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le temps des "jockos"

Thierry Groensteen

[Mai 2016]

En préambule, il n’est peut-être pas mauvais de rappeler que l’Europe ne découvrit les gorilles qu’assez tardivement. Le premier squelette de gorille est étudié en Occident en 1847. Il faut attendre 1862 pour qu’un animal vivant soit abattu au Gabon, par le français Paul Du Chaillu, et ramené sur le Vieux Continent. La sous-espèce du gorille de montagne ne sera découverte qu’en 1902, par l’officier allemand Oscar Von Beringe.
Les chimpanzés, en revanche, sont connus depuis plusieurs siècles, même s’ils ont été affublés d’autres noms (Barris, Pongo, pygmée…). La première description complète en fut publiée par la Royal Society de Londres en 1699.

Le singe repoussoir, caricature, contre-modèle

Au XIXe siècle, le singe apparaît assez régulièrement dans les livres illustrés. On en trouve chez Grandville, dans La Vie privée et publique des animaux (tome 2, 1842), qui s’adonnent à la peinture [1]. En 1845, le romancier et historien William Maxwell fait illustrer son History of the Irish Rebellion 1798 (qui sera réédité à au moins six reprises), par George Cruikshank, lequel représente les Irlandais avec des faces de singes.
Mais, dans les caricatures anglaises de la fin du XVIIIe siècle, c’étaient les Français qui étaient représentés comme des singes, et la France qualifiée de monkey land. (Voir, par exemple, l’estampe de James Gillray Etat de la guerre actuelle ou la Race de singes en danger, 1799).

Illustration de Grandville.

Le sort réservé au singe, dans la caricature comme dans la peinture, est de servir de double moqueur, de copie dégradée de l’homme. Il est l’emblème de la dépréciation. Rien n’est plus vexatoire que d’être représenté en singe. Comme l’écrit Bertrand Marret, « le singe est l’image manquée de l’homme. Par son indécente ressemblance, pratiquement inacceptable, par ses attitudes, ses gestes, son pouce opposable aux autres doigts, ses grimaces et son don d’imitation, l’animal est naturellement comique, du moins aux yeux des hommes dont il semble la caricature [2]. »

Quand les théories de Darwin se répandent sous la forme du fameux raccourci « l’homme descend du singe », toute la société de l’époque prend cela comme une dégradation (Freud parle d’humiliation).

Caricature de Darwin en singe.

On ne le sait que trop (souvenons-nous des déplorables insultes assimilant la ministre de la Justice Christiane Taubira à une guenon), le singe sera aussi instrumentalisé par les théories racistes. Dans l’Histoire naturelle du genre humain de Julien-Joseph Virey (1800 ou 1801), « le modèle [du Blanc] a d’abord été figuré par la tête de l’Apollon du Belvédère vue de profil, puis, dans les éditions suivantes, par celle du Jupiter Vérospi du Vatican. Quant au contre-modèle, il a toujours été représenté par l’orang-outang et le nègre, leur proximité, pour Virey, ne faisant aucun doute : comme nombre de ses confrères, il assimilait le visage négroïde à un museau et la race qu’il fixait au niveau le plus bas de l’humanité était celle qui incarnait pour lui la plus grande laideur [3]
Dans l’illustré nazi Le Téméraire (No.15), on trouve deux photos comparant les femmes hottentotes à des singes.

Honoré Daumier, caricature.

Le rapprochement du singe et du Noir était chose courante dans les bandes dessinées d’avant 1940, en Belgique notamment, mais aussi aux États-Unis. Comme me le souffle Danièle Alexandre-Bidon, on trouve dans certaines scènes des Katzenjammer Kids des singes plus humains que les Noirs (même si le roi de l’île, Bombo, est un indigène noir aux manières très civilisées). Dans son essai Images noires : la représentation des Noirs dans la bande dessinée mondiale, Fredrik Strömberg montre une case de 1939 tirée de l’hebdomadaire britannique Butterfly. La série, The Jolly Antics of Smiler and Smudge, met en scène ‒ à l’instar des Blondin et Cirage de Jijé ‒ deux amis, un garçon blanc et l’autre noir. Dans l’image incriminée, le second, Smudge, a rencontré une guenon qui s’est amourachée de lui. Il danse avec elle, et le garçon est représenté de manière étonnamment semblable au singe [4].

Strömberg évoque naturellement (p. 22-23) Impy, le compagnon d’aventures de Little Nemo, rencontré dans les « Iles Candy » (et repris d’une précédente création de Winsor McCay, les Tales of the Jungle Imps). Avec ses lèvres énormes, Impy est une représentation assez stéréotypée de l’indigène, mais Strömberg écrit que probablement, à l’époque, « il était considéré comme parfaitement acceptable de présenter ainsi des Africains ». Il est curieux, toutefois, qu’il ne fasse pas mention de la page du 9 février 1908 dans laquelle les personnages se trouvent face à un livre géant dans lequel ils sont représentés sous un aspect déformé ou caricatural. Car, bien entendu, Impy s’y retrouve portraituré… en singe.

Impy en singe, sous le crayon de Winsor McCay.

Petit florilège d’images simiesques

Pour en revenir aux livres illustrés du XIXe, il faut mentionner un ouvrage écrit et dessiné par Albert Robida, le Voyage très extraordinaire de Saturnin Farandoul. Publié en 1879 par la Librairie illustrée, ce roman monumental compte 808 pages, et quelque 450 illustrations. Ce fut un bestseller. Or, le premier épisode, intitulé « Le roi des singes », raconte comment le héros fut, à l’âge de quatre mois, recueilli par des orangs-outans. Élevé au milieu des singes, il partira retrouver la civilisation à l’âge de onze ans, conscient de sa différence. Si vous pensez que Robida préfigurait Burroughs et son Tarzan, vous n’avez peut-être pas tort.
Cartahut le matelot, d’Henri Leturque (Combet et Cie éd., 1899) est beaucoup plus anecdotique ; je ne le mentionne ici que pour cette image étonnante, dont on ne trouvera guère d’équivalent ailleurs, d’un gorille faisant du cheval !

Illustration de Beuzon pour Cartahut le matelot.

Dans le fonds de l’Imagerie Quantin que possède le musée de la Bande dessinée, on trouve deux planches intéressantes, des années 1880 : « Le singe Jack », de Louis Le Riverend, et « Beau singe », de Jules Maurel. Comme les documents conservés au musée ne reproduisent pas le texte, je ne peux interpréter l’histoire qu’en me fiant aux dessins. Voici ce que je comprends de la première planche citée : un singe coiffé d’une couronne, à l’instigation du bouffon, divertit beaucoup le roi et sa cour, jusqu’au moment où le vrai souverain trouve que l’usurpateur en prend trop à son aise ; l’animal finit pendu.

Louis Le Riverend, Le Singe Jack. Musée de la bande dessinée, inv. 2002.1.048

Et, s’agissant de la deuxième : trois enfants jouent de mauvais tours à un singe, jusqu’au moment où celui-ci les agresse et s’approprie leurs possessions : chapeau, panier, livre, bouteille… Dans les deux cas, la cohabitation entre le singe et l’homme se révèle conflictuelle et finit aux dépens de l’un des deux.

Jules Maurel, Beau singe. Musée de la bande dessinée, inv. 2002.1.056

Steinlen – sans doute influencé, comme l’a bien observé Antoine Sausverd, par les croquis de Paul Renouard dans l’Illustration ou Paris illustré – a publié dans Le Chat noir No.191 (5 sept. 1885) une planche dans laquelle deux singes, que distingue la couleur de leur pelage, règlent leurs comptes entre eux. Ils se disputent une banane, en viennent à se battre comme des chiffonniers et tirent tellement sur la queue l’un de l’autre qu’elles… leur restent entre les mains (arrachées, on dirait deux serpents qui zigzaguent sur le sol).

Steinlen, sans titre.

Le Voyage de M. Blandureau autour du monde est un feuilleton dessiné qui paraît, sans nom d’auteur, de novembre 1890 à avril 1891 dans les premiers numéros de La Terre illustrée. Empreint d’une poésie surréaliste, le récit narre l’odyssée d’un ex-pharmacien décidé à faire le tour du monde. Naufragé, notre homme est recueilli par un mystérieux scaphandrier qui l’attire dans sa maison construite au fond de la mer. Là, son hôte lui présente successivement « la Phoquesse, ma femme » et « la veuve Phoquesse, ma belle-mère ». Cette union contre nature ne fait qu’anticiper sur une péripétie ultérieure au cours de laquelle M. Blandureau, prisonnier d’une île déserte, consentira à épouser la guenon Gabichette, fille du roi Singe XIV.

Le fin mot de l’histoire sera que toute cette aventure – contée en vingt-cinq planches − n’était qu’un rêve, dont le héros finit par se réveiller. En 1874 déjà, une histoire de Gilbert Randon publiée dans Le Journal amusant obéissait au même ressort. Un savant y parcourait l’Afrique en compagnie d’une « chimpanzéenne », pour finir par se réveiller dans son lit.

Illustrateur des animaux, Benjamin Rabier n’a évidemment pas ignoré les primates. Il signe d’abord Caramel, histoire d’un singe (Félix Juven, 1903, avec Rodolphe Bringer), dont le protagoniste se montre héroïque en sauvant un bébé dans un incendie puis en luttant contre des cambrioleurs, ce qui lui vaut d’y laisser sa vie. Le préfet déclare alors : « Il n’est pas d’usage d’élever des statues, sur les places publiques, aux animaux de la race simiesque, sans cela, je me ferais un plaisir d’ouvrir une souscription ». Plus tard, Rabier s’attachera au personnage de Caraco, en faisant la vedette de quatre albums chez Tallandier : Caraco touche à tout (1932 ; sur la couverture, il a la queue prise dans un moulin à café), Caraco fait des folies (1933), Caraco plongeur (1934) et Caraco touche-à-tout (1935). Le radical « ca » par lequel commencent les noms de Caramel et de Caraco vient peut-être de la deuxième syllabe de « macaque » ?
Il faut également mentionner le singe Anatole, qui joue un rôle majeur dans Gédéon en Afrique (1925). Son ingéniosité tire le célèbre canard de plus d’un mauvais pas comme il lui donne opportunément une paire de lunettes de soleil pour échapper à la fascination du cobra hypnotiseur.
Et bien sûr quantité d’illustrations, dont celle-ci.

Benjamin Rabier, Le Peintre de portraits. Ca. 1910.

Ou cette planche datée 1906 : Le Chimpanzé échappé en carnaval.

À la même époque, deux autres illustrateurs font une place aux singes. Dans L’Arche de Noé, l’un des albums Hachette dessiné par Félix Lorioux d’après Walt Disney (1934), les singes figurent au premier rang des animaux « réputés pour leur habileté, leur industrie ou leur force » auxquels Noé demande de l’aide pour la construction de la fameuse Arche. On les voit notamment peindre la coque, en se servant de leur queue comme d’un pinceau.

Illustration de Félix Lorioux pour L’Arche de Noé.

C’est ici l’occasion de rappeler que, dans sa série Mount Ararat, inspirée par le thème de l’Arche de Noé, le pionnier américain James Swinnerton, même s’il réservait ordinairement les rôles principaux aux félins, ours, élans, éléphants et autre hippopotames, avait pour habitude de placer des petits singes à la périphérie de la composition, en smoking, uniforme de policeman ou tenue de… femme de ménage.

Une livraison de la série Mount Ararat, de James Swinnerton.

De son côté, Jean de Brunhoff publie Les Vacances de Zéphir (1936 ; il s’agit du dernier album qu’il réalise entièrement). Vêtu d’une chemisette jaune et d’un short, le petit singe Zéphir est élève à l’école des éléphants de Célesteville. Pour les vacances, il veut retourner dans la vallée des singes. Le roi Babar, qui est son ami, lui a offert un bateau… et Zéphir va découvrir l’existence des sirènes.

Le site BDzoom a exhumé récemment, dans le cadre d’une étude sur le journal Fillette [5], une planche amusante parue dans le tout premier numéro de cet hebdomadaire, en octobre 1909. Elle est signée de Nicolson, dessinateur qui privilégiait le genre animalier. Aujourd’hui tombé dans l’oubli, il avait pourtant « terminé sa carrière comme chef de service des dessinateurs à la S.P.E. dans les années 1930. » Dans cette courte séquence intitulée Le Singe et la psyché, un chimpanzé du nom de Jim se trouve confronté à un miroir dans lequel il croit voir apparaître un de ses congénères. La confrontation tourne à ses dépens.

Cette planche peut être rapprochée de celle, Die Ünen und der Zpiegel, publiée par Emil Reinicke dans les Münchener Bilderbogen (No.1035) en 1891, dans laquelle deux petits singes s’amusaient avec un miroir en pied pivotant. Reinicke était l’un des dessinateurs attitrés des Fliegende Blätter, hebdomadaire satirique dans lequel s’illustrait également Adolf Oberländer, connu pour ses talents d’animaliers, et qui se plaisait notamment à dessiner les singes (la planche la plus connue étant, à cet égard, Mudi, der Berräter, 1909). Un autre membre de l’équipe qui affectionnait les « singeries » était Lothar Meggendorfer. Son œuvre la plus connue dans ce registre est une planche qui, elle aussi, a fait l’objet d’une estampe (Münchener Bilderbogen No.960, 1886) : Der Entsprungene Jotto (le singe qui s’est échappé ; Jotto vaut pour Jocko). Le singe en question est vêtu d’un costume à carreaux – vêtement qui, pendant un temps, caractérisera nombre de ses congénères dessinés. On le voit se livrer successivement à toute une série d’occupations humaines : nourrir le bébé, jouer de la musique, tricoter… quelquefois en mimant de travers ce qu’il a vu faire, comme quand il arrose les fleurs imprimées sur une taie d’oreiller. Il finit par provoquer une inondation en vidant un tonneau de vin.

Le petit singe animal de compagnie

Les lecteurs de Jules Verne n’ont certainement pas oublié « maître Jup », l’orang-outan qui tient lieu de domestique aux naufragés de L’Ile mystérieuse. Ce sont des singes de plus petite taille que certains héros de bande dessinée vont adopter comme animal de compagnie, à l’instar, plutôt, du Jolicoeur d’Hector Malot dans Sans famille.

Sam et Sap conte les « aventures surprenantes d’un petit nègre et de son singe ». L’histoire paraît d’abord dans Saint-Nicolas, du 4 juin au 26 novembre 1908, puis, la même année, en album chez Delagrave. Les dessins sont signés Rose Candide (pseudonyme adopté par le peintre Edmond Tapissier), le texte est de Georges Le Cordier. Il s’agit du premier album, dans l’histoire de la BD française, à rejeter les légendes et à faire un usage exclusif de la bulle. Sam porte un costume de groom ; Sap, le sapajou, une sorte de caleçon à rayures, une veste verte à pans et un chapeau rouge à plume. Le garçon s’exprime en langage « petit nègre », l’animal dans un français plus policé. Sap participe peu à l’action. Il est plutôt témoin des agissements de son maître, qui lui inspirent des remarques souvent sarcastiques. Mais quelquefois le sapajou commet des farces, comme d’arracher la perruque d’un maître de peinture. Le récit se signale surtout par son côté extrêmement décousu.

Les Aventures de Cacao et de son singe Papillon sont une série extrêmement méconnu de Joseph Pinchon, le père de Bécassine, plus que probablement scénarisée par Jean Nohain dit Jaboune. Elle n’a pas été reprise en albums. Les articles du Collectionneur de bandes dessinées sur Pinchon (Nos.73 et 75) ne la mentionnent même pas. Peut-être est-elle restée inédite ? Sinon, je remercie par avance toute personne qui pourra m’éclairer sur son lieu de parution.
Si j’en fais état, c’est parce que le musée de la Bande dessinée en possède une vingtaine de planches. Le récit débute par l’adoption, par deux explorateurs, le Commandant Niveau-Delamer et le Docteur Microscope, d’un jeune « négrillon » vêtu de son seul pagne. L’orphelin, qu’ils baptisent Cacao, est accompagné de son singe (qualifié – une fois – d’orang-outan mais qui n’offre aucune ressemblance avec cette espèce, que du reste on ne trouve pas en Afrique). Le petit singe n’a pas un rôle très actif dans cette aventure mais il imite fréquemment les attitudes de son jeune maître. Sur le paquebot censé ramener toute la petite troupe en France, le « Tsé-Tsé », voyage une ménagerie et Papillon va se trouver par mégarde enfermé au milieu des autres singes. Mais le bateau fait bientôt naufrage et c’est à un ours – aussitôt baptisé Salvator – que les héros devront la vie sauve.

Du même Pinchon, Frimousset directeur de jardin zoologique (scén. Jaboune) prépublié dans L’Écho de Paris du 27/11/32 au 8/10/33 et paru en album la même année chez Ferenczi, contient l’une des représentations des Noirs les plus outrageantes qu’on puisse trouver dans toute la bande dessinée française. La « peuplade des nègres Tsé-Tsé » (à nouveau !) qui installe son village dans le zoo acheté par tante Amélonde, exhibée comme une curiosité, pille les appartements et les bureaux, mange les animaux du parc, se distingue par ses excentricités et son sans-gêne. Mais c’est une autre séquence – la planche XXX – qui intéresse notre sujet : des centaines de ouistitis s’échappent de leur cage, semant la panique dans le parc. Appelée en renfort, la police découvre que le public, pour se préserver, a cherché refuge... dans la cage libérée par les singes !

Pinchon, planche tirée de Frimousset directeur de jardin zoologique.

Jocko, Ranko et Cie : les singes chez Hergé

Les singes apparaissent à plusieurs reprises dans l’œuvre d’Hergé et y tiennent une place somme toute éminente, à égalité avec les perroquets. La première rencontre a lieu dans Tintin au Congo et elle est quelque peu brutale. Tintin ‒ dont on sait que dans cet épisode il abat sans états d’âme une impressionnante quantité d’animaux ‒ tue un chimpanzé pour utiliser sa fourrure comme déguisement. Toutefois, même sous cet accoutrement, il conserve son casque d’explorateur et son fusil. Le détail le plus amusant de cette séquence est que le fait d’avoir revêtu une peau de signe semble (inexplicablement) permettre à Tintin de comprendre le langage des primates : on le voit discuter avec un « congénère ».

Cédant aux instances de l’hebdomadaire catholique Cœurs Vaillants qui réclame une bande dessinée avec une « vraie » famille, Hergé crée Jo, Zette et Jocko en 1936. Il en résultera cinq albums dont le dernier, La Vallée des cobras, sortira en 1957.

Le nom donné au petit singe qui accompagne les enfants Legrand dans leurs aventures ne sort pas de l’imagination du maître bruxellois. Jocko était le patronyme donné au premier chimpanzé exposé vivant à Paris, en 1740, d’après – semble-t-il – le nom donné au chimpanzé par certains habitants du Congo. Il meurt à Londres l’année suivante. Rapporté au Muséum d’histoire naturelle, il y est naturalisé et on peut encore aujourd’hui l’y contempler. Buffon le décrit dans son Histoire naturelle (tome XIV).
Ce nom sera repris par l’homme de lettres Charles de Poulgens dans sa nouvelle Jocko, anecdote détachée des Lettres inédites sur l’instinct des animaux (1824 ; dans le goût de l’époque, l’histoire est donnée comme une « anecdote indienne, traduite d’après un manuscrit portugais »). Le texte inspirera Edmond Rochefort pour une pièce en deux actes, Jocko ou le Singe du Brésil, qui connut un succès de longue durée et fut presque aussitôt adapté à son tour sous forme de ballet. Dans la pièce, Charles-François Mazurier, danseur comique, était affublé d’une peau de signe et faisait rire par ses gambades. De nombreux produits dérivés à l’effigie de Jocko furent commercialisés. Et au XXe siècle, on trouve encore des petits chimpanzés en peluche appelés Jocko.
Une image d’Épinal (non signée) publiée par la firme Pellerin (No.2665) a pour titre Une farce de Jocko et met aux prises un petit singe avec son ami l’éléphant.

Pour être complet, je mentionnerai encore le dessin animé de Lortac (réalisé par Antoine Payen) Joko le singe (1928).

Dans la décision de donner à Jo et Zette un animal familier, il entre sans doute un peu de conformisme. En effet, le fait d’être déjà deux rend la présence d’un tiers personnage moins nécessaire : ils peuvent se donner la réplique, se porter assistance, etc. (au contraire d’un Tintin qui, à ses débuts, agissait seul, et auquel Milou apportait un contrepoint bienvenu). Mais Hergé s’est sans doute souvenu des Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan, qui étaient deux, eux aussi, et auxquels Alfred le pingouin avait apporté un supplément de popularité très appréciable. D’un autre côté, Jo et Zette s’annonçant comme des enfants bien sages et un peu ternes, l’idée du petit singe visait sans doute à se ménager la possibilité de digressions plus fantaisistes.
Jocko tient le plus souvent Zette par la main mais il dort sur le lit de Jo, pelotonné à la façon d’un chat. Il parle, mais il n’existe aucun signe tangible du fait que ses maîtres le comprennent. Il sympathise avec les autres singes quand il en rencontre, et, à la fin de L’Éruption du Karamako, il prononce au micro un discours en « langage chimpanzé », à l’adresse de ses pairs enfermés au jardin zoologique.

Hergé, Jo, Zette et Jocko : Destination New York (1951),
extrait de la page 8.

Jocko sauve ses jeunes maîtres à plus d’une reprise : par exemple en faisant choir des bandits au moyen d’une peau de banane, ou en attaquant une tribu d’anthropophages à coups de noix de coco (Le « Manitoba » ne répond plus). Son intrépidité lui vaut de récolter moults plaies et bosses, et d’avoir maille à partir avec d’autres animaux : cigogne, crabe, ours polaire, guillemots, mangouste… Le principal morceau de bravoure à laquelle il est mêlé est sans doute cette séquence de trois pages émaillée de gags, dans Le Testament de M. Pump, où il est emporté par un ballon-sonde dont la corde s’est enroulée autour de sa cheville.

Hergé, Jo, Zette et Jocko : Le Testament de M. Pump (1951),
extrait de la page 9.

Au final, on peut estimer que Jocko a su trouver sa place dans l’univers de Jo et Zette, et y tenir son rang ; Hergé le fait évoluer avec beaucoup d’aisance et de souplesse. La scène de L’Éruption au cours de laquelle Jocko, qui a été mis en fourrière, est adopté par un artiste de rue et revêt un habit rouge pour divertir les passants est une réminiscence assez claire de Sans famille.

© Hergé/Moulinsart

C’est en 1937, soit dans l’année qui suit la création de Jo, Zette et Jocko, qu’Hergé introduit un singe dans L’Île noire, la septième aventure de Tintin. Au pub "Ye Dolphin", le reporter entend parler de « la bête qui vit sur l’île noire, dans les ruines du château de Ben More [et] qui dévore ceux qui ont la témérité de s’aventurer par là... » Il n’en faut pas plus pour qu’il brûle de se rendre sur cette île, où il ne tarde pas à se trouver face à l’impressionnant Ranko. Le gorille, redressé sur ses pattes arrière, se martèle la poitrine et ouvre grand la bouche pour montrer des dents bien effilées. Tintin affronte le « monstre » pendant cinq pages, jusqu’à ce qu’un simple aboiement de Milou le mette en déroute. Ranko est dressé par le chef de la bande de faux-monnayeurs. Jusqu’au bout Milou le tiendra en respect. Finalement Ranko, qui s’est cassé le bras, se fait soigner par Tintin et devient complètement inoffensif. Il n’est plus qu’un « malheureux gorille » dont notre héros se propose de faire cadeau au jardin zoologique de Londres.

© Hergé/Moulinsart

En somme, le monstre que tous redoutent se révèle inoffensif et même sentimental dès l’instant où on sait comment s’y prendre avec lui. Sa férocité n’était que le reflet de la nocivité de ses maîtres, qui l’avaient dressé à faire peur.
C’est à peu près le même message qu’Hergé délivrera deux décennies plus tard dans Tintin au Tibet : l’« abominable homme des neiges » n’a d’abominable que la réputation. C’est grâce aux soins presque maternels prodigués par le yéti que Tchang a pu survivre, et le cri déchirant qu’il pousse quand son protégé retourne vers les siens atteste du lien sentimental tissé entre le jeune Chinois et la créature des neiges.

Zozo, le petit bonhomme au physique de singe

Mais revenons aux années trente. Car c’est au cours de cette décennie que paraît en France la première série dont le héros est un singe, je veux bien sûr parler de Zozo. Écrite et dessinée par Franchi, éditée par René Touret (maison installée à Châtellerault, spécialisée dans les livres pour enfants), la série est publiée en sept albums de 32 pages entre 1934 à 1940 (Zozo y est tour à tour explorateur, en Amérique, en avion, marin, inventeur, officier et roi des neiges) et fait l’objet d’un album à colorier (édité à Liège par Protin et Vidar) en 1944. Le texte est placé sous les images, comme dans les albums Hachette de la même époque, et chaque planche est pourvue d’un titre. Le personnage de Zozo est également apparu dans le journal pour enfants Le Journal de Francette et Riquet, chez le même éditeur, ainsi que dans Paris-Soir en 1936. On ignore à peu près tout de C. Franchi, qui n’a, semble-t-il, rien publié d’autre.

Zozo, doté de grandes oreilles rondes (mais, contrairement à Mickey, on n’en voit jamais qu’une à la fois) porte un pagne de bananes. Il est accompagné dans ses aventures par un marin, Croquefer, puis, à partir de Zozo inventeur, par un savant, Microbus, seconds rôles stéréotypés dont le modèle se trouve dans Pim Pam Poum. Zozo évolue au milieu d’humains, et quand d’autres animaux apparaissent ils se comportent comme tels. Il est donc lui-même – seul de son espèce – un hybride : apparence simiesque + comportement humain. Les autres personnages ne semblent pas prêter attention à son apparence et le traitent comme un alter ego, un humain à part entière. Il y a bien entendu quelque chose de foncièrement irréaliste dans ce postulat, mais après tout, un singe humanisé n’est sans doute pas plus irréaliste qu’un adolescent sans attache ou un super-héros. Ce petit bonhomme a l’avantage de ne pas avoir de famille, de logis, de contraintes sociales, ni d’emploi bien défini, ce qui lui permet de les embrasser tous à tour de rôle, au gré des situations qui se présentent.

Franchi, extrait de Zozo inventeur, 1937.

Les aventures de Zozo se déroulent sur un tempo effréné. « J’ai une idée. Je la réalise immédiatement », déclare-t-il à la deuxième page du premier album. Dans ce seul épisode, on le verra découvrir un yacht abandonné par son équipage, amadouer Papion 1er, roi des « cynocéphales », tomber entre les mains du Docteur Bigarreau, un savant fou qui fait des assemblages d’animaux, projetant par exemple de greffer une tête d’éléphanteau sur un corps de papillon (!), échapper à une éruption volcanique, se lier d’amitié avec Croquefer, combattre une tribu de papous, ne leur échapper que pour tomber aux mains de pirates enturbannés, retrouver l’équipage du yacht, battre le record de la traversée de la Manche à la nage et devenir millionnaire !

Franchi, extrait de Zozo explorateur (1934).

L’historien de la littérature enfantine Raymond Perrin a jugé les albums de Zozo « médiocrement dessinés ». Leur naïveté, l’espèce de folie douce qui les traverse, ne sont en tout cas pas sans distiller un certain charme, qu’accentue la bichromie en rouge et bleu.

Un autre dessinateur français qui, à la même époque, fait vivre un petit singe est Rob-Vel. En 1937 il dessine, sur un scénario de sa femme, les aventures du jeune mousse Toto dans Le Journal de Toto. L’histoire est remarquablement décousue, les planches ne manifestant souvent aucune continuité d’une semaine à l’autre. C’est dans le No.48 du 3 février 1938 que Toto hérite d’un compagnon en la personne du singe Joko. Une semaine plus tard, Joko (vêtu d’un short) est devenu « la mascotte du bateau ». Encore huit jours, et Toto et lui sont présentés comme de grands amis « inséparables ». Pourtant la présence du singe aux côtés du mousse ne sera qu’intermittente. Joko changera fréquemment de costume. Ainsi, il apparaît habillé en groom le 18 août 1938, quatre mois après que Rob-Vel ait donné naissance à Spirou.

Pendant les quelques années où il anime Spirou, Rob-Vel y recycle d’ailleurs son petit chimpanzé, qui intervient dans plusieurs épisodes à partir d’octobre 1941-42 [6] Spirou fait la connaissance de Joko lorsqu’il prend la curieuse initiative de louer une ferme. En plus de cochons, vaches, chevaux et poules, celle-ci a pour pensionnaires un kangourou, un pingouin, un écureuil, un perroquet, une tortue et… notre singe (toujours vêtu d’un short, à la différence des autres animaux qui sont nus). Quelques semaines plus tard, Joko se fait féliciter par Spirou pour ses talents de maître-queue. Il « vaut un Vatel ». Quand Spirou se sépare de tous ses animaux, il ne garde auprès de lui que Spip et Joko. Dans l’épisode suivant, ces derniers embarquent avec lui sur un « méchant rafiot » à destination du Congo. Joko, désormais, porte des gants aux extrémités de ses quatre membres, et fume la pipe. Il disparaît ensuite du récit pendant plusieurs semaines.

Mais, un peu plus tard, Spirou se met en tête de chercher, pour le compte d’un explorateur, le mythique « singe bleu », « au pelage merveilleux » et « aussi intelligent qu’un homme ». Joko réapparait alors pour l’accompagner dans cette quête, qui les conduit jusqu’à Cocoville, capitale d’un peuple de singes intelligents, surdoués même. Ils piquent leurs vêtements à Spirou et ses amis (de sorte que ce sont les humains qui sont nus et les singes vêtus) et pratiquent la chirurgie. N’ayant pas réussi à trouver le singe bleu, notre héros peint Joko en bleu pour le présenter à l’explorateur comme le fameux spécimen. Une averse suffira à éventer le subterfuge. Toutefois l’explorateur garde Joko auprès de lui, qui quitte ainsi, définitivement, les aventures de Spirou.

Pour en finir avec les Jocko, autorisons-nous une anticipation : Robert Moreau anime le très médiocre Jocko le chimpanzé dès le No.1 du journal Jocko et Poustiquet (1954-1956), dont il occupe chaque semaine la dernière page ; il a aussi créé le singe Rikiki, ami du petit éléphant Trompette, héros d’une série parue dans Femmes d’aujourd’hui et reprise dans quelque treize albums entre 1963 et 1976, que son style assez désuet pourrait presque faire passer pour une création d’avant-guerre.

S’il est surtout connu pour Pat’Apouf, Gervy a dessiné plusieurs histoires de singes complètement oubliées, car non reprises en albums. Dans Les Désopilantes Facéties de Ch’nik (Ouest-Éclair, 1936, repris dans Petits Belges, 1937), le singe est le héros titre, tandis que dans Miette et son ami Totoche (Marie-France, 1941-1943, repris dans Bernadette en 1952-1955) et Whisky et Boule (Petits Belges, 1947-1953), il tient compagnie au protagoniste ‒ respectivement une petite fille et un gros monsieur.

Je terminerai cette première partie par l’évocation d’une histoire de Pierre Rousseau, Les Aventures prodigieuses du petit bossu, parue en feuilleton dans Fanfan la Tulipe. Dans la planche qui figure à la une du n° 19, le 23 septembre 1941, le bossu se fait voler son chapeau dans son sommeil par une bande de singes. L’un d’eux s’en coiffe, contrefaisant aussi « sa bosse et ses attitudes », ce qui n’est pas du goût de l’intéressé.

(à suivre)

Thierry Groensteen

Merci à Danielle Alexandre-Bidon, Philippe Capart et Dominique Petitfaux.

[1] Dix ans plus tôt, le dessinateur avait déjà signé des lithographies réunissant plusieurs scènes sous le titre Singeries morales et politiques.

[2] Bertrand Marret, Portraits de l’artiste en singe. Les Singeries dans la peinture, Somogy, 2011, p. 17.

[3] Martial Guédron, « Nature, idéal et caricature. La perception des types physiques chez les premiers anthropologues », in Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA / musée du quai Branly, 2009 [en ligne]. Mis en ligne le 28 juillet 2009 ; consulté le 13 octobre 2014. URL : http://actesbranly.revues.org/262.

[4] Éditions PLG, 2010, p. 43.

[6] Voir, dans Spirou par Rob-Vel : l’intégrale 1938-1943, Dupuis, 2013, p. 200ss.