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patrick gaumer : « un bon serviteur de la bande dessinée »

[Octobre 2016]

Thierry Groensteen : Es-tu tombé dans la bande dessinée étant petit ?

Patrick Gaumer : Oui, bien sûr. Je suis né en 1957, à Segré, dans une région assez rurale, au nord-ouest de l’Anjou, et un environnement assez proche de celui que décrit Étienne Davodeau dans Les Mauvaises Gens. Un milieu ouvrier, chrétien, social et campagnard. Mon père était ouvrier tanneur, ma mère travaillait pour les impôts. Nous avions un train de vie modeste mais nous n’étions pas pauvres. Découvrir la bande dessinée était sans doute plus compliqué à Segré qu’à Bruxelles ou à Paris. Mais j’avais des grands-parents formidables. Ma grand-mère maternelle, qui a vécu jusqu’à 102 ans, avait eu son brevet et a d’abord été institutrice ; plus tard, tout en élevant quatre gamins, elle est devenue directrice d’une agence de la Caisse d’Épargne – à une époque où les femmes ne travaillaient pas. Elle était abonnée à Bonnes Soirées. J’ai lu Les Schtroumpfs noirs dans ce magazine, et non pas dans Spirou. C’est son mari, mon grand-père, un mineur de fond, qui m’a appris à aimer les livres. Il lisait des livres de poche, notamment les fameux "J’ai Lu" sur la guerre. J’avais aussi une tante qui lisait Femmes d’aujourd’hui. J’y ai découvert Bob Morane, d’abord celui de Forton, puis celui de Vance. Je me souviens encore très bien – j’ai une excellente mémoire visuelle – de la première planche de Bob Morane qui me soit tombée sous les yeux. Et puis il y avait la presse quotidienne, Ouest France, avec des strips chaque jour. Enfin, milieu catholique oblige, nous allions à la messe, et à l’époque on pouvait mettre des pièces dans les troncs et prendre des magazines pour la jeunesse sur un présentoir : Perlin et Pinpin pour les petits, Fripounet, puis J2 Jeunes. Il y avait aussi une bibliothèque, où l’on pouvait trouver des séries de bande dessinée comme Jo et Zette ou La Patrouille des Castors. Pour achever le tableau de mes lectures d’enfance, je dois aussi mentionner les petits formats, qui avaient l’avantage de ne pas coûter cher. J’avais une kiosquière, madame Charroux, qui me laissait libre de lire ce que je voulais dans son petit magasin, en particulier les petits formats. Et la dame qui a élevé mon père, qui tenait une chapellerie, avait des albums de Tintin, que j’ai pu lire et relire.

(Photo Thierry Groensteen)

Tu te souviens du jour où tu as pu acheter, ou bien où l’on t’a offert, ton premier album ?

C’est venu très tôt, parce que c’était ce qui me récompensait quand j’avais des bonnes notes à l’école : des albums brochés de Sylvain et Sylvette. J’avais un comportement assez hypocrite, ou disons intéressé, parce que je faisais l’effort nécessaire pour avoir l’album que je convoitais et, sitôt que je l’avais eu, je retombais dans les profondeurs du classement. Je pouvais être 1er ou 37e, ce qui était insupportable pour mes parents. Vers dix ans, j’ai commencé à avoir de l’argent de poche et je me suis abonné à des revues. À treize ou quatorze ans, j’étais abonné à Phénix et au Rantanplan d’André Leborgne...

Des revues d’étude, si jeune ! Tu voulais déjà approfondir ta connaissance sur le monde de la bande dessinée, sur les dessinateurs qui te plaisaient...

Oui, je voulais approfondir, en savoir plus. Je commençais à faire des petites fiches pour rassembler les renseignements disponibles sur les auteurs. Quand un dessinateur me frappait, mettons Hermann, je voulais connaître sa vie, savoir ce qu’il avait pu faire d’autre... Ou connaître l’historique d’une revue...

Caricature de Patrick Gaumer par Cabu. Collection de l’auteur.

Tu dessinais toi-même ?

Très mal. Et je ne savais pas scénariser. J’ai pourtant fait mon propre fanzine, Le Furet, diffusé auprès de deux ou trois de mes proches. En dehors d’eux, personne ne l’a jamais vu et ne le verra jamais.

Au collège, au lycée, la bande dessinée était une passion partagée avec tes camarades ?

Absolument pas, c’était une passion totalement solitaire. J’avais quelques copains qui possédaient aussi des albums, et on se les prêtait entre nous. Mais j’étais le seul pour qui ça représentait plus qu’un simple délassement. Les camarades d’école se passionnaient bien davantage pour le sport, un domaine dans lequel j’étais nul. Le lundi matin, pendant qu’ils se racontaient les matchs de foot de la veille, je plongeais dans mon truc à moi, un Akim ou un Pif Poche.

Je suppose que tes parents ont remarqué assez rapidement une passion aussi dévorante...

Ils ne l’ont pas vraiment encouragée. Je me souviens qu’à un moment où mes résultats étaient plus faibles, l’instituteur m’avait convoqué avec mes parents et il leur avait dit : « Vous savez, ce garçon ne fera pas grand-chose dans la vie, il lit des illustrés. » Le mois suivant, comme je ne semblais pas avoir compris la leçon, mes parents ont mis tous mes petits formats dans un carton, qu’ils ont brûlé. Mais par la suite, quand je leur ai dit ce que je souhaitais faire, ils m’ont demandé si j’étais sûr de moi, et comme j’ai répondu oui, ils m’ont fait confiance.

Tu as eu le Bac mais tu n’as pas poussé tes études plus loin, je crois...?

Non. J’ai eu mon Bac de manière assez lamentable, après l’avoir raté une première fois, et dans une option comptabilité qui ne m’intéressait absolument pas. J’aurais préféré une option littéraire, mais on m’avait dit qu’il n’y avait pas de débouché, et qu’il était important d’avoir un « vrai métier ». Un cousin de ma mère était aumonier à La Rochefoucauld, un lycée parisien privé, et il avait eu ses études de prêtrise payées par Monsieur Richer, LE libraire catholique d’Angers. Je me suis donc, moi aussi, présenté à la librairie – je voulais travailler dans le monde du livre – et j’ai été engagé. J’ai eu mon Bac en juin 1977, le 1er juillet je commençais à travailler.

Au rayon bandes dessinées ?

Non, au rayon scolaire. Il y avait bien un petit rayon BD chez Richer, tenu par une fille fort jolie au demeurant qui, elle, ne s’intéressait qu’à la poésie. Donc il m’arrivait de lui prêter main forte, jusqu’au jour où on nous a demandé de rester chacun à notre place. La plupart des employés étaient des vieux libraires à l’ancienne, proches de la retraite. Mon supérieur au rayon arrivait en costume cravate, posait son veston sur un cintre et revêtait une blouse en sergé gris. Moi j’avais les cheveux longs, j’étais plutôt dans ma période peace and love. J’ai travaillé là pendant un an, un an et demi, mais je réalisais bien que je n’avais pas d’autre perspective que de devenir un jour chef de rayon. J’ai préféré démissionner, ce qui a laissé mes parents effondrés. Mais c’était une époque où il était encore facile de retrouver du travail. Dans l’immédiat, je suis parti sur la route pendant près de deux ans, j’ai vécu un moment en Grèce en déchargeant des camions, puis à Amsterdam sur une péniche. Là, j’ai fréquenté assidûment Lambiek, la librairie mythique de Kees Kousemaker, qui existait depuis 1968, et j’ai rencontré des gens comme Joost Swarte (qui allait, plus tard, dessiner le faire-part de la naissance de ma fille Alice) et Hansje Joustra, futur éditeur de Oog & Blik et aujourd’hui de Scratchbooks. J’ai découvert toute la richesse de l’underground néerlandais...

Faire-part de naissance de la fille de Patrick Gaumer, par Joost Swarte.

Tu avais d’autres fournisseurs attitrés pour des choses un peu plus difficiles à trouver ?

Oui. Par exemple, bien avant d’aller à Amsterdam, je faisais déjà venir Stripschrift, la revue d’études hollandaise, alors que je ne lisais pas cette langue, via l’équipe du fanzine Falatoff. À Bruxelles, j’ai été client de la librairie Chic Bull dès qu’elle a été ouverte par les frères Pasamonik, à la fin des années 70.
Quand je suis revenu en France, j’ai voulu commencer des études de Lettres à Angers, que je finançais par des petits boulots, mais je me suis retrouvé en décalage total avec les autres étudiants, des gamins qui n’avaient rien vu, rien vécu. J’aurais bien créé ma propre librairie, mais sans argent... Cette période, le début des années 80, coïncidait avec le début des radios libres. Donc j’ai animé une émission de radio sur la BD, sur Radio Danger, une station montée avec quelques copains un peu fous. Et puis je me suis mis à écrire aux maisons d’édition spécialisées, persuadé qu’elles n’attendaient que moi. Sur la dizaine d’éditeurs que j’ai contactés, il n’y en a que deux qui m’ont répondu, et par la négative.

Comment as-tu finalement été engagé chez Temps Futurs, la librairie que Stan Barets tenait rue Dante, à Paris, en janvier 1983 ?

Ce fut un véritable miracle. Je connaissais la librairie, évidemment, puisque j’allais à Paris, en stop, pour participer aux Conventions de la bande dessinée, que j’étais également passionné de science-fiction – et puis des photos de la librairie avaient été publiées dans Métal hurlant. J’avais dressé la liste des librairies qui existaient dans la capitale, et j’avais demandé à un copain prof d’anglais d’aller leur distribuer mon CV. Quand il est arrivé à Temps Futurs, on lui a dit : « C’est étonnant, l’annonce n’est pas encore parue ». La personne qui s’occupait du rayon bandes dessinées, qui n’était autre que José-Louis Bocquet, venait de partir, et ils lui cherchaient un remplaçant. Ma candidature spontanée tombait à pic ! J’ai obtenu un rendez-vous avec Stan, qui avait déjà vu treize ou quatorze candidats entre-temps et devait encore en voir d’autres. Je l’intéressais, il m’a promis une réponse dans la semaine. Au bout d’une dizaine de jours, étant sans nouvelles, je l’ai rappelé. Il m’a alors fait passer un test par téléphone, qu’il avait soumis aux autres postulants mais pas à moi. Vingt questions pour juger de ma connaissance de la bande dessinée. « Qu’a fait Dick Matena ? » « Citez-moi trois dessinateurs des aventures de Spirou et Fantasio » et autres questions du même genre. J’ai fait un sans-faute, apportant même des précisions qui ne m’étaient pas demandées : 24/20 ! Nous étions un lundi. Stan m’a demandé quand je pouvais commencer. Je n’avais pas d’appart’ à Paris, mais je lui ai dit « jeudi ». Et me voilà engagé, en CDI. Dans un premier temps, la maman d’un copain m’a hébergé dans un placard.

L’équipe de la librairie Temps Futurs, lors du lancement
du Guide de la bande dessinée de Philippe Bronson.

Il y avait combien d’employés dans la librairie ?

En dehors de Stan qui était au premier étage et supervisait l’ensemble, il y avait sa femme, Sophie, qui ne venait que le week-end ; au sous-sol, il y avait Laurent qui s’occupait des comics, Claire, la spécialiste cinéma, François qui s’occupait des polars, et Brigitte qui était en charge de la science-fiction. C’est l’époque où Temps Futurs faisait aussi de l’édition. J’étais là quand sont sortis Aventure en jaune, de Yann et Conrad, et Orient Opium, de Rodolphe et Cordonnier. Et au bout de quinze jours on m’a dit : tu vas t’occuper de L’Année de la BD, dont deux éditions avaient déjà paru, sous la direction de Fromental. Dans la troisième édition, passée d’un petit à un grand format, il y avait des articles signés Stan Barets, des articles signés Patrick Gaumer, et des articles signés Brian Hester, le pseudonyme que nous avions choisi quand nous écrivions ensemble. Il m’avait dit : toi tu connais mieux la BD, moi je connais mieux l’écriture, alors on faisait un ping-pong. Cette collaboration a certainement été formatrice pour moi...


Ta relation avec Stan a toujours été sans nuages ?

Merveilleuse. Bon, c’est quelqu’un de caractériel qui pouvait quelquefois partir en vrille pour une broutille. Mais il était extrêmement intelligent, brillantissime. Et il me faisait confiance.

Tu as dû faire la connaissance de pas mal d’auteurs qui fréquentaient la librairie...

Oui. Principalement les Humanos : Dionnet, Druillet, Manœuvre, Chaland... mais aussi des auteurs de Pilote comme Mézières, qui habitait juste à côté, ou Fred. Sans compter les écrivains de science-fiction, et des personnalités comme Alain Resnais, Jean-Claude Rohmer, Robert Doisneau, Julien Clerc... J’avais vingt-cinq ans et je trouvais tout à fait normal de tutoyer Druillet.

Le planning des signatures à la librairie Temps Futurs en février 1984.

Donc, tes tous premiers textes sur la bande dessinée, tu les as écrits pour L’Année de la BD...

C’est exact. Et pour les catalogues de vente par correspondance de la librairie. J’avais acheté une petite machine à écrire Erika. Il me fallait trois heures pour écrire trois lignes, et je ne te parle pas des fautes de frappe.

Toi qui lisais Phénix, Rantanplan et autres revues spécialisées depuis des années, pourquoi ne leur avais-tu jamais proposé tes services ?

J’aurais pu, mais ça ne m’était même pas venu à l’idée. Quand je lisais les articles de Couperie, de Van Herp ou de Van Passen, j’estimais peut-être que je n’avais pas le niveau.

Un an et demi ou deux ans après ton arrivée, Temps Futurs a fait faillite.

Oui. Le pas de porte et le fonds de commerce ont été rachetés par Yves Rasquain, le patron de la librairie Album, juste à côté. Tout le monde a été licencié, sauf moi. Les titres qui étaient au catalogue des éditions Temps Futurs ont été repris par Glénat, qui était surtout intéressé par Yann et Conrad, et Stan y a été engagé comme éditeur. Il allait s’occuper de Circus et de Vécu.

Et les Années de la BD suivantes ont été publiées par Glénat, dirigées par Stan et moi, lui apportant une partie des collaborateurs, moi l’autre partie, à savoir l’équipe des Cahiers de la bande dessinée. C’est à ce moment-là que nous avons été amenés à travailler ensemble...

Voilà. Moi, même si je m’entendais très bien avec Yves Rasquain – un peu moins avec sa sœur –, j’ai préféré rejoindre Glénat à mon tour quand Stan m’a fait savoir qu’un vendeur de la librairie du groupe venait de partir.

Tu parles là de la librairie Glénat de la chaussée d’Antin...

Oui. Le magasin n’existait pas depuis très longtemps. Les bureaux parisiens des éditions étaient juste au-dessus, avec Henri Filippini, notamment. Tous les auteurs qui venaient livrer leurs planches, les Bourgeon, les Juillard, les Convard et tous les autres, passaient là. Je suis resté deux ans et demi chez Glénat, et je pense vraiment y avoir bien fait mon boulot, avec un chiffre d’affaires qui ne cessait d’augmenter.

Ce n’était pas la même clientèle que chez Temps Futurs...

Non, pas du tout. On voyait passer pas mal de journalistes du Monde, dont la rédaction n’était pas loin. Et puis des banquiers, une clientèle aisée, bourgeoise, qui laissait quelquefois de gros chèques en partant. Mais j’avais fait bouger un peu le positionnement de la librairie quand on m’a laissé libre de partir, tantôt au Salon de Barcelone, tantôt chez Lambiek à Amsterdam, tantôt chez Margueron à Genève (librairie Papiers Gras), ou chez Tania, de Pepperland, à Bruxelles, et je revenais chaque fois avec de pleines caisses d’éditions étrangères, de choses un peu rares qui se vendaient très bien. Évidemment, on était encore loin de ce que j’appelle une « librairie grenier », dans le genre de Temps Futurs, Lambiek ou Expérience à Lyon, c’est-à-dire une librairie où tu entres sans forcément savoir ce que tu cherches et dont tu ressors avec un truc improbable.

Carton de déménagement dessiné par André Juillard.

Mais tu n’étais pas le responsable du magasin.

Non, mais je disposais d’un budget que je gérais en totale autonomie.

Fort de toutes tes expériences, tu n’as pas eu, à nouveau, la tentation d’ouvrir ta propre librairie ?

Si, j’y ai pensé. Mais, parallèlement à mes activités chez Glénat, j’avais commencé à faire le « nègre » pour Jack Lang, grâce à des copains de l’association Clovis, qui avaient notamment monté une exposition sur Jacques Martin à la Sorbonne : Pierre Forni, le regretté Patrick Fouasson qui était un ami cher... Par eux j’avais fait la connaissance de David Caméo, qui avait en charge le dossier BD au cabinet de Lang, et celui-ci m’a demandé des textes. Puis Lang est devenu maire de Blois, et j’ai commencé à travailler, beaucoup, pour le festival de Blois.
Et puis c’était le moment où Glénat a décidé de faire une chaîne de librairies, la chaîne des Librairies d’Images. Il m’a demandé d’en constituer le fonds. La première opération que j’ai faite a été de racheter, à un prix très avantageux pour Glénat, le fonds d’une librairie que Trigano possédait sur les Champs Élysées. Puis je me suis occupé de constituer le fonds de la librairie de Lyon... Jusqu’au jour où j’ai vu arriver le directeur recruté pour cette nouvelle chaîne, un type qui venait du groupe Flammarion, un certain Hervé Emeury, un vieux beau très prétentieux. Il m’a dit : « Vous allez devoir faire vos preuves ». J’ai répondu, en enfonçant mon index dans son nombril : « Non, moi, mes preuves, je les ai faites. C’est à vous de faire les vôtres ». Il n’a pas aimé du tout, et il a essayé d’avoir ma peau par tous les moyens. Par exemple, il venait de nuit dans la librairie, il renversait des piles d’albums, il prenait des photos et m’envoyait des lettres recommandées accusatrices... J’ai été victime d’un véritable harcèlement. Heureusement, j’ai pu compter sur des dessinateurs amis comme Juillard et Cabanes, qui sont montés au créneau pour moi : « On connaît Patrick, on connaît son honnêteté. Alors ne jouez pas à ce jeu-là. »

Tu aurais pu quitter les fonctions que tu occupais et essayer de rejoindre l’équipe d’éditeurs, chez Glénat...

Oui, mais j’étais parti plutôt vers l’écriture. En 1989, j’ai donné ma démission, avec juste mes indemnités de départ.

Dans l’appartement-bureau de Patrick Gaumer...
(Photo Thierry Groensteen)
Même dans la chambre à coucher... (Photo Thierry Groensteen)

Tu n’as plus jamais été salarié depuis ?

Non, depuis, je travaille en indépendant. Je ne me serais sans doute pas lancé si j’avais déjà été papa, je n’aurais pas pris le risque. Parce que, en dehors de ma capacité au travail, je n’avais pas grand-chose... J’avais Caméo, j’avais Blois, et puis j’ai eu Angoulême, avec François Vié, pour lequel j’ai également fourni diverses prestations, notamment comme commissaire, plusieurs années de suite, de l’exposition « Coups de cœur », qui réunissait des auteurs choisis par les éditeurs eux-mêmes comme les nouveaux venus les plus prometteurs. Tripp, Gabrion, Dupuy et Berberian, Maëster et d’autres ont bénéficié de cette opération.


Au début, « Coup de cœur » a été présenté dans ce qui est aujourd’hui l’espace Franquin, puis, les années suivantes, au CNBDI nouvellement inauguré.

C’est ça. C’est encore par Caméo – qui siégeait au Conseil municipal de la ville – que j’avais été mis en contact avec Vié, qui allait devenir le directeur artistique du CNBDI. J’aurais pu faire partie de l’aventure du Centre, comme toi-même, mais j’ai préféré conserver plus de liberté. Mais rappelle-toi que nous avons travaillé ensemble, dans ces années-là, à l’élaboration des premières éditions du Répertoire professionnel de la bande dessinée francophone ainsi qu’au Guide de l’auteur de bande dessinée.

C’est ma foi vrai. Tu as par la suite, et jusqu’à ce jour, monté des dizaines d’expositions, à Blois, à Athis-Mons, à Erlangen et ailleurs...


Mes toutes premières expos, je les avais montées à la librairie Glénat, sur Gillon, Dethorey, Breccia (pour la sortie de Perramus), Pic... Il y avait un espace pour cela au sous-sol. Alberto Breccia fait partie des rencontres les plus magiques que j’ai faites. Et pourtant, l’après-midi, j’avais organisé pour lui une séance de signature, et il n’y avait personne. Personne !
Quand Lang a été élu à Blois, on nous a confié, à Patrick Fouasson et moi, une mission d’études pour optimiser le festival BD Boum. L’équipe de bénévoles locaux n’était pas ravie de voir débarquer « les Parisiens ». José Poulin, le directeur du festival, a tout de même très vite compris que nous n’étions pas là pour prendre sa place et est devenu un grand ami. Nous avons préconisé quelques mesures, qui ont presque toutes été mises en œuvre par la suite, pour passer d’une joyeuse kermesse à un festival plus professionnel. Avec son carnet d’adresses et son entregent, Lang pouvait évidemment amener de nouveaux moyens. Dès lors, nous avons commencé à faire un peu partie de l’équipe, sans être véritablement dans l’organigramme. Certaines années, j’y ai monté trois expositions simultanément.
Par exemple, pour les vingt-cinq ans de la galerie Lambiek, j’ai monté une exposition dans le château de Blois (on était en 1993 et il y avait du Julie Doucet, du Chris Ware...), dont une version sensiblement réduite a été remontée au CNBDI. À Blois toujours, j’avais monté une exposition sur Théo Van Den Boogaard, le dessinateur de Léon la Terreur. On présentait ses BD gay, avec des bites partout, et notamment un dessin particulièrement trash qui s’intitulait Fuck the World. Lang était mort de rire, mais les notables blésois étaient livides.
J’ai collaboré plusieurs fois avec le scénographe Didier Moulin. Comme sa petite amie était allemande, il a commencé à travailler pour Erlangen, et moi aussi. J’ai eu la grande chance de travailler sur la dernière exposition qui ait été consacrée à Jean-Claude Forest de son vivant. Le rencontrer, même à la fin de sa vie, être griffé par ses chats, pouvoir manipuler ses originaux, quel privilège ! Quel beau métier !

Et aujourd’hui ?

Eh bien l’année dernière j’ai monté l’exposition d’Annie Goetzinger à Blois, et deux expositions au Centre belge de la bande dessinée, l’une sur Rosinski, l’autre sur Van Hamme.

Tu y prends toujours autant de plaisir ?

Ah oui ! Parce que ce n’est pas un boulot à temps plein. La frustration qu’engendrent les expositions montées dans le cadre d’un festival, c’est qu’elles ne durent que trois ou quatre jours. Mais à Blois, l’exposition la plus importante, celle consacrée au « Grand Boum », qui récompense un auteur majeur pour la qualité de son œuvre, est, elle, présentée pendant un mois et demi.

Tu impliques habituellement les auteurs dans la conception de leur exposition ?

Généralement non. Mais on en discute. Parfois ils mettent leur veto, ils disent niet à telle ou telle proposition. Et puis il y a certains auteurs, comme Davodeau par exemple, qui aiment bien être impliqués.

De gauche à droite : Marc Gricort, maire de Blois, Bruno Genini, directeur de BD Boum,
Jean-Pierre Baron, président du festival, Etienne Davodeau et Patrick Gaumer,
lors du vernissage de l’exposition Davodeau à Blois en 2014 (Photo Patrice Gentilhomme).

Depuis que Lang et Caméo ne sont plus aux affaires, tu as gardé des contacts institutionnels, au ministère ?

Plus aucun. Ça s’est arrêté. Du jour au lendemain, on n’existe plus.

Une autre partie de tes activités, ce sont les formations, les conférences, les animations de rencontres et de tables rondes...

Ça, c’est par périodes. J’ai commencé par faire une ou deux animations quand j’ai commencé à travailler pour les festivals. Et puis j’ai animé des stages de formation pour bibliothécaires, pour le compte du CNFPT. Ça fait dix ou quinze ans, peut-être, que j’y travaille. Peu à peu, la demande s’est déplacée sur le manga. De temps en temps le roman graphique, mais on me demande surtout le manga. Alors qu’autrefois il s’agissait d’introductions plus générales à la bande dessinée. Ces interventions demandent beaucoup d’énergie, et on ne peut pas tromper les gens : j’ai face à moi un stagiaire sur deux qui n’a jamais entendu parler du manga, mais j’en ai quelques-uns qui sont déjà hyperspécialisés.
Et puis j’anime beaucoup de rencontres avec des auteurs. J’aime beaucoup ça, susciter des échanges entre les gens. C’est toujours très enrichissant. Pas plus tard que la semaine dernière on m’a demandé d’en animer deux à Saint-Malo, dans le cadre de Quai des Bulles, un autre festival avec lequel je collabore. Mais j’en ai animé à Angoulême aussi, notamment, il y a quelques années, avec Morvandiau et avec Jean-Christophe Menu. Je me souvenais de Jean-Christophe arrivant à la librairie, aux côtés de Stanislas, avec leurs premiers "Pattes de mouche" et me demandant si je croyais que ça pourrait intéresser quelqu’un !

Patrick Gaumer (avec Pascal Ory à sa droite) participant à un débat
lors des Rencontres de l’Histoire, à Blois, en 2011.

Je continue à passer en revue tes activités. Une autre collaboration qui a duré – de 1989 jusqu’à la fin du titre, en 2008 –, c’est celle avec le Collectionneur de bandes dessinées...

Oui, bien sûr. Une vingtaine d’années. Quand je suis arrivé, j’étais le plus jeune. Je m’apprêtais à quitter Glénat et j’avais fondé, avec un garçon qui s’appelait Philippe Ouvrard [1] et sa compagne, une petite société de diffusion nommée Anthracite. Je possédais juste quelques parts dans l’affaire et je me suis retiré assez rapidement parce que j’ai réalisé que le domaine commercial ne m’intéressait plus. Philippe avait écrit un ou deux articles pour le Collectionneur et m’a proposé d’y collaborer. Dominique Petitfaux a insisté, et ça s’est fait comme ça. J’ai eu ma rubrique, « Autour de la BD », dans laquelle je parlais de curiosités, de publications étrangères, de produits dérivés parfois. Et de temps en temps je réalisais une interview. Celle d’Henri Vernes, par exemple...

Patrick Gaumer à son poste de travail (Photo Thierry Groensteen).

Il y avait des réunions de rédaction ?

Oui, mais seulement une ou deux fois par an. Elles se tenaient à la librairie Lutèce, le samedi matin. Claude Guillot venait de Nantes, il y avait Patrice Caillot, qui travaillait à la BnF, Petitfaux, Jacques Bisceglia et sa femme Sylvie Brod, San Millan qui nous faisait de très belles mises en page, et de temps en temps deux Belges délicieux qui nous ont malheureusement quittés, Dany Evrard et Michel Roland... De temps en temps Guillot me ressortait la lettre, postée de Segré, par laquelle je m’étais abonné, dès le No.1, en 1977...

Alors, venons-en à l’ouvrage pour lequel tu es le plus connu, le Dictionnaire mondial de la bande dessinée, chez Larousse. La première édition a paru en 1994, sous une double signature : la tienne et celle de Claude Moliterni. Tu as déjà raconté comment tu étais entré en relation avec Moliterni par l’intermédiaire du journaliste spécialisé Philippe Bronson, qui avait notamment travaillé pour Pilote et Charlie...

Effectivement. Philippe avait publié un Guide de la bande dessinée chez Temps Futurs en 1984, un ouvrage que j’avais relu, corrigé et rewrité un peu. Nous avions sympathisé ; c’est même lui qui a fait la maquette de mon livre Les Années Pilote chez Dargaud, où il était entre-temps devenu directeur artistique. Philippe avait été contacté par Moliterni, qui lui avait demandé de rédiger avec lui et avec Edouard François le Dictionnaire de la BD qui lui avait été commandé par Philippe Schuwer, un grand ponte de l’édition. François a écrit deux articles et ensuite s’est fâché avec Moliterni, et Philippe a eu des soucis personnels qui l’ont amené à se retirer du projet. Il a proposé à Moliterni que je le remplace. Avec Claude nous n’avions fait, jusque-là, que nous croiser. Nous nous sommes rencontrés et nous sommes tombés d’accord sur un partage des notices : en gros, Claude se réservait les domaines américain et italien, et moi j’allais traiter de tout le reste. La liste des entrées avait déjà été établie avec Bronson. Nous l’avons remaniée et je me suis mis au travail. Nous étions en 1990. À chacune de nos réunions, Claude amenait une chemise assez épaisse, pour montrer qu’il travaillait. Au bout d’un moment, Schuwer m’a demandé d’y jeter un coup d’œil, et je me suis aperçu que Claude avait tout simplement photocopié les articles de l’encyclopédie de la Serg, qui s’était arrêtée à la lettre F et dont les deux volumes étaient parus en 1974 et 75 ! Il y avait ajouté quelques articles écrits par sa femme et puis des communiqués d’éditeurs, repris tels quels. En clair, il se foutait de nous. Notre arrangement a dû être revu, et au final c’est moi qui ai tout écrit, Claude ne s’occupant que de l’iconographie. J’ai calculé que j’y ai investi quelque 15 000 heures de travail.

Couverture de l’édition 2004 du Dictionnaire.

Quelles sources as-tu utilisées ?

Mon ambition, c’était de faire table rase de tout ce qui avait été écrit avant, et de vérifier sur pièces, dans les collections de journaux, chaque fois que c’était possible. J’ai passé de longues heures à la BnF, à cette époque-là, pour retrouver les dates exactes. À Richelieu, un peu, mais beaucoup à Versailles, où il y avait énormément de choses, à l’époque. Par chance, la bibliothécaire qui s’occupait généralement de moi, une femme acariâtre qui détestait à peu près tout le monde, m’avait à la bonne. Théoriquement, un chercheur n’avait droit à consulter que dix documents par jour. Mais elle en planquait de manière à ce que je puisse en consulter davantage.

Mais ça, ça ne vaut que pour la bande dessinée française. Ce n’est pas à la BnF que tu allais trouver des collections de périodiques anglais ou espagnols...

Je me suis appuyé sur un réseau très important de correspondants. Des gens en lesquels je pouvais avoir toute confiance car ils étaient aussi méticuleux que moi. Si je demandais aux belges Michel Kempeneers ou Franz Van Cauwenbergh de vérifier une date, ou, pour le Portugal, à Leonardo de Sa, je sais qu’ils se mettaient en quatre pour trouver le renseignement. Aux États-Unis j’avais au moins quatre ou cinq contacts.

Il n’y avait pas encore Internet, à l’époque...

Le Web commençait tout juste. On fonctionnait par téléphone, et énormément par courrier.

Le Dictionnaire aurait pu être officiellement rédigé par une équipe internationale, sous ta direction éditoriale...

Oui, bien sûr. Mais Larousse n’était pas du tout dans cette logique-là. Et puis, sur le moment, ce n’était pas payé très cher, en avances sur droits. Même si, sur le long terme, c’est, de tous mes livres, celui qui m’a rapporté le plus.

Le tirage cumulé des quatre éditions successives se monte à...?

On en est à un peu plus de 70 000 exemplaires. Il continue à se vendre, modestement. Il ne faut pas se leurrer : à l’heure d’Internet, pas mal de gens pensent pouvoir trouver facilement sur la toile les réponses à toutes leurs interrogations.

Tu n’as jamais été effrayé par l’ambition démesurée du projet ? Après tout, personne ne peut se prévaloir d’une expertise universelle...

À partir du moment où j’avais signé un contrat, et où, au départ, je comptais sur Moliterni pour faire la moitié du travail, je ne me suis pas posé ce genre de question.

Tu lis dans d’autres langues que le français ?

Oui, en anglais. En italien, en espagnol, en portugais... j’arrive à me débrouiller, surtout quand il s’agit d’un sujet que je connais bien. Je bloque sur l’allemand que j’ai pourtant étudié. Et pour le japonais, évidemment, c’est plus difficile. Dans la première édition du Dictionnaire, il n’y avait que 14 entrées sur le manga ; dans la dernière en date, il doit y en avoir entre 150 et 200. Ce qui n’est encore rien par rapport à la richesse du domaine. Mais ce n’est pas un dictionnaire sur le manga.

La deuxième édition mentionnait encore « avec la collaboration de Claude Moliterni », et dans la troisième son nom avait complètement disparu, l’iconographie ayant été refaite.

Ça a été un peu compliqué parce qu’il ne voulait pas lâcher l’affaire. Mais finalement Larousse a trouvé un arrangement avec lui. Reconnaissons-lui un mérite : sans Claude, le projet n’aurait pas vu le jour. À ce titre, je lui dois beaucoup.

Y aura-t-il une cinquième édition, après celles de 1994, 1998, 2004 et 2010 ?

Je continue à prendre des notes, mais je n’ai pas le temps de m’y consacrer véritablement. Est-ce que la prochaine édition sera toujours sous forme papier ? Je n’en suis pas persuadé.

À chaque nouvelle édition se pose la question de l’évolution des entrées. Il y a des rattrapages, des nouveaux entrants, il faut mettre à jour les articles existants, revoir l’iconographie, et il y a aussi, je suppose, des sortants...

C’est une sorte de quadrature du cercle ! Comme la matière ne cesse de grossir, il faut gagner de la place. Les arbitrages ne sont pas faciles. Quand je supprime Les Dossiers du B.I.D.E., de Jean Yanne et Topin, personne ne le voit, personne ne m’en fait grief. Ce que j’ai fait, au fil du temps, c’est que j’ai revu la plupart des articles pour les rendre plus synthétiques. Au début, j’avais tendance à dire : « et il a aussi fait telle histoire complète dans Riquiqui et Roudoudou ». Désormais je vais de plus en plus à l’essentiel. Quant aux entrants, il vaut mieux ne pas se tromper en les choisissant. C’est un pari sur l’avenir. Le dernier auteur que j’ai inclus est Bastien Vivès.
Et puis la conception même de l’ouvrage a changé. Les premières éditions comportaient une fresque historique : dix ans par dix ans, que s’est-il passé d’important ? J’ai supprimé cette partie au profit d’une approche plus géographique. Je regrette qu’il n’y ait pas la possibilité de faire des entrées thématiques, comme il y en avait dans l’Encyclopédie dirigée par Marjorie Alessandrini chez Albin Michel. Mais tu le fais très bien dans le Dictionnaire esthétique et thématique, sur Neuvième Art. Dans l’édition de 2010, j’ai absolument tenu à inclure la BD chinoise et la BD africaine. La BD chinoise, j’avais tellement envie de l’aborder que j’ai passé huit mois dessus, sans être payé et sans savoir si Larousse allait accepter cet ajout. La meilleure amie de ma fille est d’origine chinoise et son père, qui partage son temps entre la France et la Chine, m’a aidé. Je n’avais pas de contact direct dans le milieu de la bande dessinée là-bas. Des copains m’ont ramené de leurs voyages beaucoup de lianhuanhua... J’ai aussi trouvé beaucoup de choses dans les caves de Lambiek. Il reste des zones géographiques que je n’ai pas encore explorées, comme l’Inde. Mais ce n’est pas facile à mettre en place...

Tu as un fantasme d’exhaustivité ?

Non. Il y a longtemps que j’y ai renoncé. On est obligé de faire une sélection.

La polémique sur la sous-représentation des femmes dans les palmarès et plus largement dans l’histoire « officielle » de la bande dessinée te conduira-t-elle à réévaluer leur place dans le Dictionnaire ?

Non. Je ne peux pas te dire combien il y en a dans la dernière édition, je n’ai pas compté. Mais je ne vais pas introduire de quota. Pour moi ce n’est pas un sujet. Si elle ou il a du talent, apporte quelque chose de neuf, elle ou il a sa place. Peu importe que ce soit une femme ou un homme.


Ces dernières années, ton activité d’écriture s’est beaucoup recentrée sur les classiques franco-belges. Tu as signé des ouvrages sur Les Années Pilote (1996), sur le journal Tintin (2006), sur les éditions du Lombard (2007), des monographies sur Tibet, Duchâteau, Cauvin et Rosinski, et un très grand nombre de préfaces ou d’appareils critiques pour les Archives Goscinny et pour des intégrales : Michel Vaillant, Buck Danny, Thorgal, Blueberry, Les Tuniques bleues, Tanguy et Laverdure, Simon du Fleuve, Boulouloum et Guiliguili, j’en oublie probablement... Pour quelqu’un qui, dans son Dictionnaire, couvre le champ de la bande dessinée mondiale, et sachant que tu m’as parlé de Breccia, de Ware, de Swarte, de Menu, c’est tout de même un singulier rétrécissement. N’es-tu pas en train de te laisser enfermer dans un domaine un peu étroit ?


Je comprends que tu me poses cette question. Le champ de ce qui m’intéresse comme lecteur est beaucoup plus large. En ce moment, par exemple, je suis plongé dans Drawn & Quarterly. Mais je suis tributaire des propositions qu’on me fait (que j’accepte ou non), et ces travaux sont toujours le résultat de rencontres. Prends Buck Danny, une des premières intégrales dont je me sois occupé. J’étais au Salon du Livre, il y a là Philippe Charlier (le fils de Jean-Michel) et Martin Zeller, qui était encore éditeur. Ce dernier constate que Charlier et moi nous connaissons bien – je l’avais interviewé pour Les Années Pilote – et me demande si ça ne me plairait pas de m’occuper de cette intégrale. Je dis oui. Ça m’intéresse parce que rien n’avait été fait sur Hubinon. Et puis toutes ces préfaces me font replonger dans des lectures qui m’ont enchanté autrefois, et me donnent l’occasion de les revisiter, de les réinterpréter.
Ce que j’aime bien, c’est de faire des recherches que j’appellerais transversales. Hubinon, c’est toute une époque, c’est la naissance de la World Press, c’est le cercle des auteurs liégeois, c’est une très grande proximité avec René Hénoumont, qui a dirigé Le Moustique... Je suis allé voir le lieu où se trouvait le restaurant étoilé dans lequel Hubinon avait coutûme d’aller se réfugier avec sa maîtresse quand il était en dépression. je me suis retrouvé dans une cave façon crypte de Moulinsart. Tout était recouvert de housses et, en les soulevant, je suis tombé sur les toiles peintes par Hubinon, très influencées par Magritte... Quand je commence à travailler sur un dossier, je relis les interviews disponibles, et chaque nom cité, de personne ou de lieu, me donne une piste à creuser. Commence alors un travail d’enquête.

Tu t’intéresses plus à l’aspect biographique qu’à l’œuvre elle-même, finalement...

Je présente l’œuvre, bien entendu, mais c’est l’aspect humain qui me passionne, effectivement : pénétrer dans l’intimité du créateur, reconstituer le contexte historique... Quand j’interviewe Rosinski, il digresse dans tous les sens pendant des heures, mais il va tout à coup passer deux nuits – copieusement arrosées – à me montrer la peinture historique polonaise, et là c’est passionnant, c’est magnifique !

Tu travailles essentiellement, ces dernières années, pour Média-Participations et ses différentes filiales : Dargaud, Dupuis, Lombard...

Pas uniquement. Casterman mis à part, ils détiennent tout de même l’essentiel du patrimoine franco-belge. Et tu dois savoir que le siège du groupe est à 150 mètres de chez moi.


Si j’ai bien compris la manière dont tu fonctionnes, tu réponds presque toujours à des commandes. N’aurais-tu pas envie de susciter toi-même des projets éditoriaux, sur des auteurs ou des sujets que tu aurais choisis ?

Bien sûr. Il y a quelque chose que j’aurais aimé faire, c’est une étude sur le fandom. Même si les pionniers, comme Resnais, Lacassin ou Couperie, ne sont plus là. Quant aux monographies sur Tibet et Duchâteau, parues en 2000 et 2005, c’est moi qui les initiées. J’en ai parlé un jour à Yves Sente, lors d’un cocktail dans un hôtel de Bruxelles. Je lui ai dit : « Il n’y a rien sur Tibet », et il me semblait qu’il y avait à gratter de ce côté. Selon moi, Tibet était un clown triste, c’est le côté qui m’intéressait. Toujours l’empathie avec la dimension humaine. J’aurais bien vu un livre avec, d’un côté Tibet, de l’autre Duchâteau. Sente m’a dit que ce n’était pas forcément une bonne idée, mais pour Tibet seul, il était preneur, à condition que je puisse faire le livre en huit mois, pour que la sortie coïncide avec sa cinquantième année de collaboration au Lombard. J’ai dit oui. Une fois le Tibet publié, je n’avais pas abandonné l’idée du volet Duchâteau. Encore une fois, derrière le scénariste, l’ancien rédacteur en chef du journal Tintin, l’auteur de polars, le grand ami de Maurice Renault (fondateur des éditions Opta), c’est l’homme qui m’intéressait. André-Paul est resté un de mes amis proches. Même chose d’ailleurs pour Grzegorz Rosinski.

Qui seront les prochains ?

En ce moment, je travaille à une monographie sur William Vance. Il y a dix ans déjà, je l’avais proposée à Sente et à Yves Schlirf, l’éditeur de XIII, qui n’avaient pas montré beaucoup d’empressement. Et voici un an, lors d’un déjeuner avec Schlirf, il me propose d’écrire une monographie sur Vance. L’idée avait fait son chemin.

Si je mettais des moyens illimités à disposition, un très gros chèque, avec liberté complète d’écrire un livre sur l’auteur de ton choix, d’hier ou d’aujourd’hui, tu me répondrais...

Moebius. Il a beaucoup parlé, donné beaucoup d’interviews, mais une synthèse reste à faire. Ou Forest.

Patrick Gaumer avec Cosey et André-Paul Duchâteau
(Photo Laurent Beauvallet).

Combien de bandes dessinées lis-tu par semaine, par mois, par an ?

Environ 300 albums par an. Presque une par jour. Plus tous les livres d’études, ce qui prend un temps considérable. Je m’efforce de tous les avoir ici, chez moi, à portée de la main.

Tu reçois des services de presse ?

J’en reçois, oui, mais j’achète aussi beaucoup.

Cela te laisse-t-il le temps de lire d’autres choses ?

Bien sûr. Peu de temps, mais quand même. Les deux derniers livres que je viens de lire, coup sur coup, sont un Graham Greene et un Eric Ambler – deux auteurs que j’adore – et juste avant j’avais relu un Ballard.

Tes préférences vont à la littérature anglo-saxonne...

Oui. La littérature française contemporaine m’ennuie. Mais je la connais mal. Je n’ai jamais lu Houellebecq. Il y a sûrement des choses intéressantes, mais on n’a qu’une vie.

Tu me disais tout à l’heure, hors micro, que tu n’es pas collectionneur. Pourtant, quand on regarde la masse des livres qui t’environnent...

J’ai une collection de fait. Mais c’est, pour moi, un outil de travail. Je me fiche d’avoir une première édition d’un album, ou un tirage de tête, ça ne m’intéresse pas. Seul le contenu m’importe.

Comment s’organise une journée de travail type de Patrick Gaumer ?

Je me lève vers 7 heures moins le quart. Je m’occupe de ma petite famille. Je suis vraiment opérationnel à 9 heures moins le quart. Je commence par répondre à mes mails pendant une heure. Puis je fais des recherches ou j’écris jusque vers 13 h. À ce moment-là, en général, j’écoute les informations sur France Inter, et parfois l’émission de Jean Lebrun sur l’Histoire. Puis je me remets à travailler jusqu’à l’arrivée d’Annie, ma compagne, vers 19 h. Après le repas, je retravaille jusque vers minuit, minuit et demi, et ensuite je lis. Je ne me couche pas avant 2 heures du matin. Week-end compris.

Les femmes de ta vie ne t’ont jamais reproché de trop travailler ?

Si si. Oh que si ! C’est vrai que toute ma vie tourne autour de la bande dessinée, comme me le fait souvent observer Annie. Quand je voyage, c’est le plus souvent pour aller à un festival ou pour rencontrer un dessinateur. Mais ce n’est pas une boulimie de travail, c’est simplement nécessaire. Peut-être que j’accepte trop de choses, trop de commandes, mais j’ai toujours en moi cette peur qu’un jour ça va s’arrêter.

Tu as connu des périodes de creux ?

Oui, vers 2007-2008, chaque fois que j’avançais un pion, je devais reculer de deux. J’ai failli être viré de l’AGESSA, parce que je n’atteignais plus le minimum de droits d’auteurs exigé.

Qu’est-ce qui t’a le plus frappé dans l’évolution de la bande dessinée entre le début des années quatre-vingt et aujourd’hui ?

On est passé d’une contre-culture à une industrie de masse. De quelques centaines d’albums à 5 500 titres par an. Pour les créateurs, je pense qu’il y a à la fois plus et moins de liberté. Certains sujets que l’on pouvait aborder autrefois – je pense à des histoires comme God’s Club de Gotlib ou celle de Druillet sur le garage à vélos, parue dans Métal hurlant – qui ne seraient plus possibles aujourd’hui. Il y a plus d’auteurs, mais parmi eux une proportion importante de clones. Quand ils étaient moins nombreux, les personnalités étaient peut-être plus fortes, plus affirmées.

Tu as l’impression d’avoir participé, par ton travail, à la reconnaissance de la bande dessinée ?

Écoute, je vais te citer une lettre fort bienveillante que m’avait envoyée François Rivière, à propos du Dictionnaire. Il me racontait que, quand lui-même avait publié son essai sur L’École d’Hergé, ce dernier lui avait écrit : « Mon cher Rivière, vous êtes un bon serviteur de la bande dessinée ». Et lui de me dire à son tour que je suis, moi aussi, un bon serviteur de la BD. Ça me va. J’ai réussi à faire de ma passion un métier. Et je me suis efforcé, je m’efforce, de le faire sérieusement. Le plus honnêtement possible.

Propos recueillis par Thierry Groensteen au domicile de Patrick Gaumer, le 16 septembre 2016.

[1] Aujourd’hui associé avec le libraire-éditeur Giusti Zuccato, qui fut le fondateur de Vertige Graphic.