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ce qui se trame dans la maison usher

Pascal Krajewski

[Juin 2016]

Edgar Poe semble être voué à une fortune d’adaptations peu commune. Ses nouvelles donnent lieu à un nombre impressionnant de reprises (de qualité et de fidélité variables), ne serait-ce que dans les champs du cinéma, de la bande dessinée ou de la musique. D’un titre comme La Chute de la maison Usher, on peut aisément trouver quatre versions en bande dessinée, un anime et plusieurs films. Gage de son « adaptabilité », le cinéma naissant, encore muet, en avait tiré deux films distincts dès 1928... C’est sans doute qu’il y a chez Poe des qualités particulièrement propices à ces reprises : des nouvelles courtes, des récits fantastiques, des ambiances lourdes et mystérieuses, et peut-être une écriture singulière. Poe lui-même ne fut-il pas son premier adaptateur, lui qui recycle fréquemment des thèmes ou des situations d’une nouvelle à l’autre ?

Nous nous pencherons ici sur l’étude de l’adaptation en BD de La Chute de la maison Usher à travers quatre albums [1] : Battaglia en 1969, Corben en 1984, Guillaume en 2007 et Corben à nouveau en 2013. Nous essayerons de dégager quelques pistes pour répondre à la question suivante : quelles ressources propres au médium « BD » sont activées pour transposer les qualités du médium « littérature » ?

Battaglia (1969)

Quitte à rappeler des évidences, il convient de noter quelques éléments constitutifs de chacun de ces deux arts. Qu’est-ce qu’un roman ? C’est un texte, fait de mots innombrables [2], que l’on lit linéairement, où les idées principales se ramassent dans des phrases et où des situations unifiées sont regroupées dans des paragraphes. Qu’est-ce qu’une BD ? C’est un album, fait de planches et d’images dénombrables [3], avec peu de mots, qui demande une lecture synoptique de la case et qui offre un aperçu global sur la planche. Autrement dit, dans un roman, vous êtes noyé par un seul type de contenu (le mot écrit dans une police constante), à la présentation monolithique (la phrase justifiée) dont vous ne vous reposez qu’à travers les dialogues, le chapitrage et dans une moindre mesure les paragraphes. Il est donc très difficile pour le roman de donner à un mot ou un groupe de mots une force particulière (l’italique étant un biais peu courant et à l’efficace non garantie) ; et le seul moyen de conférer à une idée un poids supplémentaire est d’y insister, d’y revenir, donc de la souligner en la fortifiant, en la coulant dans un habit de mots de plus en plus dense et chargé – au risque de la répétition ou de la noyade. A contrario, dans une BD, vous avez très peu d’unités sémiotiques pour faire passer le message (cases, planches, textes), mais vous pouvez jouer avec beaucoup plus de paramètres plastiques pour mettre en avant des idées-forces : une case noue ensemble, dans une même lecture, une image et quelques mots d’un texte ; la mise en page précipite la lecture synthétique de la séquence ; la transmission de l’information se fait par plusieurs canaux parallèles qui confluent dans une perception synesthésique (et pas seulement « lecturale ») du récit.

Corben (1984)

Comment donc adapter un roman (une nouvelle) en bande dessinée ? Il faut repérer l’ordonnancement du récit, pour en extirper les situations-clés ; puis décider de la façon dont ces situations seront retranscrites. A cet égard, l’auteur de BD a à sa disposition trois outils : l’image, le texte et la mise en page. L’image de BD vaut moins par ses qualités de précision ou de réalisme, que par ses qualités figuratives : son cadrage, le décor qu’elle pose, la pose des personnages qu’elle croque, le style graphique retenu, etc. Pour le texte, la BD le décline en quatre instances distinctes, au pouvoir de signification et à la force de frappe variables : les descriptifs (dans leur cartel), les dialogues (dans leur bulle), les onomatopées (surajoutées à l’image) et les transcriptions (texte appartenant à l’image) – le tout allié à un lettrage non dénué d’effets signifiants. Enfin, la mise en page noue tout cela dans une « grande image », celle de la planche (et parfois même de la double planche), qui organise les tailles, l’articulation, le positionnement des cases et des textes – le résultat concourant à leur signification, leur interprétation et surtout leur puissance perceptive.

Guillaume (2007)

L’auteur de BD avide d’adaptation doit donc retramer le récit littéraire, dans un canevas qui sera le résultat d’une technique triplement armée par l’image, le texte et leur mise en page.
Il devra d’abord analyser le texte initial pour élire les épisodes qu’il retient, les pondérer, réfléchir à leur retranscription, voire recoudre un nouvel ordonnancement scénaristique.
Il devra ensuite créer l’univers visuel du récit : le choix des encres et des couleurs pour rendre l’ambiance générale, l’invention des figures qui fixeront les traits des décors et des personnages (qui ne sont parfois qu’ébauchés dans le récit littéraire), etc. Notons là sa forte distinction d’avec le roman, qui, dans ses descriptions, ne fait pas vraiment naître « d’images » dans l’esprit du lecteur. Quelque précis que soient les portraits et les peintures des romanciers, le lecteur ne voit pas devant lui le personnage en ses traits ni la maison en ses contours : il s’en fait seulement une vague idée, celle d’un tempérament, d’un âge, d’un type, d’une présence modalisée – mais non une image portraiturée. Le héros de roman n’a pas d’image, il n’est qu’un schème. Et nous n’avons aucune idée de la tête qu’a Madame Bovary quand bien même Stendhal nous en dresserait un portrait naturaliste. Nous savons qu’elle est plutôt jeune, jolie, agréable, mal dans sa peau, vivant dans une ville de province qui ne lui agrée pas. Autrement dit, elle n’est, dans notre imagination de lecteur, qu’une vague présence colorée qui s’articule et se différencie des autres présences, ou encore qui signifie dans un réseau.

Corben (2013)

La BD, par le biais de l’image, donne une physionomie à ce maquis de mots : elle expose des figures. Et contrairement au cinéma, elle possède le moyen de ne pas les figer dans une incarnation trop rigide : restant flou, minimaliste voire changeant, le portrait tiré en BD n’est pas l’image d’un objet littéraire, mais plus une possibilité d’image, une image flottante, conservant une certaine plasticité pour l’imagination qui la saisit. D’une scène à l’autre les faciès ne sont pas reproduits dans une minutie détaillée maniaque, seuls les traits marquants sont conservés pour permettre l’identification.

Enfin, l’auteur devra composer le fil de sa narration graphique, ordonnancer des épisodes, soupeser le rythme des séquences et la répartition des cases qui les composent, réfléchir au montage de ces images entre elles, etc.

Voyons donc précisément certains des choix faits par ces auteurs de BD dans leur travail d’adaptation de La Chute de la maison Usher, écrite en 1839 par Poe et traduite en français par Baudelaire en 1857.

Prélude : L’ambiance, les personnages

Le scénario original peut se découper en trois parties consécutives [4].

1er moment, l’arrivée du héros-narrateur chez son vieil ami Roderick Usher (17 paragraphes, 2 800 mots) : arrivée narrative du héros et description de l’ambiance générale très particulière des lieux ; rappel de la lettre reçue par le héros et ses souvenirs d’Usher (incise) ; retour au présent sur l’ambiance onirique et angoissante de la maison délabrée ; retour à la narration sur la déambulation dans les parties communes ; entrée dans la chambre, sa description ; rencontre avec Usher, portrait physique puis ébauche d’un portrait psychologique ; dialogue des deux personnages, alternant style direct et indirect, découverte de la maladie nerveuse d’Usher ; introduction de Lady Madeline et de sa maladie.

2ème moment, le séjour du narrateur chez son étrange hôte jusqu’à la mort de sa sœur (15 paragraphes dont 6 strophes versifiées, 2 000 mots) : le caractère créateur et fantasmagorique d’Usher (musique, peinture) ; poésie Le Palais hanté, mis en paroles et musique par Usher (incise) ; les croyances animistes d’Usher ; les lectures mystiques d’Usher ; l’annonce de la mort de Madeline, son enterrement.

3ème moment, la bascule dans la folie et le fantastique (24 paragraphes, 2 600 mots) : la dégradation de l’état d’Usher, errant sans but ; la 8ème nuit, orageuse, angoissante, nuit blanche du narrateur, arrivée d’Usher dans la chambre, sa folie acoustique, la tempête dehors ; en alternance, lecture d’un livre et bruits en écho au dehors (incise) ; l’horreur redoublée, l’aveu d’Usher et l’irruption de Lady Madeline cadavérique ; la fuite du narrateur et l’écroulement de la maison.

La nouvelle est sombre et empreinte de folie. Et c’est cette ambiance que les albums chercheront à rendre, au moyen d’éclairages et d’accentuations assez hétérogènes.

Battaglia réussit la prouesse de respecter l’histoire en la condensant drastiquement. Il recourt à certains effet visuels surréalistes pour rendre dans la même image plusieurs idées et use d’une mise en page très fragmentée, où s’entrechoquent des blocs d’images et de textes. L’ambiance est assez feutrée, lovecraftienne, entre folie douce et mélancolie.

Les adaptations en couleurs de Corben sont très libres ; celle de 2013 est même fort éloignée du récit originel et doit autant à cette nouvelle qu’au Portrait ovale ou au Chat noir (il reste de La Chute... quelques épisodes clés, des images fortes et des décors). Le style de Corben flirte avec le Grand Guignol (usant d’horreur sanguinolente, d’érotisme prépubère et de rêveries – le tout dans un grotesque parfois comique). L’irruption d’un autre narrateur (dans la version de 2013) évoque le présentateur des Contes de la crypte, qui hanta la BD américaine au début des années 1950 avant de faire les heures fastes de l’horreur télévisuelle dans les années 1990.

L’adaptation de Guillaume est parfaitement fidèle ; elle alterne des séquences aux styles narratif et visuel très dissemblables, emprunte aux mangas certains codes, et soigne particulièrement certains effets dramatisants appuyés.

Le style visuel de ces auteurs est par ailleurs très différent, bon moyen pour découvrir, non dans leur technique mais dans l’écriture BD, les éléments graphiques qui permettent de traduire la langue littéraire. Les portraits des personnages sont par exemple assez libres.

Le héros-narrateur de la nouvelle vu par :

Battaglia (1969)
Corben (1984)
Guillaume (2007)
Corben (2013)

Dans la nouvelle de Poe, le héros-narrateur n’est pas décrit. Battaglia le campe solidement dans un homme bien installé ; Corben lui donne le visage de Poe lui-même en 1984 ; Guillaume ne fait qu’ébaucher des traits vagues ; le Corben de 2013 lui confère le solide physique d’un prédicateur dans la force de l’âge.

Roderick Usher vu par :

Battaglia (1969)
Corben (1984)
Guillaume (2007)
Corben (2013)

Chez Poe, le personnage d’Usher est hypersensible et va sombrer dans la folie. Battaglia insiste sur son côté saturnien et lymphatique ; chez Corben-1984, il ressemble au comte Dracula, popularisé par Lugosi (qui tourna dans de nombreux films inspirés des nouvelles de Poe) ; il a d’abord le visage d’Antonin Artaud chez Guillaume, avant de basculer dans une caricature de savant fou ; en 2013, Corben lui donne les airs d’un dandy décadent.

Ces quelques grands marqueurs posés, arrêtons-nous à présent sur certaines scènes clés du récit, pour analyser plus finement le traitement que les auteurs-dessinateurs de BD leur ont consacré.

1. L’arrivée du narrateur

« Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. »

(Ainsi commence la nouvelle. Le paragraphe dont cette phrase est extraite insiste sur l’ambiance particulière qui règne dans cet endroit, usant d’un vocabulaire affecté, expressionniste, décrivant l’effet sur le narrateur plutôt que dépeignant son aspect réel. Cette ambiance délétère et étrange sera rappelée par la suite.)

Battaglia (1969)
Guillaume (2007)

Parce que Battaglia et Corben publient leur épisode dans des revues, ils doivent faire face au problème de l’inscription du titre dans la page. Corben-2013 choisit de tout miser sur une police gothico-lithique pour placer son récit sous un signe à la fois historique, érudit et mystérieux. « Une histoire très ancienne va être narrée, elle fut gravée dans la pierre ». D’ailleurs, un conteur prend tout de suite le relais, même si c’est pour prendre le contre-pied du texte de Poe en évoquant une belle journée automnale. Cette entorse permettra au dessinateur deux choses : d’abord, exposer sa technique et ses très belles couleurs irisées, et ensuite pouvoir, trois planches plus loin, marquer l’arrivée du brouillard sombre et oppressant dans un contraste très réussi.

En positionnant son titre dans un cartel très vaste, Battaglia vient organiser un face-à-face entre le héros-narrateur (arrivant de dos, dans la brume) et un détail de la Maison (le mur déjà lézardé qui finira par emporter l’édifice). La planche ainsi composée ressemble à un triptyque, dont le titre formerait le panneau central. Battaglia choisit de lire le titre littéralement : « Usher » est la maison : le mot « Usher », agrandi, aux lettres empâtées, semble dessiner le contour d’un château crénelé, qui contraste sur le fond le plus noir qui soit. La maison ne sera jamais vraiment campée par Battaglia, car le mot « Usher », tel que dessiné dans ce cartel, s’en veut la représentation graphique : à la fois abstraite, biscornue et irreprésentable. Sous le titre, une vaste surface blanche semble figurer les sous-sols de cette maison de lettres, ou valoir pour l’étang qui l’encercle ; ainsi, le texte descriptif qui s’y loge pourrait être comme le reflet déformé de la présence de cette maison lexicale. L’ambiance froide et brumeuse est très bien rendue par le traitement des différents plans de l’image de gauche : on perçoit presque physiquement que le héros s’enfonce dans une lourde brume, à travers laquelle l’horizon disparaît totalement dans un blanc laiteux diffus.

La planche de Guillaume est beaucoup plus lente et cinématographique. Deux premières images en panoramique enveloppent le héros dans un paysage hivernal qui le transit et menace de l’étouffer. Suit une séquence de trois vignettes en portrait qui sonnent le début du récit en posant côte à côte : l’entrée, le héros, la maison. Le noir et blanc stylise et génère un certain flou : les figures paraissent errer, elles sont plus suggérées qu’imposées. Ce que sa technique n’arrivera pas à rendre, c’est l’ambiance « fuligineuse », c’est-à-dire noirâtre, chargée de suie, qui entoure spécifiquement les lieux. On a l’impression que tout décor illustré par ce crayon transpirerait cette même ambiance lourde et pesante, en ratant la spécificité du site de la Maison Usher. La cause en revient sans doute à l’absence de nuances dans les couleurs utilisées : le noir ou le blanc y jouent de façon binaire. Il n’y a pas de gris, ni de différence de densité dans le noir. Ce que dès lors Guillaume peut rendre, c’est une certaine folie et déstructuration avec des coups de crayon hachés ou esquissés – mais pas une atmosphère qui estompe graduellement, en nuançant.

Corben (1984)
Corben (2013)

Dans le Corben de 1984, le texte de Poe est mieux respecté que dans sa version de 2013, même si l’épisode du cheval mort est une invention qui prouve surtout la liberté du dessinateur et sans doute son plaisir à camper un cadavre chevalin [5]. Le premier strip de quatre images étroites est unifié par la présence traversante d’une branche de bois morte et par celle des lointaines couches d’atmosphère, tandis que le héros paraît et se rapproche. La maison n’est pas encore révélée ; elle surgira à la double-planche suivante (très travaillée), sur un fonds aux couleurs rosâtres. L’ambiance fuligineuse est remplacée par une ambiance franchement mystique, presque onirique, comme l’attestent les couleurs rosées apposées dès la première case. Le grandiloquent s’annonce dans l’imposante dernière image format panoramique, dévoilant au moment de tourner la page – de passer le prologue pour entrer dans le vif – donc comme seuil de l’histoire – ce signe funeste qui est un cliché des westerns ou des films fantastiques : un cadavre pas totalement décomposé, qui semble prévenir le lecteur (et pas seulement le cheval ni le héros) de la fatalité en marche.

2. La déambulation évaporée de Lady Madeline

Pendant qu’il parlait, Lady Madeline, — c’est ainsi qu’elle se nommait, — passa lentement dans une partie reculée de la chambre, et disparut sans avoir pris garde à ma présence.

(Dans le texte de Poe, l’irruption de Lady Madeline est fantomatique : une phrase, quelques mots, puis l’impression de stupeur que cette déambulation évaporée, à peine réelle, exerce sur le narrateur. Le paragraphe suivant nous apprend la maladie de Lady Madeline, et sa très proche condamnation à mort. Quelques pages plus loin, sa mort subite sera traitée avec la même brusquerie : « Un soir, m’ayant informé brusquement que lady Madeline n’existait plus, il annonça l’intention de conserver le corps pendant une quinzaine. » Entre-temps, le héros ni le lecteur n’auront jamais rencontré Lady Madeline ; à se demander si elle existe vraiment où si elle n’est pas plutôt une hallucination passagère dans l’esprit nébuleux des habitants sous influence de la Maison Usher.)

Battaglia (1969)
Guillaume (2007)

Battaglia propose une planche très déstructurée, sorte de patchwork de médaillons, dont la lecture n’est pas évidente. Le passage en question a été illustré de la façon suivante : un portrait en buste de profil, tourné vers la gauche, orienté vers les deux autres personnages (si on considère qu’il s’agit d’une même image) – se prolonge dans six silhouettes en pied, grisées, s’éloignant. Le portrait ressemble à ces anciens camées, en ivoire, au charme désuet. Lady Madeline regarde en arrière et marche à rebours de l’axe du progrès. Sa silhouette grise semble se déplacer en se répétant et en régressant. Grâce à la surimpression de la silhouette sur le portrait, l’unité du personnage se maintient malgré son déplacement dans l’image, à l’identique (contrairement aux techniques futuristes). L’image suivante, plus abruptement encore que dans le texte de Poe si c’est possible, la supprime de l’histoire en claquant la porte sur le corps esquissé juste au-dessus et en remplaçant son contour sextuplé par un mot dont chaque lettre en rend comme l’écho sourd et sombre : « MORTE ! » (l’italien « morta »). Une infime translation du regard vers le bas et Lady Madeline disparaît, remplacée par « son » mot qui résonne en s’inscrivant dans l’image.

Chez Guillaume, la séquence dure plus longtemps (huit images), mais est tout aussi subtile : Madeline apparaît brusquement image 2, tournée vers la gauche. Rétrospectivement, on reconnaît, image 1, les prémisses de cette incarnation dans une vague forme blanchâtre. L’image 1 couple la première mention de Lady Madeline (par son frère) et sa première trace à l’image, dans un étrange retournement : c’est au moment où Roderick explique qu’elle va bientôt le « quitter », qu’elle commence d’arriver... La surprise du narrateur est marquée par l’intervention d’un signe d’exclamation, seul moyen de manifester cette émotion dans un plan large assez chargé. Car la course de la jeune femme est particulièrement silencieuse et fluide, comme si elle s’extirpait d’une horloge fatale, sans aucun égard pour ce qui l’entoure. Le seul son qui l’accompagne sera celui qui la sort, celui de la porte claquant derrière elle dans un « bam » retentissant. Le dernier strip de cinq images en meurtrières est un bel exercice de rythmicité : une scansion structurelle (les cinq cases équiplanaires), un cadrage qui oscille d’une inclinaison gauche à une droite (comme un mouvement de balancier), une distance focale qui s’éloigne puis se rapproche, une porte qui s’ouvre puis se ferme, et en contrepoint, la main du narrateur lâchant son chapeau.

Corben (1984)

En 1984, Corben traite ce passage en un strip, qui ressemble à celui qui a ouvert sa BD : deux plans unifient transversalement le découpage en cases, tandis qu’en plan moyen, traitée séquentiellement, paraît Lady Madeline, dont les traits vont s’affirmant au fur et à mesure qu’elle se détourne des personnages et du lecteur pour s’enfoncer dans les ténèbres. Elle sera toujours à moitié cachée, mi-présente mi-absente donc. La largeur des cases se rétrécit à mesure. La toute dernière, réduite à peau de chagrin, clame à la fois la disparition du personnage dans les ténèbres lointaines et l’impossibilité de toute image supplémentaire : la mort de Madeline est ainsi répétée et confirmée par la disparition des cases, seul substrat pouvant accueillir son image. Et il n’y a plus d’espace graphique pour l’image, comme il n’y a plus d’espace vital pour le personnage.

3. La crise de folie d’Usher par une nuit orageuse

« Et vous n’avez pas vu cela ? — dit-il brusquement, après quelques minutes de silence et après avoir promené autour de lui un regard fixe, — vous n’avez donc pas vu cela ? — Mais attendez ! Vous le verrez ! »
Tout en parlant ainsi, et ayant soigneusement abrité sa lampe, il se précipita vers une des fenêtres, et l’ouvrit toute grande à la tempête.
L’impétueuse furie de la rafale nous enleva presque du sol. C’était vraiment une nuit d’orage affreusement belle, une nuit unique et étrange dans son horreur et sa beauté. »

(Suit une description presque météorologique du climat tempétueux au dehors, avec ses masses venteuses qui s’entrechoquent et s’affrontent dans une lumière surnaturelle. Le lecteur a le plus grand mal à mettre en images la description apocalyptique de Poe, n’en gardant peut-être que l’ambiance générale : du sublime en furie.)

Battaglia (1969)

Battaglia traite la séquence sur son dernier strip de trois images, avec une certaine douceur romantique. La précipitation de Roderick est écrite mais n’est pas dessinée, l’apocalypse au dehors n’est qu’une grosse tempête. Le bâtiment, ciselé dans un contraste au cordeau, ressemblerait à une photographie prise au moment d’un éclair, de sorte que la surface du toit est abrasée par les flux de photon, tandis que les murs de la bâtisse se devinent à peine sous le flot d’une pluie qui ruisselle. La maison semble se liquéfier sur place, et se répandre dans ce linceul blanc informe qui grimpe progressivement le long de ses murs. L’ambiance est finalement moins surnaturelle que poétique.

Deux éléments sont ici notables :
1. Dans les deux premières images, Roderick est orienté vers la gauche, de sorte qu’il tourne le dos au spectacle offert par la troisième image – et c’est un choix assez étonnant, voire franchement violent pour la fluidité de notre lecture. N’aurait-il pas été préférable de tourner les deux premières images dans l’autre sens, de sorte que sens de lecture, sens du mouvement du personnage et sens de l’histoire auraient convergé dans le même flot optique ?

Battaglia (1969)

Battaglia fait le choix de la résistance plutôt que de la fluidité, et par deux fois (entre les images 1 et 2, et entre les images 2 et 3). Il s’oppose à la course de la lecture, en renvoyant le regard vers l’arrière par le jeu des axes dessinés. Et ainsi la lecture n’avance que par hoquets, « labourieusement », pourrait-on dire. Cela offre à chaque image un laps d’existence plus long (elle passe moins inaperçue, elle est mieux qu’entraperçue par la course d’un regard triplement accélérée), et l’image finale est ainsi éloignée, mise en suspens, retardée.

2. Les montants de portes et de fenêtres viennent redoubler l’encadrement de la case. C’est flagrant dans l’image 1, où le cadrage retenu fait qu’un fin liseré vertical, blanc à droite noir à gauche, répercute inutilement (?) les traits de la case. Le décor voit alterner les bandes noires et blanches, rappelant peut-être les barreaux d’une prison. L’archi-structure du foncier est ainsi ré-affirmée, corroborée au moment où elle va se faire chahuter, jusque dans ses fondations (absorbées par le linceul brumeux).

Guillaume (2007)
Guillaume (2007)

La scène est beaucoup plus dramatisée chez Guillaume qui lui consacre pas loin de quatre planches, dont une pleine-page, située au verso (page paire), donc nécessitant un tour-de-page. Pour lui, l’acmé du passage tient dans la tempête qui bat son plein dehors et frappe la maison de toute sa puissance. C’est littéralement qu’il a choisi de transir « l’impétueuse furie de la rafale [qui] nous enleva presque du sol » dans une image impressionnante : par son point de vue et son cadrage saisissants, rehaussés d’ajouts graphiques exogènes (le nuage en dent de scie autour de la fenêtre et le « BROOO » extérieur). Séquentiellement, le dessinateur a choisi l’option « montagne russe » : par une première séquence descendante de cases allant se rétrécissant, il focalise notre regard sur la poignée de porte – ensuite, il nous projette au loin, dans des grands espaces naturels hébergés dans de larges surfaces graphiques. Il y a un effet choc très bien rendu, et la rupture dans la séquence répond à la stupeur du personnage face à la nature en furie. La scène est extrêmement dynamique et brutale : dans son séquençage, dans son cadrage et dans son graphisme.

Corben (1984)

Chez Corben-1984, « l’effet choc » est entièrement délégué à l’onomatopée écrite en capitales grasses entre le premier strip et l’image centrale. Il a été préparé par le mouvement de caméra du premier strip, dont le sommet de la courbe correspond à l’image du milieu (un gros plan) et à sa redondance picto-textuelle (gros plan sur les yeux = moment où le personnage demande : « vous n’avez pas vu cela ? »). Le premier strip nous prépare ; le choc survient dans les marges, entre les cases, dans l’onomatopée. Au contraire, l’image centrale, en campant un décor qui se veut sur-réel, offre un spectacle d’un grande calme, d’une grande quiétude. La tempête est finalement plus dedans que dehors. La bâtisse a sans doute déjà basculé dans un univers parallèle et fantastique : à présent, elle trône et s’élève dans ce nouveau milieu comme si elle en procédait.

4. La chute de la maison Usher

« Pendant que je regardais, cette fissure s’élargit rapidement ; — il survint une reprise de vent, un tourbillon furieux ; — le disque entier de la planète éclata tout à coup à ma vue. La tête me tourna quand je vis les puissantes murailles s’écrouler en deux. — Il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes, — et l’étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher. »

(Ce sont les dernières phrases du récit où se précipitent l’effondrement du bâtiment, la fuite du narrateur et la disparition des derniers Usher. Les éléments les plus importants sont : la fissure, introduite dès le début de la nouvelle pour engrener le cataclysme ; la lune qui transparaît à l’arrière-plan ; et l’étang qui va venir engloutir toute trace des Usher.)

Guillaume (2007)

Le traitement le plus saisissant de ce passage est sans conteste celui de Guillaume. La fissure qui fracasse le bâti est celle-là même qui vient déstructurer sa planche, en zébrant les cases en leurs contours et limites. Il n’y a plus de séquence ; la planche est, dans son ensemble et dans son architecture, émiettée et semble exploser. En bas, dans la plus petite « case », comme écrasé devant une telle monumentalité et comme enfoui dans ce soudain effondrement – se tient, éberlué et à peine visible, le narrateur. En haut, trônant dans la plus vaste « case », comme pesant de tout son poids sur ce château de cartes qui s’effondre sous l’effort : la lune, énorme, déboulant pour venir réduire en miettes la maison. La lecture des images des autres « cases » n’est pas toujours une mince affaire, car les angles de vue sont poussés à leur comble : en scrutant, on peut reconnaître les livres qui chutent ici, les fenêtres qui se pulvérisent là, les deux corps étendus sous le lustre, etc. Ce qui importe bien plus que la lisibilité iconique, c’est la profusion des lignes obliques dessinées qui se cognent et se coupent. Et ces lignes sont doublement rendues : par les arêtes des objets dessinés qui valdinguent, et par la façon de coloriser les fonds en usant de coups de pinceaux furieux et brouillons. Les obliques mimétiques sont redoublées par les obliques purement graphiques : le résultat est ce capharnaüm tempétueux où l’image (et pas seulement la maison) semble se craqueler tandis que la planche et sa séquence éclatent. Preuve que l’image est architecture, et que le fracas de l’une sonne la destruction de l’autre.

Corben (1984)

Dans le Corben de 1984, c’est encore une fois l’onomatopée dans la marge qui dynamise la lecture en annonçant l’effondrement. Car l’image en amont, malgré ce qui y est objectivement dessiné (une fissure en train de s’agrandir par le haut), reste statique. Sans doute cela tient-il à sa monumentalité, à son faux-air de cathédrale, mais aussi au format de la case. Le jeu des ombres sur le mur de gauche qui s’affaisse, de même que son inclinaison, n’arrivent pas à figurer la chute. Ce défaut provient aussi sans doute de l’angle de vue retenu, avec une perspective sur ce bâtiment anguleux qui brouille le jeu de la perception claire et distincte. Le résultat, c’est que le mur de gauche censé s’avachir, est en fait parfaitement vertical, droit – ce que l’œil a du mal à percevoir comme un signe de mouvement. Peut-être, s’il n’y avait eu ce fonds tout en spirales et en courbes, aurait-on pu mieux appréhender la lézarde galopante...

Corben (2013)

Le Corben de 2013 retrouve du dynamisme par le choix des formats des cases : tout en hauteur, se succédant sur une même ligne, les images semblent se courir après (le dernier strip de Corben-1984 tendrait à confirmer cet effet dynamisant). Les éléments naturels qu’il a choisis de représenter concourent à ce résultat : la mer furieuse est écumante et brutale. Et la mer rend tout de suite un mouvement que le mur avait pétri : parce qu’une opération d’effondrement est plus lente qu’une vague spumescente, parce qu’elle est de toute façon moins reconnaissable instantanément, et parce que notre œil y est moins habitué.

Battaglia (1969)

À part chez Battaglia, ces planches ne sont pas finales. Le rythme va se précipiter dans la planche suivante de Corben-1984 (avec un découpage haché en cases étroites, comme on vient d’en souligner l’effet) ; un épilogue va venir fermer le récit par le retour du narrateur surnuméraire chez Corben-2013 ; chez Guillaume, la maison va s’affaisser sur elle-même, dans une belle séquence purement verticale de quatre images de même hauteur. Partout, c’est l’étang qui s’imposera pour clore le récit : l’étang, dont la surface redeviendra unie et calme, ne sera plus alors le miroir de rien, parce qu’il sera devenu le tombeau de la maison Usher. Et la maison aura sombré dans les profondeurs de son marais comme Lady Madeline s’était enfoncée dans celles du caveau.

Dans ses réussites comme dans ses faiblesses, le médium de la BD s’est révélé comme un langage particulier dont certaines composantes peuvent être à présent énoncées.
Il est obligatoirement économe : pour narrer une histoire dans toutes ses dimensions, il ne possède qu’un nombre limité d’éléments sémiotiques.
Il est dramatisé : ces outils concourent à souligner les temps forts, ne retenant que tels mots indispensables, ou marquant tel effet par des moyens extra-picturaux.
Il est architecturé : la mise en page, qui organise la planche, ressemble à un plan d’architecte, qui structure divers modules fonctionnels au service d’un dessein global.
Il est rythmique : la lecture et sa course sont susceptibles de se voir accélérées ou au contraire stoppées net. L’art de la BD, art de nature spatiale, est aussi un art à effets temporels : il est peut-être l’art de la transformation de l’espace en temps.
Il est ambiguïsant : il génère de l’équivocité, une lecture ouverte, à interpréter – soit qu’il laisse planer un flou, soit qu’il condense abruptement.

Tels pourraient être les principaux éléments d’une Poétique de la BD. Charge aux auteurs d’apprendre à les manier, chacun à leur manière, avec plus ou moins de conscience et de talent, pour donner corps à cette « écriture BD » idiomatique.

Pascal Krajeswski

Bibliographie

BATTAGLIA, Dino, Histoires : contes et récits fantastiques, Tome 3, Saint-Egrève, Mosquito, 2005.
CORBEN, Richard, La Chute de la maison Usher, Paris, Albin Michel, 1986.
CORBEN, Richard, Esprits des morts : et autres récits d’Edgar Allan Poe, Nogent sur Marne, 360 Media Perspective, 2015.
GUILLAUME, Nicolas, La Chute de la maison Usher, Paris, EP éditions, 2007.
KUJAWA, Henry R., « Poe 1975, Pt.4 », sur Professor H’s Wayback Machine, en ligne : http://professorhswaybackmachine.blogspot.fr/2015/03/poe-1975-pt-4.html
POE, Edgar Allan, Nouvelles Histoires extraordinaires, Paris, GF, 2001.

[1] Parmi beaucoup d’autres versions de facture très inégale. Voir en ligne : http://professorhswaybackmachine.blogspot.fr/2014/10/edgar-allan-poe.html

[2] La nouvelle de Poe, très brève, fait 7 450 mots en français (c’est un logiciel qui nous l’apprend).

[3] Nous les avons comptés : 9 planches et 47 images (soit 5,2 images par planche) chez Battaglia ; 58 planches et 356 images (soit 6,1 images par planche) chez Guillaume ; 26 planches et 205 images (7,9 images par planche) chez Corben-1984 ; 49 planches et 345 images (7 images par planche) chez Corben-2013.

[4] Chaque mouvement se termine sur l’apparition de la sœur d’Usher, Lady Madeline. Les deuxième et troisième moments commencent respectivement par : « Pendant les quelques jours qui suivirent » et « Et alors, après un laps de quelques jours pleins du chagrin le plus amer ».

[5] Dans la version de 2013, l’épisode chevalin vaut clairement comme présage. En effet, Corben organise un face-à-face entre les deux dernières images qui semblent se refléter (on sait que les animaux s’effraient souvent de leur image vue dans un miroir) : et le cheval découvre en hennissant le spectacle de ce qui l’attend.