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un sou est un sou : carl barks et l’économie

Harry Morgan

[Octobre 2003]

Changer d’activité à chaque épisode est un comportement habituel aux personnages de BD comiques (en témoignent les titres d’albums de personnages comme Bibi Fricotin). Mais en général l’activité sert de prétexte à une aventure quelconque et un héros de BD travaille en réalité comme les enfants jouent. Tout différent est le cas des BD de Barks.

L’activité économique est au cœur de la fiction de Barks. Les récits tournent généralement autour d’un projet économique et la chute de l’histoire correspond invariablement à la réussite ou à l’échec de cette entreprise. Si l’on ajoute que l’un des volatiles est un archimilliardaire, noter que l’économie est au centre de la fiction barksienne apparaît presque comme un truisme. Et le destin s’en mêle lorsqu’il produit une quasi-homophonie du nom de Carl Barks avec celui d’un autre économiste prénommé Karl, conférant aux histoires de Picsou, au moins sur le plan symbolique, les apparences d’une apologie du capitalisme.

Initier à l’économie (à un niveau qu’on peut situer comme celui de l’école primaire ou du collège) fait clairement partie du cahier des charges de Barks. Barks nous rappelle souvent que le prix d’un bien découle de la rencontre de l’offre et de la demande. Donald essaie de vendre un poisson bizarre qu’il a pêché à l’aquarium de sa ville (« Noble Porpoises », WDCS No.218, nov. 1958). On lui en propose seulement un dollar. C’est de marsouins que le Marineland a besoin, car ce sont eux que les touristes viennent voir (et ce sont les touristes qui apportent l’argent !). Donald se lance donc dans la pêche aux marsouins, avec les résultats que l’on devine.

Dans ce qui est un des sommets économiques des BD de Barks, l’épisode de Tralla La (voir l’article de Manuel Hirtz), l’auteur nous explique pourquoi une simple capsule de bouteille devient pour les habitants de la vallée himalayenne, qui ignoraient la monnaie, un trésor.
1. En première analyse, la valeur du bien découle de sa rareté (pour neutraliser la valeur de la capsule, Picsou finit par inonder la vallée sous des millions de capsules) ;
2. En dernière analyse, la valeur d’un bien découle du fait que les agents économiques lui attribuent une valeur quelconque. Ce qui résume deux siècles de réflexion théorique sur la question.

Adventure in Tralla La, WDUS No.6, juin 1954.

À tout seigneur, tout honneur. Penchons-nous d’abord sur les expéditions de Picsou, telles qu’elles sont narrées dans Walt Disney’s Uncle Scrooge.
La source de la richesse, chez Barks, se trouve dans la nature. La tâche de Picsou est de repérer une ressource enfouie (pétrole, minerai) ou présente en surface (des arbres, de l’eau), ou encore de découvrir un avantage naturel (la situation privilégiée de tel terrain permet telle activité lucrative). La richesse provient donc toujours de ce que les économistes appellent une rente : un cadeau de la nature. Il arrive aussi souvent que la source de richesse soit incarnée de façon romanesque : c’est le trésor enterré, l’objet archéologique rare, etc.
Barks propose donc un habile compromis entre une vision physiocratique (la nature comme source de richesse) et une vision enfantine : être riche, c’est avoir trouvé de la richesse et l’avoir accumulée. On est riche comme on est veinard. Picsou est riche parce qu’il a un dépôt rempli d’argent. Gontran est chanceux parce qu’il dispose en abondance de la substance chance.

La morale des histoires de Picsou est elle aussi un compromis entre la morale des contes et celle de ce prototype du businessman américain qu’est le prospecteur de pétrole texan. Pour s’enrichir dans le pétrole, il faut creuser assez longtemps, assez profond, et, avec de la chance, on trouvera un gisement. Si la chance est contre soi, on n’en trouvera pas et on fera faillite. (C’est pour cela que les Américains du début du XXIe siècle ont été peu sensibles au fait que leur président ait été un médiocre businessman : l’échec de G. W. Bush signifiait seulement qu’il n’a pas eu la main particulièrement heureuse et a contribué à son image de brave type.) L’échec fait donc partie de l’entreprise et, en cas d’échec, qu’on n’attende pas que l’État vous
vienne en aide. « Aide-toi et le ciel t’aidera », tel est le proverbe qui pourrait être mis en exergue à toutes les histoires de Picsou.

© Disney Enterprises, Inc.

Chez Barks, la réussite économique n’est donc nullement la récompense de la vertu (Picsou est tout sauf vertueux !) mais de l’astuce et du hasard. Dans « Sitting High » (WDCS No.245, fév. 1961), les neveux se demandent pourquoi les stars du cinéma ou du sport sont des stars, découvrent que c’est le hasard qui en décide et, à titre de travaux pratiques, décident de rendre Donald célèbre, ce qui rate, évidemment.

Éthique protestante et pingrerie

Picsou porte l’héritage des milliardaires excentriques du roman pour la jeunesse de la fin du XIXe siècle, cette excentricité dissimulant souvent une psychopathologie non reconnue. Picsou est cyclothymique (il fait des dépressions nerveuses quand les Rapetou menacent de lui prendre son or) et névrosé (il est atteint périodiquement d’allergies à son propre or qui l’obligent à s’en défaire). C’est un solitaire et un misanthrope, mais qui retrouve l’entrain et la joie de vivre lorsqu’il a pu partager la vie familiale de ses neveux.

L’ambiguïté est le trait principal de Picsou. Du côté négatif, il est l’avare qui aime son or et vit dans les transes pour le protéger. (L’avarice de son modèle littéraire, le Scrooge du Conte de Noël de Dickens, est redoublée par son ascendance écossaise : Picsou s’appelle dans l’original Scrooge McDuck.) À travers Picsou, Barks nous administre donc une leçon morale (l’argent ne fait pas le bonheur) et peut-être économique (l’argent est fait pour être redistribué). Mais cette dernière leçon est brouillée du fait que, si le capital au sens comptable est présent dans les histoires (on nous explique que c’est Picsou qui possède les usines, les bateaux, etc.), il n’est pas associé au capital financier (la richesse de Picsou reste stockée dans son dépôt !). Dans les BD de Barks, l’argent est un mal en soi, car c’est lui qui crée l’envie, la cupidité, l’avarice, etc. Notons que si une telle pseudo-démonstration fonctionne parfaitement dans une fiction, elle est évidemment un non-sens du point de vue économique. Dans une société sans monnaie, l’indigent n’en envierait pas moins son voisin croulant sous les possessions terrestres !
Du côté positif, Picsou est un self-made man. Il a gagné son argent à la sueur de son front, comme prospecteur, cow-boy, etc. Keno Don Rosa systématisera cela dans la très admirée Jeunesse d’Oncle Picsou. Et l’on peut même déceler dans l’avarice de Picsou certains traits du capitaliste vertueux, du financier protestant, austère et abstème, l’antithèse de la ploutocratie des pays du Sud. La redingote rouge (mauve dans la version française) et le haut de forme peuvent donc être lus comme l’équivalent du sévère complet gris d’un banquier honnête.

Village planétaire et civilisations clandestines

Les aventures de l’oncle Picsou dans Walt Disney’s Uncle Scrooge se déroulent aux quatre coins du monde, mais en réalité le coin du tiers-monde qu’on explore contient presque systématiquement une civilisation mystérieuse (comme dans le roman d’aventures à la Rider Haggard). Cette civilisation est systématiquement présentée de façon positive et elle incarne souvent la sagesse : ce que cherche Picsou, or ou pétrole, n’a pas de valeur pour elle, pas plus que n’ont de sens les normes sous-jacentes d’exploitation de la nature et d’enrichissement personnel.

Les préoccupations écologiques ne sont jamais absentes. Dans « Land of the Pygmy Indians » (WDUS No.18, juin 1957), Picsou échappe à la pollution de Duckburg (Donaldville) pour les espaces du Grand Nord, mais doit lutter contre sa tendance naturelle à piller cette nature « Est-ce du minerai de fer qui donne cette couleur à la terre ? Ces arbres feraient de la belle pâte à papier. ») Les Castors juniors tiennent un discours véritablement militant sur la nécessité de préserver l’environnement des Peeweegahs, des Indiens Pygmées qui parlent en octosyllabes comme dans le poème de Longfellow The Song of Hiawatha.

Pipeline to Danger, WDUS No.30, juin 1960.

Dans « Pipeline to Danger » (WDUS No.30, juin 1960), Picsou veut stocker le pétrole d’un gisement saharien dans le cratère d’un volcan éteint. Il n’a pas vu que le cratère abrite une civilisation secrète de bédouins lilliputiens. Le pipeline permet à ceux-ci de sortir du cratère et de capturer Picsou. Mais les opérations de pompage commencent et Picsou risque d’être noyé sous le pétrole avec les lilliputiens. Sauvé par les neveux de Donald, il se rachète en dépensant des millions de dollars pour transformer le microcosme aride des lilliputiens en oasis verdoyante, le pipeline devenant un pipeline d’eau, et l’explication qu’il donne est que c’est la seule façon de récupérer à leurs yeux son statut de gros bonnet (Big Operator).
Autrement dit, l’écologie est aussi celle des esprits. Picsou est reparti du Sahara converti au système de valeur des petits bédouins : la richesse ne compte pas, la valeur suprême est l’honneur. Dans « Land of the Pygmy Indians », Donald devait pêcher un esturgeon pour prouver sa valeur aux Peeweegahs qui, en bon Amérindiens, ne reconnaissent comme unique étalon que la bravoure. Dans l’aventure à Tralla La, les Tralla Liens expliquent que pour eux la seule valeur est l’amitié.

Le principe de la chasse au trésor paraît du reste fait à dessein pour administrer une leçon de morale, premièrement parce qu’il met en scène des personnages poussés par la tentation (l’espérance du lucre) et deuxièmement parce qu’il pose le problème éthique d’un enrichissement sans cause, c’est-à-dire qui ne repose pas sur le labeur. « Donald Duck and the Golden Helmet » (FCC No.40S, juil.-août 1952) raconte la recherche d’un casque de Viking enterré sur la côte du Labrador. Celui qui mettra la main dessus deviendra propriétaire de l’Amérique, car il pourra prouver que le continent a été découvert par son « ancêtre » viking. Lorsqu’ils récupèrent le casque, les « bons » de l’histoire, un conservateur de musée et Donald, rêvent à leur tour de devenir empereur. Naturellement, l’expédition tourne au désastre, nos hardis navigateurs connaissent la faim, et en déduisent la relativité de la valeur des choses (Donald donnerait l’État de Californie pour un hamburger). Finalement, Donald tire la leçon, à la fois économique et éthique [1] : « I had no right to old Olaf’s helmet ! I was just trying to get something for nothing ! » À quoi Sharky, l’avocat marron de l’histoire, réplique : « Sure ! But it’s perfectly legal ! »

Donald l’impérialiste ou l’imposture des bien-pensants

Comme on le voit, les histoires de Picsou sont très loin d’une ode au capitalisme (genre qui n’est du reste pas absent de la littérature dessinée nordaméricaine : qu’on se réfère au strip de Harold Gray Little Orphan Annie).

Exemplaire conservé
au Centre de documentation
de la Cité.

Certaines analyses économiques des histoires de Barks ont pourtant conclu qu’elles constituaient une véritable apologie de l’exploitation du tiers-monde. Un fleuron de cette littérature ‒ reçu avec enthousiasme dans un pays où la polémique anti-Disney s’est pratiquement constituée en genre littéraire ‒, est Donald l’imposteur (1976 pour la traduction française) d’Armand Mattelart et Ariel Dorfman [2]. Si les auteurs identifient correctement certains éléments du modèle économique barksien (la source de la richesse dans la nature, le mythe du self-made man), leur diatribe, haineuse et mal écrite, convoque, un peu déguisée par un ton rigolard (peut-être parce qu’un marxiste triste est un triste marxiste ?), un procédé rhétorique propre aux militants anti-BD, toutes époques et tous courants idéologiques confondus : il s’agit de donner de toute caractéristique de structure et de tout élément de contenu de l’œuvre attaquée l’interprétation la plus négative. L’absence de véritables méchants dans les civilisations secrètes que visite Picsou ? La BD veut ridiculiser et infantiliser le prolétariat du tiers-monde. Le respect par Picsou des cultures locales et de la nature ? Il s’agit d’interdire au primitif tout accès à l’économie.

Autoportrait de Barks.

Une telle démarche hypercritique s’évertue au moins autant à repérer dans les histoires de Barks ce qui n’y est pas que ce qui y est, en interprétant la lacune comme une preuve de la duplicité et de la volonté de manipulation de l’auteur (qui n’est plus Carl Barks, ni même Disney, apparemment, mais l’Oncle Sam !). Il n’est plus dès lors d’élément de l’œuvre qui échappe à la critique et on en arrive inévitablement au procès d’intention. Si les histoires se passent aux États-Unis, c’est parce que « l’Oncle Sam » est isolationniste et se moque des malheurs du monde. Mais quand le tiers-monde apparaît, c’est qu’on veut l’exploiter !
En définitive, les critiques adressées aux BD de Barks ne prennent sens qu’a contrario, à partir du projet politique promu par les auteurs de Donald l’imposteur. L’analyse devient dès lors purement tautologique : si les BD de Barks sont « impérialistes » selon Mattelart et Dorfman, c’est parce qu’elles ne transmettent pas le catéchisme marxiste qui constitue à leurs yeux le seul type de fiction qui ne serait pas réactionnaire ».

Les cent métiers de Donald

Soutenir que Barks se désintéresse du sort de la classe laborieuse frise le paradoxe. Donald occupe un emploi dans une bonne partie de ses aventures et il exerce de façon compétente des fonctions aussi diverses que celle de conducteur d’engin, de chef de gare ou de gérant d’hôtel. Une activité professionnelle est surreprésentée cependant : celle de marin, à la fois parce qu’elle permet des rebondissements dramatiques et parce qu’elle est justifiée par le costume que porte Donald, et on peut supposer que le « véritable » métier de Donald dans les histoires de Barks est celui de marin.
Il faut noter de plus que l’incompétence de Donald est relative, même si une bonne partie des histoires repose sur ses gaffes : si Donald présente des défauts caractéristiques (confiance excessive, imprévoyance), c’est souvent un sort cruel et non son incompétence qui le mène au désastre.

Le Maître verrier (The Master Glasser), Picsou Magazine No.367.

Inversement, Donald est parfois d’une habileté tout simplement magique. Dans « The Master Glasser » (WDDD No.68, nov. 1959), il répare le verre avec tant de génie qu’il peut reconstituer une ampoule électrique brisée. Dans « Master Wrecker » (WDCS No.264, sept. 1962), il manipule la boule de démolisseur avec une dextérité telle que les immeubles se démontent en se distribuant par piles de poutres, de parpaings, de fenêtres, etc.

Les histoires de Donald envisagées du point de vue économique suivent des patrons fixes. On peut distinguer :
Le Jeu à somme nulle. On perd ce qu’on gagne. Exemple : Donald renfloue un yacht englouti en y injectant des balles de ping-pong et touche sa récompense. 2000 F de Picsou, + 1000 F provenus d’un faux héritage. Mais... les balles de ping-pong lui ont coûté 3000 F, exactement ce qu’il a gagné. « The Sunken Yacht », WDCS No.104, mai 1949.)
Le Revirement inopiné ou La Vertu récompensée. Le destin s’en mêlant, les combines réussissent après que Donald a déclenché toutes les catastrophes possibles. En prévision d’un concours agricole, Donald a tout fait pour que son pommier donne de belles pommes, mais il manque faire crever son pommier ; par contre, le pommier de Gontran prospère. Finalement, Gontran propose à Donald de cueillir ses pommes et Donald gagne son concours. « Red Apple Sap », WDCS No.205, oct. 1957.)

Red Appel Sap, WDCS No.205, pct. 1957.

Le Retournement ou Le Destin fatal : arrive ce qu’on voulait éviter. Donald veut démontrer l’inexistence de prétendus hommes préhistoriques sur une mesa. Non seulement ils existent, mais ils s’échappent et laissent Donald à leur place et quand arrive la télé, c’est Donald et les neveux qui sont obligés de jouer les hommes préhistoriques ! « Lost Frontier », WDCS No.246, mars 1961.)

Population active ?

Les cent métiers de Donald s’expliquent par une nécessité sociale autant que par une nécessité économique. L’Amérique de Carl Barks a l’air de jouir d’un éternel dimanche, une grande partie de l’activité de la population consistant dans la participation à des concours (de la grenouille sauteuse, de la capture d’âne sauvage, de la parade d’animaux savants, de la démonstration de surf destinée à recueillir des fonds) ou à des activités sociales (Halloween, fête foraine, pique-nique des gens de la haute, etc.). Le mouvement est encore plus accusé chez les enfants, puisque la vie sociale des neveux de Donald est accaparée par le club des Castors juniors (beaucoup plus que par l’école !), qui n’est qu’un prétexte à des compétitions variées.
Le concours cumule les enjeux sociaux et économiques : Donald espère un gain à la fois social (le prestige) et financier (qui consiste à gagner la grosse galette et, somme toute, à la gagner en s’amusant).
De plus, le concours permet le duel (avec Gontran, avec un champion quelconque de la ville voisine de Duckburg, Goosetown), moteur de beaucoup des histoires.

© Disney Enterprises, Inc.

Enfin, toutes ces activités sociales sont l’occasion pour Barks de déployer sa veine satirique. Comme l’auteur le confie lui-même, Daisy a tous les défauts féminins : elle est à la fois snob, prétentieuse et langue de vipère. Les passants, les quidams et les foules de Barks se signalent rarement par leur intelligence [3]. Les consommateurs de distractions (touristes, chasseurs d’autographes, etc.) sont invariablement des abrutis. Même les Castors juniors sont décrits comme de jeunes) ganaches militaires, obsédées par la collecte de badges et de décorations qui finissent par remplir un seau.

En somme, Donald apparaît à la fois comme adulte et comme enfant. En tant qu’adulte, il est un homo œconomicus : il lui faut un revenu pour satisfaire ses besoins (sortir Daisy, envoyer les enfants en vacances). Son comportement est maximisateur, ce qui se traduit par le fait qu’il élabore des plans compliqués pour obtenir un gain le plus élevé possible. En tant qu’enfant, il se lance dans des activités irrégulières et qui s’assimilent à une chasse au trésor, il s’adonne dans une totale improvisation à des métiers dont il n’a aucune pratique, il ignore les règles de prudence élémentaire. Une telle description a évidemment tout pour plaire à un lecteur enfant. Elle lui propose des adultes ridicules, des péripéties amusantes et une conception enfantine de l’entreprise (comme jeu, comme aventure, comme pêche au trésor).
Mais cette vision est déjà distanciée : les neveux ont en général plus de bon sens économique que leur oncle Donald et ils sont en bonne voie vers l’âge adulte, alors que Donald reste fondamentalement un moutard et se satisfait parfaitement d’une explication de type merveilleux. Quand Picsou ébruite qu’il veut acquérir le terrain qui a le meilleur écho, s’ensuit un duel de Gontran et Donald produisant à qui mieux mieux des échos truqués sans s’interroger le moins du monde sur la singulière lubie de leur oncle. Finalement, Picsou les déclare ex aequo et achète leurs deux terrains. Il se découvre alors que les échos qui intéressent Picsou sont les réponses sismiques à de petites explosions et que, s’il achète les terrains mitoyens,
c’est parce qu’il vient de trouver du pétrole au-dessous. « Mocking Bird Ridge », WDCS No.215, août 1957.)

De l’économie à l’écologie

Toute œuvre abondante recourt nécessairement à des formules, qui constituent ipso facto le monde décrit en un monde clos. On passe ainsi, insensiblement, d’une économie à une écologie. Si on lit le strip Dilbert de Scott Adams dans sa continuité, on constate que les comportements des habitants du strip s’organisent rapidement autour d’un petit nombre de catégories (tirer au flanc en donnant l’impression qu’on travaille, présenter l’improvisation d’un instant comme le résultat d’un projet, essayer de faire virer tout le service à l’exception de soi-même, se débarrasser de son travail ou de sa responsabilité sur le voisin, etc.). Ces conduites définissent le strip comme microcosme, c’est-à-dire comme un monde ayant sa cohérence interne et ses lois. D’un autre côté, ce microcosme a une valeur exemplaire (et Dilbert a pris la place qui lui revient dans les cours de management, à la suite du principe de Peter et des lois de Parkinson. Scott Adams a écrit plusieurs livres et donne des conférences dans le cadre de séminaires professionnels).
On peut dire la même chose des bandes de Barks. Qu’on soit dans le microcosme de Duckburg ou dans le macrocosme de la planète Terre barksienne, les êtres présentent des conduites typiques et des relations particulières, dont les caractéristiques résultent d’une réconciliation des lois de l’économie et des lois de la fiction, et, à l’intérieur de ces dernières, d’une intention satirique et de la logique narrative des contes (le héros triomphe grâce au hasard et à son astuce).

Harry Morgan

Cet article a paru en octobre 2003 dans le numéro 9 de Neuvième Art, p. 30-36.

Où la population de Donaldville se prépare à une parade des animaux de compagnie...

[1] Sur le problème de la tentation à Duckburg, voir l’article du révérend Robert Murphy dans le numéro d’hommage à Barks du Comics Journal, No.227, sept. 2000, pp. 77-80.

[2Donald l’imposteur ou l’impérialisme raconté aux enfants, Alain Moreau, 1976 [1971]. Les lecteurs que ce genre de prose amuse trouveront sur la toile à l’adresse www.sdv.fr/pages/adamantine une réfutation détaillée de Donald l’imposteur.

[3] Le quidam, l’élément de base de la population, est l’un des rares éléments obscurs ou peu convaincants dans cet univers parfaitement construit. Oreilles humaines, couleur chair, mais museau de chien, on ne comprend pas trop quel animal il est censé représenter, ni, du coup, pourquoi certains personnages sont des canards, d’autres des cochons, etc. Dans les premières histoires de Barks, les canards voisinent avec des personnages humains ‒ qu’on pense aux bédouins de « The Magic Hourglass » (FCC No.291, 1950) ou aux pin-up en maillot de bain de « Dangerous Disguise » (FCC No.308, 1950).