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"ici" et là

Jacques Samson

[Mai 2016]

« (…) instituer en nous un orgueil de lecture
qui nous donnerait l’illusion de participer au travail même du créateur de livre [1]. »

1.

Je me plais à imaginer qu’avant de s’adresser à moi, les images conversent entre elles dans un grand bouillonnement de traits, de taches et de couleurs. Leur existence, leur propagation résulte d’échanges souterrains prolongés. Partout, elles pullulent et offrent au regard un luxuriant voisinage. Qu’elles soient objet de création, d’imitation ou simplement d’observation, elles meublent la tête sans même que l’on y pense. Leurs formes, matières, significations, contenus émotionnels et cognitifs se donnent en partage, se mélangent, se contaminent. Rien de tout cela n’opère en vase clos, pas plus que de manière coordonnée.

Au gré d’impressions survenant sans volonté de ma part, il m’arrive de prêter à certaines d’entre elles un air de parenté. Cela prend consistance et perdure sans plus d’intention, jusqu’à ce que je finisse par m’y arrêter. Alors, des rapprochements, des convergences se font jour.

Ces dernières années, deux images ont déposé en moi une sorte de persistance, la seconde d’ailleurs apparue dans le rayonnement de la première. Il y a peu, une troisième s’est associée semblablement à ces deux-là, provoquant du même coup l’envie ‒ la nécessité peut-être ? ‒ de ce développement.

2.

En visitant l’exposition Edward Hopper au Grand Palais à Paris, à l’automne 2012, j’ai été saisi par l’une des dernières toiles du parcours, Sun in an Empty Room (Soleil dans une chambre vide), dont voici la reproduction.

Je me suis attardé un long moment devant ce tableau considérable (73 x 100,3 cm), étreint par la singularité de son contenu et par la rime produite avec le grand mur vide qui accueillait sa mise en espace. Il n’est pas anodin, me disais-je, qu’un tableau figuratif communique une telle sensation d’abstraction. Je recevais au premier coup d’œil son entremêlement de lignes, de formes, d’angles et de masses colorées, dans un camaïeu d’ambres et de bruns. Dans le même temps, la nudité, l’austérité de ces murs peints acquéraient à mes yeux un caractère provocant. Il me semblait, en les regardant, avoir transgressé les limites d’un lieu magique et secret, tout marqué d’incertitude. Ces surfaces ont le pouvoir absorbant de l’intimité. Cette chambre, ces murs inoccupés recèlent une présence dans ce qui paraît pourtant ne renvoyer que de l’absence. Tout l’art de Hopper tient dans le paradoxe d’une assertion endiguée, et comme ralentie.

Achevé en 1963, soit quatre ans avant sa mort, Soleil dans une chambre vide est l’une de ses ultimes créations. Déjà réticent et dépeuplé, son univers pictural atteint cette fois une forme d’évacuation radicale. Dans la double encoignure d’une chambre déserte, le peintre a disposé une géométrie complexe de creux et de pleins, de verticales et d’obliques, de masses claires et de masses sombres, sur lesquels ricoche un pinceau de lumière échappé d’une fenêtre. Avec finesse, il a modelé le jaillissement de la clarté. L’étalement aérien de la couleur rend quasi palpable la propagation de particules s’écoulant de la droite vers la gauche, et de l’extérieur vers l’intérieur de la chambre… et du cadre. Oscillation infinitésimale qui touche la surface du mur et se fond quelque part dans une région éblouie près du centre, brossée d’une substance crémeuse, qui frappe la scène d’une sorte d’illumination. À cet endroit, l’épaisseur du médium paraît frottée, grattée, la matière picturale tendant au regard une couche maigre qui peine à couvrir le mur. Petite érosion de blancheur, par où la palpitation ambiante de la lumière rend la peinture à sa nature première : pigmentaire et granulaire. Le recouvrement d’une surface revêt tout à coup un caractère ambivalent ; en surcroît du geste artistique, il rappelle l’usage domestique et familier du parement des murs avec de la couleur.

En exécutant ce tableau, Hopper semble n’avoir d’yeux que pour le processus lumineux, le continuum apparu dans l’éclairement des volumes et des surfaces. Il cherche à « voir l’intérieur et l’extérieur en même temps [2] ». Esprit solaire, il peint le traversement de l’espace par la lumière, comme si cette dernière captait tout le sens et devenait « l’objet de la représentation elle-même [3] ». C’est le toucher de la lumière sur les matières, la façon dont elle suspend à sa trajectoire le regard, la vue, qui l’enivre. Le poudroiement de particules est son matériau, son contenu, voire « l’unique sujet de [s]on œuvre ». Dès lors, rien d’étonnant à ce que les surfaces de la pièce ici représentée livrent un nappé grené, tel une matériologie de sensations. Haptique est la lumière. Onctueuse et goûteuse aussi, car, ainsi qu’a pu le noter Didier Ottinger, le chromatisme du tableau évoque « toutes les nuances du café au lait [4] ». La palette du maître rend une tension douce, une capillarité nourrie de résonances. Dépouillée, laconique, son expression hausse la conscience « des espaces et des éléments au-delà de la limite de la scène elle-même » [5]. En somme, cette toile constitue « une belle évocation, par le visible, de ce que peut être la conscience ‒ se voir de l’intérieur et de l’extérieur en même temps ‒, et qui explicite aussi une impossible simultanéité : on ne peut simultanément être et se percevoir étant [6] ». Dans sa perfection compositionnelle, l’œuvre de Hopper fait chemin à tous les creusements intérieurs. Elle constitue une réserve de présence recelant moult histoires à imaginer, à raconter.

Il est notable que le peintre n’ait pas choisi de représenter un espace aveugle. Il a pourvu cette pièce d’une fenêtre, à la bordure du cadre et du champ de vision du regardeur. Il l’a voulue comme une ouverture, une échappée hors du monde clos de la représentation. Ainsi pousse-t-elle le regard dans tous les azimuts, au-delà des murs qui l’enferment. Son volume est rayonnant ; son caractère, fluide ; ses propriétés, voyageuses.

*

Rentré à la maison peu après la découverte émerveillée de ce tableau, je reçois un gros colis de la part de Chris Ware. En le déballant, j’ai sous les yeux son œuvre à ce jour la plus étonnante : Building Stories. Penché sur l’emboîtage hors du commun de cet ouvrage, une image aimante mon regard. Sur le premier plat du coffret, dans le coin supérieur droit, une petite illustration au format carré (4,5 x 4,5 cm) ramène à ma rêverie d’images la toile de Hopper.

© Chris Ware / éditions Delcourt

Cette image petite épouse l’angle du sommet de la boîte et, disposée là, elle ne manque pas d’intriguer. D’autant que son dessin isométrique paraît redoubler l’encoignure du coffret, dont il évoque la cavité. Plus généralement, sa composition oblique entraîne avec elle plusieurs éléments graphiques ou typographiques placées pêle-mêle sur le grand plat de couverture. Certains d’entre eux restituent les lettres du titre, tandis que les autres orientent vers le lecteur des motifs prégnants de l’œuvre dans un jeu d’annonce formidablement chaotique. Et ludique bien sûr, l’ouvrage s’offrant sous un emboîtage et comprenant une planche pliable analogues à ceux d’un jeu de société.

En tant que telle, la petite case n’apparaît dans aucune des bandes rassemblées à l’intérieur du coffret. Il s’en trouve pourtant deux qui ne lui sont pas très éloignées. Ce sont des vues en contre-plongée perpendiculaire placées en alternance avec le visage hagard de la jeune femme handicapée, étalée tout du long sur son lit ‒ avant-bras replié sur le front ou membres allongés près du corps sous les draps ‒, dans la fixation anxieuse d’un coin du plafond de son appartement. Essorage mental… Des agencements géométriques apparemment dénués de sens servent quelquefois de semblables fins. Projections d’espace dans le temps immobile du ressassement d’une idée, d’une obsession, d’une désespérance, comme un moyen d’enroulement sur soi. Le détail précis d’une configuration matérielle, dans sa présence extrême, peut, à l’intérieur de la pensée, contenir le monde, le comprimer sur lui-même et l’enclore dans un pôle de rêverie. Les bandes dessinées de Chris Ware pullulent de points de concentration pris avec le corps des bâtiments. Nidifiant entre les cloisons minuscules des vignettes de ses livres, ils interceptent d’abord les regards des personnages mais aussi ceux du lecteur.

Gaston Bachelard a autrefois observé que la structure en coin spatialise la pensée [7], et qu’elle dessine à son intention une aire d’expression idéalisée. Dans le psychisme, il existerait selon lui, symétrique à la fonction du réel, la fonction de l’irréel [8]. Le coin mural est un abri prenant forme dans l’étendue du dedans par contrecoup de cette réversibilité de l’imaginaire. Son symbolisme est d’emblée ambivalent : concavité, convexité. Toutes les fibrilles de la conscience de soi convergent en cette zone pointée, hors de portée des lieux circonvoisins. Aussi, dans l’état d’atonie de la jeune femme allongée, on peut prêter à la stase hyperfocalisée de son attention sur l’encoignure du plafond, un effet tranquillisant. Voire réparateur. Il n’est peut-être pas incongru de penser que, dans sa condition, « méditer sur l’expression sublime de la tristesse peut aider à atteindre aux formes les plus élevées de la consolation [9] ». Dans l’effondrement du chagrin et de la solitude, quand est frôlé l’abîme, ne peut-il rester, pour soi, hors de tout jugement, une douleur mêlée de ravissement ? Ainsi en est-il de l’émotion rentrée de M. de Charlus devant les infamies répétées de Morel, qui se trouve rapportée, dans la phrase proustienne, « avec une tristesse qu’on sentait pourtant qu’il ne trouvait pas sans charme [10]. »

Aux familiers de l’univers de Chris Ware, la petite image renferme une perspective axonométrique typique de son macrocosme dessiné. Ces droites qui, dans certaines vues, ne se croisent jamais, signent « une géométrie familière de l’enfance évoquant un monde où la frontière entre réalité et imagerie mentale est laissée dans une forme d’indétermination [11] ». Le tracé de l’encoignure, dont le motif est redoublé et rapetissé en zone plus pâle, évoque la présence hors cadre d’une fenêtre d’où émane une clarté lumineuse. Dépliée sur trois angles muraux, la figure d’angle crée un effet d’enchâssement, de mise à l’écart et traduit une envie de rester dans son coin, de se pelotonner dans le tassement exigu des cloisons, par besoin d’isolement, pour calmer un débordement, un déferlement émotionnel. Les coins dessinent une aire de déversement du trop-plein de la vie. Ils permettent l’évacuation d’une pensée torrentueuse en la matérialisant et en la tirant hors de soi.

D’une certaine manière, cette croisée du mur et du plafond a peu à voir avec le tableau de Hopper, dont elle n’est finalement qu’un détail. J’y reconnais pourtant une collision de surfaces et de lignes, de masses colorées, de formes, voire de contenu, appelant malgré la disparité tout un jeu de correspondances. Des résonances locales ou lointaines peut-être mais entêtées. J’y retrouve aussi ces nuances du café au lait dont parlait Didier Ottinger. Dans la sphère des perceptions sensibles ‒ qui font tenir ensemble les métaphores ‒, ces « nuances » appellent à mes yeux le plus fortement l’intuition d’une parenté formelle. Dans les deux images, l’étendue des bruns lavés de jaune et de blanc secrète autour des angles muraux un parfum de mélancolie. L’éclairement indirect des surfaces, la présence oblique du soleil lève une aura de réminiscence comme au sortir de ténèbres. En s’accrochant à ce fragment d’espace, les teintes lactées du jour disent tout à la fois le temps proche et quelque sensation d’éternité. Mais, et c’est à peine un paradoxe, l’icône du coin révèle tout autant une zone d’oublis, de choses perdues, égarées, un monde scellé pour rien dans les arêtes stériles d’une cloison. Elle a contenance du plein comme du vide. L’attraction, le magnétisme prégnant d’une encoignure peut être sans objet. Et la pensée se satisfaire de ce rien, de cet état nul que dépose en soi un emblème halluciné de la géométrie.

Mais je peux encore voir la petite image autrement, lui trouver d’autres sens. Par l’orifice découpé dans l’enveloppe de la boîte, et pourquoi pas !, Ware tendrait furtivement vers moi un avant-goût de son contenu. Dans ce simulacre de creux, l’épaisseur des possibles. Ou encore, avec juste ce qu’il faut de malice et d’impatience, je l’imagine corner du bout des doigts cette couverture... Quoi qu’il en soit, le fait est que l’auteur délègue à cette minuscule illustration, dans l’emplacement précis où elle se trouve, le soin d’indexer le motif d’un angle mural. Et ce n’est pas sans rapport avec la thématique générale de ces Building Stories, l’habitation, évoquée à travers des portraits de résidences et d’occupants, de lieux, qui magnifient leur particularité, leur individualité. Comme dans une phénoménologie de la vie quotidienne. C’est le fait d’habiter qui intéresse Ware, la transitivité de cette occupation qu’il déroule et qui se propage dans le cours répétitif de l’intimité domestique. Tout à sa maîtrise de conteur infinitésimal, en avançant sur la pointe des pieds, il nous fait pénétrer dans l’immeuble de son récit par l’un des lieux les plus exigus qui soient, l’encoignure supérieure du bâti de l’une de ses pièces. Comme par le trou d’une serrure, et à mille lieues encore d’embrasser la totalité de l’immeuble, la part secrète et obstinée de son architecture et de ses habitants se fait jour. Cette petite image est, paradoxalement, une figuration intense de l’intériorité : par son évocation de la situation banale de se recueillir en soi-même à la maison, de reverser à l’intérieur de soi ce qui s’est trouvé dispersé en tous sens, de rassembler les fragments du monde autour d’une idée aussi pure, aussi condensée que celle contenue dans le renfoncement de murs avec le plafond. Une fois de plus, la rêverie poétique de Ware rejoint celle de Bachelard, en rappelant une vérité de choses connue de tous sans qu’on ne l’ait peut-être jamais aussi finement exprimée : « (…) tout coin dans une maison, toute encoignure dans une chambre, tout espace réduit où l’on aime à se blottir, à se ramasser sur soi-même, est, pour l’imagination une solitude, c’est-à-dire le germe d’une chambre, le germe d’une maison [12]. »

Comme si elle se parait d’un secret, d’une énigme, l’image de coin renferme une représentation schématisée des obsessions graphiques et narratives de Chris Ware. Dans le fractionnement de ses surfaces, elle retient et délivre la sensation d’un monde miniaturisé, réduit à la dimension d’une perception quasi enfantine, encore mêlée à l’introjection du réel en soi et à la toute-puissance de l’être subjectif qui en est le moteur. L’interdépendance entre les univers intérieur et extérieur, entre l’espace mental et l’espace physique forme la trame souterraine des Building Stories. À certains égards, Ware fait dépendre l’existence de ses habitants du fait de vivre dans des immeubles dont il dresse, en les parcourant, l’organigramme détaillé. De l’un à l’autre, du bâtiment à soi ‒ ou vice versa ‒, prend forme un lacis de liens et de tensions métonymiques (le contenant/le contenu) et synecdochiques (la partie/le tout) fortement interpénétrés. À la façon d’un tropisme, l’habitation oriente, contient et préserve pour ses occupants ce qu’il y a de plus personnel et de plus intime. La vacance de la chambre (chez Hopper), l’encoignure d’un plafond (chez Ware) et l’angle ouvert de la pièce déserte (dont il sera question après chez McGuire) attisent la sensation de présence, à la hauteur d’une pensée. Tout se passe comme si l’entendement, la sensibilité, la mémoire, les souvenirs pouvaient habiter l’espace, avaient besoin d’un endroit où se déposer et prendre corps. Qui mieux que Bachelard aura su brillamment exprimer cette idée : « Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont ‘logés’. Notre inconscient est ‘logé’. Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des ‘maisons’, des ‘chambres’, nous apprenons à ‘demeurer’ en nous-mêmes. (…) Les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles [13]. » Cela rejoint l’œil réversible de l’art : je regarde ce qui me regarde.

Chris Ware, The Acme Novelty Date Book, vol. 2 : 1995-2002,
Drawn & Quarterly / Oog & Blik, 2007, p. 71.

Adepte de croquis en tous genres exécutés au fil des jours, Chris Ware a semblé à une certaine époque affectionner le dessin de coins. Nombre de croquis extraits de ses carnets [14] ont reçu de sa main, dans la marge, la désignation de « corner ». C’est le cas par exemple de minutieuses études d’angles de rues ou d’encoignures de chambres dont il précise en général le lieu de réalisation au moyen de formules telles « Corner of Commonwealth & Exter, Boston, Mass. » ou « Corner of living room. 6/10. » Ce choix du mot coin n’est pas indifférent. On peut supposer que le terme de vue (view) aurait pu souvent faire l’affaire, dans son sens général de « point d’observation » [15], ce qui correspond à la situation présente. Du reste, Ware l’emploie à quelques reprises dans ses carnets. Si quelquefois sa préférence est allée au mot coin plutôt qu’à celui de vue, c’est qu’il a dû correspondre dans son esprit à quelque chose de particulier. Autant dans la perception des choses que dans leur représentation dessinée ou peinte, le regard impose naturellement certaines accommodations et limitations qui exercent devant la profusion du réel une forme de concentration et de sélectivité. Il est impossible pour notre cerveau de faire autrement. Dessiner, cela consiste à cerner au moyen du regard des fragments du réel, à les convertir en éléments graphiques et à composer avec eux un ensemble toujours différent. Parmi les artifices de confinement du regard, le coin représente une manière de sécuriser le dessin, de bien l’asseoir dans la perception. Il resserre les traits et objets graphiques autour d’une configuration qui a le pouvoir de les unifier tout en leur donnant du sens.

Un dessin en particulier étaie les observations précédentes tout en élargissant le propos. Il s’agit du dessin d’ouverture du second « date-book », placé sur la page 5 vis-à-vis de la dédicace. Ce dessin montre dans une contre-plongée abrupte et gauchie le coin formé par les murs et le plafond de la chambre à coucher du dessinateur, auquel il a joint un commentaire sous le titre : « First thing I look at almost every morning » [16]. Indexée par une flèche allant des mots au dessin, une zone distingue ce que Ware décrit comme le point de mélange de la lumière matutinale se posant entre le plafond et un renfoncement mural, dans une valeur de gris dont la particularité est de rendre indistinctes les parties de ce haut de charpente. Il est difficile de ne pas rapprocher cette « confidence » dessinée de l’artiste avec l’image du coin de la couverture de Building Stories. Bien que les valeurs chromatiques ne soient pas les mêmes ‒ passant des tons de gris aux « nuances de café au lait » ‒ et qu’elles ne conduisent pas toutes deux à une dissolution de formes, elles témoignent d’une obsession similaire : la fixation hypnotique d’une encoignure du plafond. L’image du coin reçoit ainsi un nouvel éclairage, celui d’une expérience personnelle et itérative, dont le sens est laissé en suspens. Elle ne révèle rien de plus qu’une sensation matinale, au réveil, telle « …une nouvelle conscience du volume de la pièce… » [17] dans l’intimité de laquelle l’auteur recueille le jour. C’est une sensation dessinée.

3.

En posant la première fois mon regard sur la couverture d’Ici de Richard McGuire [18], le tableau de Hopper et la petite image de Ware me reviennent en tête. Ce n’est encore qu’un frémissement d’accords émotionnels dans un rappel nébuleux, inabouti de formes et de figures. Comme dans les souvenirs, ces images adossées à des sensations familières s’agrègent d’instinct.

Que voilà une image de couverture d’une belle et grande complexité, inséparable du reste de l’œuvre qu’elle inaugure ! Ici, le soin, l’intelligence, la vertu de la composition s’affirment sans détour. La fenêtre fait front, rigoureuse et calibrée, tandis qu’une ombre scalène venue d’on ne sait où tend à la recouvrir. On a tôt fait de ne plus voir que ce voile sombre qui, tel un couperet, entame la quiétude orthogonale de l’image. Ainsi placée, l’ombre déjoue le franchissement attendu de la lumière dans le plan sagittal. Elle fait barrage au traversement lumineux. Tout comme au creusement de l’image. En frisant le mur à peine, elle étend sur l’image un flottement mental, comme passager. Du simple fait de sa présence, il est déjà possible d’anticiper un parcours transversal à l’intérieur de la pièce, ourdi depuis le dehors, sans qu’il y ait eu besoin encore de franchir la fenêtre. Bien avant qu’il ne soit ouvert, le livre tend à son lecteur une invite à pousser plus avant une envie d’indiscrétion.

Avec sa touche délavée, irrégulière, son fond un peu rude, son fin trait de pourtour bleuté, l’illustration de couverture annonce une « picturalité » qui la rapproche tout à la fois de la toile de Hopper et du dessin de Ware. Peinture et graphisme confondus, ce rapprochement tient pour une bonne part, à mes yeux en tout cas, aux nuances de café au lait situées dans la partie haute de la fenêtre et mises en relief par la grisaille ambiante de la couverture. C’est une zone de flux émotionnel, aussi subit qu’instantané, porté par des teintes en apparence libérées des formes qui les enchâssent. Mais, est-il besoin de cerner des contours, de borner des aplats pour éprouver la familiarité d’un chromatisme ? Dans une perception rapide, ce sont souvent les couleurs qui dessinent les formes plutôt que l’inverse. Et le dialogue souterrain entre les images survient dans des régions fluctuantes, malléables, où la plastique des choses fait écho à des configurations qui mettent d’emblée nos sens en émoi.

Pour maintenir et prolonger l’impression d’une parenté entre ces images, j’ouvre le livre de McGuire.

© McGuire / éditions Gallimard

Les gardes confirment l’intuition de départ. Dos-à-dos, les fenêtres de l’avers et de l’envers du carton de couverture se font écho. Celle du premier plat débouche, dans le second, sur la baie lumineuse d’un salon étalé, au-delà de la pliure, dans la largeur de deux pages ouvertes. La fenêtre exhibe un motif déjà rencontré, chez Hopper et chez Ware, mais en décalage cette fois, si l’on tient compte de la couverture comme entrée en matière. Belle l’idée d’un mouvement de pensée accompagnant le transport de la main effectué depuis la face liminaire de l’ouvrage. En traversant cette ouverture, pourtant inhospitalière, je me glisse dans l’antichambre de l’album. Livrée par son revers à mon regard, elle s’illumine d’une clarté traversière qui incendie les yeux.

Un rai de lumière a pénétré dans l’espace vacant d’une salle de séjour bientôt offerte aux tableaux successifs d’une scénographie de la vie quotidienne. Irradiante, cette lueur achève l’éclairement intérieur du livre. Telle une révélation matinale, le blanc de lumière façonne un espace habitable, drapé, pour un temps encore, d’une grisaille diaphane. Dans le prolongement de cette découverte première ‒ comme on parle de « découverte » au théâtre ou au cinéma ‒, Ici se laisse petit à petit habiter par des personnages allusifs qui forcent à le parcourir avec lenteur, sans se donner tout à fait à lire (hormis le texte bullé). Il est de ces livres qui appellent une attention paresseuse, différente de celle que réclame un récit préconçu et ordonné selon un agencement et un rythme particuliers. Ses jeux de variance et d’invariance induisent et installent, à chaque double page, une continuité sans doute insoluble, que ne contrarie point le plaisir d’images goûtées simplement pour elles-mêmes.

Une sensation comparable de surface excavée et de vide à combler émerge des trois images ici en dialogue. Le mouvement continué du regard à travers elles façonnent les concavités, étire les volumes, redimensionne les périmètres. Au profond des surfaces, les creux font gisement et dégagent de leurs replis une « insondable réserve des rêveries d’intimité [19]. » C’est le pouvoir de pénétration des images et des livres qui se fait agissant. Depuis toujours, regarder des images et lire des livres me fait l’effet d’une insinuation, d’une lente intromission dans mes tréfonds, qui me laisse à chaque fois un peu déçu parce que persuadé de ne pouvoir partager avec quiconque cette formidable intimité psychique. Regardeur et liseur solipsiste, par la force des choses, j’aime demeurer là, m’y trouver replié dans mes renfoncements, et comme ensilé dans mon volume interne. Les images et les livres sont des mondes qui se referment sur soi, qui isolent et protègent de la violence de l’esseulement. C’est avec elles et eux que prend forme et s’affermit la vie du dedans. Par les mots, par les traits et les taches, par les signes écrits et dessinés de la pensée d’un autre qui vit en même temps que soi dans le langage, dans l’imaginaire, l’espace intérieur accueille une visitation passagère « magique comme un profond sommeil [20] ». C’est une affaire de flottements de noms, d’identités, de dérives, peut-être plus intenses chez les grands sensibles, les empathiques et les curieux de tout. En regardant les images, en lisant les livres nous progressons dans les galeries ouvertes à nos prospections intérieures, sans rien voir devant, sans rien attendre de plus que ce qu’elles tendent à nos yeux, éblouis, grisés de rêverie. Voilà un peu l’effet que produit ce livre sur le lecteur que je suis.

Entre bribes et fragments, parcelles et débris, l’intrigue échevelée d’Ici se dévide dans ces régions fantomatiques où les trois ordres de la durée ‒ le passé, le présent et le futur ‒ s’emmêlent et s’entrechoquent sans fin. Elle emprunte chemin faisant la ronde chaotique des souvenirs. Mais toujours focalisée et sans jamais diverger d’un pivot central, immuable : cette encoignure dans le pli du livre qui rend si manifestes les sautes, rebonds, franchissements et autres frictions et battements temporels qu’impose sa traversée. La salle de séjour, son espace emblématique, lieu de passage et lieu de pause, fait renaître la sphère de sociabilité et d’intimité de la famille petite-bourgeoise nord-américaine du milieu du XXe siècle. Avec des accessoires et un mobilier en apparence interchangeables, s’affiche un milieu tenant à la fois du giron et du microcosme social sur lequel paraît peser une sorte d’atavisme. Les représentations stratifiées de McGuire emmagasinent là quantité de moments appelés à faire sens sous le seul angle de l’histoire individuelle. Tel un dispositif figé sous un verre grossissant ou entraperçu par le trou d’une serrure, cette salle commune fournit l’ancrage personnel, subjectif d’une mémoire aux prises avec la dérive des jours, aussi pérenne et indomptable que celle des continents. Le site privilégié par l’auteur coïncide avec la localisation de sa maison d’enfance [21]. Nanti de la puissance d’un déictique, cet ici devient le lieu d’une présence toujours relancée, posée ou ailleurs, dans une rêverie de l’existence. Espace habitable à la fois pluriel et exclusif, il incite plus que tout autre à la remembrance. Chacun peut y retrouver la conformité d’un gîte intérieur, mental, idéal, la pensée à chaque fois arrêtée d’un moment de vie. Parce que ces lieux ont la qualité ténébreuse et hallucinée, vague et précise des rémanences et remémorations de toutes sortes, on y croit retrouver autrui comme un autre soi-même, niché au fin fond de soi.

Rarement la consistance feuilletée du livre a-t-elle été aussi littéralement et poétiquement engagée que dans cet ouvrage de McGuire. Comme du reste le feuilletage lui-même, activité irremplaçable et incomparable du lecteur qui ménage, dans ce cas, des transports fréquents de page en page et dans le cœur des images. L’œuvre, dans son élaboration comme dans sa lecture, procède de l’épaisseur du livre autant que de sa planéité. C’est au travers d’une sorte d’empilement transversal des sites de l’image, cernés dans la page par des surcadrages et des caches rectangulaires, qu’Ici se donne à lire, en faisant constamment interagir surface et profondeur, étalement et creusement. Petit à petit, il prend l’aspect labyrinthique d’un palais mental, donnant la part belle aux sortilèges formidablement imbriqués du souvenir. Cette suite ininterrompue de chambres, de pièces et de sols à peine occupés imbrique les uns dans les autres des mondes voués secrètement à l’attestation furtive, insaisissable, de l’impermanence des choses. À sa manière, Richard McGuire accomplit le rêve de tout « créateur de livre » [22] : offrir un ouvrage qui se fait, se défait et se refait au fil des lectures. Un livre mutant d’images dessinées modelant sans relâche et sans ennui la substance même de son matériau.

4.

Tandis que, offertes à la fascination d’impénitents regardeurs, elles continuent en silence leurs mystérieuses causeries dans le réseau infini des formes et des formats, les images présentent un seul corps dont, finalement, tu n’es pas séparé. Dans le soliloque de chacune, une autre n’est jamais très loin. C’est leur façon d’exister, trouvant toujours à s’emmêler dans l’axe des regards. Car elles n’ont d’autre objet que nos regards. Aussi leur énigme ne se déprend jamais de celle des mots qui se font fort de les ramener dans la pensée, dans le langage. Cette tâche toujours difficile : recadrer les mots pour aiguiser le regard, poser une image dans le discours pour la faire voir autrement.
Toi, tu es habité par elles. Tu ne saurais t’en passer. Déjà tu cours occuper ton regard dans la fréquentation de nouvelles autres…

Jacques Samson

[1] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1967, p. 38.

[2] Cité par Sophie Lévy, « ‘I am after me’ : le paradoxe du temps », Edward Hopper, Dossiers de l’art, No.175, juin 2010, p. 53.

[3] « Edward Hopper d’une fenêtre à l’autre », application pour tablette Hopper, créée à l’occasion de l’exposition sur Edward Hopper au Grand Palais à Paris, en 2013.

[4Idem.

[5] Lettre de Edward Hopper, 19 octobre 1939. (Ma traduction de « to make conscious of the spaces and elements beyond the limit of the scene itself. ») <http://americanart.si.edu/hopper/p11-ltr1019.html>

[6Ibidem

[7La Poétique de l’espace, op.cit., p. 191.

[8Ibidem, p. 17.

[9John Dowland, In Darkness Let Me Dwell, « ECM NEW SERIES », ECM Records 1697, Munich, 1999.

[10À la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe II, édition en un volume "Quarto-Gallimard", p. 155

[11Chris Ware ‒ La bande dessinée réinventée, Jacques Samson et Benoît Peeters, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 141.

[12] G. Bachelard, op. cit., p. 130.

[13Op. cit., p. 19.

[14] Surtout dans la période couverte par le tome 2 de The Acme Novelty Date Book (1999-2002), Drawn & Quarterly, 2007.

[15] Un genre de tableau relativement courant à partir du XVIIIe siècle a reçu la désignation de vedute, d’après le mot italien veduta (vue), équivalent de l’expression française point de vue.

[16] « La première chose que je regarde presque tous les matins. »

[17] Correspondance entre Rilke et Benvenuta (Lettre à une musicienne), citée par Bachelard, La Poétique de l’espace, p. 76.

[18] Gallimard, 2015. Il existe une version ebook pour iPad de Here reprenant les éléments du livre, mais en leur ajoutant une dimension interactive qui en fait une œuvre nouvelle, au fond assez différente du livre papier.

[19Ibidem, p. 82.

[20] C’est avec ces mots que, tout jeune encore, le Narrateur de La Recherche forme son idée de « l’intérêt de la lecture » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Combray II, édition en un volume "Quarto-Gallimard", p. 77).

[21] À Perth Amboy, dans le New-Jersey, ancienne capitale de l’État avant la Révolution Américaine.

[22] L’expression, de Gaston Bachelard, exprime bien autre chose que le mot « auteur » et s’accorde à merveille à la particularité de cette œuvre.