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pierre-michel menger : réflexions
sur la carrière d’auteur de bande dessinée

[Janvier 2017]

Je commencerai mon propos en rappelant quelques lois générales des carrières artistiques, tous domaines confondus.
Les mondes de l’art n’ont, pour beaucoup d’entre eux, aucune barrière à l’entrée : la formation initiale, même si elle a un rapport direct avec l’art exercé, n’est pas requise comme un titre obligatoire pour pratiquer et se professionnaliser. L’apprentissage sur le tas et l’accumulation d’expérience comptent beaucoup, parmi les déterminants de la réussite.

C’est que les carrières sont organisées de manière séquentielle et par une succession d’épreuves : publier, rencontrer un public, obtenir un nouveau contrat, recueillir l’estime des pairs, nouer des collaborations fécondes, accepter des projets susceptibles d’apprendre et d’expérimenter des choses nouvelles, savoir se remettre d’un échec, etc.

Ces deux faits expliquent d’abord que beaucoup se sentent appelés vers les métiers artistiques mais que beaucoup moins soient en mesure de s’y ancrer ; encore moins nombreux sont ceux qui peuvent s’y professionnaliser pleinement.
Ces deux faits expliquent ensuite que la distribution des chances de carrière professionnelle obéit à une dynamique de hiérarchisation progressive. Une des manières de l’observer est d’interroger les auteurs et de leur demander de s’identifier comme « amateurs », « professionnels précaires » ou « professionnels installés » (on peut débattre de ces labels, mais ils sont aisés à comprendre), comme l’a fait l’enquête excellente menée dans le cadre des États généraux de la bande dessinée, sur laquelle je m’appuie ici pour vous proposer des résultats complémentaires de ceux qui sont contenus dans le rapport d’enquête déjà publié.
(Je remercie ici Pierre Nocerino, pour avoir mis la base de données à ma disposition, ainsi que mon collaborateur direct pour l’analyse des données, Colin Marchika, ingénieur statisticien qui travaille avec moi au Collège de France.)

Je vous rappelle le résultat de cette auto-identification :

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Je vais repartir constamment de cette variable d’auto-identification, à la fois pour savoir ce qui détermine les auteurs de BD à s’identifier dans l’une ou l’autre des trois catégories, et pour m’en servir aussi comme variable active pour modéliser les chances de vivre principalement de son art.

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D’abord, il est intéressant d’observer comment ces trois catégories d’auteurs répondent à une série de questions qui permettent de cerner l’ancrage dans l’exercice du métier.
Je sépare, comme presque partout dans ma présentation, les auteurs complets (à la fois dessinateurs et scénaristes) et les auteurs uniquement ou principalement dessinateurs et les auteurs uniquement ou principalement scénaristes. La distinction aura son importance.
Vous observez que les variables de production (nombre d’albums, quantité de travail, ancienneté dans la pratique de la création en BD) ne distinguent guère les trois catégories : amateurs, professionnels précaires, professionnels intégrés ; et les choses ne varient guère si l’on distingue scénaristes, dessinateurs ou auteurs complets.
C’est sur les variables économiques de la vie d’artiste (revenu, avance, droits d’auteur) que les écarts se creusent. L’enquête est aussi un instrument de réflexivité et la propension à se laisser objectiver par un questionnement varie avec la capacité de se professionnaliser : c’est plus sensible pour les dessinateurs et pour les auteurs complets.

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La slide 3 indique à quelle date l’auteur déclare avoir publié son 1er album, et la slide 4 visualise simplement le résultat de la soustraction 2015-l’année concernée pour obtenir l’ancienneté.
On observe un mécanisme de décantation séquentielle des carrières : les nouveaux entrants sont surreprésentés parmi ceux qui se disent amateurs, et l’ancienneté d’exercice du 9ème art est corrélée avec le mouvement vers la professionnalisation, avec ses deux échelons (précaires-installés). Rien de surprenant, les carrières sont faites d’accumulation d’expérience à travers des épreuves sélectives (et forcément concurrentielles).

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L’accumulation d’expérience veut dire : produire des œuvres et tirer parti de tout ce qui est appris à l’occasion de chaque projet matérialisé par une œuvre. Les graphiques sont là encore très éloquents : comme les amateurs sont plus récents dans le métier, ils ont moins produit, etc.
Intéressante indication, la productivité n’est pas du tout la même dans les trois fonctions d’auteur de BD – auteur complet, dessinateur uniquement, scénariste uniquement. Les scénaristes ont des caractéristiques d’activité et de gains qui les séparent nettement des deux autres groupes. Et la professionnalisation réussie est puissamment corrélée à la productivité chez les scénaristes.

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Quels sont les déterminants de la réussite ?
Sur cette question intéressante, disons, pour faire court : talent, travail et « chance » ou opportunités imprévisibles (chacun de ces facteurs doit lui-même être analysé et décomposé, surtout celui du talent, sur lequel je reviendrai dans mon cours au Collège de France à partir du 20 janvier 2017).
Je considère ici le facteur le plus simple à identifier et à mesurer, le travail ou le niveau d’effort : le temps de travail hebdomadaire déclaré par les enquêtés. Vous voyez qu’il entretient une relation directe avec la hiérarchie des chances de professionnalisation, mais la séparation est surtout entre amateurs et les deux catégories de « professionnels ». Là encore, cet écart est plus fort pour les scénaristes que pour les deux autres catégories, y compris pour distinguer les scénaristes « installés » des scénaristes « précaires ». Difficile d’être scénariste amateur !
Le sujet de la relation entre le niveau d’effort et les chances de réussite est bien sûr complexe, et la relation entre la valeur d’une œuvre et la quantité de travail qui y a été mise encore plus complexe, mais dans la BD, il y a visiblement une dimension d’« artisanat furieux ».

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Je présente ici un indice réputationnel, celui du niveau moyen de la meilleure avance sur droits d’auteur déclarée par les auteurs selon leur métier et leur degré de professionnalisation. La hiérarchie est double : évidente et puissante pour le degré de professionnalisation, mais il y a une autre hiérarchie, cette fois entre l’exercice complet et l’exercice spécialisé dans une fonction (dessin, scénario). L’auteur complet est un oiseau plus rare, dont l’intensité de travail mérite une avance plus importante.

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En revanche, les droits d’auteurs sont fortement normés, et cette variable n’est de loin pas aussi séparatrice, les taux étant fonction des pratiques conventionnelles, de la pratique de l’éditeur et de la nature contingente de la rémunération. Le droit d’auteur, c’est la rémunération au résultat, tout l’inverse de l’avance, qui est plus directement indexée sur les résultats antérieurs, et donc sur l’anticipation que ce qui a déjà été observé a des chances de se reproduire, autrement dit sur la réputation.

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Question classique de sociologie ou de sociographie des professions artistiques : peut-on vivre de son art ? L’activité est risquée (pétrie d’incertitude à la fois dans l’exercice même du travail créateur et d’incertitude sur les chances de succès auprès d’un public), et il faut disposer des moyens de se couvrir du risque : multiactivité des petits boulots ou du métier secondaire permanent, soutien du conjoint, aides publiques, allocation chômage, RSA, aides sociales…
Voici d’abord le revenu total déclaré. Les écarts sont surtout visibles entre professionnels installés et les deux autres auto-identifications, et à nouveau davantage du côté des scénaristes qui ont une capacité supérieure à diversifier leurs projets.

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Mais ces niveaux de revenu sont obtenus de manière composite : ici figure la part des revenus issus de la BD, qui fournit un indice de la composition plus ou moins homogène des revenus selon qu’on est amateur, précaire ou installé, pour les trois formes d’exercice de la BD.
L’amateurisme a visiblement un socle massivement économique : on n’y dépasse pas les 25% maximum tirés de la production de BD.
Pour les précaires et les installés, la hiérarchie des gains observée dans la slide 10 est corrélée à la capacité de tirer l’essentiel de ses revenus de son travail artistique, mais la part de ceux qui n’atteignent pas 50% de gains par la BD n’est pas négligeable du tout, surtout, bien sûr, chez ceux qui s’identifient précisément précaires. C’est même l’une des explications de cette auto-identification de précarité puisqu’entre 45% et les deux tiers des auteurs précaires, selon la fonction exercée, ne parviennent pas à obtenir la moitié de leurs gains par la BD. Mais chez les professionnels installés, entre un cinquième et un tiers sont aussi dans ce cas ‒ les scénaristes étant, là encore, mieux lotis.

Je vous présente maintenant une décomposition dynamique de ce qu’est une visualisation de l’ensemble des facteurs qui agissent sur le fait de se déclarer amateur, professionnel précaire ou professionnel installé. J’ai présenté différents croisements, mais il est nécessaire de prendre ces facteurs ensemble pour apprécier leur poids relatif.
Je recours à deux outils statistiques : l’analyse factorielle, puis plus loin une modélisation par régression.
L’analyse factorielle c’est la projection dans un espace plan de tous les enquêtés dotés des caractéristiques renseignées par les réponses aux questions posées, et le travail consiste à identifier des axes qui distribuent ces individus par l’action combinée de ces variables déterminantes.
Dans toutes les slides, j’utilise en variables dites actives celles que nous avons déjà examinées : montant de la meilleure avance, ancienneté dans la création de BD, part du revenu liée à la BD, nombre d’heures de travail hebdomadaire, nombre d’albums publiés. Et en variables dites illustratives, l’autodéfinition, le sexe, la source principale de revenus, la profession du père (origine sociale), le ou les éditeurs avec qui travaille l’auteur-e.

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Si l’on fait jouer toutes ces variables, voici comment amateurs, précaires et installés se disposent sur le plan factoriel.
Il y a des régularités : le bleu plutôt au centre du plan, le rouge à gauche, le gris à droite, mais aussi des mélanges : les régularités ne sont pas l’effacement des singularités.

Qu’est-ce qui organise cette polarisation en V aplati de l’espace ?
Je fais apparaître dans les slides suivantes quelques variables, sachant que toutes les autres agissent de manière sous-jacente.

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La polarisation par l’autodéfinition est très claire, le poids de la variable hommes-femmes auteurs existe, mais n’agit pas de manière très séparatrice.

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De même, l’origine sociale des auteurs n’est pas très séparatrice : l’auto-sélection s’est faite en amont de l’entrée dans le métier.

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En revanche, on voit agir les variables polarisatrices liées à l’exercice de l’activité : montant des avances (ligne et ronds rouges), part des revenus tirés de la BD (ligne et rond rose), nombre d’albums (ligne et rond vert), nombre d’heures de travail (ligne et rond bleu foncé), date de d’entrée en activité BD (ligne bleu clair).

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Ici figure l’origine principale du revenu (un socle de professionnalité), à savoir, pour les professionnels installés : les droits d’auteur (à gauche) ; pour les professionnels précaires, les revenus d’activités libérales et d’activités liées à la BD et aux arts et à la culture ; chez les amateurs : revenus issus d’une activité salariée sans rapport avec les arts et la culture et/ou revenus du chômage et des minimas sociaux.

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Même principe, avec d’autres indicateurs de professionnalisation (appartenance à une société de gestion de droits, à une association professionnelle, à une caisse de retraite complémentaire spécifique), et la détention d’emplois parallèles et lesquels.

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L’autre moyen d’exploiter simultanément l’information venant d’un grand nombre de variables est de procéder à une modélisation qui mesure la contribution d’un facteur à l’explication d’un résultat, moyennant le contrôle de tous les autres facteurs (toutes choses étant égales par ailleurs). Ici, il faut expliquer quels facteurs contribuent le plus à la probabilité de tirer de son art 75% et plus de son revenu (colonne de gauche), ou plus de 50% (colonne de droite).
Le modèle suppose de choisir pour chaque variable considérée, une modalité de référence. Ainsi, dans le type d’auteur, on calcule ce que procure le fait d’être dessinateur ou scénariste par rapport à la situation choisie comme référence, l’activité complète.
Les variables qui fournissent les résultats les plus significatifs et la contribution causale le plus élevée sont : le type de métier, l’auto-identification comme installé, le volume d’œuvres produites et la quantité de travail.
La différence avec les graphiques qui examinaient tout à l’heure ces mêmes variables, c’est que maintenant on contrôle l’effet perturbateur de toutes les autres variables du modèle et on isole l’effet plus pur des variables que je viens d’évoquer.

Donc, la première leçon c’est que l’intensité de travail et de production est un mécanisme renforçant de différenciation des trajectoires : plus on travaille, plus on conquiert l’autonomie financière permettant de travailler davantage dans son art.
L’autre leçon, c’est que certaines variables sont peu ou pas significatives, comme le nombre d’éditeurs avec lesquels on travaille.

Nous pouvons tester d’autres modèles pour substituer au nombre d’éditeurs le poids économique des éditeurs, mais comme cette variable est corrélée avec la hiérarchie des auteurs, et de leurs chances de gain, ce type de modèle n’est qu’une étape dans une analyse plus dynamique des carrières au sein d’un monde professionnel hiérarchisé par le niveau de réussite et la réputation individuelle. Les carrières sont des appariements, dotés de leur dynamique : pari sur de jeunes talents prometteurs, débauchage d’auteurs prometteurs par un éditeur du noyau, etc.
Dans la dynamique des carrières ascendantes, un auteur précaire tend à devenir installé à la faveur de son association avec un éditeur plus central qui mise sur lui et lui ouvre des opportunités.

Pierre-Michel Menger