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histoire

Philippe Videlier & Margot Renard

Les liens entre bande dessinée et histoire continuent de faire couler de l'encre... Face à l'importance des évolutions dans le domaine particulièrement dynamique, Neuvième Art a jugé pertinent de mettre à jour et compléter la notice initiale de Philippe Videlier, pour prendre en compte les dernières tendances de la création et de la recherche. La notice initiale, qui garde tout son intérêt, est ainsi complétée d'un addendum signé Margot Renard. 

[Mise à jour de novembre 2023, par Margot Renard]

La tradition de la bande dessinée historique

Depuis la fin du XIXe siècle, comme le rappelle Philippe Videlier, les auteurices de bande dessinée racontent l’histoire et questionnent le rapport des sociétés contemporaines au passé. La bande dessinée pédagogique a ainsi connu des heures glorieuses avec, dans un premier temps, la série « Les belles histoires de l’Oncle Paul », publiée dans le Journal de Spirou à partir de 1951, puis la collection d’albums « Histoire de France en bande dessinée », publiée par Larousse de 1976 à 1980, qui a marqué toute une génération. Nombre d’auteurs, dont certains sont devenus célèbres (on pense à Milo Manara, par exemple), ont été sollicités pour ce projet qui, s’il était attentif à la validité des faits historiques, reconduisait tous les invariants du roman national tel qu’il avait émergé au début du XIXe siècle. 

Nora Krug, Heimat. Loin de mon pays, Paris, Gallimard, 2018

Roman graphique et récit mémoriel

Aux États-Unis, Art Spiegelman marqua un tournant essentiel avec Maus (1986-1991), récit auto/biographique et post-mémoriel autour du témoignage de son père, pris dans l’horreur du génocide juif durant la Seconde Guerre mondiale. Intégré au très convoité classement des best-sellers du New York Times en 1991, Spiegelman dut néanmoins demander au magazine de réassigner sa bande dessinée, classée « fiction », arguant qu’en aucun cas Maus ne relevait du domaine de l’invention. La sortie de Maus fut aussi l’occasion pour le monde de l’édition de s’emparer de ce nouveau format dont les apparences de « sérieux » permirent de créer la catégorie « roman graphique », destinée à une validation culturelle que les comics n’avaient jamais pu obtenir. En participant au « devenir adulte » du genre (J. Baetens), Maus a donc fait évoluer le statut socio-culturel de la bande dessinée en général, mais a aussi tiré le genre historique vers un registre nouveau, celui de la non-fiction. Spiegelman ouvrit ainsi la voie aux récits mémoriels, notamment à Persépolis de Marjane Satrapi, publié en 2000, qui marque une nouvelle césure par l’ampleur de son succès commercial et critique, attirant au neuvième art un lectorat jusque-là peu sensible à cette production. Le genre est depuis pléthorique. Nora Krug, Emmanuel Guibert, Zeina Abirached et bien d’autres explorent ainsi l’articulation entre écriture du passé et expérience du présent, entre l’échelle du vécu intime et celle du grand mouvement de l’histoire. Tous témoignent de l’entrée de la société occidentale dans ce qu’Annette Wieviorka a appelé « l’ère du témoin » (1998), c’est-à-dire l’entrée « dans une époque hantée par le culte de l'authenticité ou, plus exactement (et la nuance est capitale), de refus de l'inauthenticité » (Jan Baetens). Une tendance à laquelle se rattache un autre genre connexe, celui du documentaire en bande dessinée, que Joe Sacco, Étienne Davodeau ou encore Guy Delisle adoptèrent à partir des années 1990. Ainsi que le font remarquer Benoît Crucifix et Maaheen Ahmed (p. 281), par la place qu’il a acquise, le genre du récit graphique mémoriel fait désormais acte de « lieu de mémoire » tel que Pierre Nora l’a défini dans Les lieux de mémoire (1984-1992).

Les habits neufs de la biographie historique

La bande dessinée mémorielle croise parfois un autre genre, celui de la biographie historique. On discerne là deux tendances : si un large segment de la production s’inscrit dans un schéma traditionnel pratiqué depuis plusieurs décennies, certain.es auteurices tentent aussi de renouveler le genre. Dans le premier cas, nous trouvons des séries de format classique comme celle publiée par Glénat depuis 2014, intitulée « Ils ont fait l’histoire ». Les biographies sont chaque fois produites par un scénariste et un dessinateur assistés d’un.e historien.ne, et centrée sur les « grands hommes » de l’histoire. Dans la même veine, on trouve la série Médicis scénarisée par Olivier Peru chez Soleil ou la série Napoléon pilotée par Jacques Martin chez Casterman. Ce format, marqué par une narration linéaire et rythmée, et par un dessin académique destiné à (supposément) favoriser l’identification des lecteurices, rencontre toujours un large lectorat. Un grand nombre de biographies d’artistes et d’auteurices, qui fleurissent sur les étals et disparaissent parfois aussi vite, reconduit tout autant les codes d’une histoire littéraire ou d’une histoire de l’art traditionnelles (concentration sur les artistes masculins, figure du génie, explication de l’œuvre par le seul prisme de la personnalité…). 

Néjib, Stupor Mundi, Paris, Gallimard, 2016

D’autres auteurices, en revanche, se démarquent de ces modèles pour chercher des solutions narratives et graphiques nouvelles, que ce soit à la marge ou en s’emparant pleinement des potentialités du genre. Ainsi des biographies Kiki de Montparnasse (2007) et Alice Guy (2021), où Catel Müller et José-Louis Bocquet mobilisent des procédés narratifs relativement classiques mais attirent l’attention sur des parcours féminins jusque-là peu (re)connus. Moi Napoléon de Bruno Wennagel et Vincent Mottez (2021) perpétue également l’optique « grand homme » et le procédé chronologique mais revisite l’iconographie du XIXe siècle et hybride esthétique franco-belge et comics américains. D’autres se concentrent sur des individus pour mieux élargir la focale et aborder des questions de société. Ainsi de Jean Cocteau & Jean Marais, Les choses sérieuses d’Isabelle Bauthian et Maurane Mazars (2023), qui revient sur la relation amoureuse assumée entre les deux hommes et les remous qu’elle provoqua dans le Paris des années 1930. D’autres interrogent quant à elles le statut des images et de la création, comme Brancusi contre États-Unis d’Arnaud Nebbache (2023) et Stupor Mundi de Néjib (2016), quand Delacroix de Catherine Meurisse (2019) expérimente des dialogues littéraires et graphiques particulièrement fructueux.

Bande dessinée et histoire disciplinaire

Si, comme l’écrit Philippe Videlier, longtemps l’histoire « en tant que discipline de connaissance » n’intéressa que peu les auteurs et autrices de bande dessinée, les années 2000 furent l’occasion d’un changement de paradigme. L’histoire comme sujet, et non plus comme prétexte, est devenue centrale dans certains cas – ce qui n’empêche pas l’histoire-aventure de toujours prospérer par ailleurs, voire les deux tendances de s’hybrider, comme dans La bibliomule de Cordoue de Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau (2022). Le goût grandissant pour la bande dessinée historique s’inscrit dans une dynamique plus générale, dont témoigne la production pléthorique de séries, films, jeux vidéo, documentaires, ou encore festivals, parcs et reconstitutions à thème historique. 

Jean Dytar, Florida, Paris, Delcourt, 2018

Depuis le début des années 2000, on observe deux tendances dans lesquelles la bande dessinée noue des dialogues passionnants avec l’histoire disciplinaire : d’une part, le renouveau de la bande dessinée pédagogique, particulièrement dynamique et innovante (concernant l’histoire mais aussi d’autres disciplines des sciences sociales), d’autre part l’essor de ce que l’historien Pascal Ory a qualifié de « bandes dessinées historiennes » dans sa typologie de 1996. Dans le premier cas, la série pédagogique « Histoire dessinée de la France », débutée en 2017 et dirigée par l’historien Sylvain Venayre, a renouvelé les usages du genre, notamment en appariant à statut égal un∙e auteurice de bande dessinée et un∙e historien∙ne, et en utilisant toutes les potentialités du médium pour articuler le récit de l’histoire à celui de la fabrique de l’enquête historique. Les auteurs de bandes dessinées « historiennes », tels Jean Dytar, Florent Grouazel et Younn Locard, Raphaël Meyssan, Wilfrid Lupano, Kris et bien d’autres, font aussi fréquemment appel aux historiens, comme co-scénaristes, consultants ou plus simplement en recourant à leurs travaux, y compris les plus récents. Ils portent ainsi une réflexion ambitieuse sur les écritures actuelles de l’histoire, sa place et ses usages, mais aussi ses résonances politiques (ainsi de l’« Histoire dessinée de la France », dont l’objectif, explicité en première page de chaque volume, est de contrer les appropriations historiques et les fantasmes passéistes de la droite politique française). En retour, certain.es historien.nes portent de plus en plus d’attention à la bande dessinée, dont les potentialités narratives, graphiques et heuristiques répondent aux interrogations d’une profession en réflexion constante sur ses objets, ses méthodes et ses modalités d’écriture. Certain.es historien.nes ayant collaboré avec des auteurices de bande dessinée ont ainsi témoigné de la manière dont ce travail a pu renouveler leur regard sur la pratique, notamment les phases de mise en dessin – ainsi de Franck Lestringant concernant la bande dessinée Florida de Jean Dytar (2018).

Jérémie Foa, Pochep, Sacrées guerres, Histoire dessinée de la France, vol. 10, 2020

Le dynamisme du genre de la bande dessinée historique se traduit aussi par l’attention nouvelle que lui porte certaines institutions, notamment à travers la création de plusieurs prix de bandes dessinée historique. Aux côtés du prestigieux prix Château de Cheverny des Rendez-vous de l’Histoire de Blois créé en 2004, qui récompense « la qualité du scénario, la valeur du dessin ainsi que le sérieux de la reconstitution historique », ont été créés en 2015 le prix du site internet spécialisé Cases d’Histoire (uniquement dédié à la bande dessinée historique), puis en 2019 le prix Bulles d’Humanité par le journal L’Humanité, dédié à la BD citoyenne mais récompensant souvent une BD historique, en 2020 le prix Les Galons de la BD du ministère des Armées, et enfin le prix de bande dessinée historique de la Fondation Lafue (remis au Salon du Livre de Versailles) en 2022. Les jurys de ces prix ont des positionnements politiques divers, qui transparaissent parfois dans les distinctions accordées, et ont un poids variable dans le monde de l’édition. Quoi qu’il en soit, la pluralité de leurs choix et des discours qui s’y rapportent témoigne bien de l’imprécision des contours d’un genre qui englobe aussi bien le fait militaire que la biographie ou la littérature graphique mémorielle. Le genre, de fait, rassemble donc les lectorats les plus variés.

Bibliographie complémentaire

Maaheen Ahmed, Benoît Crucifix (dir.), Comics Memory. Archives and Styles, Londres, Palgrave Macmillan, Palgrave Studies in Comics and Graphic Novels, 2018.

Jan Baetens, « Autobiographies et bandes dessinées », Belphegor, volume IV, n° 1. URL : https://dalspace.library.dal.ca/bitstream/handle/10222/47689/04_01_Baeten_autobd_fr_cont.pdf?sequence=1&isAllowed=y

Hillary Chute, Disaster Drawn: Visual Witness, Comics, and Documentary Form, Cambridge (MA), Londres, Harvard University Press, 2016.

Benoît Crucifix, Drawing from the Archives. Comics Memory in the Contemporary Graphic Novel, Londres, Cambridge University Press, 2023.

Adrien Genoudet, « Dessiner le passé. De l’appropriation des images au style d’un auteur », in Elsa Coboche, Désirée Lorenz (dir.), La bande dessinée à la croisée des médias, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, coll. Iconotextes, 2019.

Maggie Gray, Ian Horton, Art History for Comics. Past, Present and Potential Futures, Londres, Palgrave Macmillan, Palgrave Studies in Comics and Graphic Novels, 2022.

Ivan Jablonka, « Histoire et bande dessinée », in La Vie des Idées, Collège de France, Nov. 18, 2014. URL : https://laviedesidees.fr/Histoire-et-bande-dessinee.html

Sylvain Lesage (dir.), Dossier « Histoire et bande dessinée », Sociétés & Représentations, Paris, Éditions de la Sorbonne, t. 53, 2022.

Sylvain Lesage, « Écrire l'histoire en images. Les historiens et la tentation de la bande dessinée », in Le mouvement social, n° 269-270, 4/2019, p. 47-65. URL : https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2019-4-page-47.htm

Gerald Munier, Geschichte im Comic. Aufklärung durch Fiktion? Über Möglichkeiten und Grenzen des historisierenden Autorencomic der Gegenwart, Hanovre, Unser Verlag, 2000.

Pascal Ory, « Historique ou historienne ? » dans Odette Mitterrand, Gilles Ciment (dir.), L’histoire… par la bande. Bande dessinée, Histoire et pédagogie, Paris, Syros, 1993, p. 93-96.

Michel Porret (dir.), Objectif bulles. Bande dessinée et histoire, Genève, Georg Éditeurs, coll. L’Equinoxe, 2009.

Nicolas Rouvière (dir.), Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’Université de Grenoble, coll. Didaskein, 2012.

Sylvain Venayre, Étienne Davodeau, La balade nationale, coll. « Histoire dessinée de la France », Paris, La Découverte / La Revue dessinée, 2017.

Site web spécialisé Cases d’Histoire. URL : https://casesdhistoire.com/ 

[version initiale de septembre 2016, par Philippe Videlier]

Si l’Actualité s’est inscrite dans les bandes dessinées depuis l’origine des origines – comme en témoigne la fameuse planche du Yellow Kid publiée dans le World du dimanche 6 septembre 1896 à l’occasion de la visite à New York du vice-roi de l’Empire chinois Li Hongzhang –, si elle s’étale aussi bien dans les Pieds-Nickelés (s’en vont en guerre) ou Bécassine (chez les Alliés, chez les Turcs), si elle inspire Tintin, chez les Soviets, en Amérique (lynchage), le Lotus Bleu (incident de Mandchourie, invasion japonaise de la Chine), l’Or noir en Palestine, si elle traverse la saga exotique de Terry and the Pirates de Milton Caniff, les aventures de Buck Danny dans la Guerre du Pacifique ou en Corée, elle ne se transforme en Histoire que par l’épaisseur du temps écoulé entre les moments de la création et ceux la lecture.

L’Histoire s’impose cependant très vite comme une catégorie propre de la bande dessinée, une composante utile, commode, épatante de l’aventure. C’est pourquoi, dans la bande dessinée, l’Histoire est moins l’objet du récit (sauf dans les bandes dessinées didactiques qui méritent un traitement particulier), que son moyen. Elle est une autre dimension dans l’acception que donne à ce concept physique la science-fiction. Ainsi l’illustre la thématique du voyage dans le temps. Le Piège diabolique, de Jacobs, envoie successivement le professeur Mortimer dans la préhistoire, le Moyen Âge (décors des époux Funcken) et un futur cataclysmique post-atomique.

Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique (1962).

Grâce à la fantastique machine KBxZ2 du professeur Buldoflorin, Bibi Fricotin se promène sous le règne de Louis XVIII, puis en l’An 2000 quand Paris comptait « cent mille buildings de cent étages et plus », ensuite au XIIIe siècle auprès du roi Saint Louis, pour reculer en 50625 avant notre ère dans un monde peuplé de pithécanthropes, et plus en arrière aux âges antédiluviens des dinosaures. Comment ne pas évoquer encore la longue saga de Mickey à travers les siècles initiée en 1952 : après avoir ingurgité l’élixir concocté par un scientifique farfelu (« J’ai aboli le temps »), Mickey va parcourir les époques les plus diverses, changeant brutalement de siècle à chaque fois qu’il se cogne la tête. L’Histoire est alors une succession d’univers, d’exotismes comme il en existe déjà au plan géographique. La bande dessinée se déplace, pour le plus grand plaisir des lecteurs, sur les deux axes croisés de l’espace et du temps.

Ainsi se coagulent des univers historiques délimités, souvent approximatifs dans leur rapport au réel passé, mais archétypaux et mythologiques au sens barthésien. Dans le développement de la bande dessinée, le premier venu de ces univers mythologiques est celui du Moyen Âge, celui de la légende arthurienne, de la Table Ronde celtique, celui de Prince Valiant, d’Harold Foster, qui décline son œuvre sur les deux axes de l’espace-temps avec Tarzan (l’espace exotique géographique) et Prince Valiant (l’univers exotique temporel).

Harold Foster, Prince Valiant, détail de la planche du 9 mai 1954.

Prince Valiant apparaît en février 1937, sous l’égide du KFS, commençant à la Nouvelle Orléans pour paraître finalement dans trois cents journaux américains. En France, il occupe d’abord les pages de Hop-là ! puis du Journal de Mickey, deux publications du pionnier Paul Winkler. Prince Vaillant eut un tel succès qu’il fit des émules après-guerre dans le Vaillant communiste avec Yves le Loup.

Le propre de ces univers ancrés dans le passé est de n’être pas exactement datés, Si l’on tente une typologie de la thématique historique dans les bandes dessinées en suivant un fil temporel bien établi, se succèdent une préhistoire ramassée englobant différentes ères de plusieurs millions d’années, croisant humains et dinosaures (Tounga dans l’hebdomadaire Tintin, Rahan dans Pif), une antiquité égyptienne fort prisée ou romaine avec, bien sûr, Alix de Jacques Martin et, sur le registre de l’humour décalé, notre Astérix national. Suit un Moyen Âge indifférencié, longue geste chevaleresque en armure et heaume : à commencer par la saga de Godefroy de Bouillon dans Spirou, les aventures du Chevalier Blanc, de Flamme d’Argent ou de Chevalier Ardent dans Tintin, Thierry le Chevalier, de Carlos Laffond, dans Spirou, Roland Prince des Bois, de Marijac et Kline, dans Coq hardi ou encore Yves le Loup chez Vaillant et sa merveilleuse « Révolte des Flandres », auxquels il serait injuste de ne pas ajouter les petits-formats de grande diffusion : Ivanhoé, Lancelot ou Oliver. Les univers vikings constituent une tranche à part de ces âges anciens, parce que découpant dans un Moyen Âge mal défini son propre espace exotique et maritime : Ragnar le Viking de Coelho, Harald le Viking de Funcken, Erik le Viking de Don Lawrence.

Un saut, à nouveau dans l’espace-temps, advient la conquête et l’exploitation de l’Amérique, à quoi il faut ajouter la veine inépuisable des cités ignorées, poches de temps invariable inscrites secrètement dans notre contemporanéité, à commencer par le Temple du Soleil, mais aussi Le Mystère de la cité perdue (Nic et Mino), Les 7 Cités de Cibola, L’Empire du Soleil (Marc Dacier), Bibi Fricotin chez les Incas, chez les Aztèques, Les Pieds-Nickelés au pays des Incas, etc. À cette mode se rattache L’Énigme de l’Atlantide de Blake et Mortimer, qui mêle mythologie grecque et décors incaïques.

Dans le mouvement bondissant du temps, d’un univers à l’autre, se profilent bientôt sur les sept mers pirates, flibustiers et corsaires, le fameux Capitaine Fantôme de Cazanave et Marijac, Capitaine Cormorant de Nortier et Gillon, Capitaine Morgan et Roch Rafal de Gérald Forton, ou encore et surtout le Barbe Rouge de Charlier et Hubinon puis Jijé, et, sur le mode humoristique, l’attachant Vieux Nick de Remacle, avec son compère malchanceux Barbe-Noire, et le fabuleux Pepito de Luciano Bottaro. Et il ne faudrait pas omettre, dans le genre, la fameuse scène de l’abordage et du combat singulier de Rackam le Rouge contre le Chevalier de Haddoque, flashback prodigieux et marquant du Secret de la Licorne.

Viendront ensuite, dans la succession des âges, les guerres d’indépendance américaines et les fameux héros d’origine italienne que sont Blek le Roc (en France publié par LUG) et Cap’tain Swing (en France chez Mon Journal). Après quoi se montrent les trappeurs, les multiples Davy Crockett, avec une mention spéciale pour celui de Vaillant campé par Coelho puis Kline dans des histoires à forte épaisseur humaine. L’univers de la conquête de l’Ouest, s’affirme évidemment comme l’un des plus vastes qui soit.

José Luis Salinas, Cisco Kid, strip du 23 avril 1951.

Entre le tout-venant industriel des Hopalong Cassidy, Buck John, Kit Carson, Caribou, Jim Canada, et les chefs-d’œuvre : du Red Ryder de Fred Harman et du Cisco Kid de José Luis Salinas au Tex Willer si cher aux Italiens, du Randall argentin d’Arturo del Castillo au Sergent Kirk d’Hugo Pratt, du Jerry Spring de Jijé au Blueberry de Jean Giraud, le fonds s’avère inépuisable. Et comment oublier dans sa singularité le Lucky Luke de Morris et Goscinny, où foisonnent sur un mode plaisant les plus extravagants personnages historiques : le juge Roy Bean, Billy le Kid, Jesse James ou Calamity Jane ?

Cette structuration de la bande dessinée en périodes-univers n’est pas propre au domaine franco-belge mais s’affirme comme transnationale, issue des profondeurs d’un imaginaire occidental relativement unifié tout en intégrant contextes locaux et spécificités créatives. L’Italie mussolinienne, repliée sur elle-même, produisait ses propres territoires préhistoriques : Gaor il conquistatore del fuoco ; son antiquité étrusque et romaine : L’Ultimo della gente Scapia ; ses scènes moyenâgeuses : La Spada di Tamerlano ; ses épopées corsaires : Gli Schiumatori dei mari ; son genre western : L’Occidente d’oro. L’Espagne de Franco avait aussi ses héros du Moyen Âge : El Guerrero del Antifaz ou Capitán Trueno, jusqu’au très remarquable El Cid d’Antonio Hernández Palacios ; ses conquistatores : Por la tierra de los treinta volcanes ; ses corsaires : El Cachorro, El Corsario Azul ; son monde du Far-West : Pistol Jim, El Coyote, jusqu’à Sunday et Manos Kelly.

L’Histoire irrigue donc la bande dessinée occidentale. Autant d’univers, autant de planètes séparées définies non par leur place effective dans le cours de l’Histoire, leur conférant un sens, mais par un certain décorum, des traits, des formes qui font genre : exactement comme dans le cinéma ont prospéré les péplums, les films de cape et d’épée et le western. On remarquera que ces univers s’inscrivent dans la continuité d’une tradition bien ancrée, celle du roman populaire de Rosny Aîné à Lewis Wallace ou Henryk Sienkiewicz, de Walter Scott et James Fenimore Cooper à Alexandre Dumas et Robert-Louis Stevenson : La Guerre du feu, Ben-Hur et Quo Vadis, Ivanhoé, La Flèche noire et Robin des Bois, Les Trois mousquetaires, L’Île au trésor, Le Corsaire rouge, Le Dernier des Mohicans, c’est-à-dire des classiques qui reposent sur de solides mythologies et les fondent en partie.

Le choix d’un cadre historique par les auteurs de bandes dessinées, parfois suggéré ou imposé par les éditeurs, s’identifie à des secteurs d’intérêts pour les lecteurs, des parts du marché imaginaire en quelque sorte. Les plus célèbres duettistes de la bande dessinée francophone, René Goscinny et Albert Uderzo, avant de trouver en 1959 la voie du succès avec Astérix et son village gaulois réfractaire (« Toute la Gaule est occupée par les Romains… Toute ? Non ! »…), avaient tenté leur chance dans la colonisation américaine avec le guerrier Peau-Rouge Oumpah-Pah et son compagnon le chevalier Hubert de la Pâte Feuilletée (1958), et auparavant encore avec le corsaire Jehan Pistolet (1952).

Goscinny & Uderzo, Oumpah-Pah le peau-rouge, 1961.

Ces univers-bulle, univers clos, s’autosuffisent et possèdent chacun leurs codes, symboles, clichés. Pour l’essentiel, peut-être par nécessité, les séries historiques de la bande dessinée ne s’inscrivent guère dans un continuum et des relations spatio-temporelles qui constituent l’essence de l’Histoire en tant que discipline de connaissance. Mais il est certain qu’elles ont pu transmettre, par leurs moyens propres, le goût de l’Histoire.

L’usage didactique de l’Histoire s’est montré essentiellement décevant. Une exception toutefois mérite louange : la série des Timour, héros véritable, personnage central (aux cheveux roux) de récits construits selon les meilleurs scénarios mais couvrant à chaque épisode une période différente sous le titre générique « Images de l’Histoire du Monde ». Le référendum de Spirou de 1955, qui classait les vedettes de l’hebdomadaire, la définit ainsi : « La famille légendaire de braves qui retrace pour vous l’histoire de l’humanité. » Le dos de chaque album annonçait l’aventure suivante. Derrière La Tribu de l’Homme rouge (préhistoire) : « Celui qui vient dans la marche du temps, c’est Timour d’Assyrie ». Dos de La Colonne ardente : « Après Timour de Babylone, celui qui vient maintenant, c’est Timour d’Égypte… » Etc. La série paraît sous le crayon de Sirius à partir de 1953, et se poursuit dans la même ligne jusqu’en 1968 avec L’Or du gouffre – épisode consacré aux Cathares (sujet alors rarement traité) qui restera longtemps inédit en album. Puis, après une longue interruption, Timour retrouvera sa place dans Spirou et une consécration par l’édition de 32 albums.

Sirius d’après Xavier Snoeck, L’Or du gouffre (1986).

Les années quatre-vingt ont propulsé les thèmes historiques au plus haut des ventes dans le sillage des séries phares de François Bourgeon (Les Passagers du vent) et André Juillard (Masquerouge, Les 7 Vies de l’Épervier). Certains éditeurs, constatait François Bourgeon, ont poussé leurs auteurs à travailler dans ce qu’ils croyaient être le genre à la mode. En réalité, ce qui fait qu’une œuvre a du succès, c’est le talent de l’auteur. » Celui de François Bourgeon fut récompensé en 1980 par le prix Alfred au festival d’Angoulême, distinction qui accéléra son succès public. Après avoir débuté aux éditions catholiques Fleurus avec une bande de chevalerie (Bohémond de Saint-Gilles), puis accédé à la reconnaissance par ses bandes justicières de l’époque de Louis XIII dans Pif, André Juillard s’associait pour une série napoléonienne (Arno), à Jacques Martin, le créateur d’Alix, soudant ainsi la chaîne des générations. Avec le magazine Vécu, « pour les amateurs d’Histoire et de BD », et la collection « Vécu » agglomérant un nombre appréciable de séries et considérable d’albums (autour de quatre cents), les éditions Glénat cristallisèrent les attentes d’un vaste lectorat.

Comme pour toutes les approches, l’Histoire peut trouver une place de choix dans la littérature graphique à condition de remplir trois conditions des plus classiques – et sans jeu de mots : premièrement une bonne histoire, deuxièmement une bonne histoire, troisièmement une bonne histoire.

Sans doute est-il nécessaire, comme pour la plupart des domaines qu’englobe la bande dessinée, de souligner la forte mutation des années 60-70 qui marque le glissement d’une production d’abord destinée aux enfants vers le public adulte et, du point de vue des auteurs, un changement de problématique, une conscience artistique et parfois un engagement plus forts. Ainsi a-t-on vu Tardi et Hugo Pratt innover autour de la Première Guerre mondiale. Ainsi a-t-on vu Art Spiegelman et Keiji Nakazawa prendre pour sujet l’Holocauste ou le bombardement d’Hiroshima dans d’extraordinaires et poignants récits. L’Histoire cesse alors d’être prétexte à fable de divertissement pour devenir son propre objet dans une forme inédite de grande intensité narrative.

Philippe Videlier (CNRS)

Bibliographie

Alexandre-Bidon, Danièle, Le Moyen-Âge en bande dessinée, Paris, Association de la Tour Jean sans Peur, 2010. 

Ciment, Gilles, & Mitterrand, Odette (dir.), L’Histoire…. Par la bande. BD, histoire et pédagogie, Syros, 1993. 

Collectif, Histoire et bande dessinée, Actes du 2e colloque « Éducation et bande dessinée », La Roque d’Anthéron, Promo-Durance, 1979. 

Filippini, Henri, Dictionnaire thématique des héros de bande dessinée, t.1 : Histoire – Western, Glénat, 1992.

Genoudet, Adrien, Dessiner l’Histoire. Pour une histoire visuelle, Paris, Le Manuscrit, coll. « Graphein », 2015. 

Groensteen, Thierry (dir.), L’Egypte dans la bande dessinée, CRDP de Poitou-Charentes, 1998. 

Rosemberg, Julien, « La Bande dessinée historique : une source possible pour l’historien. L’exemple de la collection “Vécu” (1985-2002) » [en ligne], Belphégor, vol. 4 No.1 ; repris sur le site de Dalhouse University. URL : https://dalspace.library.dal.ca/handle/10222/47697 

Simon, André, « Les Gaulois dans la BD », Le Débat, No.16, novembre 1981, p. 95-108. 

Thiebaut, Michel, Histoire et bande dessinée, Besançon, Collège Diderot, 1983. 

dBD Histoire, hors série No.13 : Rome dans la bande dessinée, février 2015. 

Site spécialisé : http://casesdhistoire.com/

Corrélats

aventure – colonialisme – esclavagegenreguerremigrants – peplum – shoahwestern