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auteurs de bande dessinée, présentation de l’enquête

Valérie Mangin, Benoît Peeters et Denis Bajram

[Janvier 2017]

Les États généraux de la Bande Dessinée (EGBD) sont nés des inquiétudes grandissantes des auteurs. Des auteurs confirmés quittaient la profession, de manière plus ou moins discrète. D’autres se plaignaient à mi-mots de la dégradation de leurs conditions de travail et de vie.
Le déclencheur a été le projet de réforme du régime de retraite complémentaire, augmentant les prélèvements jusqu’à 8% des revenus, soit un mois de revenus. Cette réforme brutale, imposée sans la moindre concertation avec les auteurs de bande dessinée, a mis le feu aux poudres. Le mouvement d’indignation s’est propagé rapidement via les réseaux sociaux.

L’idée des états généraux a été lancée au festival de Saint-Malo en octobre 2014, et a eu tout de suite eu un grand retentissement. Les EGBD ont été officiellement ouverts en janvier 2015 au festival d’Angoulême. Même si la volonté était et est toujours qu’il s’agisse d’états généraux de la bande dessinée au sens large, impliquant toutes les professions qu’elle concerne, il était logique que la première enquête soit consacrée aux auteurs. Il nous semblait en effet que le métier d’auteur de bande dessinée était mal connu et souvent mal compris, même du côté des pouvoirs publics.

Pour conduire cette enquête de manière rigoureuse, nous avons mis en place un conseil scientifique prestigieux, avec des spécialistes de la bande dessinée, comme Thierry Groensteen, Jean-Pierre Mercier et Pascal Ory, mais aussi des spécialistes de questions sociologiques ou économiques, comme Nathalie Heinich, Eric Maigret et Thomas Paris. Parallèlement, nous avons obtenu de modestes financements auprès de la SCAM et de la Région Rhône-Alpes (devenue depuis Auvergne-Rhône-Alpes) pour lancer une enquête à la fois quantitative et qualitative.

Le volet quantitatif

Le questionnaire quantitatif s’adressait à tous les auteurs de bande dessinée, qu’ils se définissent comme professionnels – précaires ou installés – ou comme amateurs. Les questions portaient sur le parcours, les conditions de travail et de rémunération, la situation sociale, les relations avec les éditeurs, la perception du métier et de son évolution...

Les réponses au questionnaire ont été recueillies du 15 septembre au 15 novembre 2015. Avec près de 1500 réponses, l’enquête a connu un engouement impressionnant, révélateur de la mobilisation et des inquiétudes actuelles. Il s’agit donc de la base de données la plus importante jamais recueillie sur les auteurs francophones de bande dessinée. Les résultats sont disponibles en ligne sur le site www.etatsgenerauxbd.org.

Parmi les nombreux enseignements de l’enquête, rappelons brièvement quelques faits marquants :
 _ - Un métier précaire : les auteurs interrogés se définissent à 15% comme amateurs, 53% comme professionnels précaires, 32% comme professionnels installés.
 _ - Une féminisation croissante : 27% de femmes ont répondu, bien plus que le chiffre de 12% généralement avancé.
 _ - Une profession jeune : 56% des auteurs interrogés ont moins de 40 ans. La moyenne d’âge des femmes est de 34 ans, celle des hommes de 41 ans.
 _ - Un niveau de formation important : 79% des auteurs ont fait des études supérieures, la très grande majorité dans le domaine artistique.
 _ - Un travail astreignant : 36% travaillent plus de 40 heures par semaine. Et pour 80%, le travail empiète sur au moins deux week-ends par mois.
 _ - Des revenus médiocres : en 2014, 53% des répondants ont un revenu inférieur au SMIC annuel brut, dont 36% qui sont en-dessous du seuil de pauvreté. La situation est pire encore si on ne prend en compte que les femmes.
 _ - Une protection sociale faible : 88% des professionnels interrogés n’ont jamais bénéficié d’un congé maladie, 81% n’ont jamais bénéficié d’un congé maternité, paternité ou adoption.
 _ - Un avenir incertain : 66% des auteurs interrogés pensent que leur situation va se dégrader dans les prochaines années.

Le volet qualitatif

L’enquête qualitative a démarré au printemps 2016 et n’est pas encore terminée. Le projet est de conduire des entretiens approfondis avec une vingtaine d’auteurs de plusieurs générations, plusieurs régions et divers niveaux de succès et de notoriété, mais qui se considèrent tous comme professionnels. Un échantillon représentatif a été défini avec le conseil scientifique, puis adapté en fonction des disponibilités. Les entretiens ont été conduits par des sociologues et de jeunes chercheurs, avec l’aide de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI).
Le but de ce volet de l’enquête est d’obtenir des données plus précises et plus fines sur les réalités de la pratique quotidienne. Pour nous, la lecture des premiers entretiens transcrits a constitué un nouveau choc. Sans faire de misérabilisme, nous pouvons affirmer aujourd’hui de façon claire et étayée que la profession d’auteur de bande dessinée est en grand danger.

LES REVENUS

L’enquête quantitative avait montré combien les revenus de la plupart des autrices et auteurs étaient devenus faibles. En lisant les entretiens, on se rend compte que la grande majorité des auteurs vit aujourd’hui exclusivement des avances sur droits.
Le forfait de création à la page est devenu une exception ; l’avance sur droits, calculée en fonction du nombre de planches ou globalisée, est aujourd’hui la règle. Mais les montants de ces avances ne cessent de diminuer, chez les éditeurs alternatifs, mais aussi dans beaucoup de grandes maisons.
Une professionnelle, installée et même confirmée, explique ainsi : « Je n’ai pratiquement jamais eu de droits d’auteurs à proprement parler, dans la mesure où ce n’est arrivé que sur un ou deux titres, où les ventes ont remboursé l’avance, et où j’ai réellement touché des droits d’auteurs. »
Une autre, dont un album a pourtant atteint les 20 000 exemplaires, n’a jamais touché de droits après l’avance initiale : « Moi, ma vie, c’est de bosser à la pige, en fait. » Lorsque cette avance doit être partagée entre scénariste, dessinateur et coloriste, les sommes sont plus dérisoires encore. « Il me restait à peu près 7000 euros bruts » pour tout l’album, note un dessinateur.
Le mot de « roman graphique », derrière la légitimation apparente qu’il apporte, a sans doute été l’un des vecteurs de cette fragilisation financière. Comme le dit une autrice : « Maintenant, l’album est une sorte de package, on ne regarde pas le nombre de pages, on ne paie plus à la page du tout. C’est payé au forfait. En gros, tu fais un album pour 6000 euros, donc il ne faut pas que tu y restes un an ! ».
Une autre, publiée chez un grand éditeur : « Si on ramène à la page, je suis payée un truc entre 70 et 80 euros la page. Et quand tu penses qu’une page, c’est à peu près entre 10 et 12 heures de boulot, si tu ramènes ça à une idée de salaire ou quoi, c’est la folie. » Le dessin réaliste classique, qui demeure essentiel pour un certain nombre de séries, est impraticable dans de telles conditions, puisqu’il exige plusieurs journées de travail par page.
Une des plus grandes difficultés est d’enchaîner les contrats sans la moindre interruption : « Même s’il y a différents stades de précarité, ça reste encore très précaire. J’ai réalisé la plus grande partie de mes pages avec mes avances sur droit (sur la base d’un smic pendant huit mois), mais sitôt les pages terminées il ne me restait rien. Il faut donc rebondir immédiatement. »
Une autrice résume abruptement l’évolution de sa situation : « Il y a quatre ans, je me serais considérais comme installée, mais aujourd’hui, professionnelle précaire. » Une forme de polyvalence est donc devenue la règle depuis plusieurs années. Comme l’explique un dessinateur : « Tous les jeunes auteurs que je côtoie, je me rends compte qu’ils et elles passent de l’animation à la bande dessinée, de la bande dessinée au story-board. Par la force des choses, ils mènent de front des activités qu’on considère comme connexes finalement. C’est-à-dire, on ne peut pas faire autrement. »

LE RAPPORT CONTRACTUEL A L’EDITEUR

Ces rencontres nationales ont pour titre « La bande dessinée au tournant ». Ces entretiens avec les auteurs éclairent en partie un tournant dans la relation entre les auteurs et les éditeurs. Les auteurs interrogés parlent énormément des contrats et de rémunération : c’est un des tout premiers sujets de reproches faits aux éditeurs.

Ce qui ressort en premier de la plupart des témoignages d’auteur, c’est que le contrat d’édition est très complexe à appréhender. Une jeune autrice rapporte que le contrat type qu’elle avait étudié à l’école faisait une page recto verso, et que le premier qu’un éditeur lui avait tendu faisait 16 pages. « J’ai mis une bonne journée pour tout lire, pour faire des recherches sur Internet, pour voir ce que je signais. […] Je n’avais juste pas les clefs pour comprendre ce qu’on me demandait de céder comme droits. »
Vu la complexité des contrats, on constate chez certains professionnels une réelle confusion. Un jeune auteur dit par exemple d’un contrat de cession de droits audiovisuels que « C’est pour tout ce qui est droit numérique en fait, pour la diffusion sur Internet » alors que ce contrat concerne en réalité les adaptations au cinéma et à la télévision.
Le jeune auteur est souvent amené à signer un peu n’importe comment. Soit qu’il ne comprend rien à ce qu’il signe, soit qu’il ne pense même pas à négocier le contrat. « À l’époque […] j’avais tellement l’impression qu’on me faisait un cadeau, qu’il ne m’est pas du tout venu à l’esprit de pouvoir négocier quoi que ce soit. »
Certains contrats sont aussi signés sans souci du lendemain, parce que, par exemple, « j’étais prof, je n’avais pas besoin de cet argent pour vivre » ou bien parce que « c’étaient des contrats que je n’ai pas forcement épluchés en détail, car l’investissement personnel et artistique, sur des collectifs, est moindre ».
Notons que beaucoup d’auteurs travaillant dans la presse n’ont pas de contrat du tout. Que ce soit hier pour Charlie Hebdo, dont un ancien auteur est fier de pouvoir dire « je faisais partie de ceux qui arrivaient à se faire payer », ou aujourd’hui pour La Revue Dessinée : « Je n’ai pas vu passer de contrat avec eux, parce qu’on reste titulaire de ses droits. »
Avec l’expérience, les auteurs deviennent plus attentifs à ce qu’ils signent. Ils se renseignent : « Il y a pas mal, quand même, d’organismes, de syndicats […] qui donnent beaucoup d’outils de compréhension sur les contrats. Je te disais toute à l’heure, le forum du SNAC BD, qui est très utile pour ça. Moi, ce que j’utilise aussi beaucoup, c’est le site de la Charte des auteurs illustrateurs, qui est vraiment très bien. »
Certains s’appuient sur l’expertise d’un confrère ou d’un partenaire : « C’est [mon scénariste] qui a essayé de négocier des trucs, dans mon souvenir, parce qu’il avait un petit peu d’expérience ». Parfois la situation devient ambiguë : « J’en ai discuté avec [mon éditeur], qui m’a dit “Oui, tu peux signer sans soucis, je t’ai mis le contrat que moi je signe dans mes propres BD”, parce que [mon éditeur] est aussi scénariste de BD. »
D’autres font enfin appel à un juriste spécialisé : « Ils m’ont envoyé un contrat type, que je ne trouvais pas bien ; il fait à peu près 30 pages. Je suis allée au SNAC, et j’ai demandé des conseils ». Avec parfois quelques surprises : « La dernière fois que j’ai eu à signer un contrat, je l’ai fait lire par un assistant juridique du SNAC. Qui m’a dit : “Vous êtes sûre de vouloir faire ce livre ? À votre place je ne le ferais pas, vu les conditions” ».
Un des auteurs interrogés recourt à un agent pour une partie des négociations : « J’ai un agent pour les droits audiovisuels. […] Les contenus des droits audiovisuels sont très, très compliqués. » Ce qui ne lui coûte rien car « c’est un pourcentage sur les négociations. Donc si ton agent travaille bien, tu t’y retrouves, en général. Tu gagnes un petit peu plus, et lui se rémunère. » Ce même auteur ajoute au sujet du contrat d’édition lui-même : « Le vrai problème, c’est que je ne connais pas d’agent d’auteurs, c’est assez peu répandu en bande dessinée. Ce n’est pas un usage, ça ne va pas de soi de l’imposer aux éditeurs », tandis qu’une autrice ajoute : « Il faudrait développer les agents. C’est un cercle vicieux. Il y a un ancien éditeur qui voulait être agent pour auteurs de BD, mais il disait qu’ils ne gagnent pas assez… »

Pourquoi cette idée d’agent ? Beaucoup des auteurs interrogés se sentent en position de faiblesse dans leur rapport avec l’éditeur. Avant même de signer, une autrice raconte : « J’ai rencontré l’ancien patron de […], qui décompte pendant notre rendez-vous. J’avais 30 secondes, et il commence à faire : “30, 29, 28 … ”. Bon là, tu dis “écoute…”, tu empiles tes feuilles et tu te casses. » Cette caricature montre hélas que les gros éditeurs savent qu’ils sont en position de force.
« Certains n’acceptent pas du tout la négociation. J’en connais un, si tu remets en cause son contrat, tu n’en entends plus parler ». Dans ce cas, les auteurs cèdent trop souvent. Soit parce qu’ils veulent être édités : « J’ai été trop gentil avec eux, parce que je voyais bien que si je négociais, par exemple, ça ne passerait pas, et deux : je voulais absolument travailler chez eux, et faire le bouquin que je proposais ». Soit par pure nécessité économique : « Des gens comme ça maintenant, je les fuis, mais parfois tu ne peux pas, car tu dois payer ton loyer. »

Le rapport aux éditeurs est complexe : « Parfois, il faut se faire violence, et essayer de négocier. Le problème, c’est qu’on est un métier de sentimentaux, donc on a un rapport paternaliste-enfant avec les éditeurs ». Souvent, ce n’est pas l’éditeur en tant que personne qui est accusé, mais le système : « Pourquoi les éditeurs cèderaient des choses, dont ils estiment avoir besoin ? Il n’y a aucune raison. Ils ne vont pas le faire par gentillesse. Beaucoup, d’ailleurs, individuellement, se préoccupent de la situation des auteurs, ils n’ont pas spécialement envie qu’on vive mal, ce ne sont pas des diables. Mais c’est contraire à leurs intérêts. »
Le rapport de force est souvent considéré comme totalement défavorable aux auteurs dans leur ensemble. Un auteur à la longue carrière commente : « Les éditeurs sont en situation de position dominante, et […] eux arrivent, c’est comme s’ils rentraient dans une boulangerie en disant : “je veux le pain à 10 centimes”. Les boulangers n’accepteraient pas. Mais les éditeurs, c’est ce qu’ils font avec les auteurs, et ça marche parce qu’il n’y a pas le choix. Il y a beaucoup de gens qui pensent ne pas avoir le choix. » Un auteur à succès rajoute : « Je trouve que globalement, c’est très, très compliqué pour les auteurs de défendre leurs intérêts. Le rapport de force leur est trop défavorable, ils cèdent des choses de manière déraisonnable, en fait. Je trouve que c’est déraisonnable de céder systématiquement les droits audiovisuels, que les cessions de droits étrangers sont totalement en leur défaveur. Mais ils sont obligés. »
Le même s’interroge sur l’avenir : « Dans ce que je vois passer au CNL, je suis effaré, quand je vois la façon dont les éditeurs effectuent leurs avances sur droits… Les auteurs acceptent, ils veulent faire le livre. Donc, j’ai l’impression qu’on va dans une impasse, les auteurs prennent sur eux, en se précarisant de plus en plus, mais ce n’est pas viable. Et même pour les éditeurs, ça va se tarir, les gens vont commencer à refuser de faire des livres. »
On pourra cependant noter que ces rapports de force semblent se retrouver ailleurs dans le milieu. Les coloristes, par exemple, sont trop souvent soumis aux quatre volontés du dessinateur : « Je ne voulais plus de boulot où je me mords le ventre, et où je finis en pleurant le soir. Je ne voulais plus de ce genre de relations dominants-dominés. Je lui ai donc dit de chercher un autre coloriste, parce que je ne correspondais pas. » En ça, on découvre un milieu bien plus soumis à des tensions hiérarchiques qu’on pourrait le croire au premier abord.

Heureusement, et pour conclure, certains auteurs n’oublient pas de souligner le très bon rapport qu’ils ont eu avec tel ou tel directeur de collection. Et certains soulignent même que tout n’est pas simple non plus chez les auteurs : « Tu as aussi des rapports humains comme ça. Qui peuvent être “piégeux” aussi, tu as des couples auteurs-éditeurs qui se défont dans les larmes. Même les éditeurs font beaucoup de travail psychologique, d’accompagnement, envers les auteurs qui sont parfois des “fiottes” au niveau sentimental ». Il serait bien que ces éditeurs attentionnés se penchent donc sur toutes ces problématiques contractuelles soulevées par les auteurs.

Denis Bajram, Valérie Mangin et Benoît Peeters au cours de leur présentation
(prise de vue Jean-Pierre Jimenez)

LE DESENGAGEMENT DE L’EDITEUR

La relation entre auteurs et éditeurs ne se limite pas, bien sûr, à un rapport contractuel. Et là aussi la bande dessinée semble connaître un véritable tournant. En effet, les auteurs évoquent bien trop souvent lors de ces entretiens qualitatifs un important désengagement des éditeurs. Et ce à plusieurs titres.

C’est sur le plan éditorial qu’il y a le moins de reproches. Certains jeunes auteurs se sentent cependant un peu seuls face à leur premier album : « Tu signes ton premier contrat, et concrètement tu apprends le travail. Tu apprends comment créer un album, comment gérer tes planches, comment gérer ton temps aussi. Comment organiser ton temps. Et, par tous ces aspects-là, j’suis… j’manque beaucoup d’expérience, du coup j’me considère comme amateur. »
D’autres regrettent clairement de ne pas avoir été plus encadrés par leur éditeur : « En fait, je n’ai pas très bien compris la ligne éditoriale de [cette collection]. C’étaient des livres où on me laissait entièrement carte blanche, mais du coup, ce ne sont pas mes plus beaux livres. Je pense qu’ils auraient mérités d’être plus et mieux suivis au niveau éditorial. »
Un reproche qu’on retrouve aussi au sujet de certains best-sellers. « Le problème qui se pose, c’est qu’on peut tout faire aujourd’hui en BD, mais on n’ose pas. Par exemple, [ce titre d’un dessinateur reconnu], graphiquement il a eu totalement raison de faire ce bouquin. Mais au niveau scénario, c’est creux, l’éditeur aurait dû lui dire. »

Ces questions se posent aussi sur le plan de la fabrication. La plupart des auteurs interrogés de moins de 50 ans dessinent en numérique ou scannent eux-mêmes leurs planches. Quand on leur demande quelles sont les tâches les plus pénibles, l’un va revendiquer son plaisir : « Ah non, moi, j’aime tout. Même le lettrage. […] Désormais, je fais tout à la main. Je pense qu’il faut tout maîtriser. […] Je fais même mes scans de planches, tu vois. » Mais certains sont plus réservés sur le sujet : « Il y a des trucs chiants. La numérisation, c’est chiant. Préparer les fichiers c’est chiant […]. C’est un peu ambigu, parce qu’en même temps, c’est pas mal d’avoir le contrôle sur toutes ces étapes de travail. C’est certain que c’est du temps passé qui n’est pas rémunéré. » On peut lire dans ces témoignages une mise en cause a priori de la compétence technique de l’éditeur, qui ferait étonnamment de moins bons scans que l’auteur. Certains, pour les mêmes raisons, réalisent la maquette des albums « [sur ma série], c’est moi qui ai fait le logo, la maquette, la charte graphique de la série. Parce que bon, ce n’était pas top. »
Plusieurs soulignent que « il y a eu un transfert de charge de travail, depuis les éditeurs sur les auteurs, clairement. Ce travail de scans, de préparation de fichiers, avant c’étaient les éditeurs qui s’en chargeaient. Maintenant ce sont les auteurs, et c’est à leur charge complète. »
Parfois, l’auteur se retrouve même otage des exigences techniques de l’éditeur : « [une éditrice] part en congé maternité, et on me livre à [une autre éditrice], qui m’a fait vivre un enfer, en me faisant rescanner tout le livre, pour lui rendre en 600 dpi, ce qui n’était pas nécessaire. »
Un auteur s’énerve carrément sur ce transfert univoque de travail et de coûts : « Actuellement, on se fout de la gueule du monde. On a détruit pas mal de métiers dans la BD, comme le mec qui faisait les scans. Sur la ligne budgétaire de l’éditeur, c’était un emploi à temps plein, c’étaient des vrais scans, avec de vraies machines […]. Arrivent les ordinateurs pour tout le monde, les petits scans de merde… Et là, l’éditeur fait : “maintenant, ce sont les auteurs qui le font”. Ou alors un stagiaire chez l’éditeur. Bizarrement, les prix de pages ont diminué, mais les auteurs ont plus de boulot. Alors que les éditeurs [en ont] moins [et en plus] économisent des sous. »

La promotion est aussi un autre terrain de mécontentement. Les plus anciens évoquent un âge d’or dans les années 80 ou même un éditeur indépendant pouvait exister en librairie. « En fait, Robial […] avait un réseau de libraires militants, […] qui ne juraient que par les bouquins Futuro, faisaient un tapage pas possible autour de ces livres, et qui orientaient les lecteurs vers ces livres-là. Cela dans un marché qui était nettement moins concurrentiel, pour utiliser un langage... marketing. Voilà, on n’utilisait pas ces termes-là » ; et d’ajouter une remarque qui attribue les problèmes de visibilité que connaissent beaucoup de bandes dessinées aujourd’hui en partie à une confusion de l’offre éditoriale : « et puis les maisons d’éditions avaient des catalogues très marqués. »
Ceux qui sont dans le métier depuis un certain temps constatent de fortes disparités promotionnelles : « Pour le tome 1 de [ma série], ils ont fait énormément de pub. Il y avait une bande annonce, il y avait plein de trucs… Tous les autres tomes que j’ai faits, c’est moi qui m’en suis occupée. »
La désaffection de beaucoup éditeurs pour la promotion peut se traduire de manière caricaturale aux yeux de ces auteurs avec du métier : « Mon directeur de collection […] m’a dit un jour : “Écoute, l’album est tellement bien qu’on est tous d’accord, ça va être le bouche-à-oreille”. J’ai dit : “ok, vous avez pris une place au cimetière ?” »
A l’inverse, les plus jeunes semblent trouver parfaitement normal de devoir entièrement faire le travail de promotion eux-mêmes.
La génération internet se montre souvent à l’aise avec les réseaux sociaux. « [Il] y a tellement de trucs nuls sur Internet, que dès qu’il y a un truc bien, ça se voit. Alors, c’est un peu prétentieux de dire ça, mais tout de suite, dès qu’on avait un espace sur Internet, on était très visible, début 2000… » Même si, dans cette époque préhistorique, tout n’allait pas de soi : « C’était avant les blogs, ce n’était pas encore très développé les trucs en ligne, donc on essayait encore de rencontrer les gens, on leur montrait des trucs papiers. »
La génération pré-numérique a fait elle aussi sa révolution, même si c’est avec certaines réserves : « C’est vrai que maintenant, ne serait-ce qu’avec un blog, Facebook, ce genre de trucs, ça ne sert pas forcement à grand-chose, mais tu as la sensation de pouvoir faire un peu de promotion autour de ton bouquin. » Même si plusieurs notent que c‘est trop chronophage : « J’essaie d’y aller de moins en moins, parce que ça prend un temps de dingue, ça déconcentre, mine de rien. »
La dédicace en festival tient aussi une place de choix. Il n’y a pas souvent de stratégie promotionnelle derrière ces déplacements. Ni de la part de l’éditeur : « Nous sommes directement contactés par les festivals. Il y a quelques propositions d’éditeur, mais je ne suis pas toujours disponible ». Ni de la part de l’auteur : « J’y vais quand je trouve les gens sympathiques, soit quand il y a des organisateurs que je connais et qui me demandent depuis un bout de temps ; où je sens que le feeling est bon ; là où il y a des potes. Je ne fais pas les festoches par intérêt commercial, on va dire. La seule fois où on m’a suggéré de faire ce genre de trucs, ça s’est pas bien passé. »
Certaines catégories comme les coloristes et les scénaristes sont pourtant souvent privées de cette auto-promotion en festival : « Déjà je suis scénariste, donc on ne m’invite pas. Si tu fais le Salon du livre, les mecs qui écrivent des romans sont invités, c’est normal. Si tu fais de la BD, les scénaristes ne sont pas là ! »

Le dernier désinvestissement souvent relevé par les auteurs est au niveau financier. Beaucoup des auteurs interrogés soulignent en s’appuyant sur leurs souvenirs la baisse de la rémunération à la page ou au livre, confirmant en cela les chiffres effrayants de l’étude quantitative des EGBD.
Cela n’a pas que des conséquences sur le niveau de vie des auteurs, mais aussi directement sur leur travail. Ainsi plusieurs témoignent de difficulté à s’équiper en matériel pour travailler, tel que les tablettes graphiques : « Actuellement, je n’ai pas assez d’argent pour m’acheter une Cintiq. Quand j’aurais la fin de ma paie sur cet album, je pourrais peut-être m’en acheter une, à voir. » C’est évidemment contre-productif pour toute la chaîne éditoriale.

Que peut-il ressortir de ce sentiment de désinvestissements financiers, promotionnels, technique et même parfois éditorial des éditeurs ? Certains y voient un encouragement à changer de paradigme : « Au niveau des éditeurs, s’ils ne se calment pas, et s’ils continuent ce type de relations avec les auteurs, ces derniers vont finir par s’émanciper, et vont tous se retrouver sur Ulule. Si, en effet, les auteurs doivent faire un autre boulot pour vivre correctement, ben ils n’auront plus besoin des éditeurs. Je ferai mes BD moi-même, [je vais] m’auto-promouvoir, et me les financer moi-même. C’est complètement idiot, comme système, ils ne s’en rendent pas compte. » On constatera que plusieurs des auteurs interrogés sont déjà passés à l’acte d’une manière ou d’un autre, en s’auto-éditant, en montant des revues, des petites maisons indépendantes… et semblent ne pas s’en porter plus mal même si ce n’est souvent guère mieux.
Ceci n’est évidemment pas une charge contre les maisons d’édition, tout n’est pas simple non plus vu depuis l’autre côté de la barrière. Mais, sur ce terrain particulier, il est clair aux yeux des auteurs que la Bande Dessinée connaît un tournant majeur. Il faut que chacun réfléchisse à ce constat et à quel type de rapport entre auteurs et éditeurs il souhaite arriver dans l’avenir. En pesant bien les conséquences pour sa propre activité mais aussi pour tout le milieu de la Bande Dessinée.

L’ORGANISATION ET LE TEMPS DE TRAVAIL

Dans le monde de la bande dessinée, réaliser un album n’est pas seulement une affaire de création. Dans le meilleur des cas, c’est un travail d’auteur ou d’artiste, mais c’est avant tout un artisanat patient. Il faut respecter les délais sans que la qualité s’en ressente, réaliser des tâches techniques qui incombaient autrefois aux éditeurs, assurer soi-même une grande partie de sa promotion. Tout cela impose de ne pas compter ses heures.
C’est une différence majeure et souvent mal comprise avec le monde des écrivains, où le « second métier » est presque toujours la règle. La réalisation d’une bande dessinée impose une telle assiduité qu’elle requiert à peu près tout le temps disponible. C’est particulièrement vrai dans le cas des séries, dont les tomes doivent se succéder à un rythme régulier pour avoir une chance de succès. Derrière l’indépendance qu’on affiche, il y a subordination déguisée dans de très nombreux cas.

Un auteur l’explique de façon concrète : « On a vraiment des horaires de salariés, on se lève tous les matins, on a des horaires fixes, sinon on n’est pas productif. Je sais que moi, j’ai besoin de me lever tous les matins (...) à 8 h quand mes horaires sont pas explosés parce que je travaille jusqu’à trois heures du matin. On a des temps de pause pour manger, mais la journée est très longue. Je travaille clairement pas huit heures par jour, je travaille beaucoup plus. » Week-end compris la plupart du temps : « Parfois je me prends un dimanche (...) ou alors je me prends un jour dans la semaine, ou je souffle, parce que c’est trop. » Entre deux albums, la situation est pire : « Quand on bosse sur un nouveau projet, on n’est jamais sûrs si ce temps qu’on passe à travailler va être rémunéré ou pas. »
Un autre auteur confirme cet impératif de régularité : « Je travaille de 11 h à 20 h, pratiquement 6 jours sur 7. Et en ce moment, j’aurais tendance à dire de 10 h à 20 h. »
Et une autrice explique : « Mes journées sont assez organisées. (...) Je travaille mieux le matin, donc je garde des activités qui me demandent le plus de concentration le matin. Je fais de préférence de l’encrage le matin, par exemple. Et puis, la suite de la journée, ça va être des activités qui me demandent de moins en moins de concentration. Si bien que je travaille, en fait, sur plusieurs planches différentes dans la même journée. Par exemple, je fais un encrage le matin d’une planche, et l’après-midi (...) je vais faire de niveaux de gris d’une planche déjà encrée ou le crayonné d’une planche suivante. (...) Il y a un aspect qu’il ne faut pas minimiser, parce qu’il prend de plus en plus de temps, et que je fais en général en soirée, qui est tous les à-côtés : c’est à dire les mails, la promotion, l’autopromotion... Enfin, tout ce qui est petit secrétariat, qui peut facilement prendre une à deux heures par jour. C’est de plus en plus. (...) Les fameuses nouvelles technologies ont quand même un peu démultiplié ça. (...) C’est un peu les festivals qui tiennent lieu de week-end, même si ce n’est pas tout à fait des vacances et qu’on n’en revient pas forcément franchement reposé. »

S’arrêter quelques jours, voire un week-end, est dans bien des cas presque impossible : « Le bouquin que je viens de terminer, j’ai bossé sans m’arrêter du tout, de novembre à avril. Je n’ai pas pris de week-ends du tout. J’ai bossé en permanence, sauf... le jour de Noël. Si tu quantifies ce travail-là, de novembre à avril sans s’arrêter du tout, c’était un peu dingue, ça doit être de l’ordre de 60 heures par semaine. (...) Ça fait très longtemps que je ne suis pas partie en vacances en me disant que je me mettais vraiment en stand-by, pendant 8-10 jours, ou un truc comme ça. Cela dit, après le projet que j’ai terminé, comme j’étais vraiment sur les genoux, j’ai pris 10 jours, mais ça n’était pas non plus des vacances, c’est juste un truc où tu es tellement exsangue que... »
Aujourd’hui très connu, un autre auteur raconte : « Pendant dix ans, (...) je consacrais tout mon temps à du travail, je travaillais énormément. Comme beaucoup d’auteurs, tu sais, ce syndrome : “il faut bosser 12 heures par jour, sinon pas assez de sous”. »
Les témoignages se recoupent, et certains soulignent les risques que ce rythme fait encourir : « Je bosse quasiment 7 jours sur 7, 365 jours de l’année quasiment. Je bosse 8 à 10 heures par jour, voire à une époque 14-16 h. Et j’ai eu de gros soucis de santé qui ont fait que j’ai dû lever le pied. Donc, la semaine je dois être à 10 heures par jour, et le week-end on va dire que je bosse peut-être 10 heures en tout. » Et il ne prend presque jamais de vacances.
Un autre auteur, qui a dépassé la soixantaine, déclare travailler 52 heures par semaine. Le calcul est simple : « J’arrive le matin et je travaille jusqu’à 8 heures du soir, en général. Samedi compris. (...) Jusqu’à il n’y a pas très longtemps, je travaillais le dimanche aussi. Mais ma femme a réussi à me faire arrêter de travailler un peu le dimanche ! »
On est face à un vrai paradoxe : les auteurs vivent pour la plupart dans une précarité grandissante, celle d’un quasi sous-prolétariat, et en même temps on exige d’eux toute la rigueur de professionnels, puisque l’économie de la bande dessinée repose pour une large part sur la fréquence des parutions. Les éditeurs attendent de leurs auteurs une mobilisation à plein temps, incompatible avec l’exercice d’un second métier, mais ils ne sont plus en mesure de leur assurer un revenu minimum.
Comme l’explique un auteur très reconnu : « Peut-être sommes-nous arrivés aux limites d’un système, qui a fait que pendant une période, le paysage éditorial faisait en sorte que les auteurs de BD pouvaient vivre de manière à peu près confortable, parce qu’il y avait moins de titres, et que les tirages étaient plus conséquents. Ça a évolué, et maintenant ça ne marche plus. »

LES REVENUS COMPLEMENTAIRES

La plupart des auteurs interrogés ont fait part de leur inquiétude face à la précarité des revenus tirés de leurs albums. « Quand j’ai un contrat d’édition en cours, je sais que j’ai de l’argent qui m’est destiné à un moment, mais une fois qu’il sera fini, de quoi je vivrai ? » nous dit une jeune autrice précaire. Face à cette impossibilité de se projeter même à moyen terme, une autre « ressent de plus en plus la nécessité […] de se diversifier » et la majorité des auteurs doivent trouver des ressources complémentaires.

Les premières viennent de leur famille. Les plus jeunes sont souvent aidés par leurs parents : « Ils me donnaient à peu près 500 € pour payer le loyer. » Les autres comptent sur les revenus de leur conjoint. « Ce n’est même pas qu’il stabilise, c’est que sans lui, on n’y arrive pas », dit même une autrice qui s’estime pourtant installée dans la profession.
Ils ont en revanche très peu recours aux aides sociales, soit qu’ils ne le veulent pas, soit plus souvent qu’ils craignent de ne pas réussir à s’inscrire : « La CAF, c’est tellement un truc insoluble, comme démarches administratives, que je ne l’ai pas fait. » Quitte à le regretter après.

D’autres revenus complémentaires à l’album viennent de la presse, et ce malgré la disparition de beaucoup de journaux de BD qui avait contribué à la précarisation des auteurs. Ils sont prépubliés dans les magazines jeunesse (Mickey, Astrapi, Spirou) et y illustrent des rubriques, même s’ils s’accordent à dire que les conditions de rémunération se sont bien dégradées dans ce secteur. Il y a même un auteur qui dit : « Et là, du coup, quelqu’un qui fait ça depuis 10 ans, c’est louche […]. C’est que le mec, il est vraiment maso. »
D’autres travaillent pour Charlie Hebdo, Voici ou la presse quotidienne locale. Et un auteur de conclure en regardant sa carte de presse régionale : « Je n’ai pas la prétention de me considérer comme journaliste, mais il se trouve que je le suis ! »

Une autre source de revenus importante provient de la vente des originaux des planches ou illustrations liées aux albums. Elle concerne les auteurs installés. Pour les autres, jeunes ou non reconnus, il ne semble pas y avoir de marché. Par contre, ceux qui parviennent à vendre en tirent souvent un profit substantiel. Une autrice parle d’un treizième mois, un autre précise que son travail se vend « cher, même horriblement cher. » La plupart cèdent leurs créations lors d’expositions au moment de la sortie des albums, dans des galeries ou de ventes aux enchères, mais certains utilisent les réseaux sociaux pour les commercialiser eux-mêmes. Une autrice raconte : « J’ai fait un test, je vends deux fois plus de planches sans [galerie], et je garde les 40 % de marge. C’est par Facebook, je dis : “je vends mes planches”, et les mecs me contactent ».

Ces revenus se cumulent parfois avec d’autres plus institutionnels : les bourses et les résidences. Tous les auteurs peuvent y prétendre a priori mais ceux qui pratiquent une BD grand public semblent ne jamais en bénéficier. La plupart ne savent même pas ce que c’est, les autres ont vu leur dossier rejeté : « Ils m’ont dit que non, ça ne correspondait pas ». Ceux qui correspondent en revanche, semblent cumuler ces subventions. Une autrice remarque : « Pour (l’un de mes albums), j’ai eu une première bourse du CNL. Celle de 7 000 euros. Après j’ai bénéficié d’une résidence au Québec pendant deux mois, par le Centre du Livre en Aquitaine ». Et de conclure : « C’est fou parce qu’en fait, je me rends compte que sans ça, je ne m’en serais pas sortie jusqu’à présent. » Ces rémunérations, parfois accordées sans aucune contrepartie, leur semblent plus faciles et moins gênantes à obtenir que les aides sociales. Les seuls auteurs qui les refusent sont ceux que leurs enfants empêchent de partir en résidence. Il y a même des éditeurs qui les demandent pour leurs auteurs.
Certaines résidences impliquent tout de même des interventions extérieures ; comme le dit un auteur : « L’an dernier, en parallèle à la résidence, j’ai donné un petit peu de cours, j’ai fait quelques workshops, à l’école Pivaut. » D’autres ateliers ont lieu simplement à la sortie d’un album. Ainsi une autrice nous dit que « les illustrateurs jeunesse font beaucoup d’interventions scolaires » de la maternelle au collège. Mais pour la majorité « c’est vraiment marginal, c’est plus quand […] je suis dispo dans mon travail, et que j’ai besoin de sous. » En effet, comme le dit une autrice : « Généralement, quand les écoles, collèges… nous font venir, ils se basent sur les tarifs de la Charte, et c’est un des trucs qui bouge le moins. […] ça ne baisse pas, pas comme le reste. »

D’autres auteurs deviennent même professeurs dans des domaines allant des arts appliqués à l’ergonomie des sites web. Certains exercent dans les écoles de BD elles-mêmes, parfois avec réticences. Ainsi une autrice raconte : « J’ai arrêté parce que je trouvais que c’était un peu se foutre de la gueule des élèves. […] Les gamins n’ont absolument pas le niveau […] et tu les emmènes avec des diplômes qui n’ont aucune valeur, et ils auront jamais de boulot. […] C’est bien pour les auteurs, parce que ça leur fait un job, mais est-ce que c’est bien pour les gamins ? Non, pas du tout ! »

Si l’enseignement n’est pas une solution, il reste beaucoup d’activités plus ou moins liées au dessin ou à l’écriture. Les auteurs n’évoquent pas l’édition, comme on pourrait s’y attendre, ceux qui parlent de leurs petites structures disent qu’elles ne leur rapportent rien ou presque. Non, ils trouvent plutôt de nouveaux revenus dans la publicité, le dessin animé, l’illustration, la scénographie ou la communication d’entreprise, voire la musique ou le théâtre.

Globalement, même si les auteurs y trouvent souvent un certain plaisir, leur principale motivation reste financière.
L’expression « faire le mercenaire » est revenue plusieurs fois dans les réponses. On a souvent l’impression que moins un auteur a d’activités annexes, plus il se considère comme « installé ». Ceux qui s’estiment « précaires » ont d’ailleurs parfois un métier à côté de la BD. A l’inverse, une autrice se définit comme « installée » rétroactivement « au moment […] où j’ai pris la décision de me consacrer pleinement à la bande dessinée. »
Ceux qui n’ont pas cette chance ont parfois des difficultés à concilier toutes leurs activités. Ainsi une autrice qui en a eu jusqu’à trois précise : « Je suis une bête de travail, mais au bout d’un moment, il y en a marre. » Un autre affirme franchement « c’est une perte d’énergie, de temps, de créativité considérable. » D’autant que si cela permet parfois aux auteurs d’obtenir un meilleur statut professionnel, ceux qui sont pigistes dans la presse ont un treizième mois et des congés payés, d’autres connaissent des problèmes avec l’AGESSA. Comme elle ne comptabilise pas leurs revenus complémentaires, ils risquent de passer sous le seuil d’affiliation.
Ainsi les auteurs éprouvent des sentiments ambivalents par rapport à toutes leurs activités complémentaires. Épanouissantes et rémunératrices, elles peuvent être aussi un fardeau dont ils ne voient pas comment se débarrasser. Ils réalisent parfois alors que si « les auteurs doivent faire un autre boulot pour vivre correctement, ben ils n’auront plus besoin des éditeurs ». La tentation de l’auto-financement de la création et donc de l’auto-édition dont nous parlions précédemment est aussi une des conséquences de l’éparpillement entre de multiples activités et sources de revenus.

LES DISPARITES PROFESSIONNELLES HOMMES/FEMMES

L’enquête quantitative des EGBD montrait à la fois un important pourcentage de femmes parmi les auteurs de BD (27% des répondants) et un nombre important de disparités entre leur expérience professionnelle et celle des hommes. La nouvelle enquête qualitative confirme bien ce résultat.

Ces disparités peuvent apparaître avant même que les autrices ne signent leur premier contrat. Ainsi leur travail est parfois sous-évalué par leurs collègues. Une autrice grand public dit avoir reçu des cours de dessin « de la part d’auteurs qui systématiquement massacrent ton travail parce que tu es une nana ». Mais la remarque qui revient le plus souvent, quel que soit leur style, correspond à ce que dit une autre autrice : « J’ai eu un entretien avec un homme qui m’a beaucoup repris (…) parce que j’avais un dessin trop féminin. » Le travail des femmes semble alors réduit à un ensemble de stéréotypes qui le rendent moins intéressant que celui des hommes.
Et quand il est impossible de réduire un travail à ces clichés, un autre type de verdict tombe : « Ah, mais en fait tu es un garçon… »

Marie Gloris Vaïente, Denis Bajram et Valérie Mangin pendant les débats.

Ces attentes biaisées se retrouvent au moment d’entrer dans l’édition, quelle que soit la génération de l’autrice. L’une d’elles, qui dessine de la BD depuis une quinzaine d’années nous dit que ses éditeurs « attendaient de moi que je fasse un truc un peu girly ». On vient donc souvent chercher ces autrices pour leur soient disant qualités féminines. Mais il semblerait que d’autres clichés fassent peur : les autrices n’arriveraient pas à concilier vie privée et vie professionnelle. Une d’elles se demande si sa grossesse n’a pas été la cause de la rupture de son contrat avec un hebdomadaire de presse : « Quand on se retrouve avec un bébé dans les bras, et qu’on te dit c’est fini, c’est bizarre. Pourtant, j’avais toujours de l’avance. »
De manière générale, les autrices ont trop souvent l’impression qu’on doute plus de leurs capacités que de celles des hommes. Une jeune autrice raconte qu’une collègue plus expérimentée lui a dit : « Tu verras, quand tu es une femme, il faut que tu t’imposes, parce qu’ils ont tendance à te faire moins confiance qu’à un homme ».

Tout ceci peut aboutir ainsi à des inégalités de traitement flagrantes. Un auteur installé connaît même un cas d’école : « des copines qui sont moins payées que d’autres copains, pour la même collection et pour le même titre. »
Cela explique au moins en partie que les revenus des autrices soient beaucoup plus bas que ceux des auteurs. Comme le montre la première enquête des EGBD : 67% d’entre elles ont des revenus inférieurs au SMIC annuel brut contre 48% des hommes en 2014.
Mais il y a encore parfois pire. Ainsi un auteur installé raconte : « J’ai une copine qui a bossé sur les couleurs (…) d’un copain (…). Et elle a signé un contrat reconnaissant qu’elle a travaillé gratuitement. » Non seulement ce travail n’est pas rémunéré mais cela empêche l’autrice de cotiser à l’AGESSA et à la retraite complémentaire. Cela la pénalise à long terme.

Confrontées à ces mauvaises pratiques, les autrices accusent simplement la tradition. Une d’elles explique que, comme les femmes travaillaient avec leur compagnon : « Evidemment, elles faisaient ça gratos. Après, ça s’est professionnalisé, mais ils ont considéré qu’on était de l’argent en plus dans le ménage, donc on n’avait pas besoin d’être payées normalement. » Plus généralement, les autrices voient les mauvaises rémunérations comme un problème sociétal global : « C’est général, donc ça n’échappe pas au milieu de la BD. »

Si les auteurs hommes se félicitent de l’arrivée des femmes, certains n’ont pas vraiment conscience des inégalités qu’elles subissent. Un auteur installé dit ainsi : « C’est un peu un faux débat. Si on se réfère à cette polémique qui a entouré la liste des auteurs proposés pour le Grand Prix à Angoulême, je n’y ai rien vu de si choquant. En revanche, d’accord pour appuyer sur le fait – si c’est bien avéré – que peu d’albums créés par des femmes soient primés ! »
Le manque de reconnaissance des femmes est donc toujours mis en doute. La récente polémique n’a pas généré de prise de conscience chez tous les auteurs.

Pour les autres, qui considèrent que des disparités existent bien, souvent parce leur compagne en fait les frais : « La question de l’égalité en BD va basculer avec les années. Puisque, aujourd’hui, ça devient 50-50 sur les jeunes auteurs. Donc, ça va… ». Comme si l’égalité en nombre devaient amener automatiquement une égalité de traitement entre auteurs et autrices, ce qui est loin d’être démontré. Seul un auteur dit craindre que les choses ne stagnent : « D’autant plus peut être maintenant qu’il y a un discours qui tend à dire que tout est résolu ».

On pourrait penser que les autrices ont, au contraire, bien conscience des disparités qu’elles subissent mais cela ne semble venir qu’avec l’expérience. Une jeune autrice nous dit ainsi : « Les éditeurs, tant que tu vends, ils s’en foutent que tu sois homme ou femmes », avant de nous rapporter une anecdote très différente. Alors qu’elle commençait à discuter un contrat, l’éditeur lui aurait dit : « “Ah tu me rappelles ces meufs, tu sors avec elles, et elles ne veulent rien faire de plus.” En gros, je te donne un contrat, et tu ne veux pas conclure. » Après ce genre de métaphore sexuelle inappropriée, il est difficile de penser que cet éditeur traite les autrices exactement comme les auteurs.
D’autres autrices avaient un sentiment global de malaise vis-à-vis sans pour autant pouvoir mettre des mots dessus.
L’une d’elle raconte : mon éditeur m’a dit « que le dessin des femmes est plus sensible. Et là, j’ai fait un peu “ben non pas forcément. (…) Je ne dessine pas des petits oiseaux” ». Sans pourvoir obtenir plus d’explication de son interlocuteur.
Ces jeunes autrices ont cependant pu prendre conscience de ce qui leur arrivait grâce au collectif BD égalité ou aux résultats de l’enquête des EGBD. L’une d’elles affirme : « On pensait bêtement que, comme c’est un métier de création, que tu sois une femme ou que tu sois un homme dans la BD, ça ne posait pas de problèmes. »

Par la suite, les autrices oscillent entre énervement et lassitude, surtout celles qui subissent des inégalités de traitement depuis longtemps.
Cela va parfois jusqu’au rejet face à ce qui semble inaccessible. « Je pars du principe que les prix, c’est pour les cons. » Ou au contraire face à ce à quoi on veut les cantonner, les albums girly par exemple.

Pourtant toutes restent positives. Elles n’en veulent pas à leurs interlocuteurs. Comme dit l’une d’entre elles : « Ce n’est pas une guerre qu’on est en train de mener, c’est juste faire part d’un état de fait. » Pour cela, elles croient à l’action individuelle : « Quand un type nous (dit) qu’on va faire de la BD girly, on a le droit de dire : “c’est un peu bébête ce que tu dis”. Après, je demande juste à avoir une rémunération correcte, à être traitée comme un être humain. »

Quoi qu’il en soit, toutes les autrices interrogées ont aussi suivi les travaux du collectif BD égalité et souvent participé aux actions. Elles les approuvent globalement, même si elles se posent de nombreuses questions.
Pour toutes, un long chemin reste à parcourir, mais il leur semble aller plutôt dans le bon sens.