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pierre fresnault-deruelle : « un homme de l’image »

(Janvier 2017)

Il fut longtemps le seul à s’intéresser à la bande dessinée au sein de l’université française. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur le neuvième art ainsi que sur la peinture et d’autres catégories d’images fixes (affiches célèbres), il a éduqué notre regard. Retraité de l’enseignement supérieur, mais plus actif que jamais, Pierre Fresnault-Deruelle évoque ici ses travaux, sa passion pour Hergé, les rencontres qui ont jalonné son parcours…

Thierry Groensteen : Pierre, comme à tous ceux auxquels je rends visite, je vais te demander de bien vouloir évoquer le milieu d’où tu viens, de me parler de ton enfance et de tes années de formation…

Pierre Fresnault-Deruelle : Je suis né en 1943, à Montargis, dans le Loiret, pendant un bombardement. Les Américains visaient le nœud ferroviaire de Montargis. Il y avait un gazomètre pas très loin de chez moi et mes parents craignaient que les bombes ne tombent dessus. J’ai grandi dans une famille de la petite-bourgeoisie de province. Mon père travaillait aux impôts, ma mère était commerçante. J’ai passé douze ans dans le même établissement scolaire, à Montargis (de la « XIIe » à la « Philo »). J’ai redoublé la Première, parce que j’avais pris la mauvaise orientation. On m’avait collé en Moderne, parce que j’étais, semble-t-il, mauvais en latin. Et en Moderne il y avait des mathématiques, matière qui n’était pas mon fort. Ce n’était pas un lycée désagréable. L’établissement a déménagé dans la forêt de Montargis, qui est très belle. J’y allais en solex, et j’y ai rencontré Anne, ma future épouse. Elle était déjà en Philo quand j’étais encore en Première. Par ailleurs, nous étions aussi, tous les deux, membres de mouvements de la jeunesse catholique. Elle, chez les Guides, moi chez les Scouts.

À quel moment as-tu rencontré la bande dessinée ?

Comme tous les gamins, vers huit, dix ans. Je me suis retrouvé à l’hôpital et ma mère m’a apporté Tintin en Amérique. Plus tard je me suis mis à lire l’hebdomadaire Tintin tous les jeudis. Mes copains n’étaient pas de la même « paroisse » (ils n’allaient d’ailleurs pas à la messe !), ils achetaient Spirou. Mais, pas sectaires, nous nous échangions nos albums.

(Photo Thierry Groensteen)

Le personnage de Tintin, ses aventures, t’ont tout de suite fasciné…

Oui, et d’abord graphiquement. J’ai été hypnotisé par le graphisme bien plus que par les histoires. Je suis plus un homme de l’image que du récit. Spirou m’a toujours amusé, mais je ne rêve pas sur Spirou, même si certains épisodes de Franquin sont des sommets d’excellence. Encore aujourd’hui, je peux, en marchant, rêver sur une vignette d’Hergé. En allant faire les courses, je peux me dire : tiens, si j’avais 3500 signes à écrire sur une case, laquelle choisirais-je ? Et j’en trouve toujours. Je me constitue mentalement des stocks de textes à écrire. Rentré chez moi, je me mets à mon ordinateur...

Sur les vingt-trois albums qui composent la série, quel est celui que tu préfères ?

Les 7 Boules de cristal. Tant du point de vue graphique que du point de vue de l’articulation narrative. Il y a, pour moi, une rencontre exceptionnelle entre le découpage, les couleurs, la tension extraordinaire dans la villa de Bergamotte, que je n’ai jamais retrouvée ailleurs, etc.

Peut-on dire que l’œuvre d’Hergé est, tous arts confondus, celle qui t’a le plus accompagné et nourri tout au long de ta vie ?

Sans doute. Mais la littérature n’est pas loin : Radiguet, Gracq, de Gaulle, Céline, Kawabata, Virginia Woolf, etc.

Reprenons le fil de ta biographie. Après le lycée… ?

Je fais une année d’hypokhâgne à Orléans (sorte de décrassage scolaire). Je m’en prends plein la gueule parce que le niveau est beaucoup plus élevé que celui d’un lycée lambda. Je rate mon année. Je la refais dans une fac à Tours. Je vis déjà avec Anne à Orléans (nous nous sommes mariés… cela fait plus de 50 ans…). Je décroche sans gloire une propédeutique et je continue, sans bien savoir où je vais, des études d’anglais. Puis je me réoriente vers une licence de Lettres modernes, avec les lettres anglaises et américaines en supplément. J’ai de très bons professeurs. Ce sont mes parents qui financent mes études, mais je fais des petits boulots : je travaille dans une librairie, je serai pion, etc.

As-tu une ambition professionnelle claire, à ce moment-là ?

Non. Mais je développe mon goût de la chose littéraire. Je vais à Paris voir des spectacles marquants de l’époque comme Arturo Ui de Brecht, Les Paravents de Genet ou Marat-Sade de Peter Weiss, Arlequin serviteur de deux maîtres par le Piccolo Teatro, etc. Et la naissance de ma fille, Florence, me donne un coup de pied aux fesses ascensionnel ! Tout à coup, je me réveille, et j’emporte les certificats de licence haut la main. Et puis, en 1968, arrive la maîtrise. Mon directeur de recherches est Michel Arrivé, un type d’extrême-gauche, pince sans rire, astucieux, qui était alors maître de conférences, spécialiste d’Alfred Jarry. Je vais le voir et je lui dis : « Je viens de lire Mythologies, de Barthes, et j’aimerais pouvoir bricoler quelque chose sur Hergé, avec Barthes comme modèle. » Il accepte sans la moindre réticence. Je ne crois pas qu’Arrivé ait eu le moindre goût pour Hergé, mais il était bien content d’avoir un étudiant qui sorte des sentiers battus. Quand mon mémoire [1] est achevé, je le ronéotype avec une machine à alcool et j’en vends 130 exemplaires à l’intérieur de la fac ! Il y avait une vraie curiosité pour ce travail qui changeait des usages reçus. On me propose une charge de cours à Orléans (La Source). Ensuite, je peux entamer un troisième cycle, toujours avec Michel Arrivé, et là j’ai eu une bourse substantielle (ma femme, diplômée en biologie, a trouvé une place dans la recherche en pharmacologie). Mais l’armée refuse de prolonger mon sursis et je pars faire mon service militaire dans les Transmissions à Laval. Après les classes, je suis versé dans le Chiffre. Ma femme parvient à me faire revenir à Montargis où je deviens une sorte de factotum dans la caserne de la ville. Mon capitaine et moi ne nous aimons pas. Je suis souvent aux arrêts. Mais je continue à travailler à ma thèse, la nuit et, le jour, dès que j’ai un moment de liberté. Quelquefois, je suis tellement pris par mon travail que j’oublie de me rendre aux rendez-vous militaires, ce qui me coûte assez cher ! Mais, contre vents et marées (ce n’est pas qu’une métaphore), je termine cette thèse et la soutiens avant la fin de mon service.

Dans son bureau... (Photo Thierry Groensteen)

À quel moment as-tu entamé ta longue carrière d’enseignant ?

En 1970, Michel Debré est ministre des Armées. Parce qu’on manque d’enseignants pour assurer la rentrée, Debré demande que l’on regarde si, au sein du contingent, il n’y a pas quelques profs disponibles. C’est une chance que je saisis, et je fais une demande pour aller enseigner le français dans un lycée agricole à côté de la caserne. Tous les matins, avec mon vieux solex, j’irai faire cours en classe de Première et Terminale, vêtu de mon plus bel uniforme. Je fais cours notamment cours sur Rousseau (Les Rêveries du promeneur solitaire), certains poèmes de Baudelaire, de Verlaine, etc. Tout se passe bien. Je suis libéré de mes obligations militaires mais je reste au Lycée. Je décroche, parallèlement, une charge de cours à Paris X, en linguistique. Pendant deux ans, je fais le va-et-vient entre Nanterre et mon bahut.

L’esprit de 68 soufflait encore sur Nanterre ?

Il ne faisait pas que souffler : c’était la tempête ! Dans les couloirs, il y avait au moins un centimètre de capiton fait par les affiches superposées. A 19 h, les femmes de ménage arrivaient. On était prié d’interrompre son cours, au milieu d’une phrase s’il le fallait, pour ne pas gêner le prolétariat. Je faisais de la linguistique structurale pur sucre. Je devais recycler des profs de l’enseignement libre (si, si) !

Qui avais-tu comme collègues ?

Des gens que j’avais seulement lus : Danielle Leeman, qui est devenue une linguiste fameuse (avec qui j’ai un peu travaillé chez Larousse), Jacques Dubois, un grammairien de renom…


N’y a-t-il pas un moment où tu es revenu enseigner à Tours ?

Oui, en 1972 j’ai été recruté comme assistant à l’IUT de Tours, bien content d’en finir avec Nanterre car c’était très fatigant et mal payé. J’arrive au département de journalisme et de documentation, et je fais un cours sur l’image photographique, la rhétorique publicitaire et même, à l’occasion, un peu sur la bande dessinée. Ce sont d’ailleurs mes premiers travaux sur la bande dessinée qui m’avaient valu d’être repéré à Tours. Je travaille comme un fou. J’ai maintenant deux enfants. Ma femme commence de nouvelles études, en Pharmacie cette fois. Car nous avons déménagé et la recherche dans l’industrie était « chasse gardée »…

Tu n’avais eu aucune formation en Histoire de l’art ou en Esthétique ?

Aucune, en effet. Je vais me former sur le tas : lire, lire et lire. Lorsque je serai élu Professeur à Paris VII (vers 1991) puis à Paris 1 (en 1993), je changerai de filière. De « sciences de l’info », je passerai en « arts plastiques et sciences de l’art ».

Tu fais partie de la génération qui aurait pu adhérer à la SOCERLID et prendre une part active dans ses activités. T’es-tu rapproché des Moliterni, Couperie et autres Édouard François ?

J’écrivais de temps à autre des petits textes sur la bande dessinée et je les envoyais à Phénix. Je suis aussi allé à quelques conférences de la SOCERLID à Paris, je me souviens en particulier de Claude Le Gallo évoquant l’œuvre de Jacobs, un sujet qu’il connaissait bien et dont il parlait avec précision. Couperie, je l’ai très peu fréquenté. Avec Moliterni ça ne s’est jamais bien passé. Il se foutait de moi et m’appelait « Francis Lacassin » ! Et il m’a fait quelques coups inélégants. J’ai tout de même été invité, probablement par lui, au premier festival d’Angoulême, en 1974, pour faire une ou deux conférences. Mais j’ai eu en face de moi une bande de petits poujadistes rigolards qui ne pouvaient pas supporter que l’on parle de bande dessinée autrement que sur le mode humoristique, voire de la gaudriole. Comme j’étais sans doute prisonnier d’une attitude et d’un vocabulaire, les choses se crispaient : je jouais au prof et eux jouaient aux cons. J’ai bien compris que je n’étais pas chez moi. J’ai refait une tentative l’année suivante et puis j’ai arrêté les frais.

Tu as soutenu ta thèse à Tours, en 1970, qui deviendra, deux ans plus tard, ton premier livre publié, La Bande dessinée, essai d’analyse sémiotique [2]. Ton approche, à cette époque, participait du structuralisme alors en vogue…

Oui, je venais de la linguistique structurale, qui conduisait à la sémiologie (car la sémiologie, au contraire de la sémiotique, était « linguistique »). Avec le recul, je m’aperçois que j’ai vite et intuitivement changé mon fusil d’épaule. Sauf au niveau de quelques grands principes, la sémiologie de l’image ne pouvait avoir de liens très étroits avec le structuralisme stricto sensu. Reste que la lecture de Barthes a toujours été très stimulante pour moi. En plus de Barthes, mon autre maître à penser de l’époque était Tzvetan Todorov, que j’admirerai toujours beaucoup, notamment pour l’élégance de son langage. C’est un aristocrate de la pensée, modeste, très cultivé et clair… Je lisais aussi le très astucieux Umberto Eco, Genette, un peu Freud, Louis Marin (difficile), etc.

Ce premier livre a été publié par Hachette. Comment as-tu atterri dans cette maison ?

C’est devenu très flou dans ma tête. Je sais que ce n’était pas par un circuit normal… Quelqu’un m’avait suggéré de m’adresser à Monsieur X (j’ai oublié son nom), imprimeur à Paris. J’ai envoyé mon manuscrit chez ce monsieur X, qui m’a répondu « Ah ! mais c’est formidable, venez donc me voir ! » Je lui rends visite et il me confirme qu’il veut l’éditer, ou plutôt qu’il va se charger de trouver l’éditeur. Et c’est lui qui a trouvé Hachette ! Quand j’ai été convoqué chez Hachette, je me suis retrouvé devant Pierre Sipriot et d’autres grands pontes de la maison (lambris, dorures et lustres), qui causaient appuyés nonchalamment à la cheminée… c’était intimidant ! Je n’avais pas trente ans et j’étais totalement étranger à ce monde un peu vieille France. Tout à trac, ces gens me demandent : « Vous voulez combien ? » « Mais je ne sais pas, moi… » « Est-ce que 10 % vous conviendraient ? » J’ai fait semblant d’hésiter… « 12 %, peut-être ? » « Non mais vous vous prenez pour qui ?! » « Bon, eh bien 10 %, alors… » (rires) Et le livre a bel et bien été imprimé chez ce Monsieur X… [3] Et il s’est bien vendu.

Tu as participé activement à ce numéro de Communications sur la bande dessinée (No.24, 1976), qui a fait date…

Oui, j’étais allé proposer l’idée de ce numéro à Christian Metz, et il l’a non seulement approuvée mais il m’a demandé de m’occuper du numéro, avec Michel Covin et Bernard Toussaint (autres sémiologues). Auparavant, j’avais déjà collaboré au No.15 de la même revue. Je me souviens de ma fierté en voyant ce numéro dans une vitrine du Quartier latin, avec mon nom…

Ta propre contribution à ce numéro était le fameux article « Du linéaire au tabulaire », qui deviendra un an plus tard un chapitre de ton deuxième essai, Récits et discours par la bande, toujours chez Hachette. Ce couple de concepts a été abondamment repris. De tous tes textes sur la bande dessinée, c’est probablement celui qui a été le plus cité…

C’est vrai. Je regrette de ne pas voir repris le concept de « scénariographie » (forgé sur « scène », « scénario » et « scénographie ») dont je parle depuis une quinzaine d’années, ici et là. Il est vrai que je n’ai pas fait d’article centré sur ce concept... Je n’ai pas la tête théorique.


Dans « Du linéaire au tabulaire », tu exposes le fait que l’auteur de bande dessinée est tiraillé entre deux options contradictoires : raconter une histoire ou faire un tableau. J’ai toujours été frappé par le fait que tu présentais la relation entre ces deux options comme conflictuelle, au lieu de la penser comme une tension féconde. De la même manière, dans ton essai beaucoup plus tardif Images à mi-mots [4], tu évoques l’assujettissement de l’image au récit, et en même temps sa résistance, et là encore on retrouve cette idée qu’il existe un conflit entre l’instance du récit et celle de l’image…

Je mettrais sans doute des bémols si c’était à refaire, parce que je pense que ce conflit est évidemment très productif. Je suis tout à fait d’accord avec toi sur le fait que la bande dessinée prouve que ce conflit peut être résolu de façon heureuse. Je ne l’ai sans doute pas assez fait comprendre au moment où j’ai écrit les textes que tu cites. Le récit et l’image sont tout de même des économies signifiantes qui relèvent de principes non homogènes (vieille idée notamment théorisée par l’auteur du Laocoon, Lessing, qui réinterroge, au XVIIIe siècle, la doctrine antique de l’Ut pictura poesis), et j’aurais donc dû creuser davantage la complémentarité secrète qui se jouait sur les planches.

À titre personnel, tu l’as dit tout à l’heure, l’image t’intéresse davantage que le récit…

C’est tout à fait vrai. Les récits en eux-mêmes ne m’intéressent que secondairement, mais ce qui me passionne, c’est la narrativité de l’image, c’est-à-dire la possibilité qu’elle enferme ou puisse faire naître un récit (chez un Fragonard, par exemple : je songe à Baiser à la dérobée). Ce qui m’intéresse, c’est l’articulation, la manière dont le récit s’enclenche.

As-tu eu, toi-même, une pratique du dessin ?

Non. Je ne sais absolument pas dessiner, je suis nul dans ce domaine. Je sais même à peine photographier. La seule chose que je sache faire, ce sont des montages, ou des collages. Je peins, parfois, pour me défatiguer, des choses abstraites géométriques, en partant d’un canevas donné (Herbin, Fernand Léger, etc.).

Un collage de Pierre Fresnault-Deruelle

Je reprends une nouvelle fois le fil de ta carrière. Tu as soutenu une deuxième thèse, n’est-ce pas ?

Je suis devenu maître-assistant, j’ai continué à publier dans des revues universitaires comme Critique, La Nouvelle Critique, Communications, Communication et langages, Visio, La Revue d’Esthétique, Recherches en esthétique, etc. À un moment j’ai eu suffisamment de matière pour envisager de faire une thèse d’État (l’ancienne thèse ès-lettres qui n’existe plus). En principe, une thèse d’État doit être originale, jamais publiée. Mais il y avait des accommodements possibles et j’en ai tiré parti. Et puis j’ai effectué un gros travail de réécriture. Au final, ma thèse [5], que j’ai soutenue à Nanterre en 1980, comportait trois tomes. J’avais un très beau jury, constitué de Michel Arrivé, Christian Metz (de l’École des Hautes Études en sciences sociales, sémioticien du cinéma), Jules Gritti (sociologue des communications de masse), Gilbert Lascault, critique et historien d’art, et Jean Peytard, le grammairien. Metz m’avait accueilli dans son séminaire, à Paris. Évidemment, cette thèse d’État n’a pas pu être publiée, contrairement à la précédente, puisqu’elle était largement composée à partir de textes déjà parus dans des revues.

Et au séminaire de Barthes, tu n’y es jamais allé ?

Si, j’y suis allé un moment, notamment au moment de S/Z. Beaucoup de monde (mais moins snob que chez Lacan, j’imagine).

Ta thèse d’État a-t-elle favorisé ta carrière académique ?

Oui. Elle m’a permis de candidater comme Professeur des universités (j’étais maître-assistant, titre qui n’existe plus). En 1980, je suis devenu chef de mon département de journalisme et documentation à l’IUT de Tours), et j’ai eu à gérer quelques conflits de personnes... Gros travail, épuisant. À l’époque, je commence à avoir envie de bouger ; je vais faire des conférences à droite à gauche, en France et à l’étranger. Après vingt ans passés à l’IUT, j’éprouve le besoin de changer d’air, j’ai commencé à chercher un autre poste de Professeur. Je suis recalé à Poitiers et, en 1993, ma candidature est retenue à Paris 7. Mais, dans les trois semaines qui suivent, il se produit une sombre magouille (l’affaire ira jusque devant le Conseil d’État) qui invalide le vote : on avait quelqu’un d’autre à placer. Personne n’est sorti gagnant de cette affaire. Cela m’a fichu un coup. Pour m’occuper l’esprit, j’écris L’Éloquence des images qui est accepté par les PUF (1993). Ce livre m’aidera à passer à Paris 1. À quelque chose malheur est bon.

Dans ta longue carrière universitaire, tu n’as jamais été chargé d’un cours spécifiquement et exclusivement dédié à la bande dessinée…

Non, jamais. J’ai essayé. On me disait oui, et puis on me faisait comprendre qu’il y a un programme à traiter ! Mes interventions sur la bande dessinée n’ont jamais pu dépasser une séquence de cinq ou six séances. En revanche, j’ai fait beaucoup de séances de « lectures » de tableaux (j’ai beaucoup publié de ces « lectures » dans Le Nouveau Recueil (chez Champ Vallon, revue disparue) et sur des sites, dont celui du MUCRI.

Nous y viendrons. Mais auparavant, parlons un peu de tes corpus. Dans le livre inaugural, La Bande dessinée, essai d’analyse sémiotique, il s’agissait de l’« école de Bruxelles » : Hergé, Jacobs, Martin. Entre 1999 et 2012, tu as consacré quatre livres à Hergé [6]. Tu en as deux à paraître en 2017, un sur Jacobs et un autre sur Hergé et les rêves. On peut donc dire que tu es resté fidèle à ce type de bande dessinée, et même qu’elle est restée ton objet d’étude privilégié. Pourtant, dans La Chambre à bulles [7], tu parles de Caniff, de Schulz, de Kirby, de Crumb, ainsi que de Druillet ou Crepax, et dans Images à mi-mots, tu abordes McCay Masse, Mathieu, Guibert, Spiegelman, David B. et quelques dessinateurs de presse. Dans ces deux livres, tu manifestes une curiosité beaucoup plus large à l’endroit du médium…


Oui, et ensuite je reviens naturellement à mes amours premières. Mais ce serait dommage de m’y cantonner : je reconnais qu’il y a des choses admirables ailleurs : Masse, c’est énorme ! Et Fred, et Guibert (La Guerre d’Alan est pour moi un chef-d’œuvre) ! Cependant, ils ne me flattent pas l’œil de la même manière. Masse aurait même tendance à me harasser, mais c’est tellement intelligent... Je dois tout de même préciser que La Chambre à bulles fut un livre de commande (qui a du reste été saboté par l’éditeur : pas de « bon à tirer », travail de gougnafier, etc.). Un jour, alors que je déjeunais avec le sociologue Jean Duvignaud et Georges Perec, qui était son copain, ce dernier me dit : « Ce serait bien que vous fassiez un truc sur la vie quotidienne dans la bande dessinée ». Duvignaud enseignait la sociologie à Tours (il avait trente ans de plus que moi). J’allais à son séminaire. Dans la revue que Perec et lui dirigeaient ensemble, Cause Commune, la vie quotidienne était un thème qui avait une certaine importance…

Comme dans l’œuvre littéraire de Perec, du reste !

C’est ça. J’étais très flatté d’être sollicité par Perec et Duvignaud, naturellement.

À l’époque, la bande dessinée était encore largement dominée par toutes les déclinaisons du récit d’aventures. La vie quotidienne y a pris de l’importance plus tard, avec l’essor de l’autobiographie et du roman graphique…

Oui, ce qui prouve qu’à l’époque, c’était une idée très novatrice. D’une façon générale, les conversations avec Perec – j’en ai eu deux ou trois, vers 1976 – étaient toujours décoiffantes. C’était vraiment un créateur tous azimuts. Et gentil comme tout, déconnant… C’était une merveille, cet homme ! Pour en revenir à La Chambre à bulles, sous-titré : essai sur l’image du quotidien dans la bande dessinée, une fois que je l’ai eu terminé, je l’ai envoyé à l’éditeur, Christian Bourgois, qui me l’a retourné en disant « Ça ne nous intéresse pas ». Alors je l’ai appelé au téléphone et je lui ai dit : « Mais enfin, c’est une commande de Duvignaud ! » « Ah bon !!! » Il a repris le manuscrit et l’a publié sans me le dire et sans me soumettre les épreuves à relire ! Quelques mois après sa sortie, le bouquin était soldé sur les quais. Bourgois avait certainement beaucoup de vertus mais, sur ce coup-là, je n’ai pas eu à me féliciter de l’avoir rencontré.

Le seul autre livre que tu aies fait sur commande, c’est La Bande dessinée, paru chez Armand Colin en 2009…

Oui, et celui-là non plus n’a pas été corrigé par moi.

Il est exact qu’il contient pas mal de petites erreurs factuelles, de noms mal orthographiés, etc. Mais ce qui me surprend, c’est qu’il s’agit, en somme, d’une sorte de “Que sais-je ?”, et il me semble que, ne t’étant jamais positionné comme historien de la bande dessinée, tu n’étais peut-être pas l’homme tout désigné pour écrire ce genre d’ouvrage assez généraliste et de vulgarisation…

Pour moi ce n’était pas un “Que sais-je ?”, ou en tout cas ce n’était pas que cela, même s’il y avait un côté historique. Il s’agissait de tenter de répondre aux questions : qu’est-ce que la bande dessinée du point de vue de sa poétique ? Comment fonctionne cette machine-là ? Qu’est-ce que l’écriture en bande dessinée ? etc.

D’accord. Nous avons parlé d’Hergé mais nous n’avons pas évoqué tes rencontres avec le maître…

Je lui avais envoyé mon mémoire de maîtrise. Il m’avait répondu gentiment et je me souviens qu’il m’avait recommandé de rencontrer Pierre Sterckx (je ne ferai sa connaissance que quinze ou vingt ans plus tard). Fin 1969, quand j’étais encore aux armées, il avait eu le geste de m’envoyer à la caserne l’édition des Soviets. Nous nous somme écrits de 1968 à 1980. Pour le bouquin chez Hachette, il me donne évidemment tous les droits sur les images que je veux reproduire (les choses ont changé !). Un jour, j’ai éprouvé le besoin d’aller le voir. Lors de cette première entrevue, dans les Studios de l’avenue Louise, où j’étais allé accompagné de Bernard Toussaint, la conversation a été un peu convenue… Hergé « glissait » quand nous lui posions des questions un peu précises sur tel ou tel passage de ses albums. Au bout d’un moment, il regarde sa montre et appelle Jacques Martin pour lui demander de nous emmener déjeuner !… En dépit de cette première rencontre un peu décevante, nos échanges épistolaires vont rester très nourris. Parfois intéressants et parfois non.


Comment recevait-il les approches universitaires de son travail ?

Il en était visiblement flatté. Il faisait semblant de ne pas toujours tout comprendre, alors qu’il saisissait très bien. Et il était quand même très étonné que des gens comme nous s’intéressent à ses « petits miquets ». Jacobs et Martin, itou.

Tu es retourné voir Hergé ?

Je l’ai revu quelques fois, mais dans des circonstances plus officielles, notamment à la fête donnée pour ses cinquante ans de « travaux fort gais ». Nous avions causé un peu ce soir-là. Il était l’affabilité même, mais quant à décrocher des réponses précises.... Vers 1975, j’ai eu la témérité de lui demander si je pouvais voir une esquisse, un brouillon de sa main, et il m’a offert trois planches crayonnées ! La planche de l’arrivée à Petra dans Coke en stock, une planche du Tibet et une planche des Bijoux. J’ai dû m’en séparer par la suite. J’en ai vendu deux à de jeunes banquiers belges qui venaient comme des espions, à la gare du Nord, avec des enveloppes pleines de biftons, et la troisième dans une vente chez Tajan. Même si les prix ont considérablement grimpé depuis, ces planches nous ont aidés, Anne et moi, à acheter nos premiers ordinateurs, une bibliothèque, une 2 CV, etc.

L’un des trois crayonnés offerts par Hergé.

Tu as aussi rencontré Jacobs ?

Non, jamais. On s’est écrit pas mal. Mais il ne me racontait pas des choses bien intéressantes. Et à la fin, il était devenu assez parano. Il m’écrivait que si telle de mes lettres ne lui était pas parvenue, c’était en raison d’un sabotage politique des postes belges !

Ton goût pour le dessin hergéen s’est-il étendu à la deuxième génération de dessinateurs « ligne claire » ?

Oui, et en particulier Ted Benoît et Swarte. Je voue à ce dernier une très grande admiration. J’aime beaucoup Floc’h aussi, qui est à mes yeux un grand styliste. J’aimerais le voir plus souvent sur les affiches, ou les couvertures des journaux, mais nous n’avons pas de New Yorker en France.

Je regarde ce qui occupe les murs de ta maison et je vois une prépondérance d’œuvres abstraites. Y a-t-il un lien à faire entre ton goût pour la ligne claire et ton goût pour l’abstraction ?

S’il y en a un, je ne l’ai jamais fait. Cela fait trente ans que je vais dans les galeries. J’ai été initié à l’art moderne, et notamment à la peinture américaine, par les Davidson, un couple de Juifs new-yorkais qui tenait une galerie à Tours. Des gens merveilleux, auxquels j’ai acheté pas mal de choses.

(Photo Thierry Groensteen)

Pourtant, ton travail d’écriture, d’analyse, porte sur des images figuratives : Hopper [8], la peinture d’histoire [9], les affiches…

C’est vrai, là encore il n’y a aucun lien. J’ai un rapport à l’art qui est compliqué. J’ai fait vingt ans d’enseignement sur la peinture à Paris I, à partir d’œuvres que j’aimais. Quand je vais dans un musée ou une galerie, je suis comme un chasseur à l’affût, et j’ai un rapport immédiat à ce que je vois : je tombe soudain en arrêt ! Quand, au Louvre, je me suis arrêté un jour devant Eliezer et Rebecca, de Nicolas Poussin, j’ai dû m’asseoir et j’ai pleuré. La Marquise de La Solana peinte par Goya, même chose. Elle est pâle comme un mort et le nœud qui est dans sa chevelure, c’est le peu de vie qui lui reste. J’ai ainsi des arrêts devant des tableaux qui m’enchantent, me bouleversent, et je ne peux leur rendre hommage qu’en écrivant. C’est la même chose avec la bande dessinée. Certaines vignettes me fascinent tellement que je veux dire pourquoi je suis comblé en les regardant. Je me dois de trouver les bons mots, les mots justes (selon moi) pour dire les effets de sens que j’éprouve quand je les regarde.

Entre 1977 et 2008, trente ans se sont écoulés pendant lesquels tu n’as plus écrit de livre sur la bande dessinée, mais consacré tes essais à d’autres catégories d’images fixes. Est-ce parce que tu avais réalisé que, compte tenu de sa faible légitimité, la bande dessinée n’était peut-être pas le bon objet du point de vue de l’avancement dans la carrière ?

J’ai longtemps eu le sentiment que le fait de travailler sur la bande dessinée me nuisait (ou plutôt ne m’aidait pas), mais je m’en moquais. Et puis, le jour où j’ai été titulaire (maitre-assistant, vers 1975), je suis tout de même devenu très libre. Je faisais ce que je voulais, quitte à me heurter avec mes petits camarades. Si j’ai délaissé la bande dessinée pendant cette période, c’est simplement parce que j’ai eu envie de faire autre chose. Après avoir été élu à L’UFR 04 (arts et sciences de l’art, de Panthéon-Sorbonne), j’ai dû, entre autres, prendre des responsabilités dans un secteur compliqué. J’ai été le second de Bernard Darras, pour la mise sur pied d’une filière d’excellence, un Master Pro en médiation culturelle, avec des recherches de stages et élaboration par les étudiants – suivis par nous – de sites que nous vendions à des institutions pour financer une part de l’enseignement, chose rare à l’époque. Quand je songe à ce temps, qui s’est terminé pour moi en 2008, je me rends compte que je n’ai jamais complètement tourné le dos à la bande dessinée, que ce soit dans certains papiers donnés à la revue de design Étape (où j’ai livré à ce jour plus de 50 articles) ou lors de conférences que je donnais sur le neuvième art ! À l’étranger surtout : Riga, Guadalajara, Bahia, Sydney… En France, quant à écrire des textes dans les revues d’art ayant pignon sur rue… chasse gardée !

Nous n’avons pas parlé de ton passage de Tours à Paris 1…

Ça s’est fait notamment grâce à Dominique Chateau, philosophe de l’art et spécialiste du cinéma. Une sorte de dieu tutélaire, qui dominait très bien les choses. Nous nous sommes toujours très bien entendus. Quand Paris 7 m’a débouté, Paris 1 m’a fait venir pour une charge de cours. Je m’en suis acquitté pendant deux ans, et « on » regardait discrètement ce qui se passait. Quand un poste de Professeur s’est libéré, en 1992, et que j’ai eu la prétention de m’en approcher, « on » savait comment je fonctionnais. Mais, j’imagine que le moment venu de l’élection, le débat de la commission de spécialistes a dû être vif (en vérité c’est toujours le cas). Je me suis retrouvé dans le secteur « diffusion culturelle et multimédia », avec pour mission première d’assurer un programme d’histoire de l’art costaud. Dieu que j’ai pu ramer !

Tu m’as parlé de Metz et de Chateau, deux grands théoriciens du cinéma. Toi, les images qui bougent, ça t’intéresse ?

Elles me troublent. Ou plutôt : parce qu’elles bougent, je ne sais pas comment les attraper. Les vignettes de BD, en revanche, je peux les regarder aussi longtemps que je veux. Et puis, vers 1970, s’intéresser à la BD... c’est économique : il était inutile de prendre le train pour aller à la BN. Il n’y avait au reste presque rien d’imprimé sur le sujet. Pratique, non ?

Pendant tes années d’enseignement à Paris, tu faisais des navettes quotidiennes depuis Tours ?

Non. Je passais quatre jours par semaine à Paris : je n’étais pas, comme certains, un « turbo prof » ! J’ai commencé par louer un petit appartement, et ensuite nous en avons acheté un petit, au calme, rue Falguière, à 3 minutes de Montparnasse. Paris /Tours avec les meilleurs horaires, ça faisait 55 minutes, à peine le temps de lire ou d’écrire...

En 2007, tu as dirigé chez L’Harmattan, avec Jacques Samson, le numéro 26 de la revue Médiation et Information, numéro intitulé Poétiques de la bande dessinée. Peux-tu me dire un mot de ta déjà longue amitié avec Jacques, notre collègue québécois ?

Je suis allé au Québec il y a trente ans (charge de cours sur l’image fixe et la BD à l’université de Sherbrooke). J’ai rencontré Jacques, et bien entendu nous avons parlé d’Hergé. Notre amitié s’est scellée assez rapidement. Depuis vingt ans, quand il vient en Europe, Jacques ne manque jamais de venir me voir et de passer une nuit ou deux chez moi, à Tours. Un jour, à la sortie d’un cours à l’université du Québec à Montréal, je me suis retrouvé avec une jeune femme, une très bonne sémioticienne, qui s’appelait Marie Carani. Elle me dit : « Pierre, je voudrais que vous conceviez, pour la revue Visio, un numéro sur la bande dessinée (Visio est une revue de sémiotique visuelle québécoise d’un bon niveau, mais un peu trop théorique pour moi car on n’y faisait pas d’analyse d’ objets visuels précis). J’avais déjà écrit quelques textes pour Visio – où écrivaient des amis, comme Jean Arrouye, par ailleurs grand connaisseur de la BD, et Michel Costantini. Quelques jours plus tard, alors qu’il me raccompagne à l’aéroport, je dis à Jacques : « Ce numéro, je ne vais pas le faire tout seul. Tu es partie prenante dans ce projet, à 50 %, n’est-ce pas ? » Il acquiesce et nous voilà partis à faire le plan du numéro avant que je ne monte dans mon avion. Dans les mois qui suivent, à mesure que nous avançons dans la conception du numéro, nous constatons que Marie Carani ne répond plus à nos questions, ou répond à côté. Nous apprenons par des tiers qu’elle a des problèmes graves de santé et que ce n’est pas elle qui nous répond depuis un an, mais son mari. Nous avons pensé que c’était foutu. Puis j’ai l’idée de demander à Bernard Darras, mon collègue de Paris 1, qui dirigeait la revue MEI, Médiation Et Information, chez L’Harmattan, s’il ne me confierait pas la direction d’un numéro sur la bande dessinée... J’avais la solution sous les yeux et je ne la voyais pas ! C’est comme cela que, au prix d’un changement de support, le numéro auquel j’avais travaillé avec Jacques a pu paraître. Dans ce No.26 de MEI, il y vraiment de très beaux textes. J’ai obtenu, in extremis, que Viviane Alary (qui préparait à l’époque son Habilitation à Diriger la Recherche, HDR, grâce lui soit rendue) fasse un travail sur Tardi : il n’y avait pas de femme au sommaire !

De gauche à droite : Antonio Altarriba, Pierre Fresnault-Deruelle, Benoît Peeters,
Jacques Samson et Philippe Marion (colloque de Clermont-Ferrand, 2006).

Pourquoi avez-vous choisi ce titre : Poétiques de la bande dessinée (le mot « poétiques » étant écrit au pluriel) ?

Parce que la poétique est l’étude des liens entre ce que l’on veut faire (dire, montrer, suggérer) et les moyens techniques que l’on se donne (dessin, couleur, rythme, sens de l’ellipse, recours à l’abyme, cadrage, effet de citation, comique de répétition, la gestuelle, etc.) pour arriver à la meilleure expression possible de son propos. Hergé, Guibert, McGuire, Schulz, Mattotti ou Milton Caniff usent de poétiques à nulles autres pareilles. In fine, chaque auteur véritable a sa poétique, et l’expérience prouve que la sémiotique de la BD, si elle est une condition nécessaire à l’étude du médium, reste insuffisante pour mener une approche stylistique fine de chaque auteur. Poétiques au pluriel s’imposait.

Il y a une chose qui vous rapproche, Jacques et toi, c’est le goût de ce qu’il appelle les microlectures, les commentaires minutieux d’une séquence, voire d’une image…

Oui, c’est vrai. Mais à condition que la dimension du « micro » laisse supposer un entour, dont l’image est un point de carrefour. À cet égard, j’aime énormément ce beau livre que tu connais bien, Cent cases de maîtres, aux éditions de la Martinière. L’introduction de Gilles Ciment et toi est un morceau de roi.

Merci. Le MUCRI, ou musée critique de la Sorbonne, dont tu as eu l’initiative en 1999 et qui existe en ligne depuis 2001 [10], procède de ça…

Exactement. Il y a maintenant plus de 200 œuvres (tableaux, sculptures, photographies et quelques images de bande dessinée) qui y font l’objet d’une analyse. J’ai rendu les clés quand je suis parti de Paris 1, et c’est désormais Christophe Génin (qui connaît très bien la BD) qui s’en occupe. J’avais proposé à Gilles Ciment que la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image crée un MUCRI pour la BD, mais on ne s’est pas compris et cela n’a pas pu se faire… En revanche, j’ai fait entre-temps une série de 27 films sur des œuvres du musée de Tours (pour F3) : à raison de 2’30 par tableau. Une gageure. La série a été étendue ensuite au merveilleux musée d’Issoudun, que malheureusement personne ne connaît, et au musée d’Orléans. J’en suis à un total de 70 films tournés en trois ans [11].

J’imagine que Palettes, la fameuse série d’Alain Jaubert, est une référence pour toi… ?

Oui. J’en pense le plus grand bien. J’ai même dirigé un ouvrage universitaire sur Palettes [12]. Jaubert est un grand analyste. Mais je me demande s’il existe encore un public assez attentif (et assez nombreux) pour regarder un film de 50 minutes analysant un seul tableau…

As-tu dirigé beaucoup de thèses sur la bande dessinée ?

Quelques-unes seulement. Je mentionnerai, bien sûr, la HDR de Benoît Peeters, et la thèse de Jean-Christophe Menu, La Bande dessinée et son double. Un régal, parce ces deux « candidats » sont des gens de grand talent ( ils sont par ailleurs d’excellents éditeurs et des vrais découvreurs de talents). J’ai fait, en cette matière, partie d’une quinzaine de jurys. Le tien, notamment… D’une façon générale je ne suis pas un fana de la direction de thèse. Et je trouve même que, sur leur sujet, les candidats sont souvent plus forts que leur directeur…

Je sais que tu t’intéresses au travail de dessinateur de Menu, ce qui peut paraître surprenant dans la mesure où son style est tout de même aux antipodes de la ligne claire…

Oui, mais je ne suis pas crispé sur la ligne claire ! Par exemple, à mes yeux Muñoz, Breccia ou Baudoin sont des Everest ! Ils m’impressionnent, et je ne sais pas bien par quel bout les attraper (Jacques Samson, lui, fait ça très bien).

Le résultat, c’est que c’est malgré tout sur Hergé que tu as écrit le plus. Et tu n’es pas le seul ! L’abondance de la littérature savante sur Hergé est un phénomène sidérant, surtout quand on sait que, sur beaucoup de grands auteurs de bande dessinée, il n’y a pas grand-chose. Comment expliques-tu que les grands tintinologues comme Goddin, Peeters, Tisseron, Sterckx, Apostolidès, Algoud ou toi-même, vous n’en ayez jamais fini avec Hergé ?

Je ne peux l’expliquer, sinon en te disant que cela tient à la richesse de l’œuvre, certainement. Une vraie œuvre est inépuisable puisque chaque lecteur, lui-même dépendant d’un contexte de réception, réinvente pour lui un propos qu’il fait tellement sien qu’il en devient universel. Cela dit, c’est sans compter avec les phénomènes de mode, de nostalgie, de chapelles. J’ai fait une conférence cette semaine, à la fac de Lettres de Tours, sur le rêve de Haddock (une case) dans les Bijoux de la Castafiore. J’ai dîné ensuite avec une poignée d’hergéophiles d’un enthousiasme étonnant (et souvent drôles). Et je me suis aperçu qu’il y a parmi eux de véritables érudits en la matière. Moi, je ne me sens pas l’âme d’un érudit ou d’un collectionneur.

Depuis que tu es « retiré des affaires », il s’est développé à l’université de Tours une activité assez nourrie autour de la bande dessinée, grâce à Laurent Gerbier, qui voit en toi une sorte de figure tutélaire…

Ah oui ? N‘exagérons rien. Mais il est vrai que je m’entends merveilleusement bien avec lui : ce spécialiste de la pensée de Machiavel est d’une culture, d’une générosité et d’un humour imbattables. Par ailleurs, l’université (grâce à Laurent) a accueilli Marc-Antoine Mathieu en résidence pendant un an. Ça s’est très bien passé et nous sommes devenus de bons amis, Marc-Antoine, Laurent et moi. À ce propos, je voudrais bien écrire un bouquin sur l’œuvre de Marc-Antoine, en collaboration avec Laurent Gerbier. L’amitié y sera pour beaucoup (comme elle l’a été avec Bernard Darras, le sémioticien, à Paris 1, lorsque nous travaillâmes ensemble). C’est si important, l’émulation intellectuelle, dans l’amitié...

En somme, depuis que tu as officiellement pris ta retraite, en 2009, tu travailles plus que jamais…

Plus que jamais. Bien que je sois malade et que je souffre tout le temps (arthroses diverses, etc) ce qui me plonge souvent dans un état dépressif. Comme un « bonheur » n’arrive jamais seul, l’année dernière, on m’a tiré in extremis d’une pancréatite. Bref, c’est sur un fond parfois gris que j’écris tous les jours. Je m’éparpille un peu : je viens de finir un petit texte sur Savignac, qui pour moi est un artiste majeur. J’en ai fait un autre sur quelques photogrammes du Nosferatu de Murnau pour la revue d’Emmanuel Souchier, Communication et langages (Emmanuel est un vieux complice, spécialiste de typographie et de Raymond Queneau). Et je voudrais bien, aussi, écrire sur le design... à partir des travaux d’Anne Beyaert-Geslin.

Propos recueillis au domicile de Pierre Fresnault-Deruelle le 2 décembre 2016.

[1Tintin, essai d’analyse sémiotique.

[2] Le titre de la thèse était L’Univers et les techniques de quelques bandes dessinées d’expression française.

[3] L’achevé d’imprimer précise qu’il s’agissait des presses du Palais Royal.

[4] Les Impressions nouvelles, 2008.

[5La Bande dessinée et son espace.

[6Hergé ou le secret de l’image, Moulinsart, 1999 ; Hergé ou la profondeur des images plates, Moulinsart, 2002 ; Les Mystères du Lotus bleu, Centre Pompidou/Moulinsart, 2005 ; Hergéologie. Cohérence et cohésion du récit en images dans les aventures de Tintin, Presses universitaires de Tours, “Iconotextes”, 2012.

[7] UGE, “10/18”, 1977.

[8Des Images lentement stabilisées, L’Harmattan, 1998.

[9Le Silence des tableaux, L’Harmattan, 2004.

[11] On accède au « Musée de poche de Pierre Fresnault-Deruelle » par le site http://intru.hypotheses.org/, rubrique "vidéos".

[12Un regard télévisuel sur l’art ; la série Palettes d’Alain Jaubert, L‘Harmattan, “Mémoires de télévision”, 2002.