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fantasy

Harry Morgan

L’ambiguïté, pour ne pas dire le caractère précaire, de la catégorie littéraire de la fantasy est bien manifestée dans le fait qu’on ait conservé pour la désigner un terme anglais, qui présente, de surcroît, toutes les apparences d’un faux ami. Sa traduction littérale, fantaisie, a, en français, des connotations de légèreté et de caprice qui sont aux antipodes d’un genre qui donne au contraire la prééminence à la convention assumée et à la cohérence de l’univers fictionnel. Quant au néologisme de fantasie, recommandé par l’Académie et adopté par la commission générale de terminologie et de néologie (JO du 23 décembre 2007), il ne s’est jamais imposé. Par comparaison, les catégories limitrophes – merveilleux, fantastique – ont, elles, des désignations françaises traditionnelles, tandis que l’expression anglophone de science fiction a été francisée par le simple expédient d’un tiret (science-fiction).
Si on la réduit à son noyau thématique, la présence d’un ou plusieurs éléments relevant de mondes imaginaires, on pourrait dire que la fantasy est consubstantielle à la bande dessinée, quand bien même ces éléments trouvent leur source, le cas échéant, dans les littératures écrites. On pense à des personnages longtemps considérés, au moins en France, comme emblématiques de la bande dessinée, comme Tarzan, à des genres comme celui des séries à animaux anthropomorphes (funny animals) ou celui des super-héros, à des procédés habituels dans les récits dessinés (le monde fictionnel fait de bric et de broc et aux lois invraisemblables, l’invention fabuleuse comme ressort narratif), voire à des conventions romanesques, présentes dans des séries qui ne se posent cependant pas comme dérogeant aux lois du monde ordinaire (par exemple le fait que, dans l’univers fictionnel, personne, en réalité, ne travaille). Si l’on annexe au domaine toute série incluant, à l’intérieur du monde naturel, quelque élément relevant du merveilleux, tel que super-pouvoir ou faculté prodigieuse, ou encore animal doué de raison, on englobera de facto une grande partie des littératures dessinées. Astérix, Tintin ou Lucky Luke relèvent alors de la fantasy. Le risque d’une telle approche est évidemment de diluer la notion même de fantasy jusqu’à sa disparition. On constate ainsi que la recherche à partir du mot clé fantasy sur des catalogues en ligne de manga renvoie à une grande partie de la production, car des éléments tels que les pouvoirs magiques, les êtres fabuleux, le recours à l’allégorie, font partie des invariants de cette littérature.
Inversement, si l’on tient le terme de fantasy pour un synonyme du merveilleux en tant que genre littéraire (telle est la position d’André-François Ruaud, dans son Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux), la notion gagne en cohérence et il devient possible de mettre en lumière une émergence de ce genre dans les littératures dessinées, dans l’aire culturelle francophone (contes de fées de l’imagerie Pellerin à Épinal, dès 1840, presse Fayard au début du XXe siècle, La Jeunesse illustrée, 1903, Les Belles Images, 1904), comme dans l’aire anglophone (dans les années 1900, les sunday pages à thème féerique ou onirique émanant de ce que Pierre Couperie avait baptisé l’École du New York Herald). La féerie ne disparaîtra jamais des littératures dessinées, ni dans les newspaper comics (The Pussycat Princess, 1935, de Grace Drayton), ni dans les illustrés français pour la jeunesse (Le Chevalier Printemps, de Jean Trubert, 1948).

[Mai 2016]

L’ambiguïté, pour ne pas dire le caractère précaire, de la catégorie littéraire de la fantasy est bien manifestée dans le fait qu’on ait conservé pour la désigner un terme anglais, qui présente, de surcroît, toutes les apparences d’un faux ami. Sa traduction littérale, fantaisie, a, en français, des connotations de légèreté et de caprice qui sont aux antipodes d’un genre qui donne au contraire la prééminence à la convention assumée et à la cohérence de l’univers fictionnel. Quant au néologisme de fantasie, recommandé par l’Académie et adopté par la commission générale de terminologie et de néologie (JO du 23 décembre 2007), il ne s’est jamais imposé. Par comparaison, les catégories limitrophes – merveilleux, fantastique – ont, elles, des désignations françaises traditionnelles, tandis que l’expression anglophone de science fiction a été francisée par le simple expédient d’un tiret (science-fiction).
Si on la réduit à son noyau thématique, la présence d’un ou plusieurs éléments relevant de mondes imaginaires, on pourrait dire que la fantasy est consubstantielle à la bande dessinée, quand bien même ces éléments trouvent leur source, le cas échéant, dans les littératures écrites. On pense à des personnages longtemps considérés, au moins en France, comme emblématiques de la bande dessinée, comme Tarzan, à des genres comme celui des séries à animaux anthropomorphes (funny animals) ou celui des super-héros, à des procédés habituels dans les récits dessinés (le monde fictionnel fait de bric et de broc et aux lois invraisemblables, l’invention fabuleuse comme ressort narratif), voire à des conventions romanesques, présentes dans des séries qui ne se posent cependant pas comme dérogeant aux lois du monde ordinaire (par exemple le fait que, dans l’univers fictionnel, personne, en réalité, ne travaille). Si l’on annexe au domaine toute série incluant, à l’intérieur du monde naturel, quelque élément relevant du merveilleux, tel que super-pouvoir ou faculté prodigieuse, ou encore animal doué de raison, on englobera de facto une grande partie des littératures dessinées. Astérix, Tintin ou Lucky Luke relèvent alors de la fantasy. Le risque d’une telle approche est évidemment de diluer la notion même de fantasy jusqu’à sa disparition. On constate ainsi que la recherche à partir du mot clé fantasy sur des catalogues en ligne de manga renvoie à une grande partie de la production, car des éléments tels que les pouvoirs magiques, les êtres fabuleux, le recours à l’allégorie, font partie des invariants de cette littérature.
Inversement, si l’on tient le terme de fantasy pour un synonyme du merveilleux en tant que genre littéraire (telle est la position d’André-François Ruaud, dans son Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux), la notion gagne en cohérence et il devient possible de mettre en lumière une émergence de ce genre dans les littératures dessinées, dans l’aire culturelle francophone (contes de fées de l’imagerie Pellerin à Épinal, dès 1840, presse Fayard au début du XXe siècle, La Jeunesse illustrée, 1903, Les Belles Images, 1904), comme dans l’aire anglophone (dans les années 1900, les sunday pages à thème féerique ou onirique émanant de ce que Pierre Couperie avait baptisé l’École du New York Herald). La féerie ne disparaîtra jamais des littératures dessinées, ni dans les newspaper comics (The Pussycat Princess, 1935, de Grace Drayton), ni dans les illustrés français pour la jeunesse (Le Chevalier Printemps, de Jean Trubert, 1948).

Jean Trubert, Le Chevalier Printemps. Coll. musée de la Bande dessinée, inv.93.9.24

Il est important de noter que, dans la francophonie, ce genre de la féerie, compte tenu de l’association traditionnelle du merveilleux avec l’enfance, fut bien accueilli par les éducateurs, qui étaient pourtant rétifs aux genres de l’imaginaire, et que le qualificatif de récit « déréalisant » équivalait dans leur esprit à une condamnation sans appel. Il n’est donc pas surprenant que, lorsque le statut culturel de la bande dessinée évolua, dans les années 1960 et 1970, on se mît à invoquer des séries que l’on qualifia indifféremment d’insolites, d’oniriques ou de poétiques (on peut citer aussi bien Little Nemo, Krazy Kat ou Peanuts que le Philémon de Fred ou Le Concombre masqué de Mandryka), à l’appui d’une défense et illustration de la bande dessinée, et de sa canonisation.

Grace Drayton, The Pussycat Princess.

Cependant, dans une perspective générique, celle des collections spécialisées chez les éditeurs de bandes dessinées, l’appellation de bande dessinée de fantasy sera réservé à des séries d’aventures, réalistes ou comiques, situées dans des mondes secondaires, en général d’inspiration médiévale, et dans lesquelles la magie joue un rôle éminent. Considérée en tant que genre, la fantasy c’est donc le médiévisme plus le merveilleux. La commission générale de terminologie et de néologie, précitée, donne la définition suivante de la fantasie : « Genre situé à la croisée du merveilleux et du fantastique, qui prend ses sources dans l’histoire, les mythes, les contes et la science-fiction ». Genre d’origine anglo-saxonne, précise l’organisme. André-François Ruaud énumère, comme éléments constitutifs du genre, le surnaturel, l’enchantement, le mythe, la magie et la présence d’un univers secondaire. Pour le lecteur de bandes dessinées du début du XXIe siècle, la fantasy évoque des visions médiévales de châteaux, de sorciers, d’enchantements, de féerie, et, subsidiairement, tout récit épique situé à des époques barbares. (L’expression d’heroic fantasy permet parfois de spécifier le genre, par opposition à d’autres types de fantasy.)
On le voit, c’est la notion de croisement, voire d’hybridation, qui est au cœur de la définition moderne de la fantasy, même si cette question des définitions (que nous ne faisons qu’effleurer ici) paraît in fine inextricable. L’heroic fantasy sera définie comme du roman historique associé à des éléments de littérature fantastique ou d’horreur, la fantasy animalière (animal fantasy) réunira le genre ancien de la fable avec le roman édouardien d’animaux anthropomorphes (Le Vent dans les saules, 1908, de Kenneth Grahame), la dark fantasy sera de la fantasy mêlée d’horreur (des exemples en bande dessinée seraient respectivement Thorgal, de Rosinski et Van Hamme, l’adaptation du Vent dans les saules par Michel Plessix, et Sandman, de Neil Gaiman).

Si l’on procède à l’inverse par opposition ou par distinction, il devient extrêmement difficile d’assigner des limites précises à la fois au genre et à ses nombreux sous-genres. Ce problème des limites génériques, ou infra-génériques, est considérablement aggravé par la spécialisation extrême de cette littérature, et plus encore par le fait que les classifications elles-mêmes découlent des efforts conjugués du fandom, qui définit des catégories à partir des récits appréciés précédemment ou considérés comme fondateurs, et des éditeurs, qui cherchent à guider le lecteur dans ses choix et dont les classifications relèvent par conséquent de la fonction marketing. Le résultat est l’impossibilité d’assigner des limites claires entre sous-genres voisins, par exemple entre l’heroic fantasy et le sword and sorcery, récits d’épée et de sorcellerie, ainsi baptisés en 1961, par Fritz Leiber, par référence à sa propre création, les aventures de Fafhrd et du Gray Mouser (adaptées en comics par Marvel dès 1972, puis par Epic Comics en 1991).

Au niveau générique, la question la plus épineuse est sans doute la recherche d’une frontière entre la fantasy et la science-fiction. Elle est vouée à l’échec, du fait en particulier que la fantasy est vouée à s’accroître aux dépens de la science-fiction, puisque des idées qui pouvaient passer dans les premières décennies du XXe siècle pour « pseudo-scientifiques », comme on disait alors (dans un sens non péjoratif), en matière de géologie (terre creuse), de structure de la matière (existence de micromondes atomiques), d’électromagnétisme (postulat de rayonnements exotiques aux effets inattendus), de biologie (homoncule né d’une graine), etc., relèveront plus tard dans le siècle d’un choix d’invraisemblance assumé, et par conséquent de la fantasy, ou bien se situeront dans une zone grise où le statut épistémologique de l’idée saillante est délibérément laissé dans le vague.
Sur ce flou définitionnel, le positionnement éditorial des grandes revues de science-fiction américaines (hors bande dessinée) est exemplaire. Les trois principaux pulp magazines de science-fiction, Amazing Stories, Astounding Stories, Thrilling Wonder Stories, se dotèrent en 1939 de revues sœurs (respectivement Fantastic Adventures, Unknown, Startling Stories), consacrées à ce que nous appellerions rétrospectivement la fantasy. Mais la définition de cette matière nouvelle était en quelque sorte négative, même si les récits apparaîtront immédiatement familiers au lecteur moderne ; en pratique, les nouveaux magazines publiaient ce qui, thématiquement, ne rentrait pas dans les pulps originaux (quoique, inévitablement, les impératifs de production amenassent un chevauchement des contenus dans les revues appariées). Dix ans plus tard, alors que les magazines spécialisés étaient passés au format digest, The Magazine of Fantasy (qui sera bien connu en France dans sa version locale, Fiction), devint dès son numéro deux The Magazine of Fantasy and Science Fiction. Cependant, ce qui se manifestait ainsi n’était point la volonté de distinguer, en les juxtaposant, deux genres de fiction, mais tout au contraire l’ambition de couvrir, dans un sommaire qui mélangeait textes originaux et rééditions, l’intégralité du champ des littératures de l’imaginaire, sans limites identifiables à l’intérieur de ce champ.
On peut faire des remarques analogues dans le domaine de la bande dessinée. Les comics spécialisés des éditions EC, au début des années 1950, Weird Science et Weird Fantasy, qui s’inspirent des pulps et des digests précités parfois jusqu’au plagiat, ne font, dans leur contenu, aucune distinction claire entre science-fiction et fantasy, les deux titres finissant du reste par fusionner (Weird Science-Fantasy). Ce flou définitionnel sera maintenu à travers les décennies et les aires culturelles. Heavy Metal (1977), version américaine de Métal Hurlant, unanimement tenu dans son propre pays comme un magazine de science-fiction, devient, dans la communication destinée au lectorat nord-américain, « The fantasy magazine from France ».

John Giunta, "Crom the Barbarian".

On retrouve les mêmes difficultés notionnelles, mais sous l’angle diachronique, en ce qui concerne la généalogie du genre de la fantasy. Marc Duveau, dans la préface à La Grande Anthologie de la Fantasy (Omnibus, 2003), liste dans les ancêtres de la fantasy la chanson de geste, le roman courtois, le conte arabe, le conte de fées, le roman gothique, la poésie ossianique, le roman historique de Walter Scott, liste dont l’historien de la littérature ne saura que faire. Mais l’important ici est sans doute le principe même de l’inscription généalogique, et non son contenu, car la fantasy se présente d’emblée comme relevant d’un anachronisme revendiqué. Elle prolonge, le plus souvent, le médiévisme du XIXe siècle, parfois ses équivalents antiquisants (égyptomanie, assyromanie) ou exotiques (orientalisme), ou bien encore les réactualisations parnassiennes, symbolistes ou décadentistes de ces engouements. Dans les récits dessinés, la convocation graphique de ces civilisations, ou plus simplement de ces styles, combinée au caractère immersif de l’image, amène chez le lecteur un sentiment de fausse reconnaissance qui satisfait la nostalgie d’un ailleurs désirable. Cette nostalgie apparaît centrale dans le « contrat de lecture », la fantasy étant tout simplement, pour le critique David Pringle, « la fiction du désir du cœur » (cité par A. F. Ruaud, 2015).
Toujours selon Marc Duveau, le mélange d’atmosphère médiévale et de récit merveilleux d’un William Morris en fait le premier auteur de fantasy telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce qui revient, en littérature écrite, à poser rétroactivement la naissance du genre dans la dernière décennie du XIXe siècle. Sans doute convient-il, pour ce qui est de la bande dessinée, de rétrécir l’horizon temporel, en se bornant à la littérature anglophone spécialisée du XXe siècle. Ainsi, les personnages de Philippe Druillet – Lone Sloane et son ami martien Yearl – sont, dans leur version initiale de 1966, des emprunts directs aux personnages de Northwest Smith et du vénusien Yarol, et, pour l’intrigue, à la nouvelle Shambleau, de C. L. Moore (parue en 1933 dans le pulp magazine de fantastique et d’horreur gothique Weird Tales), cependant que l’imagerie d’hommes aux yeux écarlates assis sur des trônes de pierre s’inspire des aventures d’Elric of Melniboné (créé en 1961), du britannique Michael Moorcock.

Si l’on garde comme constantes de la fantasy le médiévisme et le merveilleux, on distingue deux grandes veines d’inspiration à la bande dessinée relevant du genre (qui peuvent naturellement se mêler), datant toutes deux des années 1930. La première est celle des récits épiques de Weird Tales, dont le personnage le plus célèbre, au moins pour la bande dessinée, est Conan le barbare (première apparition dans Weird Tales en 1932, adaptation par Marvel Comics à partir de 1970). La seconde est celle des romans de J. R. R. Tolkien (Bilbo le Hobbit, 1937).

Conan dessiné par John Buscema...
... et par Barry Windsor-Smith (1987).

L’héritage howardien pose simultanément le problème de l’outrance et celui des sources iconographiques. À Robert E. Howard, inspiré en partie par ses prédécesseurs dans les pulp magazines, tels qu’E. R. Burroughs, revient la paternité d’une littérature du pulsionnel, de l’imagination débridée, du fantasme de toute puissance (Conan est présenté, à sa première apparition, comme « un voleur, un ravageur, un tueur, aux mélancolies et aux joies gigantesques »). Sous forme graphique, une telle inspiration amène à une imagerie de bas-fonds et de tripots, de batailles sanguinolentes, de démons pustuleux et cornus, de créatures sculpturales et peu vêtues, ainsi qu’au remploi de motifs orientalistes, arabes cruels, hordes mongoles, cités fabuleuses, scènes de harem, etc. En bande dessinée, une telle veine n’est pas sans poser des problèmes éditoriaux (d’où le choix, aux États-Unis, de la publication d’une partie des aventures de Conan dans un magazine noir et blanc, qui échappait aux contraintes du Comics Code Authory). Curieusement, si cette imagerie – dans des versions plus ou moins stéréotypées et plus ou moins affadies – constitue le code même de la bande dessinée d’heroic fantasy, elle n’est pourtant pas nécessairement fidèle à sa source dans les pulps. Ainsi, le choix de faire de Conan un barbare musculeux s’inscrit dans la continuité de la tradition super-héroïque, alors que, dans les pastels de Margaret Brundage en couverture de Weird Tales, c’est un individu racé et presque élégant, qui fait songer à Rudolph Valentino.
L’influence de Frank Frazetta, illustrateur des couvertures des rééditions de Conan en livres de poche dans les années 1960, paraît ici déterminante. En substituant à l’iconographie des pulps, dont les sources étaient l’esthétisme fin de siècle, le décadentisme et l’art nouveau, un naturalisme brutal, dominé par Eros et Thanatos, les illustrations de Frazetta ouvrirent à la bande dessinée de fantasy une veine qu’elle exploita parfois au risque de la répétition ou de l’épuisement.

Frank Frazetta : Berserker, 1967.

À J. R. R. Tolkien revient l’invention d’un monde secondaire complet, ayant sa géographie détaillée, son histoire, ses langues, ses mœurs. (Howard place lui aussi ses récits épiques dans une terre hypothétique, située dans un temps mythique, lointain ancêtre de la planète que nous connaissons, mais cette volonté de systématisation est absente.) Mais si l’influence de Tolkien sur la bande dessinée de fantasy apparaît comme une évidence, les problèmes de définition sont relancés plutôt que résolus par la référence tolkienienne. En effet, la présence d’un monde secondaire complet inscrit l’œuvre de Tolkien non dans un genre particulier, ni même dans une généalogie littéraire, mais dans une proximité avec d’autres fictions comparables, qui peuvent appartenir à tous les genres. (C’est ce que faisait observer C. S. Lewis dans sa recension de Bilbo le hobbit pour le Times Literary Supplement du 2 octobre 1937. Lewis, comparant les deux Alice de Lewis Carroll et le Hobbit de son ami Tolkien, notait qu’ils n’avaient « rien en commun outre le fait de nous donner accès à un monde singulier, qui semblait exister de toute éternité avant que nous ne tombions dedans. »)
Plus gênant encore, il n’est pas sûr que le critère du monde secondaire complet soit distinctif dans le cas de la bande dessinée, dont le génie propre est précisément de favoriser l’existence d’univers irrécusables en dépit de leur singularité, qui sont autant de petits cosmos autonomes et détachés. Les fées et les elfes, auraient, à tout prendre, moins de titres à coloniser les univers dessinés que les personnages comiques, animaliers ou super-héroïques, même si la fantasy dessinée existe dans une version comique (Bone de Jeff Smith, créé en 1991) ou animalière (la série des Donjon de Lewis Trondheim et Joann Sfar, créée en 1998). Difficulté supplémentaire, les fées et les elfes de la bande dessinée de fantasy dérivent clairement de l’illustration (en particulier de l’imagerie édouardienne, qui semble une référence implicite pour les dessinateurs) ; ils restent fondamentalement de belles images, et sont par conséquent exactement aux antipodes de l’intention de Tolkien, qui était de créer des personnages incarnés, dans un univers naturaliste. Quant à la conception tolkienienne du récit, caractérisée par la volonté de produire une chronologie complète et détaillée, elle pose un problème en quelque sorte inverse. Compte tenu de la complexité à la fois des intrigues et des univers fictionnels, les récits dessinés qui s’inscrivent dans cette veine paraissent condamnés à faire sans cesse la récapitulation et l’inventaire d’eux-mêmes.
Au total, si, au lecteur contemporain, l’investissement par la bande dessinée de la fantasy tolkienienne paraît aller de soi, l’une et l’autre relevant des littératures de l’imaginaire, en réalité ni cette annexion, ni l’hégémonie de la fantasy tolkienienne dans le champ de l’imaginaire ne sont des évidences. La popularité croissante au cours des années 1960 et 1970 du Seigneur des anneaux (publié au milieu des années 1950) s’explique par un grand nombre de facteurs, parmi lesquels le passage progressif d’un statut contre-culturel à la culture majoritaire, qui aboutit à une Tolkien-mania, mais aussi l’investissement par la fantasy de nouveaux champs culturels (qui ne se cantonnaient pas à la fiction ; on pense à un jeu de plateau comme Donjons et Dragons, 1974 ; de même, le premier jeu vidéo de fantasy, Dungeon, date de 1975). C’est dans cette continuité que se situe Elfquest (1978), des Américains Wendy et Richard Pini, premier succès de masse du genre dans le domaine de la bande dessinée.

Danièle Alexandre-Bidon, commissaire de l’exposition Le Moyen Âge en bande dessinée, en 2010, faisait la remarque que le déclin de l’histoire événementielle dans les pays post-industriels, sous l’influence de l’école des Annales, s’était accompagné d’une migration du récit historique vers un récit médiévisant, dans un univers inventé. De fait, dans les illustrés européens de l’après-Seconde Guerre mondiale, le contenu aventureux consistait à couvrir, par l’éventail des séries et des personnages, les différents topoï héroïques, la « préhistoire », l’antiquité, le moyen-âge, « l’époque de Louis XIII » (c’est-à-dire le genre « mousquetaires »), etc. Si l’on compare avec la littérature dessinée du début du XXIe siècle, les séries équivalentes se passent dans des univers de fantasy, ce que l’historien de la littérature sera naturellement tenté de lire comme un affranchissement de la contrainte didactique. Simultanément, si l’on se place cette fois sur le plan de l’esthétique, du bon goût, voire du jugement moral, la bande dessinée de fantasy cumule ce qui était autrefois regardé avec soupçon : simplification et outrance dans la définition des personnages, péripéties et décors fabuleux, action paroxystique.

Loisel et Letendre, La Quête de l’oiseau du temps, t.4 : L’œuf des ténèbres, 1987.

La fantasy pourrait apparaître ainsi comme le summum de l’invention en bande dessinée (celle d’un monde complet), point d’aboutissement d’une libération du récit comme du dessin, par le détachement à la fois des contenus éducatifs (le médiévisme qui lui est consubstantiel est en réalité a-historique) et des contenus moraux (le merveilleux fonctionne à la fois comme un substitut, et comme une récusation du contenu religieux, explicite ou implicite, qui historiquement structurait les littératures pour la jeunesse au même titre que le contenu didactique).
Mais inversement, les difficultés, voire les contresens inhérents à l’acclimatation de la fantasy en bande dessinée amènent le risque d’une standardisation – pour ne pas dire d’une stéréotypie – des contenus, de sorte que le genre de la fantasy peut sembler voué à déboucher dans sa propre parodie. On pourra comparer, à titre d’exemple, et pour ce qui touche la bande dessinée franco-belge, la tonalité sérieuse de La Quête de l’oiseau du temps, de Loisel et Le Tendre (1983), et celle, sério-comique, de la série des Lanfeust, de Tarquin et Arleston (1994).

Harry Morgan

Bibliographie

Berthou, Benoît, « La bande dessinée de fantasy : un genre français ? », Contemporary French and Francophone Studies, Taylor & Francis (Routledge), 2011. / Couperie, Pierre, « Les débuts du fantastique dans la bande dessinée : l’école du Herald », Phénix, No.11, 1969. / Ruaud, André-François (éd.), Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, Les Moutons électriques, 2015.

Corrélats

animaux ‒ fantastique ‒ imaginairescience-fiction (américaine)science-fiction (européenne)super-héros