle ? Il y a la question de la surproduction, il y a la question de l’évolution du marché, la question de la disparition des supports comme les revues, qui servaient à ce que les auteurs fassent leur apprentissage ‒ on parlait de ça hier dans le cadre des écoles. Est-ce que pour vous, la surproduction est une des causes directes de la crise, qui fait que 50% des auteurs sont au SMIC ou en dessous...?

Thomas Ragon : Je pense qu’il y a manifestement des éditeurs qui proposent des à-valoirs qui arrivent à faire que l’on gagne moins que le SMIC.

Jean-Pierre Mercier : Oui, ça je suis d’accord avec toi. Mais en dehors de ça...

Thomas Ragon : Voilà, pour être très clair : je négocie en général les contrats avec les auteurs, donc je parle argent et à-valoirs. J’ai tendance à penser, parce que je suis une fiotte sentimentale, qu’on ne propose jamais assez. Sincèrement. Mais il y a un plancher que je n’ai jamais franchi. Je n’ai jamais proposé moins de 10 000 euros pour faire un livre. Par exemple. Et j’entends qu’on propose parfois 2 000, 3 000 euros pour faire un livre.

Baru : Est-ce que je peux te couper ? Tu traites avec quels auteurs ? Un mec qui vient te voir avec ses trucs photocopiés, parce que c’est son premier bouquin, ou c’est déjà quelqu’un qui a déjà produit quelque chose ?

Thomas Ragon : Je parle pour un débutant, en gros, un premier livre... Quelqu’un qui commence, quoi, sur lequel on n’a aucune visibilité concernant l’aspect économique de la chose. Évidemment que nos patrons aimeraient bien qu’on fasse des livres où on demanderait aux auteurs de nous payer pour qu’ils soient édités. Ils en rêvent la nuit, je pense. Après, c’est selon les structures, et chez Dargaud, on ne propose pas en dessous de 10 000 €. Des fois, si, si le livre est fini, ou presque. Quand je parlais de rapport de force tout à l’heure, il est toujours là, ce rapport de force. Du départ jusqu’à la fin, ça évolue, et c’est selon le projet, la personne que vous avez en face de vous, selon le sujet… C’est au cas par cas.

Thierry Joor : C’est aussi le monde qui a changé. Le monde de la bande dessinée ; il n’est plus le même qu’il y dix ou vingt ans. Quand j’étais gamin, quand j’avais dix ans, il y avait quatre sorties annuelles de BD, en mars, en juin, en septembre et en novembre. Chez Dupuis, Dargaud, Le Lombard et un peu de Casterman. J’achetais tout, en gros 50 bouquins par an, c’est tout. Il n’y avait pas de surproduction, il n’y avait pas de mangas, de comics, ni rien.

Jean-Louis Gauthey : Tu parles de quelle époque ?

Thierry Joor : Disons à partir des années 70. J’ai pu voir l’évolution, parce que, comme je dis souvent, j’ai fait un peu de tout dans la BD. Mais je pense que le monde de la BD a changé. Il y a une offre plus abondante parce qu’il y aussi plus de propositions. Je reçois tous les jours de nombreux dossiers, toutes les semaines de très nombreux dossiers. Je fais un choix si j’ai envie et le temps de faire un choix, car il y a déjà mes dossiers que je suis annuellement. Je suis un vrai fan de BD, donc quand je reçois un projet vraiment intéressant, qui est artistiquement intéressant, commercialement intéressant ‒ parfois les deux, ce qui est génial ‒ est-ce que je peux ne pas avoir envie de le faire ? Ce n’est pas ma maison, c’est vrai, ce n’est pas moi signe les chèques, c’est Guy Delcourt. Mais si j’ai envie de le faire, je le propose à Guy, et si on est d’accord tous les deux, je peux faire une proposition financière. Mais c’est clair que je ne vais pas proposer 20 000 euros ‒ en tous cas, c’est très rare ‒ pour un projet de one shot type roman graphique, si il n’y a aucune visibilité autre qu’artistique. Mais j’ai quand même envie de faire ce bouquin, donc je dis à l’auteur que j’ai en face de moi : « je suis désolé, mais je ne peux pas te proposer plus que ça ». Après, c’est son choix. Soit il veut le faire avec moi, soit aller voir ailleurs si quelqu’un en veut. Comment voulez-vous avoir une théorie sur l’ensemble ? C’est impossible !

Jean-Pierre Mercier : On peut parler de cas par cas, mais quand on en est à parler de 5 000 nouveautés ‒ effectivement, il y a des traductions ‒ mettons 2 500 bouquins de production, de création chaque année, tu arrives quand même à un effet de masse. Tu es sur des grandes logiques économiques ‒ peut-être pas si mécanique que ça ‒ qui font, qu’effectivement, tu te retrouves avec des auteurs qui sont dans des situations assez catastrophiques. Je veux bien que Thomas me dise qu’il s’occupe de 20 auteurs, de 20 bouquins ‒ ou un peu plus s’il y a des scénaristes et des dessinateurs. Mais tout de même on est dans un phénomène général de massification.

Thierry Joor : Je parlais de l’œuf et de la poule, aussi. En parlant de Guy Delcourt, toujours, car c’est ce que je connais le mieux, c’était une petite structure au départ. Il était avide, c’était un fan, il adorait ça quand il a commencé sa boite. Et aujourd’hui encore, c’est quelqu’un qui lit ce qu’il publie. Il y a un moment où on est pris dans l’emballement de vouloir faire certaines choses. Pour ce qui est de la masse, je serais entièrement d’accord d’avoir moins de boulot - parce que, du boulot, j’en ai. Mais qui dois-je sacrifier ? C’est vrai qu’il y a 2 500 bouquins de création par an ? Alors, on n’en fait plus que la moitié ?

Jean-Pierre Mercier : Est-ce que tu n’as pas l’impression, malgré tout, que l’éditeur, dans sa relation avec l’auteur, a des responsabilités sociales ? Quand tu pars avec un auteur, si tu signes avec lui dans le cadre d’une série, un tome, deux tomes, trois tomes... Tu t’engages avec lui sur un certain temps. On en revient avec ce qu’on disait, il faut au minimum assurer les conditions d’un travail correct financièrement, pour que le travail puisse être fait dans des conditions décentes. Or, on entend des auteurs qui disent : « Je travaille 60 h par semaine pour gagner moins que le SMIC ». Je n’arrive pas à comprendre… comment en est-on arrivé à ce système où tu demandes à des auteurs un travail professionnel pour un résultat financier pour eux qui est absolument insuffisant ?

Thomas Ragon : Nous, on est là, les directeurs de collection, à travailler essentiellement avec les auteurs, et on se tape tout le travail annexe d’une maison d’édition normale : fabrication, marketing etc… Mais il ne faut quand même pas délirer. Les gens qui dirigent ces boîtes, ils ont fait des écoles de commerce, on leur a inculqué certaines manières de faire, on leur a dit que le monde tournait d’une certaine manière.

Thierry Joor : Ce ne sont pas de mécènes, hein.

Thomas Ragon : Il y a de stratégies industrielles, commerciales. Certains choisissent, et ont clairement choisi, de manière très consciente, que le développement de leur entreprise se fera de manière horizontale, c’est à dire en multipliant les titres, en occupant l’espace dans les librairies. Je sais que moi, personnellement, j’ai vécu, il n’y a pas très longtemps, la question de décider, ou pas, de passer dans une stratégie identique. « Qu’est-ce qu’on fait, on perd des parts de marché. On fait quoi, 200 titres de plus par an ? » Voilà, j’ai de la chance, là où je suis, on a choisi que ce n’était pas la bonne solution, ce qui me convient parfaitement. Mais il faut arrêter de délirer, aussi. Vous êtes presque tous, d’une manière ou d’une autre, des chefs d’entreprises ! Jean-Louis, tu es chef d’entreprise, même si c’est une entreprise plus petite que Dargaud.

Jean-Louis Gauthey : Attention, on ne définit pas quelque chose d’universel. Chef d’entreprise, ça veut dire que j’ai des responsabilités légales, civiles, vis à vis des salariés, des auteurs, des fournisseurs. Après, je pense que tu peux avoir des formes de management très, très variables. Beaucoup de gens qui font de l’édition en associatif... J’avais même pensé à revenir à l’associatif, pour te dire. C’est bien ce que tu as dit, car… c’est sorti, voilà.

Thomas Ragon : Mais oui, c’est sorti. Ça ne change rien, on le sait tous. On le vit tous, et pas seulement dans l’édition. Tu vas au supermarché, il se passe exactement la même chose.

Elisa Renouil : Notre boulot, en fait, c’est de faire le tampon entre ça, les stratégies de nos maisons ‒ des grosses maisons ‒ et les auteurs avec qui on travaille au quotidien, et à qui on essaie de proposer, dans la marge de manœuvre qu’on nous offre, les meilleures conditions de travail. Moi, je suis à peu près sur les chiffres d’avance de Thomas. Personnellement, je ne descendrais pas en dessous. Mais on est vraiment en tampon entre tout ça, comme on est en tampon entre les services fabrication et marketing, entre l’auteur… On est à la fois la maison pour laquelle on travaille, et à la fois des salariés… Je ne sais pas comment exprimer ça.

Baru : Je vous assure qu’il ne se passe pas un matin, un seul matin, quand je me lève où je ne vous plains pas. Parce que vous faites quand même un métier terrible, quoi. Coincés comme ça entre le marteau et l’enclume.

Thomas Ragon : Si tu veux parler en termes marxistes, nous sommes des contremaîtres. Après, tu le fais de manière plus ou moins humaine, plus ou moins enthousiaste.

Baru : C’est vrai, et Jean-Louis a raison, tu as lâché toute la série : parts de marché, stratégies, etc. Mais maintenant, vous avez l’industrie, et vous avez les gens que vous broyez. Et dans ceux-là, il y a les auteurs.

Thomas Ragon : Malgré tout, on n’est pas encore au stade du cinéma ou du jeu vidéo. Les sommes en jeu n’ont rien à voir avec le cinéma. Donc, la violence, elle est beaucoup moins forte. On peut encore avoir à faire avec des investisseurs ou des industriels qui mettent de l’argent mais qui sont là parce qu’ils aiment ça. Tu peux leur faire entendre, à un moment, que l’auteur qu’ils aiment, il a besoin de vivre, donc il ne faut pas faire n’importe quoi. Je caricature, parce que ça ne se passe pas avec ces termes-là, il faut faire un peu plus dans le feutré. Mais voilà, l’édition, ce n’est pas encore trop méchant.

Jean-Louis Gauthey : La violence dont on parlait tout à l’heure, elle est dans cette question non résolue ‒ que les éditeurs ne souhaitent pas résoudre ‒ qui est de savoir combien de personnes on peut satisfaire raisonnablement. Et surtout, comment peut-on faire son travail de la meilleure des façons possibles. Quand on est à ma place, c’est très facile. Comme je le disais, l’argent je le trouve ailleurs. Donc au final, ma seule responsabilité, ce sont les gens, les auteurs avec qui je travaille. Et collectivement, on s’est posé la question : combien il était possible de faire de livres, chez Cornélius, et de les défendre équitablement ? Et c’est 20, en fait. Je ne vais pas détailler le pourquoi du comment, mais c’est 20. 20 maximum, pas 21. Donc en règle générale, on est entre 17 et 20, selon si on a pris plus ou moins de vacances. Mais cette question-là n’est pas du tout compatible avec le modèle que décrit Thomas, on en est même très loin, puisque ce sont des logiques de masse. Pour reprendre ce que je disais, le mot surproduction, je ne l’utilise plus. Puisque c’est un terme technique, et qui dit technique dit solution technique. Aujourd’hui, j’utilise le terme de surabondance, puisqu’il est plus à même de comprendre ce qu’on ressent lorsque l’on rentre dans une librairie. À savoir une forme d’écœurement. Tu parlais de supermarché, je ne supporte pas d’aller dans un supermarché faire mes courses, j’ai envie de dégueuler. Face à la multiplication d’une offre qui est restreinte, qui mime la diversité, alors qu’il n’y en a jamais. J’ai la nausée. Le problème, quand je rentre aujourd’hui dans une librairie, c’est que j’ai de plus en plus ce sentiment. Et le véritable ennemi, pour moi, c’est cette surabondance, cette offre obscène qui a une conséquence très directe : la victime directe de la surabondance, c’est la curiosité. Je l’éprouve moi-même, puisque je ne me fais pas envoyer les services de presse par les autres éditeurs, mais j’achète tout ce que je lis, ou alors je vais en médiathèque. Et donc, quand je vais en librairie, je dois toujours faire un travail sur moi-même pour m’éviter d’être capté par mon instinct grégaire qui m’emmènerait vers les choses que je reconnais. J’ai fait cette analyse, un jour, en rentrant chez moi, en regardant ce que j’avais acheté. C’est incroyable : sur 10 livres, j’en avais déjà 8 dans des éditions antérieures. C’est là que j’ai commencé à réfléchir à ce problème. Les fois suivantes, avant de sortir du magasin, je me suis arrêté et j’ai regardé ce que j’avais dans mon panier. Et je me suis corrigé, volontairement. Donc je fais ça maintenant, et je me porte vachement mieux. Mais c’est du boulot.

Jean-Pierre Mercier : Est-ce que, pour une maison d’édition, la question du lectorat est stratégique ? Derrière cette évolution qui fait que depuis 25 ans, on est passé de 7 ou 800 bouquins à 5 000, quel est le rapport aux lecteurs, au lectorat ? Et comment est-ce que vous analysez ça ? Quelles sont les stratégies pour aller vers le lecteur ? Une autre question plus spécifique, peut-être plus pour Elisa ‒ puisque tu t’occupes de nouvelles technologies ‒ la question des jeunes lecteurs…

Baru : Est-ce que je peux compléter la question ? Quelqu’un peut-il dire, en gros, quand il y avait 1 000 bouquins qui sortaient par an, autour des années 1980, et qu’aujourd’hui il y en a 5 000, comment a évolué le nombre de lecteurs ? C’est à dire le nombre de bouquins vendus, il est passé de combien à combien ?

Jean-Louis Gauthey : C’est ça qui est intéressant.

Jean-Pierre Mercier : Il me semble que le lectorat n’a pas bougé. Il ne me semble pas qu’on ait multiplié par cinq le nombre de lecteurs.

Baru : Tout le problème est là.

Jean-Louis Gauthey : En fait, ça n’a pas augmenté de façon équivalente. Le nombre de nouveautés a été multiplié par dix, en vingt ans, mais pas le nombre de lecteurs. La part de marché de la BD progresse beaucoup moins vite que sa production. C’est effectivement le problème. C’est le stade où on peut normalement se poser la question de la surproduction.

(…)

Elisa Renouil : Alors, la question que l’on se pose aujourd’hui, en tous cas chez Dupuis ‒ qui est un éditeur très spécialisé, où une grande partie du catalogue touche la jeunesse, les enfants ‒ est que notre concurrence, ce n’est pas uniquement les autres bandes dessinées, mais ce sont les autres divertissements qui existent maintenant, et qui n’existaient pas avant : ce sont Internet, les jeux vidéos, les films. Tous les divertissements, en fait, et l’offre globale de divertissement. Avant, les gamins s’échangeaient le Spirou de la semaine dans la cour de récré, ils s’échangeaient la dernière blague. Et maintenant, ils partagent la dernière vidéo de youtubers. Quelle est notre place, là-dedans ? Comment peut-on garder ce lectorat, retourner le chercher, en refaire des lecteurs de BD ? On est allé voir quels étaient les gens qui écrivaient l’humour qui parle à cette génération, aux lecteurs que l’on perd dès qu’ils deviennent un peu ados. C’est dans ce cadre-là qu’on a signé cette BD avec Cyprien, Roger et ses humains. On s’est retrouvés en séances de dédicaces avec un nombre incroyable de gens qui achetaient là leur première BD. Ce n’est pas vraiment du marketing, parce qu’on est allé vers des auteurss qui nous plaisaient. Le but, c’est de trouver quelque chose qui soit chouette, et qui touche les gamins. En l’occurrence, Cyprien, ça les fait rire de manière chouette. Je suis très contente qu’on ait fait ce bouquin. C’est un travail de création. Je ne sais pas si vous l’avez lu, mais ce n’est pas du tout des adaptations de ses sketches. Cyprien, il est auteur, c’est son métier, c’est comme ça qu’il gagne sa vie. Il est auteur de vidéos, de sketches, de films, et il est grand lecteur de bande dessinée.

Jean-Louis Gauthey : Et qu’est-ce que c’est, rire chouette ?

Thierry Joor : J’ai envie de prendre la défense d’Elisa, si tu permets, parce que c’est facile de rire de ce genre de choses. Je ne l’ai pas lu, le bouquin de Cyprien, parce que ça ne m’intéresse pas. Mais je ne vois pas pourquoi, dans le cadre industriel, une maison d’édition qui a pignon sur rue ne cherche pas des solutions pour être pérenne et publier aussi des choses à côté. Quand Guy Delcourt a eu l’idée de faire les Blagues de Toto, on a tous rigolé dans sur bureau. Puis on s’est dit que ce n’était pas mal. Je n’ai pas du tout honte. Je suis l’auteur des Blagues de Toto, et quand je vois ce que Thierry, le dessinateur, a fait, je suis vraiment satisfait de son travail. Il a tordu le phénomène. On partait gagnant, sans le savoir, parce que c’était déjà un héros de BD avant qu’il ne soit fait en BD, mais on a fait ça avec cœur, enthousiasme. Et aujourd’hui, avec le tome 13, qui paraîtra dans deux mois, j’ai 54 ans, et je me suis bien marré à le faire. Ça ne me dérange pas du tout de faire ça, de me dire que je suis dans la même maison qui produit des gens comme Marc-Antoine Mathieu.

Jean-Louis Gauthey : Je t’ai posé la question de façon assez innocente... Mais c’est quoi, un rire chouette ? C’est important. Si tu peux me garantir que cette expérience a fait acheter la bande dessinée à des gens pour la première fois, j’en suis ravi, je trouve ça très bien. Après, évidemment, je pense que pour les Blagues de Toto ‒ que j’ai lues, pour le coup, et que je n’aime pas du tout ‒ c’est assez normal que Thierry Joor en vienne à aimer le projet, puisqu’il travaille dessus. C’est corporate.

De gauche à droite : Jean-Pierre Mercier, Thomas Ragon, Jean-Louis Gauthey,
Alexandre Balcaen, Serge Ewenczyk, Elisa Renouil, Thierry Joor et Baru.

Elisa Renouil : Je pense qu’il y a quelque chose d’assez sincère dans la démarche de Cyprien, qui fonctionne assez bien. C’est pas calculé, c’est quelqu’un qui a créé son propre métier, en racontant ce qu’il voulait, et il continue de le faire, et ça, ça dégage quelque chose de chouette. C’est son ton à lui.

Jean-Louis Gauthey : Les lecteurs, tu penses qu’ils deviendront lecteurs de BD au-delà de Cyprien ?

Elisa Renouil : Alors, je le souhaite, et on y travaille. Personne ne m’a dit : « Maintenant que j’ai lu ça, je vais lire de la BD toute ma vie », mais ils ont repris en main des livres qui ne sont pas des mangas, qui sont des livres de bandes dessinées, qui correspondent à Dupuis tout en étant dans le ton des ados d’aujourd’hui.

Jean-Louis Gauthey : Donc, ils achetaient du manga ?

Elisa Renouil : Pas tous, mais certains. On en a vendu quelque chose comme 130 000 exemplaires, donc on a des lecteurs de BD, des lecteurs de manga, des lecteurs de rien du tout. Mais c’est très ciblé, en gros, ils ont entre 8 et 15 ans. Effectivement, les parents ne comprennent pas, et même en interne, au-delà des gens qui ont plus de trente ans, ils n’ont pas compris. Ils l’ont fait lire à leurs enfants, qui ont rigolé, donc ça allait.

Baru : Je crois que quand il y a quelque chose qui finit par toucher les gens, c’est que de la part de celui qui l’a fait, il y a de la sincérité : il croit à ce qu’il a fait. Ce qui ne marche jamais, ce sont les faiseurs, ceux qui disent : « On va faire ça, on va cibler tel segment ». Il y a des Japonais qui travaillent comme ça, et encore, il leur arrive de se planter assez souvent.

Thomas Ragon : C’est un des aspects éventuels de la crise de la BD, c’est qu’on est clairement passé dans le marché du livre. Et là j’ai un peu l’impression que cette discussion, je pourrais l’avoir au salon du livre sur le stand de José Corti, en parlant de Guillaume Musso. Cette espèce de mépris que l’on peut avoir de ce qui peut éventuellement marcher, de ce qui peut amener les gens en librairie, ce qu’ils n’ont pas fait depuis dix ans.

Baru : Maintenant, un éditeur peut aussi avoir l’ambition de tendre vers l’excellence culturelle. À condition qu’il puisse investir de ce côté-là.

Serge Ewenczyk : On va peut-être parler d’autre chose que des BD mainstream par rapport aux BD parisiennes. Je crois que c’est très difficile de faire des généralités. Ça va faire un quart d’heure que l’on débat sur les lecteurs qu’on a perdu ou gagnés. Xavier Guibert, je crois, a fait une étude là-dessus, il pourra vous en parler beaucoup mieux que nous tous. C’est beaucoup plus compliqué : il y a des lecteurs qu’on a perdu sur un type de BD, sur le franco-belge. Il y a des lecteurs qu’on a gagné sur d’autres types de BD. On a perdu des lecteurs habituels, gagnés des lecteurs occasionnels. Là, on parle de BD très grand public qui peuvent faire venir du monde, il y a aussi du roman graphique qui peut faire venir énormément de monde. Riad Sattouf, avec L’Arabe du futur, en est un des exemples récents. La BD est tellement diverses et variée qu’on ne peut pas faire des généralités.
Après, je ne pense pas que la responsabilité des éditeurs soit de développer un marché. Je suis éditeur pour éditer les livres qui me semblent intéressants à publier, je fais en sorte qu’ils trouvent le plus de lecteurs possible, je ne suis pas contrit si on n’arrive pas à faire notre travail. Ma vocation, ce n’est pas de gagner des parts de marché, on n’est pas dans un développement industriel. Et je reviens sur quelque chose qui a été dit tout à l’heure : je ne pense pas que ce soit le rôle de l’éditeur d’avoir une responsabilité sociale vis à vis des auteurs qu’il publie. Je ne suis pas du tout d’accord avec ça, ça me met très mal à l’aise. Malheureusement ou pas, le boulot de l’éditeur, ce n’est pas d’assurer aux auteurs qu’il publie de pouvoir vivre de leur métier d’auteur. Je pense que la BD a vécu pendant quelques années, de 1970 à 90, quelque chose qui a été un phénomène dans le milieu de l’édition. Beaucoup d’auteurs ont réussi à vivre de leur activité, mais à côté de ça, il y avait aussi des éditeurs indépendants. À ma connaissance, Futuropolis ne proposait pas des avances extraordinaires. Et d’autres éditeurs indépendants ne proposaient pas non plus des avances extraordinaires. On était déjà sur une typologie de rémunération des auteurs qui était plus proche de celle du roman. Vous savez très bien que pour les romans et la littérature, 95% des auteurs ne vivent pas de leurs livres. Ils ont un autre métier par ailleurs. Et la BD se rapproche de ce modèle-là. Quand un éditeur demande à un auteur de faire une BD d’ésotérisme, une BD où il faudrait qu’il y ait sept ou dix personnages qui vivent des aventures, et il faut que tu fasses ce dessin-là… Là, c’est une commande, une prestation, et on est plus dans une relation de travail où on pourrait estimer que l’auteur devrait être très bien rémunéré, en tout cas suffisamment pour pouvoir en vivre. Mais quand il s’agit de projets qui sont apportés et développés par les auteurs, ce sont des projets artistiques. On ne s’inscrit pas dans un champ économique comme les autres…

Thierry Joor : Historiquement, avant le cartonné couleur 48 pages TTC, comme on disait, c’était l’alpha et l’oméga de la BD franco-belge. Grosso modo, on mettait une pile sur la table du libraire, elle partait toute seule, sans promo, sans quoique ce soit. Ça s’est durci, on est passé à plusieurs types de BD : le manga est arrivé, le comic est arrivé, l’Association et d’autres indépendants sont arrivés, avec un autre format de BD qui ne marchait pas très bien au début. Aujourd’hui, quand vous lancez une nouvelle série de cartonnés couleurs, et quand vous lancez un one shot, type roman graphique, vous ne pouvez pas dire lequel va marcher. Avant, on pouvait dire : « ça, ça va marcher », plus ou moins. C’était plus facile, disons. Aujourd’hui, il est impossible de le dire. Vous pouvez investir plus sur un 48 pages et vous planter royalement, comme vous pouvez donner très peu d’avance, mais y croire artistiquement. J’insiste sur ça, car il y a de l’amour quand on fait un bouquin : j’aime travailler avec mes auteurs. Quand vous pariez sur un roman graphique, vous espérez en vendre. Mais vous pouvez très bien vendre ce bouquin-là, et pas votre série, alors que vous vous êtes engagés pour trois, quatre bouquins parfois. Chez Delcourt, on essaie d’aller au bout de la série. Si ça marche pas trop, on essaie de réduire le nombre de tomes ; on n’y arrive pas toujours…

Thierry Groensteen : On va donner le micro à la salle, pour quelques questions. Je voudrais juste moi-même dire une chose, et répondre à Serge, qui avait l’air de trouver normal que l’édition de BD s’aligne sur l’édition littéraire, avec des auteurs qui, pour 95% d’entre eux, ne vivent pas de leurs créations. Il se trouve que j’ai écrit deux romans, le deuxième étant encore à paraître. Je l’ai fait en y travaillant de 7h à 8h du matin. Uniquement dans cette tranche horaire, et sans difficultés, en moins d’un an, pour l’un comme pour l’autre. Je ne pense pas qu’il soit possible de faire de la bande dessinée dans un tel cadre.

Serge Ewenczyk : Excuse-moi, mais je connais des auteurs qui mettent dix ans à écrire leur bouquin…

Thierry Groensteen : Oui, mais enfin, hier, Pierre-Michel Menger a eu cette expression : « la bande dessinée est un artisanat furieux ». Cela signifie que ça demande un investissement considérable en temps, et pour cette raison, on ne peut pas s’aligner sur le modèle littéraire, comme tu le dis. Il n’est pas possible d’avoir un métier à côté et une production régulière en BD.

Serge Ewenczyk : En BD indépendante, ça a toujours été le modèle. Depuis Futuro, depuis qu’il y a l’édition indépendante…

Benoît Peeters (dans la salle) : Mais personne ne faisait toute sa carrière comme ça !

Serge Ewenczyk : Je vois Jeanne Puchol, assise là-bas. Elle a fait certains de ses bouquins chez Futuro pendant un temps, jusqu’au dépôt de bilan. C’est un modèle qui existe depuis longtemps, ce n’est pas récent.

Jeanne Puchol (dans la salle) : Excuse-moi, Serge. J’ai fait, effectivement, mes sept premiers albums chez Futuropolis. Pour mon premier album, en 1983, j’ai eu 5 000 francs… J’aime ce silence. En franc constants, et en euros constants, ce n’est pas si bas que ça, finalement. En plus, dans ces années-là, Futuropolis, parce qu’il n’y avait pas 200 éditeurs indépendants sur le même modèle, avait trouvé un modus vivendi qui fonctionnait à peu près. C’est-à-dire qu’à Futuropolis, Robial savait que ses bouquins ‒ il n’en sortait pas 200 par an ‒, il allait les vendre en 2 000 exemplaires si tout se passait bien. Et donc, il versait à l’auteur une avance qui était la totalité de la vente, de manière optimiste. En 20 ans, même pour les indépendants, ça a changé. Pour finir sur le point de vue des auteurs, je vais entrer dans des considérations « goujates », mais comme je vais parler de moi-même : arrivée à 50 ans, tu es très, très, très fatiguée. Avoir un deuxième boulot… J’ai financé, pendant 25 ans, mon activité d’autrice en faisant du storyboard de pub. Je devenais cinglée. A 50 ans, j’en pouvais plus, et eux non plus. Ça tombait bien, plus personne ne voulait de l’autre. Je me suis demandée ce que j’allais faire : je voyais que chez les indépendants, ça n’avait pas du tout évolué dans le sens où j’allais gagner plus qu’avant, mais j’allais gagner moins. J’ai donc fait des concessions. Je conçois que pour certains auteurs ou éditeurs, ce soit un choix qu’ils refusent. Je respecte ça. J’ai fait des concessions pour être publiée chez des gros. C’était il y huit ans. Et ça s’est dégradé en huit, neuf ans chez les éditeurs, désolé de vous le dire. Chez Casterman, Dupuis, Lombard…, ça s’est dégradé. Arrêtez de nier ça.

Xavier Guilbert (dans la salle) : Moi, je veux dire que je suis un peu déçu du débat. Qu’est-ce que c’est d’être un petit éditeur, qu’est-ce que c’est d’être un gros éditeur, et de quelle manière on traite, plus ou moins bien, les auteurs. Je ne m’en fous pas, mais ça fait des années que ça existe. C’est peut-être parce qu’il y a une crise que ce genre de choses revient à l’avant, qu’on en reparle et qu’on sent qu’il y a des tensions qui existent, entre la manière de faire de M. Delcourt et la manière de faire de M. Gauthey etc. Mais finalement, à mon sens, ça existait déjà. Ce n’est pas ça qui est la cause de la crise aujourd’hui. On parlait tout à l’heure de où sont les lecteurs. On a rappelé les revues de prépublications, qui étaient un lieu d’apprentissage de l’auteur, mais il y a toute une dimension écartée à ce sujet : c’était aussi la constitution d’un lectorat, et en plus la constitution d’une vision éditoriale, le fait de la rendre visible. On avait des maisons qui étaient très identifiées : Delcourt faisait de l’Heroic Fantasy, de la Science-fiction. De la Fantasy au sens large...

Thierry Joor : C’est faux, il était généraliste dès le départ. Regarde les premiers bouquins de notre catalogue, tu verras.

Xavier Guilbert : Je reste sur mon idée pour Delcourt, permets-moi d’en avoir une. On avait des identités très fortes. Aujourd’hui, elles se sont complètement perdues. Les revues qui constituaient les lieux de rencontres, d’expression, ont disparu. On s’est dit pendant quelques années que ça fonctionnerait sans, on en paie les frais aujourd’hui. Ensuite, on a des livres qui sont indépendants, qu’on lâche, qui, du fait de l’abondance ‒ la surabondance, la surproduction, peu importe ‒ existent à peu près trois semaines en librairies. De la même manière que les 600 romans qui arrivent au moment de la rentrée littéraire, et dont 590 vont terminer au pilon, c’est ce qu’on a pour la BD aujourd’hui. C’est ce qui est la vraie difficulté. En plus, on a entretenu la belle image de tout le monde fait de la BD par passion. Là, on se prend le mur parce que, brusquement, la passion ne paie pas les factures. Et je trouve dommage qu’on soit focalisé sur, soit des différences de fonctionnement entre petits et grands éditeurs, soit sur la relation auteurs/éditeurs, parce que finalement, c’est beaucoup plus facile de critiquer les personnes avec qui on travaille, que de dire qu’il y a eu, à un moment, l’ensemble de l’industrie qui a perdu quelque chose qui est essentiel sans s’en rendre compte, et qu’aujourd’hui, on rame pour essayer de le rattraper.

Jean-Louis Gauthey : Je suis d’accord avec toi : ces débats, on les connait, ils sont presque balisés. Mais même si ça paraît un peu obstiné, ma priorité c’est de savoir où sont les lecteurs. Il y a différentes analyses possibles qui se recroisent sur des changements générationnels, des habitudes culturelles qui ont évolué, etc. Mais le fait est que les lecteurs qu’on a gagnés n’ont fait que compenser ceux qu’on a perdus. En gros, pour schématiser. Ce qui me préoccupe, c’est de trouver de nouveaux lecteurs. Tout le monde a cru tout à l’heure que je me moquais de Cyprien. Comme je disais, je n’ai pas de mépris pour ça, parce que c’est une stratégie. Si, à terme, ça amène des lecteurs à lire de la BD, ça ne me pose pas de problèmes. Je trouve que c’est de la merde, mais je ne le méprise pas, ça n’a rien à voir. Donc, si tu veux, je n’ai aucun mépris non plus pour la BD de masse ou la BD de divertissement. Il y en a même que j’apprécie. Tant qu’elle n’est pas dans un processus morbide d’autodestruction, où on va avoir, par la masse, quelque chose qui va tuer la curiosité. Et la curiosité, je pense que c’est précisément l’axe qui doit être mis en avant, et qui est le seul à même de permettre de retrouver les lecteurs. Tu parlais de diversité. Là encore, je pense que c’est essentiel. Dès lors qu’on commence à mettre curiosité et diversité ensemble, on comprend qu’il s’agit d’équilibre. Ces équilibres sont mal représentés par la surabondance, et c’est un problème. Mais le seul moyen véritable d’amener les lecteurs à être plus curieux, ce serait soit de sabrer les deux tiers de la production pour en revenir à un espace physique qui soit appréhendable par le chaland, soit retrouver, par un retour aux revues, des moyens d’essayer des choses. Alors nous, on a fait cette expérience avec une revue qui s’appelle Nicole, qui fait 300 pages, qui est vendue 14,50 euros, c’est-à-dire à perte. Les auteurs ne sont pas payés, et nous, on perd de l’argent sur la fabrication. C’est un choix marketing, si on peut dire. C’est aussi une stratégie qui n’est pas si différente de celle de Cyprien, même si elle se fait avec beaucoup moins de moyens et qu’elle n’emprunte pas le même chemin. L’objectif est le même : essayer d’intéresser les gens à autre chose que ce qu’ils reconnaissent. Une autre expérience qu’on a tentée pour susciter la curiosité des lecteurs, on a fait, chez Cornélius, des dons de livres. Ce n’est pas très bien vu, évidemment, mais il faut prévenir les auteurs, aussi. L’année dernière, prenant prétexte de nos 25 ans, on a donné énormément de livres. Les gens venaient sur le stand, et pour X raisons ‒ en général, ils achetaient quelque chose, c’était un peu la récompense, mais ça pouvait être d’autres raisons ‒ on donnait des livres. Des livres qu’on aime beaucoup, et qu’on a en surstock. Plutôt que de les détruire, je pensais qu’il était plus intéressant, ne serait-ce que vis à vis de la responsabilité qu’on a avec l’auteur, de les donner plutôt que de les détruire. Et je ne dis pas que ça a produit des effets magiques, miraculeux, que d’un seul coup, des dizaines et des dizaines de lecteurs ont découverts des auteurs. Mais malgré tout, des gens sont revenus me voir, m’ont envoyé des mails, et m’ont dit : « Je ne connaissais pas cet auteur, et grâce à ce livre que vous m’avez donné, je vois qu’il se passe autre chose dans une frange que j’ignorais ». Parlons solutions !

(…)

Marie Gloris Bardiaux Vaïente : Bonjour. Je suis scénariste de BD, je travaille notamment chez Delcourt, chez Dupuis, où je suis payée. Je suis aussi sur un projet où je ne suis pas payée chez un tout petit éditeur, qui est venu me chercher. Je pouvais refuser, mais c’est un acte militant et je crois que de temps en temps... On ne peut pas comparer la structure de Delcourt, de Dupuis et la structure de tous petits éditeurs, qui sont pour certains des associations, et chez lesquels on a la possibilité de créer des objets qui ne seraient pas pris en considération chez d’autres éditeurs. Notre travail d’auteur peut être aussi une réflexion d’ajustement par rapport à la structure que nous avons en face de nous. Je ne veux pas défendre les éditeurs, mais je voulais juste donner mon point de vue personnel par rapport à mon métier, aussi.

Eric Dérian (dans la salle) : On a parlé des éditeurs et des auteurs, des lecteurs aussi un petit peu. Il me semble que tout ça a aussi une étincelle qui se situe dans les années 1990 : l’entrée dans notre chaîne de production d’un acteur roi, le diffuseur. Ça a changé la donne, redistribué beaucoup de cartes, alors que, étonnamment, ce n’est qu’un tuyau, très important, dans notre secteur. L’existence de cet acteur dans le marché a vraiment changé la donne, a poussé la production au-delà de la volonté des éditeurs, et est en partie responsable de la situation actuelle.

Serge Ewenczyk : Jusqu’à preuve du contraire, c’est l’éditeur qui décide combien de bouquins il va imprimer, ce n’est pas le diffuseur qui lui impose quoi que ce soit.

Eric Dérian : J’ai quand même connu des situations où le diffuseur a poussé les choses en mettant des conditions particulières pour produire plus.

Alexandre Balcaen : C’est un sujet clé. On n’a pas parlé de technologies, ni de la chaîne du livre, etc. Mais en fait, c’est un énorme manque par rapport à la question des crises de la bande dessinée. Il faut parler de la librairie, de la diffusion. En effet, les modifications des pratiques de la distribution, ces 15-20 dernières années, ont eu une influence énorme sur le travail des éditeurs, avec les problématiques de visibilité en librairie.

Interpellation depuis la salle : Bonjour, Léa, je suis étudiante en Master bande dessinée à l’EESI. Je voulais juste, pour continuer sur où sont les lecteurs : est-ce que l’école, les lycées, ne devraient pas être une porte d’entrée. Plutôt que d’étudier Anne Frank, pourquoi ne pas étudier Maus ? C’est des grands classiques, mais ce serait quand même une reconnaissance du médium bande dessinée, et pas que comme un divertissement. Et je voulais savoir si les maisons d’éditions collaborent avec les lycées… Ou est-ce que ça se fait avec les diffuseurs ?

Jean-Pierre Mercier : Maus est étudié au collège.

Alexandre Balcaen : En effet, ça fait partie des choses dont on discute dans le cadre du syndicat des éditeurs alternatifs. Il y a un gros déficit de l’enseignement de la bande dessinée, même si ça a bougé ces dernières années. Ce n’est plus ce que c’était les années précédentes. Mais un des chantiers du syndicat, une des idées, serait d’essayer de convaincre l’Éducation nationale, par une proposition de liste, une bibliographie de référence qui concerne la bande dessinée. Pour le primaire, les collèges et les lycées. Ça existe dans le cadre de l’album jeunesse, il y a une liste de 500 essentiels qui circule partout. C’est un sujet clé. On voudrait rencontrer des interlocuteurs qui soient prêts à nous écouter.

Baru : J’ai été prof, donc je sais de quoi je parle, les salles de profs résonnent de ça. Dans ces salles, on envisage la BD comme vecteur pour dire autre chose que la simple étude d’une œuvre en BD. Il faut d’abord arriver à faire entrer la BD dans l’école sur un pied d’égalité avec le reste de la production culturelle, qu’elle soit traitée en tant que telle, pas en tant que support.

Dominique Véret (dans la salle) : La réalité, en ce qui concerne les lycées et les collèges : le plus grand nombre de prix donnés à la BD, en ce moment, concernent le manga. Est-ce que vous êtes au courant ? Je suis éditeur de mangas, et dans ma programmation annuelle, je sors précisément des livres que je sais qu’ils vont entrer dans les CDI des collèges et lycées. Et être pris en main par l’Éducation nationale. Ils traitent de sujets qui concernent les jeunes. Alors qu’on s’est éloigné grandement des préoccupations sociétales dans la BD franco-belge. Pour moi, cette BD est globalement beaucoup trop égocentrique par rapport aux vraies préoccupations des gens, et je pense que c’est dans cette direction qu’il faut fouiller.

Claire Simon (dans la salle) : Je suis professeure, rattachée au service éducatif du musée de la BD, prof en lycée et chargée de missions lecture et culture BD au rectorat de Poitiers. À l’heure actuelle, on mène une expérience ici, qu’on voudrait développer et pérenniser, sur une classe où il y a une option BD, pour l’instant au niveau cinquième et sixième. C’est dans une école du Gond-Pontouvre. On a un mal de chien à essayer de faire en sorte que cette classe existe. Là, on étudie la BD en tant que telle, ce n’est pas un support pour faire du Français etc. Tous les professeurs travaillent avec la BD. On étudie le vocabulaire de la BD, la narration. Les élèves sont lecteurs, critiques, et dessinateurs. C’est une expérience superbe, mais qui n’a pas l’écho qu’on voudrait avoir. Ça reste encore une expérience, et certains enseignants nous demandent quand même si c’est sérieux, et si on travaille quand même. La BD a toujours ce souci-là. Deuxième chose, je reviens sur les éditeurs, les albums de BD sont chers, et l’Éducation Nationale est pauvre. C’est un vrai souci, avoir une série de BD, pour une classe… Je suis en lycée, j’ai 34 élèves, et c’est un vrai souci de diffusion.

Alexandre Balcaen : On en a conscience. On sait qu’il y a eu des livres qui sont entrés au programme de l’Éducation Nationale, avec des possibilités d’éditions spécifiques, avec des tirages conséquents, selon des fabrications moins onéreuses. Il y a la possibilité de baisser les prix de certains ouvrages pour les rendre accessibles dans le cadre des enseignements.

Jean-Pierre Mercier : On a commencé à aborder la question de la distribution, de la diffusion. La question de la librairie, peut-être aussi, des différents canaux de vente. On devrait sans doute parler d’acteurs qui n’existaient pas il y quinze ans, comme Amazon, des choses dans ce genre. Il y a eu aussi une remarque sur l’importance grandissante, dans l’économie du livre en général, de la part que représente la diffusion et la distribution dans le coût du livre. Du côté des éditeurs, quelle analyse avez-vous là-dessus ?

Alexandre Balcaen : Déjà, il faut séparer la diffusion et la distribution. La diffusion, c’est la commercialisation des livres à proprement parler. La distribution, c’est tout ce qui concerne la facturation, le stockage, le transport, etc. Ce ne sont pas du tout les mêmes activités, mais on a tendance à les mettre dans le même sac. Des livres qui ne se vendent pas rapportent néanmoins de l’argent au distributeur, à l’aller et au retour. En effet, il y a eu des mouvements de concentration très forte ces dernières années, à la fois dans l’édition et dans la distribution ‒ en sachant que la plupart des très grosses structures de distribution appartiennent à des groupes d’éditions. Il y a eu des mouvements d’augmentation de la production, qui concernent aussi les éditeurs qui ne possèdent pas l’outil de la distribution. Ils sont engagés dans cette course à la production pour occuper les espaces, et aussi dans une logique de flux financiers : sortir des nouveautés pour compenser l’argent qu’on doit aux distributeurs du fait de livres qui reviennent : les invendus. Tous ces mouvements provoquent une surabondance, une surproduction. Les surfaces de librairies, elles, ne sont pas extensibles. Les distributeurs proposent des contrats aux libraires, en fait ; par exemple, ils proposent le retour libre sur les invendus pour pouvoir fluidifier ces flux aller-retour, pour permettre aux libraires de brasser un peu la marchandise, avec le plus de souplesse possible. Ça a des conséquences très concrètes. La BD alternative a commencé à s’implanter en librairie généraliste dans les années 2000 , et on a vu des rayons dédiés à la création apparaître dans un certain nombre de librairies. Les éditeurs représentés étaient majoritairement des éditeurs diffusés et distribués par le Comptoir des indépendants, avec le plus célèbres, comme l’Association, Cornélius, Rackham, etc. Dans ces mêmes rayons aujourd’hui, on voit que les catalogues de ces éditeurs ont perdu une place très importante, au profit d’autres collections de plus gros éditeurs, et un certain nombre de libraires ont dit ouvertement : pourquoi continuer à s’embêter à travailler avec le Comptoir des indépendants, qui a une politique sur les retours plus ferme que la politique de retours du catalogue de Futuropolis, par exemple. Il y a donc des phénomènes structurels liés à ces questions-là, qui sont clairement observables. On en arrive à des situations aujourd’hui, que je considère comme critiques. Il y a des catalogues qui, parce qu’ils sont dans des structures de diffusion-distribution confidentielles, marginales, sont positivement exclus des librairies. Des livres qui n’arrivent plus du tout en librairie.

Thierry Joor : Je crois qu’on peut simplement parler de la best-sellerisation de la bande dessinée. Mais c’est comme le roman, et tout le reste. C’est vrai que les Fnacs, ou Amazon, mettent en avant ce qui se vend. C’est plus compliqué pour l’éditeur de mettre en avant un titre, ça coûte de l’argent. L’éditeur est sollicité à tous les niveaux pour payer et être visible. On peut avoir des contrats de partenariats, comme ils disent, avec la Fnac.

Thomas Ragon : Ou bien chez Carrefour. Tu veux être dans le catalogue de fin d’année de Carrefour, tu paies ta présence dans le catalogue.

Thierry Joor : Donc ce n’est pas neutre. On se demandait tout à l’heure où était passé l’argent. Il faut savoir que, pour simplement vendre le même nombre de livres aujourd’hui, en best-sellers, il faut déployer beaucoup plus de moyens commerciaux qu’avant. Ça veut dire que notre marge diminue elle aussi. Il y a beaucoup d’investissements. Et je comprends très bien que les éditeurs les plus modestes aient beaucoup de mal à exister là-dedans. Il y a un phénomène de commercialisation de l’image. Avant que le livre ne soit physiquement là, on est déjà en train de parler d’argent. Il y a de l’argent qui est demandé par les grosses entreprises, que ce soient Amazon, la Fnac ou même Canal BD.

(...)

à propos du sexisme...

Jean-Pierre Mercier : Bien. Elisa et Serge nous ont quittés, la SNCF étant une maîtresse qui n’attend pas. Nous allons maintenant passer la parole à Valérie et Marie, comme c’était prévu, pour revenir sur la question du sexisme dans l’édition.

Valérie Mangin : Alors, je suis autrice, et je suis là pour les EGBD, pas pour le Collectif, même si j’appartiens aussi à ce collectif. J’aurais bien aimé avoir les réactions des éditeurs à propos des choses dont nous avons parlé hier, sur les relations entre les autrices et leurs éditeurs. L’enquête qualitative des EGBD dont on a parlé a révélé que les autrices connaissaient les mêmes soucis que les auteurs, et en connaissent d’autres qui leur sont spécifiques. Notamment la moindre considération de leur travail. On sait bien que l’expression « c’est un dessin de fille » n’est pas un compliment. Ce sont des clichés qui restent très présents, à la fois chez certains éditeurs et chez certains professeurs ou directeurs d’écoles. À une moins grande considération du dessin des autrices s’ajoute une moins grande confiance en leurs capacités à se prendre en main, et à gérer par exemple leur vie privée en même temps que leur vie professionnelle. Ce sont des choses qui reviennent souvent. Une autrice nous dit même qu’elle se demande si elle n’a pas perdu un contrat avec la presse à cause d’une grossesse. C’est un cas extrême, mais cette idée de manque de confiance, la nécessité d’avoir besoin de faire davantage ses preuves que les auteurs hommes revient assez souvent. J’aurais aimé avoir vos ressentis là-dessus.

Thierry Joor : J’ai envie de dire : il y a des cons partout. Je ne me sens pas du tout concerné par ces réactions. Mais je suis consterné. Et que ce soit en BD ou n’importe où ailleurs, le problème ne devrait pas exister. C’est comme le racisme, qui existe partout aussi.

Valérie Mangin : Ce qu’il y a de spécifique avec la BD, c’est que ça débouche sur de moindres rémunérations.

Thierry Joor : Je ne me sens pas concerné non plus.

Valérie Mangin : Alors, le troisième problème, c’est que justement, personne ne se sent concerné.

Thierry Joor : Je n’ai jamais entendu ça chez Delcourt. Je ne dis pas que ça n’a jamais existé, je n’en sais rien. Mais je n’ai jamais entendu chez Delcourt un tel état d’esprit.

Valérie Mangin : Je te crois sur parole, mais les résultats de l’enquête, tant qualitative que quantitative, prouvent que ce phénomène existe. Je pense que, comme éditeurs, vous êtes concernés et que vous ne vous en rendez pas compte. Je ne t’accuse pas, Thierry, de ces pratiques, mais elles existent globalement dans le milieu éditorial.

Jean-Louis Gauthey : C’est incontestable que c’est un milieu qui a encore à progresser là-dessus, c’est sûr. Après…

Valérie Mangin : Après, je pense que vous discutez quand même énormément entre vous, et que vous connaissez vos pratiques globales et que vous pouvez aussi simplement faire progresser les mentalités.

Thomas Ragon : Je trouve qu’il y a aussi un truc intéressant, c’est que depuis 4 ou 5 ans, on est quatre éditeurs chez Dargaud, et c’est deux femmes, deux hommes. Je ne pense pas être le pire des phallocrates, et je n’aime pas trop les blagues graveleuses, mais ne serait-ce que d’être deux hommes et deux femmes dans une même pièce, tu es déjà obligé de te surveiller particulièrement.

Marie Gloris Bardiaux Vaïente : Alors, moi je parle pour le Collectif des créatrices de BD contre le sexisme. Je voudrais parler des collections de femmes pour femmes. Il va falloir éradiquer ça car c’est terrifiant pour nous, ça nous enferme, et on ne peut plus en sortir. Quand je dis nous, ce n’est pas moi personnellement, mais ce sont les 240 autrices du collectif. Le point que vous venez de soulever est très important pour nous, parce que c’est un point que les éditeurs hommes nous renvoient très régulièrement ces derniers temps, en nous disant : « Bon écoutez, il y a de plus en plus de femmes éditrices, du coup il n’y a plus de sexisme dans la BD ».

Thomas Ragon : Je n’ai pas dit qu’il n’y avait plus de sexisme…

Marie Gloris Bardiaux Vaïente : Non, je force le trait. Mais c’est quand même des discussions que nous avons eues et qui sont allées assez loin par rapport à ça. De dire que c’est parce qu’il y a des éditrices, des femmes dans le milieu éditorial, que les autrices sont mieux considérées, on se rend compte que pour le moment ce n’est pas vrai. Elles ne sont pas plus mises en valeur parce qu’il y a ce qu’on appelle un plafond de verre, et si ces éditrices-là n’ont pas la possibilité de vraiment acter au niveau des contrats et d’avoir un peu de pouvoir, les autrices ne sont pas plus désinvisibilisées, même si ces éditrices le souhaitent. Quand on me dit dans l’équipe éditoriale, il y a vingt femmes sur quarante personnes, oui, il va peut-être y avoir dix maquettistes, trois assistantes, etc. Si ces femmes-là n’ont pas de position de pouvoir, les choses ne changent pas. C’est vrai qu’on a eu des discussions ‒ je regarde mes camarades ‒ qui ont été assez véhémentes par rapport à ça. C’est quelque chose qui nous fatigue un tout petit peu, cet argument.

Jean-Louis Gauthey : Tu as raison : au sein du groupe BD du SNE, qui réunit les dirigeants, il y a une seule femme, Charlotte Gallimard.

Valérie Mangin : Certaines femmes éditrices renvoient aux autrices les mêmes stéréotypes que les hommes. Elles ne sont pas moins victimes des stéréotypes que les hommes.C’est vraiment un problème aussi, car on n’en parle pas. Ça ne se résorbera pas naturellement. C’est aussi une réponse qu’on nous fait souvent : il y a de plus en plus d’autrices, bientôt vous serez à 50/50, donc le problème va se résorber. Comme si dans la société civile, on voit bien que, comme il y a 50% d’hommes et 50% de femmes, elles sont traitées à égalité !

Thierry Joor : Alors je voudrais savoir : qu’est-ce que vous proposez ? Parce que moi, je ne me sens pas personnellement concerné par ce phénomène. Je n’entends pas ça autour de moi, ni de mes dessinatrices, ou scénaristes, ou auteurs complets de type féminin. Jamais cela ne m’est remonté aux oreilles directement. Et je ne me sens pas capable d’agir sur un truc qui existe certainement mais sur lequel je n’ai pas de choses concrètes.

Jean-Louis Gauthey : C’est diffus, mais ça existe, c’est vrai.

Jeanne Puchol : Je peux donner un exemple chez Delcourt, où j’ai failli réaliser un volume d’une série qui s’appelait L’Ordre du Chaos. Donc, il n’y a que des personnages masculins, et on me proposait le seul personnage féminin : Charlotte Corday. Bon, outre que je n’ai pas trop de sympathie pour Charlotte Corday, pourquoi pas plutôt Jérôme Bosch ou je ne sais pas qui d’autre ? Ça m’aurait intéressé beaucoup plus. Peut-être que ça ne vous paraît pas évident ce que peut ressentir une femme dessinatrice quand on lui propose, dans une série de personnages, le personnage féminin... Mais pourquoi ?

Thierry Joor : Ça, je l’entends, c’est concret.

Valérie Mangin : Cela veut dire que quand tu as un collègue comme ça qui propose ce genre de choses, et que, si tu en entends parler, tu dois en parler avec lui.

Thierry Joor : Là, en effet, je peux en parler, car je sais de qui il s’agit.

Marie Gloris Bardiaux Vaïente : Alors, juste un point sur quelque chose. Les autrices ont un rapport auteurs/éditeurs qui est lié à la domination et au pouvoir. Il y a des autrices qui le vivent encore plus directement, car il y a parfois des relations un peu malsaines qui peuvent s’installer, de la part des hommes par rapport aux autrices. Ça aussi, quand vous, en tant qu’hommes, vous entendez parler de ce genre de choses, ne le niez pas. Entendez-les, et peut-être remettez les collègues à leur place, car il faut faire attention à ça, fortement. C’est très compliqué pour une femme de toujours se positionner comme ça. Ça existe en BD comme dans l’ensemble de la société. Ce n’est pas pire en BD, mais ce n’est pas moins. Nous ne sommes pas du tout protégées de ça. On a eu des témoignages qui restent anonymes et ça existe vraiment, et ce n’est pas si rare que ça.

Jean-Louis Gauthey : Mais bien sûr que ça existe. J’agis à mon niveau, après je ne suis pas non plus complètement focalisé là-dessus. J’espère que je fais les choses correctement. Chez moi, je fais la vaisselle, le ménage. J’ai eu une bonne éducation, ma mère était féministe, elle m’a éveillé à plein de trucs. Je fais naturellement attention. Mais je reconnais que le milieu est majoritairement masculin et en grande partie sexiste … Il y a des gros phallocrates, mais je pense que ça prend des formes plus diffuses.

Marie Gloris Bardiaux Vaïente : Mais qui ne sont pas moins compliquées pour nous, car ce qui est diffus est parfois plus difficile à dénoncer. Effectivement, on peut être renvoyées à notre sexe, notre genre, et à une relation où on se demande si la barrière a été posée. Les femmes ont tendance de façon quasi-systématique à s’interroger, à culpabiliser sur leurs façons d’être par rapport aux hommes. Et je crois qu’un éditeur homme a intérêt à faire un recul encore plus important avec une autrice pour qu’elle ne se sente pas, à un moment donné, mal à l’aise dans cette relation, qui est déjà, on l’a vu, une relation de pouvoir, d’une façon ou d’une autre, car il y a l’argent qui est en jeu.

Thomas Ragon : Et ce n’est pas seulement l’argent. On a dans la relation auteur/éditeur toujours le fait qu’on est dans une relation de séduction, à un moment donné. C’est vraiment délicat. Avec un homme ‒ je suis hétéro ‒ je suis dans une relation de séduction aussi. C’est vraiment délicat. Surtout quand on est avec une autrice en face de soi.

Jean-Louis Gauthey : Moi, ça ne m’arrive jamais… Je ne comprends pas de quoi on parle, là.

Marie Gloris Bardiaux Vaïente : Comme je vous l’ai dit, je ne vous parle pas de vous, Thierry, Alexandre, Jean-Louis et Thomas : je parle de l’ensemble du milieu de la BD. On a une relation très saine, Thierry Joor et moi, je n’ai rien à dire.

Jean-Pierre Mercier : Je suis navré, on va devoir conclure, nous avons presque 25 minutes de retard sur l’heure prévue. Je remercie les présents et les absents qui étaient derrière la table de leur vaillante participation. Merci de votre attention, et bonne soirée.

(Retranscription à partir des enregistrements audio : Grégoire Gosselin)