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brecht evens et olivier schrauwen face au roman graphique

Gert Meesters

[Novembre 2016]

Cet article portant sur les ouvrages de deux auteurs reconnus montrera que l’application assez récente d’idées provenant du monde littéraire a installé une division nette dans le monde de la bande dessinée néerlandophone actuelle. Les livres de Brecht Evens et d’Olivier Schrauwen ont connu un succès éclatant tant en Belgique qu’à l’étranger, marqué par des nominations et des prix. Brecht Evens a percé avec ses livres récents Les Noceurs, Les Amateurs et Panthère, tandis qu’Olivier Schrauwen a recueilli tous les éloges avec Mon Fiston, L’Homme qui se laissait pousser la barbe ainsi qu’avec Arsène Schrauwen. Evens et Schrauwen illustrent la renaissance de la bande dessinée flamande en incarnant une direction volontairement artistique. Même si ces auteurs ont beaucoup de choses en commun, je montrerai qu’ils répondent différemment au format du roman graphique, que les éditeurs littéraires et certaines maisons d’édition de bande dessinée favorisent.

Evens accueille ce format avec de l’enthousiasme, ce qui a déjà mené à une place sur la liste de nominés du Libris Literatuur Prijs, un prix littéraire important aux Pays-Bas. En imaginant des ouvrages épais comme un roman au lieu d’une bande dessinée de 48 pages et en adaptant le format, il sort du microcosme de la bande dessinée et voit son travail discuté et publié dans les pages littéraires des journaux. Il se sert de motifs littéraires et s’investit autant dans les dialogues que dans les illustrations, en les traitant comme des disciplines qui méritent la même attention. Il trouve son inspiration hors des classiques de la bande dessinée.

Brecht Evens dans ses œuvres... Photo © Athos Burez 2013

Schrauwen a choisi une autre voie, privilégiant les histoires brèves et les feuilletons publiés dans des anthologies internationales à bas tirage. L’exagération grotesque, évidente dans son travail, ne doit pas seulement être considérée comme de l’ironie, mais également comme un hommage à l’histoire de la bande dessinée. Dans la production et la publication de son travail, il fait référence aux contre-standards propagés par la bande dessinée dite alternative, depuis le travail de Robert Crumb aux années 1960.

Le roman graphique : une catégorie problématique

Dans beaucoup de pays, la bande dessinée comme média de masse est toujours vue comme de l’amusement pour les enfants, même si les comic strips américains publiés à la fin du XIXe et au début du XXe avaient déjà un public dans plusieurs tranches d’âge. La seconde moitié du XXe siècle a vu surgir dans le monde entier et surtout au Japon, en France et aux Etats Unis, des auteurs de bande dessinée qui destinaient leur travail à un public adolescent et adulte. Les histoires sont devenues plus complexes, réussissant à intéresser un public général et cultivé. Dès lors, certains défenseurs du médium ont proposé une terminologie différente pour les bandes dessinées tout public et les bandes dessinées plus ambitieuses pour les adultes. Ceci s’est surtout passé dans le monde anglophone, en commençant aux États-Unis dans les années 1970, en partie à cause des connotations humoristiques du terme comics [1]. Le concept de graphic novel, « roman graphique », s’est propagé sous l’influence de Will Eisner, qui avait utilisé le terme en 1976 pour décrire sa bande dessinée la plus ambitieuse jusque-là, Un Bail avec Dieu.

Avec le succès du terme sont venues les critiques de ses implications. Je me réfèrerai ici au livre Alternative Comics de Charles Hatfield pour les plus fréquentes, que je répéterai ici brièvement. Un nouveau nom suggère une rupture radicale, mais la différence de contenu entre Un Bail avec Dieu et les bandes dessinées underground de Robert Crumb n’est certainement pas plus importante que celle entre les bandes dessinées de superhéros aux années 1940 et les récits autobiographiques de Harvey Pekar aux années 1980. Néanmoins, Superman et American Splendor de Pekar étaient tous deux appelés des comics. La nouvelle étiquette occulte donc la tradition qui a permis l’émergence des « romans graphiques ». La parution d’un composant littéraire dans le nom même devrait donner plus de prestige littéraire à ces bandes dessinées, mais un nouveau terme, par sa simple existence, renforce les préjugés et les opinions dépréciatives par rapport aux bandes dessinées qui ne peuvent pas prétendre à ce nom prestigieux. Il donne au public culturel encore plus de raisons pour considérer la production hors roman graphique comme enfantine et superficielle. Même si le nom semble avoir été adopté spécifiquement pour distinguer le contenu et la longueur des récits concernés, la seule spécificité des romans graphiques réside souvent dans la forme matérielle, le format, qui ressemble au celui d’un roman littéraire. En dépit de critiques persistantes, le terme graphic novel est utilisé de plus en plus par le milieu académique, par les éditeurs et dans le monde culturel en général.

La distinction, à l’origine américaine, entre comics et graphic novels s’est même répandue de par le monde, surtout à partir des années 1990. Il est étonnant de voir que cette dichotomie a été adoptée dans la néerlandophonie. Tout d’abord, il est vrai que le nom néerlandais pour « bande dessinée », à savoir strip(verhaal), ne contient aucune connotation humoristique ‒ pas plus que le terme français ‒ qui pourrait mener à ou renforcer des préjugés [2]. En second lieu, la bande dessinée néerlandophone a toujours entretenu des rapports étroits avec la bande dessinée franco-belge, à cause de la domination exercée par cette dernière sur le marché local. Seul un quart des nouveautés en néerlandais est néerlandophone d’origine. La majorité des autres bandes dessinées viennent d’un territoire francophone. Or, la bande dessinée francophone, depuis les années 1960, vise principalement un public adulte ; dans la francophonie, la bande dessinée pour les adultes est même devenue nettement majoritaire d’un point de vue quantitatif. La bande dessinée pour adultes était donc déjà plus présente et mieux connue au territoire néerlandophone qu’aux États-Unis.
Néanmoins, la distinction entre strips et graphic novels s’est intégrée au langage culturel des Pays-Bas et de la Flandre.

(…)

Une conséquence de la mode du roman graphique a été un intérêt plus important des éditeurs littéraires pour la bande dessinée de petit format, qui pouvait se vendre dans les librairies généralistes. Les maisons littéraires confirmées comme De Bezige Bij, Podium, Atlas, Vrijdag, Van Halewyck, Lannoo ont toutes publié au moins quelques bandes dessinées depuis les années 1990.

Une nouvelle direction pour la bande dessinée flamande

Le mode du roman graphique et ses avantages par rapport au mode de fonctionnement classique dans la bande dessinée flamande sont arrivés plus ou moins en même temps que la renaissance de la bande dessinée flamande. L’émergence de bandes dessinées plus novatrices et plus ambitieuses du point de vue artistique s’explique par plusieurs raisons. En premier lieu, les écoles d’art, surtout à Bruxelles, un peu moins à Gand et à Anvers, ont créé des filières spécifiques pour la bande dessinée. Avant 1998, cela n’existait pas en Belgique néerlandophone. Deux nouveaux éditeurs exigeants, Bries et Oogachtend, ont vu le jour. Le Fonds Flamand des Lettres a commencé à donner des bourses à des créateurs et des subventions aux éditeurs. De plus, avec la baisse importante des coûts d’impression, l’édition d’une bande dessinée à tirage limité représentait un risque moindre pour les éditeurs concernés. Dans ce contexte favorable, de nombreux jeunes auteurs ont fait leurs débuts. À la différence de leurs aînés, ils n’ont jamais atteint des ventes énormes en néerlandais. Ils destinent leurs travaux à un public culturel international s’intéressant à l’illustration et à la littérature, plutôt qu’aux lecteurs locaux avides de bandes dessinées plus traditionnelles.

L’appui du Fonds Flamand des Lettres a permis à un nombre important de bandes dessinées flamandes d’être traduites dans des langues étrangères au cours de la dernière décennie. En plus de Brecht Evens et d’Olivier Schrauwen, d’autres auteurs ont été traduits en plusieurs langues : Randall C. (Randall Casaer), Conz (Constantijn Van Cauwenberge), Pieter De Poortere, Ben Gijsemans, Nix (Marnix Verduyn), Philip Paquet, Simon Spruyt, Brecht Vandenbroucke, Maarten Vande Wiele et Judith Vanistendael. La plupart de ces traductions ont abouti à une réception internationale favorable, qui a conduit à des nominations récurrentes pour des prix importants en France (notamment à Angoulême), en Allemagne (Erlangen), en Espagne, et aux États-Unis (les Eisners) pour Evens, Schrauwen, Nix, Spruyt et Vanistendael. La bande dessinée flamande a connu, ces quinze dernières années, une réorientation, et la manière de construire une carrière dans ce domaine a changé.

Brecht Evens et Olivier Schrauwen : des bibliographies en développement


Brecht Evens (né en 1986) a gagné un prix avec sa toute première bande dessinée, Een boodschap uit de ruimte (Un message venu de l’espace) ; il n’avait alors que 18 ans. Le prix consistait en une publication professionnelle de ce récit. L’histoire s’apparente à une blague. Un extraterrestre prototypique arrive en Belgique avec son vaisseau spatial. Le grand public, les hommes politiques et les médias veulent savoir quel message important celui-ci peut avoir pour l’humanité, mais l’extraterrestre cherche seulement des toilettes. Après avoir délivré son « message » (le mot boodschap ‒ message ‒ est souvent utilisé comme euphémisme décrivant les besoins corporels pour lesquels les toilettes ont été inventées), l’extraterrestre repart pour l’espace. Le jeune âge de l’auteur pouvait excuser l’intrigue assez naïve, mais la mise en couleurs (avec des verts dominants) indiquait déjà le potentiel novateur d’Evens. On ne peut certainement pas dire que le premier album de Brecht Evens présageait sa carrière ultérieure pour autant. Il ne s’est pas bien vendu non plus.

Brecht Evens, planche extraite de Een Boodschap uit de ruimte.

Brecht Evens entreprit un master en illustration à Sint-Lukas Gand (maintenant un département de Luca School of Arts), où il eut affaire à Ever Meulen et Steve Michiels comme enseignants ; Brecht Vandenbroucke était dans la même classe. Le deuxième livre d’Evens, Vincent (2006), montrait déjà mieux ses capacités de narrateur. C’est aussi le moment où Evens rejoignit le petit éditeur de bande dessinée Oogachtend, qui continuera à publier tous ses livres par la suite. Vincent compte plus de pages (72) que la plupart des bandes dessinées néerlandophones à l’époque.


C’est l’histoire d’un étudiant néerlandais qui part en Erasmus en Irlande, où un ménage à trois tourne en drame. Evens montrait de l’ambition, d’une part en collaborant avec un groupe pop néerlandais qui composa une musique destinée à accompagner le livre, d’autre part en mêlant plusieurs langues à l’intérieur de son récit, chaque dialogue étant rédigé dans la langue supposément parlée au cours de la scène. Ainsi, la plupart des scènes incluant la fille irlandaise, Katie, étaient en anglais. Si le premier album d’Evens était muet, Vincent montre une oreille très juste pour le dialogue et frappe par le ton littéraire étonnamment mûr du monologue intérieur que produit le personnage principal. Les dessins, quant à eux, étaient un peu au-dessus de ceux de Een boodschap uit de ruimte, sans rien manifester encore d’exceptionnel ou de très personnel. La personnalité de l’auteur émergeait lentement, mais certaines pages plus expérimentales, des tons verts très spéciaux et la qualité du texte signalaient le travail d’Evens à l’attention.

Nachtdieren (Les Animaux de la nuit), en 2007, peut rétrospectivement être perçu comme un travail mineur, tout en explorant une voix radicalement différente de ses livres précédents. C’est un livre assez mince (48 pages) composé de deux histoires muettes. La première impression peut être décevante. Mais ces récits simples au sujet de personnes attirées, de force ou par leur propre volonté, la nuit jusque dans une forêt lascive peuplée d’une faune imaginative, dissimulent une interrogation sur les dangers de la vie sexuelle à l’âge adulte et la perte de l’innocence sur laquelle triomphent les instincts animaux. Surtout, ce livre annonce, sous bien des aspects, tant graphiques que narratifs, le suivant, qui sera Les Noceurs (Actes Sud BD, 2010 ; Ergens waar je niet wil zijn, 2009).

Ce quatrième livre arrive au moment où Evens a grandi sous les yeux du public. Ayant débuté très jeune, il n’avait encore que 21 ans au moment de la parution de Nachtdieren. Et Les Noceurs, le livre qui va le lancer sur le plan international, constitue son projet de fin d’études. C’est un livre ambitieux, de 176 pages, témoignant d’un changement radical dans le style graphique, qui a bénéficié de l’appui déterminant de ses professeurs à St. Lucas Ghent, notamment de l’illustrateur Goele Dewanckel. (…) Ce qui a par-dessus tout contribué à la reconnaissance internationale des Noceurs est un usage très nouveau des techniques de mise en page, de narration et de mise en couleurs. Au lieu de fonder ses dessins sur un trait de contour, comme le font la plupart des bandes dessinées, le livre d’Evens repose sur des couleurs irréalistes, à l’aquarelle et à l’écoline.

(…)

[Les Amateurs, en 2011, et Panthère, en 2014, viendront confirmer le talent très personnel de Brecht Evens et renforcer sa notoriété.]

Né en 1977, Olivier Schrauwen est de neuf ans l’aîné de Brecht Evens, mais sa carrière n’a pas démarré plus tôt. Son premier livre, My Boy, rédigé en anglais, a paru en 2006, l’auteur ayant alors déjà presque trente ans. Après avoir étudié l’animation à Sint-Lukas, à Gand, il compta parmi les premiers titulaires du master en bande dessinée délivré par Sint-Lukas à Bruxelles, en 2002. Il commença à participer à des anthologies telles que Ink et Parcifal et fut immédiatement reconnu en France. Son premier album parut en version française à l’An 2, la maison d’édition fondée par Thierry Groensteen, en même temps que sortait l’édition anglaise originale. Il est intéressant de noter que My Boy / Mon fiston n’a jamais été publié en néerlandais, mais existe dans six autres langues.

Mon Fiston en édition de langue anglaise...
... et en édition allemande.

Le livre se compose de plusieurs chapitres courts relatant la vie d’un père et de son fils, qui vivent seuls ensemble, après que la mère soit morte en couches. Le garçon ne grandit pas et reste beaucoup plus petit que la taille d’un bébé normal. En dépit des éléments tragiques que comporte l’histoire, Schrauwen conserve un ton léger, servi par un sens de l’humour qu’assaisonne un brin de cruauté. Les pages ont été dessinées de manière à ressembler aux newspaper strips du début du XXe siècle, en particulier à Little Nemo in Slumberland, le classique de Winsor McCay.

Olivier Schrauwen, Mon Fiston, p. 7.

Le trait gracile, les couleurs fanées, des touches de caricature à l’ancienne rappellent le monde de fantasy enfantine du maître américain, mais des événements inhabituels et même absurdes attestent que l’histoire a été inventée bien plus tard. Non seulement Schrauwen ressuscite avec pénétration un pan de l’histoire des comics, mais il se réfère à l’histoire de l’art en général en intégrant des peintures de primitifs flamands et en changeant de style graphique chaque fois que cela peut profiter à l’histoire.


Les variations de style sont encore plus flagrantes dans son deuxième livre, L’Homme qui se laissait pousser la barbe (De man die zijn baard liet groeien, qui existe en néerlandais, en français, en anglais, en allemand et en finnois). L’album réunit des histoires courtes parues dans des anthologies internationales telles que Mome et Canicola, dont l’un des seuls points communs et la présence d’un homme portant la barbe. La plupart de ces histoires ont été peintes sur papier, mais alors que la première peut faire penser à une suite de vitraux, une autre renvoie aux bandes dessinées anciennes et d’autres encore tiennent leur singularité d’une palette volontairement limitée. Parmi les thèmes abordés, on citera le colonialisme, les liens entre la religion et l’art ainsi que ceux entre la physionomie et le caractère. Comme dans My Boy, la plupart des chapitres demeurent enjoués, grâce à des traits d’humour et des références inattendues.

Olivier Schrauwen, extrait de 30 000 Years of Bad Luck.

2011 vit la publication de deux petits ouvrages, 30 000 Years of Bad Luck, un minicomic dessiné à la hâte et relatant, dans la veine très personnelle de l’auteur, l’histoire de l’humanité (prolongée en 2015 dans 29 000 Years of Bad Luck, la suite) ; et Le Miroir de Mowgli, un petit album muet de 38 pages, très librement inspiré du Livre de la jungle de Rudyard Kipling [3]. http://neuviemeart.citebd.org/spip....Ce dernier titre a pour éditeur Ouvroir Humoir, un sérigraphe français qui avait découvert le travail de Schrauwen en ligne. (…) Le fait que cet éditeur soit confidentiel n’empêcha pas l’album d’être nominé, tout comme ses deux prédécesseurs plus épais, dans la sélection proposée pour les prix du festival d’Angoulême.

Schauwen décida alors d’expérimenter l’auto-édition. Sa première réalisation fut le minicomic intitulé Greys, imprimé en gris sur un papier gris. Dans un premier temps, cette histoire d’enlèvement par des extraterrestres fut disponible en anglais uniquement, auprès de l’auteur. Une édition française parut début 2015, aux éditions Arbitraire. Afin d’échapper à toute influence des éditeurs, Schrauwen commença aussi par imprimer et diffuser lui-même, en 2014, les parties de son travail le plus ambitieux à ce jour, Arsène Schrauwen. Dans cette fiction inspirée par le séjour de son grand-père au Congo, l’auteur renoue avec quelques-uns de ses thèmes de prédilection, le colonialisme et l’interaction entre des hommes de différentes tailles et de différentes générations. Une fois encore, il se réfère à l’histoire de la bande dessinée, qui lui est chère. En imprimant les pages tantôt en bleu, tantôt en rouge, il imite l’impression typique des albums de Suske en Wiske (Bob et Bobette, par Willy Vandersteen) dans les années quarante et cinquante du siècle dernier. Les dessins reposent davantage sur un tracé linéaire qui lui-même renvoie aux strips flamands d’autrefois. Même si le nom du protagoniste, Arsène Schrauwen, semble garant de véracité, le récit est aussi absurde que les autres livres de Schrauwen. Il contient en outre des épisodes plus obscurs qui ne sont pas sans lien avec la littérature canonique sur le Congo et notamment avec le roman de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres.

Similitudes apparentes et différences radicales

Ce rapide survol des œuvres produites à ce jour par Brecht Evens et Olivier Schrauwen montre que les deux auteurs ont développé des thématiques propres qui ne doivent pas grand-chose à la tradition établie en Flandre par les bandes dessinées de presse. Evens et Schrauwen sont les chefs de file de la génération de dessinateurs flamands nés après 1975, qui ne veut plus s’inspirer des maîtres locaux, les canoniques Willy Vandersteen, Marc Sleen et Bob De Moor. (…) Ils sont en phase avec la tendance internationale cherchant à élargir le spectre des sujets qu’il est possible d’aborder en bande dessinée. Il est tout aussi notable qu’ils ne réalisent pas de séries, comme ce fut la règle dans l’industrie flamande de la BD.

Cependant, cette liberté qui les caractérise tous deux dans le choix des thèmes et dans le style, et qui singularise leur travail dès le premier regard, dissimule d’importantes différences entre eux ; des différences qui marquent deux attitudes radicalement dissemblables à l’égard du médium. Les trois derniers livres de Brecht Evens sont des histoires longues, développées sur plus de cent pages. Une proportion importante de ses éditions étrangères sont le fait de maisons littéraires (Actes Sud, Random House) et, dans certains cas, le format des œuvres a été diminué pour se rapprocher du format des romans. Evens attache manifestement une très grande importance au texte dans ses livres ‒ généralement dialogué ‒, ce qui a sans doute facilité sa nomination pour le Libris Literatuurprijs en 2012. En somme, Evens assume pleinement cette entrée de la bande dessinée dans le domaine littéraire qu’exemplifie la catégorie du « roman graphique ». L’héritage reçu de la bande dessinée elle-même ne paraît plus pertinent pour caractériser son travail, dans la mesure où il a évacué la plupart des procédés stylistiques habituels de la bande dessinée et développé, à la place, à partir de Les Noceurs, une technique qui l’apparente davantage aux illustrateurs. Le fait d’abandonner les bulles et les cadres des vignettes est clairement un choix poétique. Le public visé est un public cultivé, amateur de livres mais pas nécessairement lecteur de bandes dessinées.

Olivier Schrauwen a choisi un chemin tout différent, quand bien même ce n’est pas forcément évident au premier abord. Même si Mon Fiston, L’Homme qui se laissait pousser la barbe et Arsène Schrauwen comptent un nombre de pages (80 au minimum) qui dépasse ce qui est de règle dans la BD flamande traditionnelle, Schrauwen a toujours préféré les formes courtes. Mon Fiston est composé de chapitres qui peuvent être lus indépendamment. En fait, l’un d’eux avait été prépublié comme une histoire complète dans l’anthologie Hic Sunt Leones (2004). C’est encore plus flagrant avec L’Homme qui se laissait pousser la barbe, suite d’histoires courtes qui ont peu en commun en dehors de la personnalité de l’auteur. La plupart de ces histoires avaient été publiées dans des magazines internationaux avant de figurer dans le recueil. Même Arsène Schrauwen, son œuvre la plus longue à ce jour, avait été découpé en plusieurs livraisons, selon une pratique devenue désuète en littérature mais qui a longtemps été de règle dans la bande dessinée. Schrauwen choisit généralement lui-même ses éditeurs étrangers et semble privilégier des entités indépendantes à forte « valeur ajoutée » artistique, actives dans le champ de la bande dessinée depuis longtemps, ou des imprimeurs artisanaux comme l’Ouvroir Humoir pour Le Miroir de Mowgli. Évidemment, cette préférence tient de la cooptation, car les éditeurs les plus au fait de l’histoire de la bande dessinée sont aussi ceux qui apprécieront le mieux les qualités distinctives du travail de Schrauwen et prendront contact avec lui. La tradition de la small press et de l’autoédition a visiblement laissé une marque sur Schrauwen, ce qui explique qu’il préfère imprimer certains de ses travaux lui-même pour avoir une liberté artistique complète, ou qu’il travaille avec un éditeur comme Bries, à Anvers, issu de la small press.

Olivier Schrauwen, Mon Fiston, p. 33.

La force du travail de Schrauwen provient d’abord des images et de la narration non-verbale. Dans My Boy, les rares phrases de dialogue sont tellement basiques que Schrauwen pensait que tout le monde pourrait les comprendre, même sans être anglophone. Pour percevoir les références cachées dans les images, il faut être beaucoup plus averti. Schrauwen cultive l’imperfection ; elle est visible dans les images, où les couleurs des objets ne coincident pas toujours avec le trait de contour, mais elle est encore plus nette dans les textes. La langue anglaise utilisée dans My Boy ou Greys est une langue limitée qui trahit le narrateur comme quelqu’un dont l’anglais n’est pas la langue maternelle. De plus, des fautes d’orthographe semblent participer du résultat recherché. L’exécution nonchalante des images, l’anglais approximatif et le penchant pour des histoires courtes ou des livres miniatures, tout cela démontre que le travail de Schrauwen est ambitieux et humble à la fois. L’ambition qui anime son travail, Schrauwen ne la place pas dans des facteurs externes comme le choix d’éditeurs prestigieux, de tel ou tel format de publication ou raffinement éditorial. Schrauwen explore les possibilités formelles de la bande dessinée comme il l’entend, sans passer de compromis avec l’économie du marché du livre ou le potentiel marketing du « roman graphique ».

Il n’est donc pas surprenant que Evens et Schrauwen, les deux nouveaux venus les plus influents qui aient surgi en Flandres au début du XXIe siècle, aient séduit des publics différents. Les derniers livres d’Evens se sont bien vendus, ont été réimprimés rapidement en France, primés et nominés à travers le monde. Le travail de Schrauwen demeure plus confidentiel ; le fait que certains de ses livres ne peuvent être commandés qu’en ligne en témoigne. Lui aussi a eu plusieurs nominations, mais jamais pour un prix littéraire. Les éloges que reçoit son travail viennent principalement du milieu professionnel de la bande dessinée : les dessinateurs, les journalistes et autres experts.

(…)

Les choix opérés par les auteurs ne dépendent que partiellement des caractéristiques visuelles et littéraires de leur travail. Ils sont la conséquence d’une volonté de s’inscrire dans telle ou telle mouvance de la bande dessinée. Avec l’essor du roman graphique, les histoires sont devenues plus longues et le style graphique s’est souvent inspiré davantage de l’illustration ou de la peinture que la tradition propre à la bande dessinée elle-même. En ce sens, un Olivier Schrauwen apparaît comme l’un des gardiens de l’histoire de la bande dessinée, dans son acception la plus large, depuis le choix des sujets jusqu’à la distribution. Il profite des possiblités offertes par la nouvelle catégorie du roman graphique sans rien renier de celles qu’offre la culture traditionnelle de la bande dessinée.

Gert Meesters
Université de Lille

[1] D’autres solutions ont été envisagées. L’auteur de Maus, Art Spiegelman, a proposé l’orthographe com-mix pour mettre l’accent sur le mélange des mots et des images plutôt que sur l’aspect comique.

[2] Ce qui ne signifie pas que ces préjugés n’existent pas.

[3] Lire les commentaires de Thierry Groensteen sur cet album dans le troisième volet de son étude Singeries, en ligne sur ce site : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1089