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henri filippini : défenseur du patrimoine et des auteurs

[Janvier 2017]

Né en 1946, Henri Filippini fut une figure de la première génération de bédéphiles militants à la fin des années soixante, et n’a jamais cessé depuis de déployer une activité intense comme journaliste, historien, scénariste et éditeur. II livre ici son témoignage sur la SOCERLID, la naissance de la critique, l’histoire des éditions Glénat et révèle toute la richesse de son parcours.

Thierry Groensteen : Nous sommes chez vous, dans la maison dont vous m’avez dit tout à l’heure que vous l’avez achetée il y a trente-cinq ans. Pourquoi être venu vous établir ici, en Touraine, du côté de Loches ?

Henri Filippini : C’est la région d’origine de ma femme. Comme elle est très famille, très proche de ses parents et de ses sœurs et frères, nous avons voulu revenir par ici. Et puis la région est belle… La maison n’était pas en bon état quand nous l’avons prise, mais avec le temps, tout doucement, nous l’avons retapée et aménagée.

Toutes les photos sont © Thierry Groensteen

Vous aviez dû quitter Paris parce qu’il n’y avait plus de place pour vos livres et votre documentation ?

Oui. Vu la surface dont j’avais besoin, c’était inévitable. Le mètre carré est bien trop cher à Paris. Mon dernier appartement, rue Bobillot, dans le XIIIe, faisait environ 80 m2.

Et vous-même, d’où êtes-vous originaire ?

Mon père est d’origine italienne, il avait quitté l’Italie dans les années trente parce qu’il ne voulait pas servir dans l’armée de Mussolini ; d’ailleurs il n’a pas pu y retourner jusqu’aux années soixante-dix, quand le pardon a été accordé aux déserteurs de l’époque. Et ma mère est française. Comme mon père était chef de chantier, nous avons pas mal bougé. Je suis né à Redon, ensuite nous sommes allées en Auvergne, puis à Vierzon, et enfin à Coulommiers où nous nous sommes fixés plus longtemps.

Vous avez interrompu votre scolarité assez tôt, je crois ?

Oui, je ne suis jamais au lycée, j’avais arrêté après le collège, tout simplement parce que je voulais gagner de l’argent pour pouvoir acheter mes illustrés, mes bandes dessinées. C’était vraiment ma folie, et depuis toujours ! Non seulement j’étais passionné par la BD, mais j’ai toujours été curieux de savoir ce qu’il y avait derrière, de connaître le dessinateur, le scénariste, l’éditeur…

Vous vous souvenez de vos toutes premières lectures ?

Oh oui, bien sûr ! Mon premier contact avec la bande dessinée, vers sept, huit ans, je crois que c’étaient deux ou trois albums de Sylvain et Sylvette que l’on m’avait achetés alors que je séjournais chez une vieille tante. Et figurez-vous que je suis actuellement en train de préparer un bouquin sur les 75 ans de cette série ! Quand nous sommes arrivés à Vierzon, en 1953, il n’y avait plus de place pour moi à l’école publique, si bien que mes parents, qui n’étaient pas croyants, ont dû m’inscrire dans une école catholique. Je ne m’en suis pas plaint parce que les enseignants étaient charmants, et chaque semaine le curé venait avec les journaux, dont Bayard. C’était l’époque où passaient Thierry de Royaumont, de Forget, Tacotac, de Chakir, des choses comme ça, pour lesquelles je me suis passionné. De son côté, ma mère m’achetait Pierrot.

Vous ne lisiez pas Vaillant ?

Etude publiée en 1978.

Si. Mon père était communiste, et quand il allait faire son tiercé le dimanche matin, il revenait avec L’Huma et Vaillant. Je trouvais son grand format ‒ hérité des illustrés d’avant-guerre ‒ formidable, et la série élue de mon cœur c’était P’tit Joc, d’André Joy. Une sorte de road movie (il était en Amérique, avec sa copine) que j’ai vraiment apprécié. En 1956, la signature de Joy a disparu de Vaillant, et j’ai pensé qu’il était mort. Plus tard, quand j’ai commencé à travailler, en 1963, j’achetais Cœurs Vaillants et Âmes Vaillantes et j’ai découvert qu’y travaillait un dessinateur qui dessinait un peu comme André Joy, mais qui signait André Gaudelette. J’ai envoyé une lettre à la rédaction pour savoir s’il s’agissait du même, ce que l’intéressé lui-même m‘a confirmé en m’envoyant de beaux dessins. C’est le premier dessinateur que j’ai rencontré physiquement. Il avait été ému par ma lettre et il est venu me voir à Coulommiers. C’était en 1965 ou 66. Il m’a parlé de ce qu’il faisait mais, comme il était passionné de BD, il m’a donné plein de renseignements sur d’autres auteurs, dont j’ignorais tout. À cette époque, j’étais déjà abonné à Giff-Wiff.

Quels ont été vos débuts dans le monde du travail ?

Comme je n’avais pas de diplôme et aucune formation particulière, mon père a réussi à me faire embaucher par son entreprise où j’ai été l’homme à tout faire. J’y suis resté jusqu’en 1969, quand Claude Moliterni, que j’avais rencontré entre-temps, m’a appelé pour me proposer du boulot à Paris. Pour revenir aux grands journaux de l’époque, Spirou, je l’ai découvert à travers les reliures que mes parents m’offraient à Noël ou pour mon anniversaire. Je l’ai lu comme ça, en décalage, pendant pas mal d’années.

Vos parents n’ont donc pas découragé votre passion pour la bande dessinée ?

Pas du tout, et de toute manière, ils n’auraient pas pu m’en détourner.

Vous dessiniez vous-même ?

Non, j’étais incapable de dessiner. Mon ambition n’était pas de devenir dessinateur, mais de parler de bande dessinée pour pouvoir échanger avec d’autres. Lorsque, en 1965, j’ai appris ‒ je crois que c’était par la télévision, dans une émission de Tchernia ‒ qu’il existait un club des bandes dessinées, j’ai sauté à pieds joints là-dessus, évidemment. J’ai réalisé que je n’étais pas tout seul.

L’argent que vous gagniez passait principalement dans les bandes dessinées ?

Oui, dès que j’ai commencé à travailler, tout ce qui sortait, je l’achetais. Comme j’habitais encore chez mes parents, j’avais très peu d’autres dépenses. Et mon salaire n’était pas mauvais pour l’époque. J’achetais tout, les périodiques, les albums, les pockets (seulement quand c’était du matériel de création française), et même trois ou quatre quotidiens pour pouvoir lire et conserver les bandes qu’ils passaient. Je possède encore, dans de grandes chemises, toutes les pages découpées dans France-Soir, Paris Jour, L’Aurore ou Le Parisien libéré.

Que s’est-il passé après que vous soyez entré en contact avec le CELEG ?

Je suis allé à deux ou trois réunions à Paris, j’y ai rencontré Moliterni, qui allait faire l’exposition 10 Millions d’images l’année suivante, ainsi que Pierre Pascal, le futur directeur du Salon d’Angoulême. Tous les deux, ils s’emmerdaient au CELEG, où l’on était entre personnalités distinguées comme Lacassin, Resnais, etc. Quand on parlait à ces gens-là de Franquin, d’Uderzo ou des autres grands de la BD franco-belge, ils n’en avaient rien à faire. Ils ne s’intéressaient qu’à Mandrake, au Fantôme, à Flash Gordon… Seuls Forest et Lob étaient un peu reconnus, parce qu’ils faisaient partie du CELEG.

Vous avez participé à la scission qui a entraîné la création de la SOCERLID ?

Non, pas vraiment, parce que j’étais encore à Coulommiers. Dès que Phénix est sorti, je m’y suis abonné, naturellement. Je suis allé voir 10 Millions d’images, et bien sûr Bande dessinée et Figuration narrative, dont le catalogue, pour l’amateur de l’époque, est apparu comme un véritable monument ! J’allais, tous les deux mois, aux réunions des Arts décoratifs, ce qui me faisait faire une heure de train après le boulot. La deuxième fois, l’invité d’honneur était Raymond Poïvet. Imaginez, pour moi qui lisais Vaillant depuis tant d’années, rencontrer le dessinateur des Pionniers de l’Espérance, c’était quelque chose ! À chaque réunion, il y avait un invité qui venait parler de son travail, un montage sonorisé de dix ou quinze minutes, combinant images et musique, pour lequel Moliterni faisait un travail de dingue… Je me souviens de celui sur Zig et Puce, qui était somptueux. Il y avait aussi des conférences, le plus souvent par Pierre Couperie, qui lisait son texte en projetant des diapositives. La salle était toujours pleine, et dans le public il y avait des petits jeunes qui n’avaient pas encore publié, comme André Juillard ou Didier Convard. Un soir, à la sortie d’une de ces réunions, alors que je me préparais à repartir à la gare de l’est, Moliterni m’a proposé de rester avec lui et je me suis retrouvé dans un café avec toute une bande : Gotlib, Druillet, Gigi et beaucoup d’autres. J’ai passé une partie de la nuit avec eux, ce fut vraiment mon bizutage ! Moliterni s’est rendu compte que j’étais peut-être le connaisseur de la BD franco-belge qui manquait à son équipe. Couperie était plus classique, déjà un peu hors du coup, Édouard François c’était la BD des années cinquante, Le Gallo c’était Hergé et Jacobs…

Comment définiriez-vous la personnalité de Claude Moliterni ?

C’était un bateleur, un grand animateur, un meneur d’équipe, un porteur d’idées, mais qui avait beaucoup de mal à écrire ‒ Patrick Gaumer vous l’a confirmé. Chez Dargaud, plus tard, il a eu des problèmes parce que les dirigeants se sont rendu compte qu’il n’était pas à sa place. Je parle souvent de lui avec mes collègues de BD Zoom, qui l’ont bien connu aussi.

En quoi consistait le poste qu’il vous a proposé ?

C’était un boulot à la SERG, la boîte qui imprimait Phénix. Ils cherchaient quelqu’un pour démarcher les libraires parisiens et placer les albums qui paraissaient sous la direction de la SOCERLID : des rééditions de Flash Gordon, Prince Vaillant, etc. Dans les huit jours, j’ai tout laissé tomber, je me suis dégoté un appartement quai de Valmy, et j’ai pris ce job fin 1968. Je l’ai gardé deux ans, puis la SERG a eu des problèmes et je me suis retrouver sans travail. J’ai fait alors des petits boulots ici et là, jusqu’à mon arrivée chez Glénat.

Ces albums édités par la SERG, vous les placiez dans les librairies généralistes ? Il y avait très peu de libraires spécialisés à l’époque…

J’aurais pu vous donner la liste de tous les libraires de Paris. Au cours de ma tournée, je faisais des dizaines de kilomètres à travers la ville. Mais les résultats étaient très médiocres. La BD à l’époque, ça ne représentait pas grand-chose, alors imaginez : des albums en noir et blanc, reproduisant des classiques américains… À part Brentano’s, il n’y avait pas beaucoup de monde pour les acheter.

Vous avez participé à la conception de ces albums ?

Oui oui. On se retrouvait tous les lundis soir chez Moliterni, avec Couperie. Nous étions trois.

La Société française de bande dessinée (SFBD) était une entité distincte de la SOCERLID. Pourquoi ?

Je crois que, pour organiser les réunions des Arts décoratifs, Moliterni a dû créer une entité séparée.

Le bulletin de la SFBD s’appelait Alfred. Il y a d’abord eu quatre numéros grand format…

Oui, les premiers avaient été réalisés par Proto Destefanis et je me suis occupé du quatrième. Mais, comme il y avait déjà Phénix pour les articles de fond, j’ai proposé à Moliterni de transformer Alfred en un organe d’information. C’est devenu un bulletin mensuel, de petit format, tiré sur une ronéo que Moliterni a achetée pour l’occasion et qu’il a amenée sur moi, avec une vieille Underwood pour que je puisse taper les textes directement sur stencils.

Dans les premiers numéros, on trouvait des signatures comme celles de Francis Groux ou de Jean-Pierre Dionnet, mais ensuite vous avez rempli Alfred tout seul.

Personne ne proposait rien, à part Dionnet qui m’a longtemps envoyé des infos. Il était le seul. Donc, je remplissais Alfred en faisant la chronique des nouveautés, et on glissait à l’intérieur le carton d’invitation pour la prochaine soirée aux Arts décoratifs. Ça nous évitait un envoi postal supplémentaire.

Étant l’un des seuls à en parler, vous avez commencé à recevoir tous les fanzines…

J’en ai encore plusieurs cartons au grenier, avec tous les fanzines historiques !

C’est à ce moment-là que vous avez commencé à développer une activité d’écriture…

Oui, et puis j’ai fait des choses dans Phénix aussi. Au collège, le seul exercice dans lequel j’étais bon, c’était les rédactions. Le reste, je l’ai appris tout seul.

Ce que vous faisiez dans Alfred, c’est ce que vous avez continué à faire dans Circus plus tard…

Tout à fait. Cela fait maintenant quarante-cinq ans que, toutes les semaines, d’une façon ou d’une autre, je parle de l’actualité de la bande dessinée. Il y a eu Circus, Vécu, dBD, BD Zoom… Je n’ai jamais arrêté.

Moliterni, qui signait les éditoriaux dans Alfred, précise dans celui du No.36 que vous consacrez plus de 40 heures par mois à la réalisation du bulletin…

Ah, c’était du boulot ! Je ne me contentais pas de l’écrire, je le tapais, je le tirais, je le pliais, j’allais à la poste faire les envois. Je faisais tout ça le soir et le week-end, en dehors de mes heures à la SERG.

Vous avez fait paraître, au printemps 1970, le prozine Underground Comics, qui ne connaîtra qu’un seul numéro. Vous y êtes crédité comme directeur…

C’est une idée qui me semblait intéressante, née à partir des comics underground américains alors à la mode. Pourquoi pas un « comics » indépendant réalisé en France ? Tout le matériel est inédit, réalisé par des auteurs amis : Druillet, Auclair, Gigi, Got, Loro... Le texte a été réalisé lors d’une des réunions qui se tenaient chez Philippe Druillet, dans son appartement face à la gare du Nord. Toute la jeune génération de Pilote y venait et Moliterni et moi étions invités. C’est ainsi qu’est né Underground Comics. Il a été imprimé dans une cave de la rue Le Peletier, sur une vieille bécane qui appartenait à Joël Laroche, lequel imprimait aussi Eerie, Creepy, Vampirella et les premiers numéros de Zoom. En ces temps héroïques ‒ nous étions deux ans avant le lancement de l’Écho des savanes ‒, la distribution BD n’existait pas et Underground comics est mort faute d’être diffusé. Voilà l’histoire de ce qui fut peut-être la première tentative de lancer un journal indépendant de BD en France...

En 1972, vous avez fait partie du fameux voyage à New York organisé par Moliterni…

Une expérience formidable ! Il y avait toute la profession dans un même avion, quelque chose comme 150 dessinateurs. Le but du voyage était de faire se rencontrer la BD européenne avec la BD américaine. Nous avons été reçus magnifiquement, pendant une matinée entière, par le maire de New York, au City Hall. Chaque dessinateur lui avait apporté un dessin. Nous avons aussi été reçus, tous ensemble, dans l’appartement de Lee Falk, qui avait organisé des buffets somptueux. C’était au moment du congrès annuel du King Features Syndicate, au Walsdorf Astoria. Moliterni et moi y avons pris un petit déjeuner au milieu des plus grands dessinateurs américains, qui étaient en tenue de gala.

Filippini croqué par Jijé dans l’avion vers New York

Avec Couperie et Moliterni, vous aviez entrepris une monumentale Encyclopédie de la bande dessinée, dont la SERG a publié les deux premiers volumes en 1974 et 75, et qui s’est poursuivie dans Phénix et dans Tintin (édition belge) mais qui a été abandonnée en chemin. Qui était à l’origine de ce projet ?

C’est moi. J’ai toujours eu cette idée en tête, que l’on pouvait proposer aux gens l‘ensemble de la bande dessinée dans un dictionnaire. Au départ, je m’y étais attelé, en 1969, dans un journal qui s’appelait Noir et blanc, que dirigeait François Solo. Solo habitait un bel appartement. Selon Raymond Maric, son grand ami, il était le fils adoptif de Mendès-France. Il réunissait souvent chez lui tous ses copains dessinateurs. Il était rédacteur en chef de la revue Miroir du Fantastique, dans laquelle je tenais une rubrique sur les auteurs de bande dessinée. Par ailleurs, il travaillait comme maquettiste pour Noir et blanc, une sorte de Détective, mais de meilleure qualité. À la faveur d’un changement de formule, j’avais pu y démarrer mon Dico de la BD. Trente pages en ont été publiées, que nous avons faites à deux, avec Solo. Mais le directeur de Noir et blanc a lancé un magazine de télévision qui a bouffé tout son pognon, de sorte que le journal a dû s’arrêter et que je me suis retrouvé orphelin de mon dictionnaire.

Première page de l’encyclopédie dans Noir et blanc.

J’étais très ami avec Greg, qui était un vrai passionné de bande dessinée. C’était quelqu’un qui lisait et voyait tout. Un jour, il m’a proposé de reprendre le Dictionnaire dans Tintin, à l’intérieur du supplément rédactionnel qu’il venait de lancer. J’ai dit : « oui, mais si on veut lui donner une dimension internationale, je ne peux pas le faire tout seul ». J’en ai parlé à Moliterni, qui m’a suggéré de le faire ensemble, avec Couperie. Ça s’est fait comme ça.

Comment vous étiez-vous organisés pour ce travail collectif ?

On a commencé par faire chacun des listes. Puis on a fait la synthèse. Et pendant quatre ou cinq ans, tous les lundis, nous nous sommes retrouvés au restaurant, puis nous allions chez Moliterni travailler sur le Dictionnaire jusqu’à minuit ou 1 heure du matin. Nous relisions ensemble les textes que chacun amenait, et on faisait la liste de ceux à préparer pour la semaine suivante.

Vous vous étiez fixés un programme quelque peu démesuré par son ambition : il y avait des articles non seulement sur les auteurs, les séries et les héros, mais sur les personnages secondaires, les lieux de l’action, etc.

Ça, c’était Couperie. Il voulait à tout prix que rien ne manque. Il avait ce fantasme d’exhaustivité.

Vous avez été jusqu’à la lettre G. Pourquoi tout s’est-il arrêté en si bon chemin ?

Parce qu’André-Paul Duchâteau a remplacé Greg comme rédacteur en chef de Tintin et il a décidé que ça n’intéressait pas les lecteurs. C’est lui qui a donné le coup de grâce. Et ça coïncidait avec le moment où Phénix a disparu aussi. Et puis Moliterni était très occupé chez Dargaud, tout comme moi chez Glénat, où j’avais de plus en plus de choses à faire.

Avez-vous eu d’autres collaborations, à l’époque, en dehors de la SOCERLID ?

En 1972, je suis entré à France-Soir. Un million d’exemplaires, quand même ! Je n’admettais pas qu’un quotidien parle de tout, sauf de bande dessinée. Seul Pierre Lebedel, dans le Figaro, faisait de temps en temps un article, sinon PERSONNE n’en parlait. Dans la rubrique « France-Soir note les livres », on abordait des bouquins de toutes sortes, sauf la BD. Pourtant le journal employait Vania Beauvais, la grande amie de Paul Gillon, qui travaillait avec des dessinateurs. Alors j’ai écrit à Pierre Lazareff. Deux jours après j’étais convoqué, et le chef de rubrique, Willy Guiboud m’a demandé, de la part de Lazareff, si je voulais bien prendre en charge les articles sur la bande dessinée. Ma collaboration a duré trois ans, avec des colonnes régulières et même des pleines pages en période de Noël. Lazareff est mort six mois après mon arrivée. J’ai arrêté quand Hersant a racheté le journal ; je ne voulais pas travailler pour un ancien collabo. Et à ce moment-là j’étais déjà chez Glénat.

Lettre d’Edgar Pierre Jacobs à Henri Filippini

Un de vos articles vous a valu un gros problème avec Goscinny…

Lorsque Goscinny et Uderzo, qui avaient créé les studios Idéfix, ont sorti leur premier film d’animation, j’ai fait un article qui n’était pas agressif mais qui se terminait par la phrase : « N’est pas Disney qui veut ». Le soir même du jour où l’article est y paru, Guiboud avait les avocats de Goscinny dans son bureau, qui jugeaient cette atteinte au grand maître inqualifiable. Il était sidéré : ça ne s’était jamais produit, même quand ils avaient descendu des films. Ça l’a plus fait rigoler qu’autre chose. Mais Goscinny a clairement voulu me détruire, professionnellement. Il a tout fait pour que je n’aie plus de boulot. Quand plus tard j’ai collaboré avec Hachette, ses avocats sont allés menacer Maurice Fleurant, en lui demandant de me virer. Greg, qui me faisait écrire les textes qui figuraient au dos des posters du journal Tintin, m’a appelé pour me dire, très embêté, qu’il ne pouvait pas continuer à m’employer parce que la maison Dargaud ne le tolérait pas. J’ai demandé à voir Georges Dargaud, qui est revenu exprès de ses vacances à l’autre bout du monde, pour me recevoir. Moliterni ‒ à qui j’avais fait lire mon article avant de le publier ‒ assistait à l’entrevue. J’ai dit à Dargaud que j’étais vraiment désolé, que je n’avais pas pensé provoquer une telle réaction, et il m’a répondu : « Écoutez, la seule chose dont je puisse vous blâmer, c’est d’avoir gâché mes vacances. Pour le reste, je vous comprends. »

Lettre de Jijé (Joseph Gillain) à Henri Filippini

Avant de rejoindre Glénat en 1976, vous avez travaillé pour Hachette…

Oui. Moliterni s’occupait de la BD chez Hachette, et lorsqu’il a été embauché chez Dargaud, vers 1973 si ma mémoire est bonne, il m’a proposé de le remplacer. À cette époque-là, Hachette ne publiait que des séries américaines : Raoul et Gaston, Prince Vaillant, etc. Le directeur du département « Jeunesse Albums » était Maurice Fleurent, un type adorable et un grand monsieur de l’édition jeunesse. Je lui ai dit un jour : ça serait bien que l’on fasse de la création. Il m’a répondu : banco ! Alors je me suis mis à chercher des auteurs. J’ai réuni Godard et Ribera qui ont fait Le Vagabond des limbes, Victor de la Fuente a fait un western, Amargo, Pierre Dupuis a dessiné neuf volumes sur La Seconde Guerre mondiale, une série qui a été un succès énorme. Nous l’avons publiée en 25 langues ! Godard en a profité pour faire éditer Norbert et Kari. Il n’y avait pas d’albums de cette série parce que, vous pouvez vérifier, le catalogue Dargaud ne comportait aucune série d’humour, à l’époque, sauf Astérix. Godard me disait que c’est parce que Goscinny ne voulait pas de concurrence.
Malheureusement, il s’est avéré qu’Hachette n’arrivait pas à vendre ses bandes dessinées, à part la série de Dupuis sur la guerre. Le reste ne marchait pas, parce que les représentants n’en avaient rien à faire. Cela représentait pour eux un effort supplémentaire, alors qu’ils gagnaient très bien leur vie avec la « Bibliothèque verte », la « Bibliothèque rose » et tous les classiques Hachette. Maurice Fleurent a donc décidé d’arrêter la bande dessinée. Parmi les livres qui auraient dû paraître ensuite, que j’avais commandés, il y avait notamment La Bande à Bonnot, de Godard et Clavé, Pierrot le fou, de Michel Duveaux, et Casque d’or, le premier album d’Annie Goetzinger. Mais, à ce moment-là, Glénat venait d’ouvrir son bureau parisien, et il m’a demandé si ça m’intéresserait de m’en occuper. J’ai dit oui, et j’ai apportés ces projets ‒ Fleurent ayant élégamment rendu leurs droits aux auteurs ‒qui se sont concrétisés sous la marque Glénat. Ça tombait à pic parce que, au moment de mon arrivée, Glénat lançait un nouveau magazine, Circus, et cherchait du matériel pour le remplir.

Par la suite, il y a eu d’autres tentatives chez Hachette pour créer un département BD. Didier Pasamonik, Salvador Soldevila et Claude Gendrot, entre autres, s’en sont occupés. Hachette a aussi possédé un temps Les Humanoïdes associés mais, curieusement, cela n’a jamais vraiment marché.

Non, ils ne se sont jamais donnés les moyens de commercialiser leurs bandes dessinées, ils ne sont pas organisés pour cela.

Lettre de Raymond Poïvet à Henri Filippini

Comment avez-vous fait la connaissance de Jacques Glénat, dont vous allez longtemps être le principal collaborateur ?

Je l’ai rencontré en septembre 1969, quand je m’occupais d’Alfred. Un jour, alors qu’un certain nombre de jeunes auteurs étaient réunis chez moi, quai de Valmy (on devait remettre un prix Phénix pour la jeunesse ; il y avait Philippe Luguy, Patrick Cothias, Jacques Lelièvre, d’autres qui n’ont pas percé), on sonne à ma porte, et je me trouve face à un jeune homme à lunettes, de seize ans, qui se présente comme Jacques Glénat. Ce nom m’était familier parce qu’il était abonné à Alfred. Il était venu de Grenoble en accompagnant son père, un médecin du travail, qui venait faire une conférence à Paris. Et il venait me présenter le premier numéro de son fanzine, Schtroumpf. Je l’ai fait entrer et il a passé l’après-midi avec nous.
Nous sommes restés en contact étroit, et en correspondance. Quand il venait à Paris, je le trimballais partout et je lui faisais connaître tout le monde. Je l’ai amené aux soirées de la SFBD, ainsi qu’aux réunions que faisait François Solo chez lui. C’est d’ailleurs chez Solo qu’il rencontrera Claude Serre, dont il deviendra l’éditeur et dont le succès assurera les fondations de la maison Glénat. Je me souviens que, pendant quelques années, on vendait dix recueils des dessins d’humour de Serre pour une bande dessinée ! De mon côté je suis allé chez lui, j’ai bien connu sa fameuse grand-mère dont il parle souvent, qui était une femme adorable, j’étais là à son mariage, on peut dire que s’était nouée entre nous une véritable amitié.

Henri Filippini et Jacques Glénat croqués par Pierre Wininger

Je me souviens d’être passé une fois dans ce bureau parisien qu’avait ouvert Glénat à ses débuts, et de vous avoir trouvé en train de faire des colis…

Ah oui, je m’occupais de tout, je faisais les colis, je recevais les coursiers, je répondais au téléphone… Je suis resté seul pendant au moins trois ans… tandis qu’au siège des éditions, à Grenoble, il y avait deux ou trois personnes autour de lui. Jacques Glénat, qui avait fait des études de médecine puis de pharmacie, avait tout laissé tomber pour vivre sa passion. Sa mère m’appelait régulièrement pour me demander si je pensais qu’il allait réussir. Elle était inquiète !

À quel moment avez-vous pressenti que ce petit éditeur allait un jour devenir grand ?

J’y ai toujours cru. Il avait la foi, la niaque, il se battait ! Et puis c’était l’époque de l’Écho des Savanes, des débuts de Métal hurlant, il y avait un dynamisme dans le monde de la bande dessinée…

L’équipe Glénat. de gauche à droite : Stan Barets, Henri Filippini,
Jean-Claude Camano et Roger Brunel (Photo Marc Badran).

Autour de Jacques Glénat, il y avait d’autres passionnés de bande dessinée, comme François Rivière, Yves di Manno et Numa Sadoul. Ils alimentaient notamment le magazine Schtroumpf, dont vous êtes à votre tour devenu l’un des collaborateurs…

Oui, il y avait cette petite bande, qui n’avait rien à voir avec celle de la SOCERLID. C’était du sang neuf, une autre génération…

C’est vous qui avez amené chez Glénat François Bourgeon et André Juillard…

À ses débuts, Glénat n’avait publié que des albums brochés. Puis on s’est mis à chercher du matériel pour faire des albums cartonnés, comme les concurrents. La maison n’avait pas encore les moyens de payer des auteurs confirmés. Et j’ai eu l’idée d’approcher les dessinateurs qui travaillent pour Fleurus, où ils n’avaient pas d’albums. Bourgeon faisait Brunelle et Colin, Juillard dessinait Isabelle Fantouri, avec Convard. Je trouvais que c’était bien, que ça tenait la route. Je suis donc allé chez Fleurus, où j’ai trouvé des gens sympathiques, qui ont accepté de nous louer les films pour presque rien. On a sorti aussi Prémolaire, de Mouminoux, Yann le migrateur, de Claude Lacroix… Tout ça n’a pas mal marché et ce qui s’est le mieux vendu, à l’époque, c’était Tärhn prince des étoiles, de Bernard Dufossé.

Lettre d’André Juillard à Henri Filippini

C’est comme ça que je suis devenu ami avec François Bourgeon. Un jour, je suis allé déjeuner chez lui, et j’ai vu dans son atelier des tas de photos sur la mer, des maquettes de bateaux… Voyant qu’il avait cette passion, je l’ai encouragé à faire une bande dessinée maritime. Quinze jours plus tard, il m’amenait les premières pages des Passagers du vent ! Ce sera le deuxième vrai bestseller des éditions Glénat, après Claude Serre.

Par après il y a eu Les 7 Vies de l’Épervier, Les Chemins de Malefosse, Sambre, Akira et Dragon Ball, Le Triangle secret et Titeuf…

Oui, Glénat a souvent été à deux doigts de la faillite, mais il y a toujours eu un nouveau grand succès pour le relancer. Je voudrais souligner le fait que ma passion, comme éditeur, a toujours été de faire découvrir aux lecteurs des auteurs prometteurs, souvent peu ou pas connus, dans des travaux originaux (Goetzinger, Vicomte, Makyo, Dethorey, Cothias, Males, Griffo, Dufaux, Valles, Stalner, Juillard, Jamar, Yslaire, Dermaut, Bourgne, Adamov, Kraehn, Falque, Gioux, Convard et bien d’autres) plutôt que de me promener dans les salons avec un chéquier pour débaucher des « vedettes » aux éditeurs concurrents.

C’est dit. Nous n’avons pas évoqué Lucca, un festival auquel vous êtes allé souvent…

Oui, dès 1967 ou 68, et pendant une vingtaine d’années. C’était extraordinaire. Déjà le voyage ! On se retrouvait tous, le soir, gare de Lyon, on voyageait de nuit, en occupant deux wagons, mais surtout en faisant la fête au wagon restaurant. Il y avait les gens de chez Casterman, de chez Dargaud, toute la profession… Lucca, c’est une très belle ville, et puis c’était l’Italie, le pays de mes origines ! Plus tard, j’ai amené ma femme et mes enfants à Lucca, en pèlerinage, tellement j’y ai accumulé de souvenirs. C’est à Lucca que j’ai rencontré l’éditeur Sergio Bonelli, qui est devenu un grand ami, à tel point que j’ai été reçu avec ma famille dans sa villa, sur les bords du lac de Côme. Mais aussi Alberto Breccia, dont Glénat allait devenir l’éditeur, et quantité d’autres personnes.

Tout à l’heure, quand nous avons visité la maison, vous m’avez montré un mur entier occupé par les fumetti publiés par Bonelli depuis plusieurs dizaines d’années…

Oui, je reçois chaque mois mon colis avec l’ensemble de sa production. Sergio était un passionné de bande dessinée, et il vénérait les auteurs. Il maintenait certaines séries qui ne marchaient pas, uniquement pour ne pas que ses auteurs se retrouvent sans travail.

Devant la collection de fumetti publiés par Bonelli...

Glénat a publié une série de magazines : Schtroumpf, Schtroumpf-fanzine, Le Canard Sauvage, Circus, Vécu, Gomme… Vous avez pris une part active à la plupart d’entre eux…

Oui, à commencer par Circus dont j’ai été le rédacteur en chef quasiment tout le temps, pour la partie bande dessinée (Gilbert Hus puis Stan Barets ayant eu la responsabilité de la partie rédactionnelle). Vécu est né du fait que Glénat voulait, une nouvelle fois, s’agrandir. Un jour que nous mangions une pizza, tous les deux, je lui ai suggéré d’extraire de Circus les séries historiques, qui marchaient admirablement bien, et d’en faire un magazine spécialisé. Vécu est né au dessert ! Gomme, ça a été mon idée aussi. J’ai proposé à Glénat de faire un magazine pour ados, pour rééquilibrer notre catalogue essentiellement tourné vers les adultes, et il m’a donné le feu vert. Gomme marchait correctement, mais sortir trois mensuels en même temps, c’était trop, et nous avons donc décidé de l’arrêter.

Vous avez souvent eu l’occasion d’écrire combien vous déploriez la fin des journaux de bande dessinée, au profit des albums…

Aujourd’hui encore, je lis tout ce que je peux dans la presse. Je suis très attaché au feuilleton, et je vais même vous avouer que j’ai du mal à lire les albums. Je préfère lire Spirou, Fluide ou Lanfeust que les albums qui en sont tirés.

Dans Circus, vous continuiez à chroniquer toutes les nouveautés BD, y compris la presse. Et je n’ai évidemment pas oublié que, à l’époque où, travaillant moi aussi pour Glénat, j’étais rédacteur en chef des Cahiers de la bande dessinée, vous disiez, chaque fois que nous sortions un numéro, tout le mal que vous en pensiez !

Je regrette aujourd’hui d’avoir maltraité, non seulement les Cahiers, mais d’autres choses qui ne me plaisaient pas. J’étais souvent un peu excessif.

Rassurez-vous, il y a prescription. Mais ce qui m’étonne, c’est que vous ayez eu la liberté de dénigrer un magazine publié par Glénat, notre employeur commun, et dans des pages chapeautés par Stan Barets, avec lequel je coordonnais les Années de la bande dessinée ! C’était tout de même assez paradoxal…

Pour être honnête, j’ai toujours regretté la première formule, celle qui a pris fin au No.55, avec un dossier complet sur un auteur. Les monographies, c’est cela que voulaient les lecteurs de l’époque. Aujourd’hui, des revues comme dBD ou Casemate ressemblent davantage aux Cahiers que vous faisiez, ce qui prouve que vous étiez dans le bon, mais trop tôt.

Vous nous reprochiez surtout d’être trop intellectuels…

C’est vrai que je n’arrivais pas toujours à lire les articles. Vous allez me dire que je n’ai pas fait les études nécessaires. Mais je ne devais pas être le seul à réagir comme cela. Les lecteurs des Cahiers de la BD, c’étaient des amateurs de BD franco-belge classique, ce n’étaient pas les lecteurs de Positif ou de je ne sais quoi. Cela dit, j’ai encore plus réprouvé ce que Numa Sadoul en a fait après votre départ…


Vous vous souvenez du moment où Glénat s’est mis à publier des mangas ?

Oui. Moi, je n’y croyais pas. C’est Jacques Glénat lui-même qui, contre l’avis de tous ses collaborateurs, à commencer par les commerciaux, a imposé les mangas. Il était allé au Japon pour essayer d’y vendre les droits des Passagers du vent et d’autres séries. Il en est revenu en ayant acheté ceux d’Akira, convaincu que ça allait faire un tabac, que c’était l’avenir. Quand Akira a flambé, tout le monde est devenu pour ! Et Dragon Ball nous a sauvés, car on était en train de couler. Le manga, ce n’est jamais devenu mon truc, mais ça a permis de financer d’autres séries, de la création, et c’est très bien comme ça.

Dargaud avait eu Goscinny, Charlier et Christin, mais Glénat a systématisé le principe des scénaristes maison, avec Cothias, Bucquoy, Makyo, Yann… Les jeunes dessinateurs étaient de préférence associés à l’un d’eux.

C’est exact. J’ai toujours eu tendance à faire des mariages. Et nous avons parfois accepté n’importe quoi de certains des scénaristes que vous citez, parce que nous avions peur de les perdre ! Cothias ‒ qui, au début, dessinait lui-même, et pas mal du tout ‒, je l’ai connu avec des cheveux qui lui descendaient jusqu’aux fesses, en partance pour Katmandou ! Mais il est arrivé un moment où il était dans la démesure totale. Il avait acheté une propriété immense en Bretagne, avec des chevaux, des ouvriers et employés à demeure, et pour financer son train de vie, il fallait qu’il publie un maximum d’albums. Et puis il n’a plus été capable de produire, il était devenu prisonnier de ses délires. Imaginez qu’il est allé jusqu’à me proposer de publier la correspondance qu’il entretenait avec son percepteur ! Il estimait qu’un artiste ne devait pas payer d’impôts et, pendant des années, il n’a pas payé un centime au fisc, alors qu’il touchait des fortunes en droits d’auteur !

Vous avez eu, vous-même, une petite carrière de scénariste chez Glénat, en écrivant pour Jean-Louis Le Hir (Cholms et Stetson), Pierre Dupuis (Kronos), Christian Rossi (Frédéric Joubert), et chez Dargaud avec Pierre Wininger (Le Jardin sanglant)…

C’étaient des accidents. Je n’ai jamais eu l’ambition de faire une carrière de scénariste. Wininger, par exemple, avait des problèmes avec l’alcool, et à cause de cela n’avait plus de boulot. Il m’a pressé de lui écrire quelque chose, et Guy Vidal nous l’a pris.

Un album plus récent (2011), pour un autre éditeur.

Vous avez tout de même eu une activité de scénariste plus soutenue pour l’éditeur de bandes dessinées érotiques Jean Carton (éditeur de Bédé Adult’ et patron, successivement, de la Sedem, puis de CAP, et enfin d’IPM)…

Ah oui, j’en ai fait des tonnes ! L’équivalent de 150 albums, ou peut-être même 200. Vous savez, ce n’est pas grâce à Glénat que j’ai pu acheter ma maison, mais grâce à Bédé Adult’ ! Carton aimait sincèrement la BD. Il était fier de publier les dessinateurs qu’il avait lus dans les pockets étant gamin, comme Robert Hugues ou Georges Lévis. Et ses bureaux n’étaient pas loin de chez moi. Un jour je suis passé le voir (c’est Glénat qui le diffusait), et j’ai trouvé le type sympa. Il se trouve qu’il cherchait des gens pour écrire des articles dans ses magazines et pour rédiger des scénarios. Je me suis dit : pourquoi pas ? J’écrivais 46 pages en une matinée, et Carton me payait en liquide, il avait toujours les poches bourrées de pognon. Ce n’était pas un gestionnaire, mais son entreprise tournait bien, grâce à Madame Châtelain, son assistante, qui faisait tout, jusqu’à laver ses chaussettes !

Vous avez écrit pour Arnaud Floch, Robert Hugues, Foxer, Di Marco, Jacques Géron, Alain Mounier, Pierre Dupuis, Riverstone, Paula Meadows… parfois sous votre nom, parfois sous pseudonyme, parfois aussi sans signer.

En général ce n’était pas censé être signé, mais parfois les dessinateurs mettaient mon nom sans que je le leur demande.

Étrangement, vous ne mentionnez pas vos propres productions dans votre Encyclopédie de la bande dessinée érotique  [1]…

Non, c’est vrai. Je ne l’ai jamais revendiqué haut et fort… Même si je pense que la bande dessinée, il faut la défendre complètement. J’ai toujours trouvé anormal que les gens qui font de la BD érotique soient mis de côté. Je les ai d’ailleurs défendus chez Glénat aussi, en dirigeant la « collection du Marquis »… Et Liz et Beth est une des séries que Glénat a le mieux vendues. On a dû quasiment atteindre 100 000 exemplaires au titre. Et puis, c’était l’époque où J’ai Lu avait lancé « J’ai lu BD ». Alors j’ai eu l’idée de contacter Claude Bard, le responsable de Média 1000, qui occupait les anciens locaux de Jean-Jacques Pauvert, dans le quartier latin. Je lui ai proposé de publier les BD érotiques en poche, puisqu’il sortait déjà des romans à ce format. Il a été d’accord, et je me suis occupé de cette collection-là aussi, qui a compté plus de 150 titres. Ça se vendait très bien, jusqu’au jour où Hachette nous a interdits de diffusion dans les gares.

Pour en terminer avec ce chapitre, je crois savoir que vous avez écrit, toujours pour Carton, deux suites à la fameuse Vie sexuelle de Tintin qu’avait écrite et publiée Bucquoy…

Vous êtes bien renseigné. Il y a eu Le Mariage de Tintin, dessiné par Géron, puis Minous en stock, avec Musquera. C’était une idée de Carton, et ça m’a bien amusé.

Les ayants-droit d’Hergé n’ont pas bougé ?

Pas à ma connaissance. Je crois que ce n’est paru qu’en magazine, il n’y a pas eu d’albums.

En quelle année avez-vous quitté Glénat ?

En 2010. À la fin, comme j’étais déjà officiellement à la retraite, je travaillais depuis chez moi, et je ne me rendais dans les bureaux parisiens qu’une journée par mois, pour une réunion où je donnais mon point de vue, en tant que conseiller BD, sur ce qui se faisait. Je suis parti victime d’un complot des personnes qui forment l’équipe actuelle, qui supportaient mal que je ne sois pas toujours du même avis qu’elles. Et puis elles sont aux ordres, elles n’osent jamais émettre un avis qui aille contre Jacques Glénat, alors que moi j’ai dû menacer une dizaine de fois de démissionner quand j’estimais qu’un auteur n’était pas traité comme il le méritait. Glénat n’a pas voulu me croire quand je lui ai dit que j’avais des relations conflictuelles avec ces gens-là, qui faisaient tout pour fragiliser ma position ; il ne m’a pas défendu, il m’a tout simplement laissé tomber. Après trente-cinq ans de maison !


Depuis dix ans, on a pu retrouver régulièrement votre signature dans dBD. Depuis le début de la deuxième formule (non cartonnée), en fait.

Oui. J’ai rencontré Frédéric Bosser dans sa galerie, rue Dante, où avait été organisé un petit point presse pour la réédition de mon Dictionnaire de la bande dessinée. Nous avons sympathisé. Il m’a dit que ses colonnes m’étaient ouvertes si je voulais contribuer. Comme il avait des problèmes financiers, j’ai dit : « OK, mais vous ne me payez pas. J’écrirai bénévolement et cela me permettra de continuer à recevoir des services de presse. » J’ai commencé par quelques critiques d’albums, et puis j’ai écrit de plus en plus d’articles, jusqu’à passer presque mon mois entier à travailler pour dBD et pour L’Immanquable, toujours sans être payé, et j’étais le seul de ses collaborateurs dans ce cas. Et puis Bosser m’a débarqué sur un coup de sang. Là encore, j’ai l’impression que depuis pas mal de temps, les autres rédacteurs me voyaient d’un mauvais œil parce que je remplissais une bonne partie du magazine, pour rien.

Ce qui a le plus retenu l’attention, ce sont vos billets d’humeur en dernière page de dBD…

Oui, je sais que des gens achetaient dBD uniquement pour le billet d’humeur ! Et j’ai souvent reçu des messages d’auteurs me remerciant d’alerter sur certaines difficultés de la profession et de défendre leurs intérêts. Ça a été une constante dans ma carrière, j’ai toujours été aux côtés des auteurs. Mais j’ai peur qu’aujourd’hui ce soit devenu un combat d’arrière-garde… En tout cas, Bosser me laissait libre d’écrire ce que je voulais, il n’a dû discuter certains termes qu’une ou deux fois.

Certains de vos billets ont tout de même suscité des réactions un peu vigoureuses, notamment celui où vous vous en preniez à la ligne éditoriale de Fluide glacial…

J’ai dit ce que je pensais, et je ne regrette pas du tout ce papier. Ça m’a valu de m’accrocher avec Lindingre, mais maintenant je constate que Fluide glacial vient d’être vendu à Bamboo. Si Gallimard s’en est débarrassé, c’est que ça ne doit pas être une merveille… Officiellement Fluide vend 15 000 exemplaires en kiosques. Si ça se trouve, c’est 10 000 en réalité. De toute façon, c’est minable !

Reconnaissez que vous avez le goût de la polémique…

Oui ! Mais de la polémique positive, celle qui tente de faire avancer les choses.


Vous ne pensez pas que vous avez peu à peu acquis l’image de l’« Oncle Henri », attaché à la BD du passé…

Évidemment que je suis attaché à la BD du passé, c’est celle qui m’en a donné le goût. Je suis pour un certain classicisme, je ne m’en suis jamais caché. Je n’ai rien contre le roman graphique ni contre les mangas, mais j’estime que ça ne doit pas être assimilé à de la bande dessinée. La bande dessinée, ça raconte des histoires, ça dépayse, et c’est un travail d’artisan. Quand on raconte sa dernière crise de foie, ou le trajet conduisant de la chambre à la cuisine, ce n’est plus la même chose. Et je n’apprécie pas non plus les bâcleurs. Entre un type qui dessine cinq pages par jour et celui qui met un an, soirées et samedis compris, pour faire un album de 46 pages, ce n’est pas le même métier !

Si vous deviez citer un ou deux auteurs apparus ces dernières années, sur le talent desquels vous miseriez pour l’avenir… Qui seront, selon vous, les grands de demain ?

Je penserais, par exemple, à Anaïs Bernabé, la fille qui a repris Sasmira, de Laurent Vicomte… Ou à Jean Bastide, qui est capable de dessiner La Guerre des Sambre aussi bien que Boule et Bill. Ou encore David Etien, qui dessine Les Quatre de Baker Street… Voilà des gens qui ont du talent et du métier… Il y en a d’autres. Mais pour un jeune qui veut se lancer dans la BD aujourd’hui, il faut du courage ! Ce n’est plus payé, c’est vraiment un sacerdoce…

Quand je regarde la liste des ouvrages que vous avez écrits sur la BD, je constate qu’une majorité se présentent comme des guides, des dictionnaires ou des encyclopédies…

C’est vrai, ça a toujours été mon truc. J’ai de grands cahiers dans lesquels je consigne toutes mes lectures. Chaque fois que je lis un album, que je découvre un auteur, une série, je l’écris. C’est classé par genres : policier, histoire, humour… Quand j’ai un livre du type dictionnaire à faire ou à actualiser, je peux donc facilement retrouver toutes les références… Je fais cela depuis que la première édition de mon Dictionnaire de la bande dessinée a paru, chez Bordas, en 1989. J’ai plus de 3000 auteurs renseignés dans mes notes en plus de ceux qui figurent dans la dernière édition du Dictionnaire [2].

Mais vous n’avez jamais eu envie d’écrire une monographie sur tel ou tel auteur qui vous est cher ?

Non, mais à l’époque des Cahiers de la BD, version Schtroumpf, je pouvais leur consacrer des dossiers. J’en ai fait plein ! Depuis, ça ne s’est pas trouvé… Je travaille quand même en ce moment à un gros bouquin de 250 pages sur Sylvain et Sylvette, qui paraîtra chez Chronique, une marque de Média-Participations, dirigée par Jean-Christophe Delpierre. Et puis j’ai d’autres projets avec Dominique Burdot, chez Hachette (un ancien de Glénat, avec qui je m’entendais fort bien), et avec Laurent Muller, aux Arènes…

Le tout premier livre à avoir porté votre signature, c’était Histoire de la Bande dessinée en France et en Belgique, que vous aviez cosigné avec Jacques Glénat, Numa Sadoul et Thierry Martens, en 1979…

Oui. Non, attendez : deux ans plus tôt, j’avais fait paraître Les Années cinquante, chez Glénat, dans la petite collection « B-Documents ». Ça, c’était le premier. Et en 1980 a paru chez Pierre Horay La Bande dessinée mondiale, ce gros livre coordonné par Moliterni, auquel j’ai également participé, pour la partie franco-belge.

Votre Grand Œuvre, vous considérez que c’est le Dictionnaire chez Bordas ?

En tout cas c’est, de tous mes livres, celui qui a eu la plus belle carrière. On en a tout de même vendu 70 000 exemplaires…

Tiens ! Vous me donnez le même chiffre que Patrick Gaumer pour son dictionnaire à lui, chez Larousse…

C’est le vrai chiffre. Ce sont peut-être les mêmes acheteurs ! (rires) La deuxième édition ne s’est pas énormément vendue, mais la première avait été imprimée trois fois… Elle était sortie un an avant la première édition du Dico Larousse. C’est grâce à Henri Kaufman, qui était le patron de Rombaldi BD, avec qui j’étais très ami, que je suis entré en contact avec Bordas, où une éditrice voulait faire quelque chose autour de la bande dessinée.

Vous n’envisagez pas de prendre un jour une vraie retraite… ?

Non, je ne pourrais pas. Jusqu’au bout je garderai un œil sur ce qui se fait en bande dessinée… Mon but essentiel étant désormais de défendre le patrimoine, comme je le faisais dans dBD, et comme je le fais aujourd’hui sur BDzoom

Il vous arrive de lire autre chose que de la bande dessinée ?

Oui oui. Pas des choses aussi pointues que ce que peuvent lire ma femme ou mon fils aîné ! Moi, je lirai plus facilement un polar…

Propos recueillis au domicile d’Henri Filippini le 1er décembre 2016.

[1] 1997. La Musardine, 4e édition augmentée en 2011.

[2] 2005.