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donald dans tous ses états

Jean-Paul Jennequin

[Octobre 2003]

Durant plus de vingt ans, Carl Barks a animé, dans les pages de Walt Disney’s Comics and Stories, une chronique burlesque du quotidien américain. Au centre de cet univers suburbain, un canard au caractère explosif : Donald. Humain, trop humain...

En 1943, Carl Barks dessine une histoire de dix pages mettant en scène Donald Duck et ses neveux pour le numéro 31 du mensuel Walt Disney’s Comics and Stories, sur un scénario fourni par l’éditeur. Le mois suivant, il récidive, en assurant cette fois scénario et dessin. Il va continuer ainsi chaque mois pratiquement sans interruption jusqu’en 1965, soit une bagatelle de vingt-deux années pendant lesquelles il réalisera 252 histoires [1].

L’un des deux dessins soumis par Barks en 1935 pour se faire engager chez Disney.

La série des histoires de dix pages de Donald Duck que Barks réalise dans Walt Disney’s Comics and Stories constituant sa première prestation régulière, l’auteur s’y trouve pour la première fois confronté à un rythme de parution ‒ mensuel ‒ et à un nombre de pages fixe [2]. C’est dans ce cadre qu’il va faire ses gammes, apprendre qu’un scénario de BD n’est pas un scénario de court métrage d’animation, et développer des thèmes et préoccupations qui lui sont propres. En effet, même si son employeur, Western Printing, exerce un contrôle éditorial et lui demande parfois de changer une case ou une page, il reste dans l’ensemble libre de raconter ce que bon lui semble, ce qui n’était évidemment pas le cas lorsqu’il travaillait en équipe aux studios Disney.

Story-board de Carl Barks pour Northwest Mounted, 1937.

Dans Walt Disney’s Comics and Stories, Barks a comme matériau de base un personnage, Donald Duck, déjà bien exploité dans les dessins animés depuis sa création en 1934 et en bandes dessinées dans le strip quotidien de Mickey Mouse à partir de 1935, puis dans sa propre série depuis 1937. Barks a aussi à sa disposition les trois neveux de Donald : Huey, Dewey et Louie (Riri, Fifi et Loulou) ainsi que Daisy. Il y ajoutera au fil des ans et des grands récits un certain nombre de créations de son cru comme Mr Jones (Lagrogne), Gladstone Gander (Gontran Bonheur), the Beagle Boys (les Rapetou), l’organisation des Junior Woodchucks (les Castors juniors) et Gyro Gearloose (Géo Trouvetou). Mais dans Walt Disney’s Comics and Stories, le seul de ces personnages à occuper une place marquante est Gontran. Même Picsou (apparu en 1947 dans Four Color) n’aura qu’un rôle épisodique.

Le Donald qui se trouve au centre de ce petit univers est un être complexe et contradictoire, différent de celui des comic strips et des cartoons. Orgueilleux, colérique, despotique et fainéant, Donald adore cependant ses neveux, est capable de superbes élans de générosité et il lui arrive, dans le péril, de se hisser très au-dessus de lui-même. Donald est un impulsif, mais il peut faire preuve d’une rare obstination, dans la mesquinerie comme dans la grandeur d’âme. Donald est enfin l’incarnation de l’Américain moyen avec ses défauts (quand il fait du tourisme, il veut tout casser pour « ramener un souvenir » ; il empêche ses neveux de lire un pulp de science-fiction parce que ce sont des « bêtises », etc.).
S’il hérite d’un personnage qu’il n’a pas créé, Barks le remodèle donc selon ses besoins. Barks s’en est expliqué. « I figured [Donald] was an actor. He could be adapted to any role that I wrote for him. He could be a shakespearian writer or he could be a coward. He could do anything but a thief and a murderer [3]. »

Stranger Than Fiction, WDCS No.249, juin 1949.

Du dessin animé à la bande dessinée

Au début, la forme des récits ressemble fort à celle des dessins animés : un prétexte quelconque exposé dans une scène initiale (Donald décide de faire de bonnes actions, Donald est représentant) permet à l’auteur de faire se succéder de courtes scènes, chacune ponctuée d’un gag. Finalement, la résolution a lieu dans une scène finale en apothéose.
Souvent, en début d’histoire, Donald se fixe une tâche (apprivoiser un poulain sauvage, vendre un produit à un client récalcitrant) et l’histoire s’organise sur le principe de la frustration croissante, qui ne trouve d’ailleurs pas toujours de véritable résolution à la fin. Ainsi, dans « Days at the Lazy K » (WDCS No.59, août 1945), Donald entreprend d’apprivoiser un poulain rétif. La douceur ayant échoué, la bonne vieille méthode de la carotte et du bâton se révèle apparemment plus efficace. Mais quand Donald et ses neveux libèrent le poulain, celui-ci les asperge de l’huile de castor dont ils s’étaient servis pour le dresser. Au final, ce sont eux qui ont appris une leçon : on ne peut rien faire contre la nature. Leur frustration est totale.

Barks raffine et modifie ce premier schéma narratif basé sur le crescendo. Un deuxième type de structure apparaît, sur le modèle du balancier : d’abord, tout va bien, ensuite tout va mal. Dans les histoires où Donald et ses neveux s’affrontent, une première partie montre les victoires de l’un des deux camps, puis la seconde partie le retour en force de l’autre (voir dans ce dossier l’article de Harry Morgan).

A 1934 Belchfire Runabout, peinture à l’huile réalisée par Barks
pour les 50 ans de Donald Duck.

Une tragédie banlieusarde

Les « dix pages » des Walt Disney’s Comics and Stories s’ancrent dans le quotidien. Même si l’histoire entraîne Donald et ses neveux à faire le tour du monde en fusée (« Rocket Race Around the World », WDCS No.212, mai 1958) ou à partir sur une île du Pacifique chercher des pierres de chance (« Wishing Stone Island », WDCS No.211, avril 1958), le point de départ est toujours Duckburg (Donaldville). Donald réside dans une maisonnette entourée d’un jardin, représentation typique de l’habitation américaine de banlieue.
La vie quotidienne y est faite des vaisselles à laver, du jardin à entretenir, de la succession des saisons et les fêtes. Noël, les bonnes résolutions du début d’année, l’arrivée du printemps, Pâques, les vacances d’été, la rentrée des classes, Thanksgiving sont autant de prétextes à histoires. Parfois ils constituent le thème principal ‒ c’est la rentrée et les neveux veulent faire l’école buissonnière. Parfois la fête est seulement un élément déclencheur : après avoir dépensé tout son argent, Donald n’a plus de quoi s’acheter une dinde pour Noël ; il tente alors de se faire inviter au restaurant par l’oncle Picsou en se faisant passer pour un millionnaire étranger venu traiter une affaire (WDCS No.148, janv. 1953). Dans ce récit, le thème n’est pas Noël mais la tentative d’escroquerie de Donald.

Figures de l’adversité

Le plus souvent, le cadre narratif étant celui d’une tâche à accomplir, le thème pourrait se résumer par « Donald contre l’adversité ». L’adversité peut prendre la forme des catastrophes provoquées par la maladresse de Donald ou par son manque de savoir-faire, elle peut être le fait de forces naturelles (animaux ou éléments) auxquelles Donald s’oppose en vain, ou bien encore elle s’incarne dans un ou des rivaux : le voisin Lagrogne, les neveux, et surtout Gontran.
Les histoires où Donald s’oppose à ses neveux donnent l’occasion d’exploiter les faiblesses du héros : trop sûr de lui, tricheur à l’occasion, Donald ne peut que perdre face à Riri, Fifi et Loulou, qui incarnent alors l’honnêteté et le travail. Dans ces récits, la force physique supérieure de Donald est contrecarrée par la persévérance des neveux. Il y a donc un certain équilibre des forces, que l’on ne retrouve pas quand Donald est opposé à Picsou ou Gontran.
Par contre, quand Donald se trouve opposé au seul Picsou, le but à atteindre étant l’escalade d’un pic (WDCS No.157, oct. 1953), le combat est par trop inégal : la vigueur et la jeunesse de Donald ne peuvent rien contre l’argent de Picsou et l’histoire n’est drôle que grâce aux moyens utilisés par ce dernier pour contrer son adversaire.

Gontran Bonheur

Tant qu’à faire affronter à Donald un adversaire trop nettement supérieur, autant le rendre démesurément supérieur : ce sera Gontran, incarnation vivante de l’adversité, dont la chance insolente semble une image inversée de la malchance de Donald. La veine de Gontran est d’autant plus imméritée qu’il est par ailleurs fat, paresseux, prétentieux et imbu de lui-même. En s’opposant à lui, Donald prend figure de héros tragique, s’opposant contre toute raison au destin.
Au début simple rival de Donald pour l’affection de Daisy, Gontran devient vite ce veinard surnaturel, haï de tous mais qui n’en a cure, tant il s’aime lui-même de toute façon. La chance de Gontran est une force de la nature tellement irrésistible que pour rétablir l’équilibre, les neveux en viennent parfois à s’allier à leur oncle. Barks se trouve alors face à un dilemme : comment faire gagner Gontran ‒ qui ne peut pas faire autre chose que gagner ‒ sans faire perdre les personnages sympathiques et positifs que sont les neveux ? L’auteur se tire plus ou moins bien d’affaire. Il y a un côté Baron de Crac dans les successions de coïncidences qui aident ou non Gontran. Elles sont justifiées par l’ampleur du postulat qui sous-tend le personnage.

À partir de la moitié des années 50, on trouve aussi un type de récit où Donald est expert dans un métier et où le destin l’amène encore à provoquer une catastrophe. C’est le ressort même de la tragédie, un excès d’hubris devant inévitablement attirer sur le héros une nemesis tout aussi excessive. Bref, que Donald soit un sommet d’aptitude ou d’incompétence, il perd.

Fix-Up Mix-Up, WDCS No.161, fév. 1954.

Un point de vue sur le monde

Pourtant, tout n’est pas totalement prévisible et soumis au destin. Barks autorise Donald à gagner lorsque celui-ci se met au service d’une bonne cause : retrouver le propriétaire d’un billet de banque perdu (WDCS No.63, déc. 1945), empêcher ses neveux de devenir des tricheurs (WDCS No.71, août 1946) ou montrer que l’essentiel dans le sport, c’est de participer (WDCS No.188, mai 1956).
C’est que Barks, tout en amusant, émet un point de vue sur le monde qui l’entoure. Certes, l’auteur ne se fait aucune illusion sur la nature humaine et ses faiblesses. Ainsi, quand Donald passe une petite annonce pour retrouver le propriétaire du billet perdu, ce sont de braves gens tout à fait ordinaires qui viennent réclamer ce qui ne leur appartient pas. À travers la bonne société donaldvilloise et ses mondanités, Barks brosse un portrait au vitriol de la middle class américaine des années 1950. Mais à l’inverse, il peut aussi, à l’occasion, montrer un individu banal se dépassant au nom d’un principe. Quand Donald, candidat à la sélection olympique, se retrouve seul en course pour finir un marathon, sous la pluie, alors que tous les spectateurs sont partis, le bouffon malchanceux accède au statut de héros sublime. Barks, que l’on a parfois traité de cynique, montre clairement que pour lui, l’homme est souvent capable du pire mais aussi, de temps en temps, du meilleur.

Jean-Paul Jennequin

Cet article a paru en octobre 2003 dans le No.9 de la revue Neuvième Art, p. 26-29.

Floyd Gottfredson et Carl Barks photographiés ensemble le 5 décembre 1982.

[1Walt Disney’s Comics and Stories No.s 31 (4/1943) à 36 (9/1943), 38 (11/1943) à 112 (1/1950), 114 (3/1950), 117 (6/1950), 124 (1/1951) à 283 (4/1964),286 (7/1964),288 (9/1964) à 289 (10/1964),291 (12/1964) à 292 (1/1965), 294 (3/1965), 297 (6/1965), 308 (5/1966) et 312 (9/1966).

[2] Les premières histoires sont en dix pages de trois bandes, soit six cases par planche. À partir du numéro 43, les pages feront quatre bandes, soit huit cases par planche. La transition dut être assez abrupte puisque l’histoire du numéro 42, prévue en trois bandes, fut remontée par l’éditeur en quatre bandes et ne comporte donc que sept pages.

[3Nemo No.7, juin 1984, p. 14.