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les reportages de cabu

Bernard Joubert

(Janvier 2002)

« Invitez-moi chez vous, je vous ferai des petits mickeys », proposait Cabu à ses lecteurs des années 70. Et semaine après semaine, il croquait les paysans du Larzac, les communautés tuyau-de poêle, les manifs anti-nucléaires et les vieilles bâtisses avant qu’elles ne soient livrées aux bétonneurs.

Dans Hara-Kiri Hebdo (1969-1970, ci-après : HKH), puis dans la première série de Charlie Hebdo (1970-1982, ci-après : CH), le reportage est l’apanage de Cabu [1]. Les autres dessinateurs du journal (Reiser, Gébé, Willem, Wolinski et Fournier), de même que les rédacteurs (Cavanna, Delfeil de Ton et le Professeur Choron, pour citer l’équipe de base), ne font que commenter l’actualité depuis chez eux. Réalisé avec peu de moyens et dans l’urgence (jusqu’au dernier moment, le No.1 fut annoncé sous le titre Vite fait, vite lu), c’est un journal d’éditoriaux et de satire plus que d’information.


Cabu, lui, est depuis toujours un reporter de terrain et un spécialiste du carnet de croquis. Dès les années 50, au quotidien régional L’Union de Reims, où il débute, on le charge de crobarder une foire exposition ou le conseil municipal. Dans Bled, le magazine de l’armée qui le publie pendant la guerre d’Algérie, il livre des « impressions dessinées » et des souvenirs d’enfance. Et ses deux séries vedettes des années 60, Le Grand Duduche dans Pilote et Le Journal de Catherine dans Hara-Kiri (mensuel), bien que fictions humoristiques, utilisent çà et là un gimmick typique de ses pages documentaires : les cases à la bordure dentelée, arrachées d’un carnet à spirale.
Cabu est donc le seul reporter de Charlie Hebdo. Petit reporter. Rien d’un baroudeur. Au début, il rend surtout compte de spectacles et résume à sa manière des livres, des films et des émissions de télé. Critiques essentiellement négatives (ses « étrons d’or ») puisqu’il s’impose de voir Tino Rossi, Guy Lux, Delon, Halliday, etc. Son premier reportage, il l’effectue au coin de la rue, dans un supermarché (HKH No.11). Il assiste ensuite à l’enterrement d’un homme de théâtre (HKH No.12) et visite la Foire de Paris (HKH No.13). Ce n’est guère le sujet qui importe, mais le regard du journaliste.

Autre caractéristique : l’humour peut être omniprésent sans pour autant décrédibiliser l’aspect documentaire. Que 35 000 Témoins de Jéhovah, qui s’étaient réunis au stade de Colombes, aient consommé 6 800 kilos de pain ne fait pas de doute. Qu’on ait retrouvé 17 287 étrons sur la pelouse après leur passage relève à l’évidence de la satire (HKH No.29). Entre l’info et la caricature, les lecteurs savent faire le tri. De plus, des guillemets à l’intérieur des bulles permettent d’affirmer la véracité de certaines citations. Jean Royer n’a pas réellement déclaré : Ce ne sont pas les usines qui puent, ce sont les ouvriers (Pas de guillemets). Il a en revanche dit, à la même réunion électorale (CH No.286) : « Il est scandaleux que la France vende autant d’armes dans le monde. Nous devrions les garder pour nous, pour notre défense. » (Guillemets et ajout d’un « texto » par Cabu effaré.)

Les grands thèmes

Le sujet le plus traité en treize années de reportages ? Châlons-sur-Marne ! (HKH Nos.49, 84, CH 24, 33, 67, 85, 148, 164, 241,248, 280) Cabu y a grandi et y retrouve sa famille. Un leitmotiv à toutes ces pages : la disparition des vieux quartiers accélérée par la promotion immobilière. « J’y vais deux fois par an et j’en reviens écœuré. Si je vous en parle, c’est qu’il y a des centaines de Châlons en France. Ici un petit nombre décide pour un grand nombre. De tout démolir. Comme partout dans toute la France. » (CH 67) La maison familiale y passe (CH 33), celle de la grand-mère aussi (voir dessin page suivante, CH 85). « Je n’ai plus longtemps à vous emmerder avec Châlons : tout le centre est maintenant démoli... » (CH 164)

Croquer les bâtiments anciens, Cabu ne manque d’ailleurs jamais de le faire quand il passe dans une ville. Ne serait-ce que le palais de justice ou l’hôtel de ville (plus rarement les églises). Il se définit lui-même comme « passéiste » et son amour pour le croquis de vieille rue peut virer à la carte postale : « Je commence à pencher dans le genre reportage touristique [...] Mais c’est vrai que c’est beau, Auch. » (CH 117).


Lorsqu’il évoque les bétonneurs, le ton est toujours à la colère : « Si je n’étais pas non-violent, je dirais : "un arbre-un promoteur" » (CH 271). À l’auto-dérision, parfois : « Le plus grand scandale archéologique depuis dix ans en France : l’élimination d’un cimetière mérovingien pour faire place à un parking. [..] Je vous entends d’ici : "Déjà que tu nous emmerdes avec tes vieilles pierres, tu ne vas pas nous emmerder avec des squelettes mérovingiens !" » (CH 442).

L’écologie et l’antimilitarisme font partie des grandes préoccupations de Cabu et de ses camarades [2]. Il couvre de nombreuses manifestations pacifistes et antinucléaires : devant le siège de l’Otan (CH 456), le PC atomique de Taverny (CH 339), contre les centrales de Plogoff et de Creys-Malville (CH 295, 351, 488), le camp militaire du Larzac (CH 353)... Mais aussi des manifs contre la peine de mort (CH 313), pour la liberté de la presse (HHK 70), pour l’avortement (CH 131), contre l’implantation d’une usine chimique (CH 207)...

Plus légèrement, et pour son plaisir, Cabu assiste aux grands festivals de jazz (CH 246, 254, 401, 453, 454). Celui de Juan-les-Pins (voir ci-dessous) est tout de même un peu trop free à son goût. En vrai journaliste, ou en vrai masochiste, il se rend à des festivals du film militaire (CH 244), de la voyance (CH 388), de la moto (CH 102), aux congrès des Républicains indépendants (CH 48), des jeunes giscardiens (CH 259), des Hommes d’affaire du plein Évangile (CH 411)... Dans plusieurs salons pour la jeunesse, il dénonce la présence de stands à la gloire de l’armée. De loin en loin, il fait un tour à la Fête de l’Huma (HHK 33, CH 44, 200, 357) et le 23e congrès du PC (CH 477) lui procure une joie imprévue : ayant échangé son badge avec celui du responsable du stand EDF, c’est auprès de lui que les militants communistes viennent s’informer sur les centrales nucléaires. « Je réponds gravement : "Nous envisageons, sur les centrales du Val-de-Loire, de peindre des façades de châteaux de la Loire." »

Un hebdo libertaire et irrespectueux

En période d’élections municipales, Cabu sillonne la France, assiste aux meetings, dresse le bilan du maire sortant. Il voyage à l’invitation de lecteurs, rencontre des communautés hippies, vient soutenir une grève ou un objecteur de conscience poursuivi en justice.

Le compte rendu de procès est bien sûr pain béni pour un tel as du croquis. Les deux premières années, il se contente d’assister à des procès de faits divers, façon Détective. Par la suite, à des affaires politiques qui lui tiennent à cœur : manifestants, anarchistes, insoumis... Il dénonce de nombreuses fois, et avec une fureur rare, l’existence des tribunaux militaires, et se retrouve lui-même au centre de feuilletons judiciaires. Un de ses dessins a été utilisé pour une affiche contre les tribunaux militaires. On y voit un gradé en état d’ébriété, assorti de la légende : « Les tares de la justice plus les tares de l’armée, ça fait beaucoup ! » L’éditeur est poursuivi (CH 277, 310) et les colleurs d’affiche aussi (CH 336). L’ambiance est explosive : « Le procureur reprend sa dissertation. Il m’attaque : "Ce dessin est mauvais, vous confondez esprit et grossièreté". Alors, je perds les pédales. Je me lève et je hurle : "Nos affiches et nos journaux sont nos seules armes en face de vos plutons et vous osez faire de l’esthétisme !" Je n’en reviens pas : j’ai interrompu le réquisitoire du procureur, j’ai interrompu la messe ! "Expulsez-le !" crie le président... » (CH 277).


Suivra, deux ans après, en 1978, le mémorable procès de l’album À bas toutes les armées (CH 422, 437) qui verra le Palais de Justice de Paris envahi par plus d’un millier de lecteurs, une charge policière musclée et la mise au violon de Cabu, Reiser, Cavanna, Sylvie Caster et Maxime Le Forestier.
Soufflait encore, en ce temps-là, un fort vent libertaire à "Charlie hebdo", réalisé par « des voyous, des mal piffés, des morves-au-nez, des pieds-nickelés » (Cavanna, à l’époque). Rien à voir, donc, il est nécessaire de le souligner en conclusion, avec l’hebdomadaire de Philippe Val, lancé en 1992 et fort soucieux de respectabilité. Cabu, un des principaux actionnaires de la société éditrice, y est toujours présent. Comme un fantôme sur un vaisseau fantôme, malheureusement.

Bernard Joubert

(Cet article paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002, pp. 65-69.)

[1] Le journal sera successivement titré Hara-Kiri Hebdo (Nos.1 à15), L’Hebdo Hara-Kiri (Nos.16 à 94), puis, après l’interdiction de 1970, Charlie Hebdo (Nos.1 à 547), La Semaine de Charlie (Nos.548 à 557), L’Hebdo Hara-Kiri (Nos.558 à 580) et Charlie Hebdo (le temps de trois sursauts post-mortem)

[2] Sous l’impulsion de Fournier les éditions du Square lancèrent même en 1972 un journal écologiste, La Gueule ouverte.