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la bande dessinée japonaise pour filles et pour femmes

Béatrice Maréchal

[janvier 2001]
L’introduction à la brochure [1] de l’exposition sur les bandes dessinées pour filles qui s’est tenue au musée de Kawasaki en août et septembre 1998, ouvrait par la question : « Que sont les bandes dessinées pour filles ? ». Quel est, en effet, l’élément déterminant, du sexe du personnage principal ou du label « bande dessinée pour filles » porté en couverture d’un magazine ?

La réponse ne semble pas aisée. L’histoire de cette bande dessinée est aussi longue que complexe. En retracer les grandes lignes ne permettra peut-être pas de satisfaire à cette question mais invitera sans doute à de belles lectures. Le terme manga est de création antérieure à l’objet qu’il désigne. Dans le domaine des bandes dessinées s’adressant à un public féminin, les deux termes utilisés sont : shôjo manga (les bandes dessinées pour filles) et redîsu komikku (de l’anglais « Ladies Comics », les bandes dessinées pour femmes). La première appellation date d’avant-guerre ; la deuxième s’est répandue dans les années 1980. Je me permettrai d’utiliser ici les abréviations BDF s’agissant des bandes dessinées pour filles, et je réserverai BDL aux bandes dessinées pour femmes (Ladies).

du début du XXème siècle aux années 70 : une période de maturation

Les premiers magazines pour filles paraissent au début du XXème siècle. Shôjo-kai (« Le monde des filles ») est lancé en avril 1902, Shôjo no tomo (« L’ami des filles ») en février 1908, Shôjo no gahô (« L’illustré des filles ») en janvier 1912 ou Shôjo kurabu (« Le club des filles ») en janvier 1923. Ces mensuels sont, pour l’essentiel, composés de textes et d’illustrations. La publication de la première BDF [2], Tonba hanekojô (« Mlle Haneko, garçon manqué »), commence le 4 novembre 1928 dans le Jiji manga [3], l’édition dominicale du journal Jiji shinpo. Elle est réalisée par le dessinateur Kitazawa Rakuten (1876-1955) qui présente, avec beaucoup de verve, les audaces d’une fillette pétulante. Ce type de personnage déluré et espiègle - qualifié de « garçon manqué » en japonais - est aussi l’ancêtre de personnages plus célèbres qui entreront en scène dans les prochaines décennies. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, les magazines tels que L’ami des filles ou Le club des filles reprennent leur publication. D’autres comme Shôjo (« Les filles ») lancé en janvier 1949, Shôjo gurafu (« Magazine en images pour les filles ») en janvier 1953, Nakayoshi (« Les bonnes amies ») en janvier 1955 ou Ribon (« Le ruban ») en septembre 1955, sont nouveaux sur le marché.

La part accordée à la bande dessinée reste faible (10%) mais ira en augmentant avec les années. La majorité des pages est donc plutôt consacrée aux romans [4] ainsi qu’à des articles pratiques ou d’informations sur les arts, la mode et les spectacles.
_L’ensemble est accompagné de nombreuses illustrations. En règle générale, l’accent est mis sur ce qui exprime la beauté féminine, et les dessinateurs insistent sur l’élégance, l’attitude et la finesse des traits de leur modèles, Le travail de Takahashi Makoto (1934) s’inscrit bien dans cette veine. Il définit un type de personnage saisi de façon statique, aux allures de poupée, avec des attaches fines, des extrémités menues, et des yeux aux prunelles immenses, Ce sont des figures de mode à l’air enfantin. Elles sont parfois placées dans un cadre fleuri ou surimposées à un paysage, où, pour parachever leur élégance, l’auteur n’hésite pas à ajouter des mots français. Outre les images renvoyant au contenu des histoires écrites, de nombreux autres dessins donnent l’exemple des goûts et des activités auxquelles se doit la jeune fille idéale : travaux manuels, ménagers ou de cuisine. Si la publication de ces magazines répond aux besoins de divertissement, elle témoigne avant tout de l’attention portée à l’éducation des lectrices, aussi bien en termes des soins dévolus à l’apparence que par rapport aux exigences d’un certain savoir-faire

les petites princesses

À partir de ces divers éléments naîtront des personnages féminins qui laisseront leur nom dans l’histoire des BDF. Le premier d’entre eux est celui d’Anmitsu-hime (« La princesse Anmitsu ») dont la bande dessinée, au titre éponyme, paraît dans le magazine Les filles, d’avril 1949 à avril 1955. Ses auteurs, Tagawa Suihô [5] (1899-1989) et Kuragane Shôsuke (1914-1973) ont su satisfaire un lectorat dont on imaginera aisément qu’il pouvait souffrir de pénuries alimentaires comme vestimentaires. Les caractéristiques d’Anmitsu répondent donc aux aspirations et aux idéaux de son public : la fillette est de descendance royale et vit en famille dans un château. Elle est mignonne à souhait et magnifiquement vêtue. Même son nom est propre à faire rêver puisqu’il renvoie à celui d’un dessert sucré. Enfin, on ajoutera pour anecdote la présence d’un professeur d’anglais [6] qui lui dispense des cours particuliers, et se présente sous les traits d’une grande blonde au profil saisissant. La structure du récit [7] se limite à des séquences courtes et indépendantes ; elle repose sur des situations anecdotiques et amusantes. La petite princesse, bien que prompte à verser des larmes, se montre curieuse, dynamique, voire téméraire, et rappelle par certains aspects le comportement « garçon manqué » de son ancêtre Mlle Haneko. Ce sont ses initiatives et ses déconvenues qui fournissent le ressort de l’humour.

Avec un chiffre de vente du magazine atteignant 700 000 exemplaires, le succès de cette bande dessinée est indéniable. Elle est d’ailleurs adaptée à la télévision dès 1955 et également mise en chanson. Surtout, de nombreux auteurs reprennent la formule et c’est, à sa suite, toute une galerie de petites princesses qui défilent dans les pages de différents mensuels. Enfin, ce type de personnage principal - une princesse au comportement de « garçon manqué » dont les aventures sont développées dans un magazine BDF - est au fondement du genre dès lorsque Le prince Saphir de Tezuka Osamu (1928-1989) s’impose comme une référence majeure dans l’histoire des BDF.

La publication de cette bande dessinée du maître japonais commence en janvier 1953 et se poursuit jusqu’en janvier 1956, dans le Magazine en images pour les filles, Le prince Saphir est une héroïne qui doit se faire passer pour un garçon afin que sa famille puisse conserver son royaume. Les scènes d’action sont assurées par son double masculin, ce qui limite le développement des aspects dramatiques de sa situation privée et empêche une peinture plus finement psychologique de son caractère. En effet, si Saphir est contrainte de se travestir pour des raisons politiques, elle montre surtout du goût pour les parures, les belles robes, les bals et les fleurs. Elle voudrait en fait pouvoir être une princesse à part entière.
Il importe ici d’ouvrir un aparté sur l’un des constituants sémiotiques propre aux BDF : les fleurs [8]. Cet élément visuel semble d’abord décoratif, il rehausse les tenues vestimentaires, s’incruste dans les coiffes, s’inscrit dans les paysages, pare les intérieurs – bouquet dans un vase, motif de moquette -, voire habille le cadre des cases. Intrinsèquement esthétique, il donne à l’image l’impression que la beauté y est exprimée. Comme cette qualité des fleurs ajoute à la beauté des femmes, le simple dessin d’un élément floral devient le signe avéré d’une présence féminine. Ainsi, par exemple, dans une des scènes où Saphir part en visite officielle, un bouquet se trouve sur son passage qu’elle foule d’un pied assuré. Il n’y a là rien de fortuit. Au contraire, elle apporte aux malveillants qui douteraient de son sexe princier, la preuve indéniable qu’elle est bien un garçon.
Le motif des fleurs excède son pouvoir esthétisant et conditionne l’établissement d’un sens dans le récit. Il sera repris, développé, plus tard parodié, et finira par relever d’une des conventions tacites du genre BDF. Les petites princesses correspondent à un modèle d’histoires de tradition séculaire. Mais à travers elles, des éléments particuliers aux BDF se sont mis en place qui seront rapidement exploités.

les bandes dessinées en prêt

Parallèlement au marché officiel du livre et de la presse, il existe un système de « librairies de prêt » (kashibon-ya) fonctionnant selon le même principe que celui d’une bibliothèque privée, bien qu’ayant aussi des activités dans le domaine de l’édition. Dès le début des années 50, les bandes dessinées [9] et leurs magazines intègrent progressivement une place dans ces rayons, recouvrant 20 à 30% du fond disponible à la fin de cette décade. Outre le dynamisme de ce marché, certaines orientations vont se définir qui participeront au renouvellement de la création bédéique des années à venir. Sommairement exposé, on dira que le drame est un genre privilégié et que le style graphique se qualifie de réaliste par opposition aux rondeurs épurées du trait d’un Tezuka, par exemple.
Dans le domaine des BDF, les lieux scéniques sont ceux que connaissent les lectrices - espaces urbain, privé ou scolaire - et les drames amoureux ou familiaux [10] constituent une dominante. Les relations que nouent et développent les personnages, bénéficient de dialogues plus communs et permettent également une mise en abyme du contenu - ces relations pouvant devenir le thème même du récit.
Parmi les auteurs majeurs des BDF publiées dans le cadre des « librairies de prêt », on pourra citer : Sato Tomoe, Watanabe Masako ou Yashiro Masako (1947-). Cette dernière, par exemple, se distingue par la clarté de sa mise en page où prennent place des décors plus naturels. Son travail offre une large palette de caractères : des jeunes filles en bonne santé ou handicapées se montrant persévérantes, récalcitrantes ou séditieuses, menteuses parfois, mais donnant aux lectrices l’impression vive de ne pas les avoir croisées seulement sur les feuilles de papier.
Si Yashiro Masako touche à une grande variété de types d’histoires, elle sait aussi admirablement traiter de thèmes tels que les faiblesses humaines, les effets de la pression sociale ou les élans du corps. Nombre des auteurs de bandes dessinées destinées au prêt vont influencer l’évolution des BDF des magazines de la décennie 1955-1965, Ils se sont appliqués à rendre une atmosphère propre à émouvoir les lectrices ou à dépeindre les tourments du cœur féminin, reproduisant ou ayant su apporter des modifications aux archétypes de ce genre.

l’apparition des comédies romantiques, un exemple de type nouveau d’histoire

Au début des années 60, la périodicité des magazines de bandes dessinées devient hebdomadaire, ce qui n’est pas sans conséquence sur la structure des récits. C’est la décennie des grands succès de bandes dessinées pour garçons, des story-manga, succès qui éclipse les BDF dont la thématique continue à s’élargir mais dont la structure narrative tarde à se renouveler. Parmi les nouveaux types d’histoire, notons l’apparition des comédies romantiques (roma kome) [11].
Ce type s’établit sous l’influence de comédies cinématographiques américaines telles que Vacances romaines (William Wyler, 1953). Le personnage principal, une jeune femme charmante, saura se jouer de diverses situations pour nouer avec un beau jeune homme la relation souhaitée, c’est-à-dire celle qui conduit au mariage. L’amour n’est pas nécessairement le moteur principal de l’histoire. Ce qui lie les événements entre eux, c’est le processus par lequel le jeune couple arrivera à l’échange des anneaux. La dynamique des émotions, les atmosphères romantiques et les éléments d’humour pimentent ce parcours. À titre d’exemple, on pourrait citer certains des travaux de Mizuno Eiko qui, en 1963, adapte Vacances romaines à la bande dessinée et réalise Sutekina Kôra (« La charmante Cora ») pour l’hebdomadaire Mâgaretto (« Margaret ») lancé le 12 mai 1963 [12].
Le genre BDF tel qu’il se constitue durant les premières décennies du XXème siècle, va prendre toute son importance au cours des années 1970. Dans les grandes lignes, on peut dire que certaines dominantes se sont établies. Le personnage principal est féminin. Sa beauté qui rappelle les dessins de mode - un corps longiligne, des jambes effilées à l’infini mais des yeux ronds immenses - et sa sensibilité sont deux qualités essentielles. Si les personnages masculins ne sont pas encore traités comme des protagonistes, une certaine ambiguïté des sexes est déjà un élément qui a pu être considéré. L’intrigue reste centrée sur les personnages féminins mais les genres d’histoires sont très variés : du drame à la comédie, dans des univers qui vont du plus séculier au plus extraordinaire, en passant par le merveilleux, le fantastique ou l’horreur. Les sports et la danse fournissent également la matière à de nombreux récits. Les lieux scéniques privilégient ceux de l’Occident, portés à des degrés plus ou moins imaginaires, mais ceux du quotidien des lectrices existent, et celui du milieu scolaire, notamment, prendra progressivement de l’importance. La mise en page et les effets sur le rythme de lecture restent sobres par rapport aux développements qui apparaîtront dans les années suivantes. Surtout, les BDF semblent assez statiques comparativement aux orientations suivies dans les publications pour garçons.
Les auteurs sont encore de jeunes gens mais ils ont acquis une certaine maturité artistique. Les hommes sont nombreux. Outre Tezuka Osamu, Chiba Tetsuya, Fujiko Fujio, Ishimori Shôtarô, Matsumoto Reiji, Nagashima Shinji, Tsuge Yoshiharu, et d’autres encore, ont réalisé des BDF avant de devenir célèbres avec des œuvres publiées dans des magazines pour un public de garçons. Mais ce sont des femmes qui, très nombreuses aussi, vont assurer le développement retentissant du genre.

une évolution retentissante

Au cours des années 1970, de nouveaux magazines paraissent, ainsi que des numéros supplémentaires ou des collections hors séries, dérivés de magazines plus anciens ou récents, et des publications directes en volumes. Par exemple, Shôjo komikku (« Les bandes dessinées des filles »), créé en mai 1968, lance sa version « collection hors série » en avril 1970. Parmi les magazines importants, citons Hana to Yume (« Fleurs et rêves », juin 1974), Lala (« Lala », septembre 1976) et Ririka (« Lyrique », novembre 1976) [13].
Cette période sera reconnue comme celle de l’âge d’or des BDF. Les jeunes auteurs ont un style personnel et n’hésitent pas à mettre en avant ce qui relève de leur sensibilité propre. Le succès de leurs travaux attire rapidement l’attention. Ainsi, le journal d’informations Asahi du 2 novembre 1975 publie un article intitulé « Shôjo manga no sekai » (« Le monde des BDF ») qui évoque le boom de ce nouveau type d’œuvres. Puis, le magazine pour hommes Big Comic, dans son numéro spécial de mai 1977, présente sous le titre « Shoryu mangaka tokushû » (« Spécial auteurs féminins »), des récits courts de certains de ces auteurs. C’est aussi à partir de la mi-1970 que les critiques et les analyses portant sur les BDF prennent leur essor.
Le terme 24 nen gumi (« le groupe de l’an 24 ») est créé et désigne, d’une façon plus ou moins précise, les artistes féminins à l’origine de ce courant [14]. Il ne provient ni d’une décison collégiale officialisant un nombre défini de participantes, ni d’un choix personnel aux auteurs. Toutefois, lorsqu’en 1980 sort le livre Histoire des bandes dessinées pour filles après-guerre (Yonezawa Yoshihiro), il est déjà courant. L’an 24 correspond à l’année 1949 selon le calendrier japonais (24ème année du règne de l’empereur de l’ère Shôwa), et ici renvoie approximativement à l’année de naissance des jeunes femmes nouvellement célébrées. Il s’agit de Hagio Moto, Ôshima Yumiko, Takemiya Keiko, Kihara Toshie, Yamagishi Ryôko, Kimura Minori et Aoike Yasuko, bien que la liste des noms varie sous la plume de différents critiques et historiens de la bande dessinée.
Pour prendre un exemple représentatif, on pourra s’arrêter sur le travail de Hagio Moto (1947-). Elle fait ses débuts dans le marché parallèle des « librairies de prêt », à une époque où elle va encore au lycée. Un peu plus tard, sa bande dessinée Jûichigatsu no gimunajiumu (« Gymnasium en novembre », numéro supplémentaire du magazine Les bandes dessinées des filles, novembre 1971) retient l’attention des lecteurs et annonce de grands succès : Pô no ichizoku (« La famille Poe », ibid., octobre 1972) et Tôma no shinzô (« Le cœur de Thomas », ibid., mai 1974). Dans Gymnasium en novembre et Le cœur de Thomas, Hagio Moto peint les amours particulières d’une jeunesse masculine qui se trouve en Allemagne [15]. La deuxième évolue dans la vieille Angleterre où la présence d’une famille de vampires vient exacerber la question ontologique du temps. De manière générale, elle s’intéresse aux limites que la vie pose alors même que les souvenirs éternisent des moments passés. Ses personnages sont sensibles et sensuels. La solitude intérieure, la peur, l’affliction, voire le désespoir, font d’eux des êtres vulnérables que leur besoin d’amour rend d’autant plus touchants. Leur beauté et leur fraîcheur amplifient l’expression de leurs sentiments.
Le courant principal des BDF se résumait jusqu’alors à des histoires d’amour basées sur une situation dichotomique : « je t’aime /je te hais ». Dans les années 70, le champ d’expression de ces bandes dessinées s’élargit et se transforme. La nouveauté majeure semble être celle des personnages principaux masculins et les amours homosexuelles, mais les grandes épopées historiques sont aussi marquantes. En fait, les changements se notent particulièrement dans l’élaboration sophistiquée des mises en page, qui deviendront une des caractéristiques du genre. Ils correspondent également au développement de la palette des codes graphiques, ainsi qu’à une peinture nuancée des aspects psychologiques d’un personnage, de ses émotions et de ses sentiments. Les auteurs sont des femmes. Elles s’adressent à des lectrices et s’appliquent à rendre compte d’un monde plus proche d’elles dans sa sensibilité. C’est ainsi que les BDF deviennent un média entièrement féminin.

les années 1980 et l’entrée en scène des BDL

Les années 80 voient l’apparition des redlîsu komikku (« Ladies comics », souvent abrégé en redi komi) bandes dessinées s’adressant au public des femmes. Le terme même a d’abord été utilisé dans le titre des magazines tels que You, Kiss ou Be Love publiés sur un rythme bimensuel. Entre 1984 et 1987, sept des magazines destinés aux lectrices d’âge adulte portent la mention Ladies comics ; dix ans plus tard, il y en aura dix-huit. Ce terme s’est donc fixé durant la décennie 80. Le genre couvre cependant un nombre plus large de publications. Il connaît un succès grandissant - en 1993, on compte 57 mensuels de BDL et la vente des magazines se monte à 95 millions d’exemplaires - puis s’estompe à partir de 1995.
Les histoires qui y sont présentées sont particulièrement stéréotypiques, qu’il s’agisse des drames de la vie maternelle ou de comédies amoureuses. Toutefois, à la différence des BDF, une large part est consacrée aux descriptions sexuelles (10% des pages environ), parfois au propos strictement pornographique [16] mais en règle générale inscrites dans le cadre des prémisses en vue d’un mariage. En fait, elles rappellent assez bien le contenu des romans de la collection « Harlequin » qu’on trouve en France. L’échelle des valeurs est assez cohérente quels que soient les magazines. Un mari riche est préférable, un dîner en amoureux à Noël avec lui est du meilleur effet, un sac Louis Vuitton est un signe de statut social, et le bonheur d’une femme s’assure la bague au doigt.
Les catégories [17] des lectrices les plus représentatives incluent les femmes au foyer, les secrétaires de bureau (les O.L. en japonais, dérivé de l’anglais « office ladies ») et les infirmières. Si nombre des personnages des BDL ont entre 20 et 25 ans, l’âge du public couvre toutes les générations bien que la catégorie des 19-29 ans soit la mieux représentée.
Quoi qu’il en soit, ces femmes considèrent ces publications pour ce qu’elles ont à offrir : une certaine forme de divertissement comparable à celle du lèche-vitrine ou celle du pachinko, c’est-à-dire une activité compensatoire, ou de substitution, prise sur un temps libéré entre le ménage et le travail. Les personnages masculins sont séduisants et charmeurs. Pour peu que leur partenaire féminin se conforme à des attitudes entendues, il arrangera de délicieux rendez-vous, des sorties mémorables et comme il sera très riche, il assurera une vie aisée. L’intérêt des lectrices reste donc relativement superficiel si l’on veut bien tenir pour preuve que la publication des volumes en poche se vend mal. Les BDL témoignent d’abord de la prise en compte du vieillissement d’un lectorat qui s’était enthousiasmé pour la lecture des BDF. Il n’apparaît pas cependant que ce domaine ait motivé de grandes créations.

au-delà du stéréotype

L’un des thèmes centraux des BDF et des BDL, on l’aura donc compris, concerne les sentiments amoureux. Dans les années 1950 et 60, la tendance va vers une représentation de personnages languissant d’amour ou endurant vaillamment l’adversité. Avec les années 70, les récits prennent de l’ampleur, permettant des portraits plus nuancés et plus minutieux. Des premiers émois aux élans du cœur, toute une déclinaison d’aspects psychologiques est mise en œuvre. Le développement des histoires procède souvent par induction : les conséquences d’un événement sont revues à travers des séquences où se mêlent souvenirs et pensées. Les personnages apparaissent donc relativement passifs. D’un point de vue figuratif, ils se trouvent graphiquement figés par leur attitude méditative. D’un point de vue narratif, il semble que les situations changent plutôt qu’ils n’orchestrent les changements. Toutefois, cette inclinaison vers la rêverie et l’introspection, pour narcissique qu’elle puisse paraître, offre cependant aux lectrices la possibilité de mieux cerner la personnalité des personnages et, si elles partagent leurs réactions, de s’y identifier facilement.
Les problèmes de discriminations raciale et sexuelle ont parfois été abordés. Mais, de manière générale, l’image de la femme comme être contraint ou réduit à une incarnation de la beauté, a conduit nombre d’auteurs à déployer leur créativité dans le cadre des relations humaines où l’amour permet de transcender cette vision de la femme-bel objet, et de restituer à l’univers féminin la richesse de ses perceptions et de sa sensibilité. Si les lieux et les époques de célèbres BDF n’ont souvent rien de commun avec le quotidien des lectrices, le discours tenu rend bien compte d’un désir légitime : celui d’une relation profondément et également partagée. Lorsque Satonaka Machiko déclare qu’en tant qu’auteur féminin, elle est plus à même de combler l’attente des lectrices et qu’elle assure un travail à l’égal de ses confrères masculins [18], l’interprétation qui peut être faite des BDF s’en trouve largement éclairée.
Les années 1990 voient une parcellisation des genres narratifs mais aussi une combinaison de leurs dominantes. Les BDF n’ont pas échappé à ces nouvelles évolutions. En outre, ces changements ont également conduit à estomper les frontières entre différents groupes de publics, si bien qu’aujourd’hui il n’est pas rare de trouver des lecteurs avec lesquels partager l’intérêt pour ce genre de publication.

N. B. Pour les noms de personnes, l’ordre japonais qui place le nom de famille avant le nom personnel, a été respecté.

bibliographie

Buruma Ian, Behind the Mask, New-York, Pantheon Books, 1984.
Catalogue de l’exposition de la collection Uchiyama Motoi, musée d’Aizu à l’université de Waseda, juin 2000.

Erino Miya, Redîsu komikku no jôsei-gaku (« Études féminines sur les bandes dessinées pour femmes »), Tôkyô, Seikyûsha, 1990.

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Schodt Frederik L., Manga ! Manga ! The World of Japanese Comics, New York, Kôdansha, 1983.

Shimizu Isao, Manga no rekishi (« Histoire de la bande dessinée »), Tôkyô, Iwanami shoten, 1991.

Takahashi Makoto, Shôjo romansu - Takahashi Makoto no sekai (« Romance féminine - Le monde de Takahashi Makoto »), Tôkyô, Parco, 1999.

Takahashi Mizuki, « Bara no tsubomi - shôjo manga ni okeru hana » (« Boutons de roses. Les fleurs dans les bandes dessinées pour filles »), in
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Takeuchi Osamu, Sengo manga 50 nen shi (« 50 ans de l’histoire de la bande dessinée d’après-guerre »), Tôkyô, Chikuma shobô, 1995,

Yamada Tomoko, Redîsu konikku no han-i (« Le domaine des bandes dessinées pour femmes »), copie d’un texte rédigé en août 1997 pour le magazine Fûshi-ga kenkyû (« Études sur la caricature »).

Yamada Tomoko, Manga yôgo "24 nen gumi" wa dare wo sasu no ka (« Qui le terme "groupe de l’an 24" désigne-t-il ? ») in Comix Box, août 98, pp.58-63.

Yonezawa Yoshihiro, Shôjo manga no sekai (« Le monde des bandes dessinées pour filles ») en 2 tomes, Tôkyô, Heibonsha, 1991.

Article paru dans le numéro 6 de 9ème Art en janvier 2001.

[1] Rédigée par Yamada Tomoko, critique et historienne des bandes dessinées pour filles et pour femmes.

[2] Cf, Shimizu Isao, 1997, p. 117

[3] Supplément créé en janvier 1902 et composé de dessins, de caricatures et de planches de bande dessinée liés à l’actualité.

[4] jusqu’à l’après-guerre, les personnages principaux de ces romans féminins sont des filles sensibles et sentimentales. La thématique tourne autour de l’amitié féminine, non sans parfois un certain parfum d’ambiguïté. Cf. Yonezawa Yoshihiro, 1991, tome 1, p.16.

[5] Célèbre auteur de la bande dessinée Norakuro, dont la publication commence dans le magazine Shônen kurabu (« Le club des garçons ») en janvier 1931 et se poursuit jusqu’en octobre 1941.

[6] L’époque est encore celle de l’occupation américaine.

[7] Ce type de bande dessinée est appelé koma manga (bande dessinée en quelques cases), par opposition à stop manga (bande dessinée où un récit est développé sur un nombre certain de pages). Il est représentatif de la décennie 1945-1955.

[8] Cf. Takahashi Mizuki, « Boutons de roses. Les fleurs dans les bandes dessinées pour filles » in Études sur la bande dessinée, culture de la représentation, 1998, pp.51-54. Je lui emprunte l’exemple appliqué à Saphir.

[9] Une bande dessinée y fait alors entre 120 et 130 pages. Elle se loue 5 à 10 yen alors que sur le même temps, un magazine de bandes dessinées coûte 30 à 40 yen, et un livre de bande dessinée, 50 yen. Au plus fort de son activité, vers 1955, il y a de 20 à 30 000 librairies de prêt au japon. Le développement du marché officiel, avec en 1959, le lancement du premier hebdomadaire de bandes dessinées pour garçons, va progressivement absorber les auteurs qui travaillaient pour ce système.

[10] Appelé Hahamono (littéralement « histoire des mères »), ce genre dramatique fait l’apologie du dévouement incommensurable d’une mère pour ses enfants. Il est particulièrement apprécié au cinéma dans les années 50 (les distributeurs portaient de un à trois mouchoirs sur les affiches pour que le public sachent à quoi s’attendre. Cf. I. Buruma, 1984, p.25). Toutefois, si dans les films la relation mère-fils est largement mise en scène, les BDF, elles, dépeignent la relation mère-fille, chacune avec son lot de malheur.

[11] À distinguer de la variante des comédies amoureuses (rabu kome) où tout tourne autour de la rencontre avec un beau garçon et du va-et-vient incessant entre les deux partenaires jusqu’à ce que cet amour soit respectivement reconnu.

[12] La même année que l’hebdomadaire Shôjo furendo (« L’ami des filles »), le premier janvier.

[13] Liste qui ne peut malheureusement être exhaustive.

[14] Cf. Yamada Tomoko, août 1998, pp.58-63.

[15] Le choix de la scène occidentale ne correspond pas uniquement à une forme d’exotisme dont les charmes offriraient de plus amples possibilités pour y déployer son imagination. Il peut s’interpréter également comme un moyen de détourner la censure, l’homosexualité n’étant pas aussi bien admise que ces histoires pourraient nous le laisser penser. En ce qui concerne les raisons du développement de ce dernier type de récit, les hypothèses sont diverses et nécessiteraient au moins la place d’un article.

[16] Toutefois, les circonstances et les conséquences de situations liées aux thèmes du sadomasochisme, des relations à trois partenaires ou du viol, sont parfois présentées.

[17] Selon l’enquête réalisée par Erino Miya, 1990, pp.25-35

[18] « Je pensais que je pouvais faire un meilleur travail, que les femmes étaient plus aptes que les hommes à comprendre ce que les filles veulent. Dessiner des bandes dessinées était aussi un moyen de devenir libre et indépendante sans avoir à passer des années à l’école. C’était quelque chose que je pouvais faire moi-même et c’était un type de travail qui permettait aux femmes d’être à l’égal des hommes ». Cf. F. Schodt, 1983, p.97.