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donald fait le tour du monde

Manuel Hirtz

[Octobre 2003]

Quand en 1943 Carl Barks aborde les récits longs de Donald, il se tourne très naturellement vers le thème de la pérégrination. Donald et ses neveux – plus tard accompagnés par l’oncle Picsou – arpentent le continent américain en tous sens et voyagent de par le monde (lnde, Asie, Afrique, vieille Europe), proposant au lecteur une visite émerveillée de la planète et de ses habitants.

Triomphe du bon usage du National Geographic et de Popular Science, où la substantielle documentation utilisée réussit à se fondre sans heurt dans un art narratif incroyablement fluide, la collection des histoires longues de Donald forme un souriant atlas de notre vaste monde.

Chez Barks, dessinateur américain né dans l’Oregon, les autres cultures sont toujours décrites avec respect et admiration, une admiration bien sûr teintée d’humour. Quand il s’agit de sociétés agraires, le respect se mue en une véritable sympathie. À l’occasion, ce sont de petits cours d’anthropologie que donne Barks au jeune lecteur.

Adventures in Tralla La, WDUS No.6, juin 1954.

L’épisode « Adventure in Tralla La » (WDUS No.6, juin 1954) [1] est une bonne parabole des dangers que peut présenter la rencontre entre le monde moderne et une société traditionnelle vivant en économie fermée. Dans cet épisode, le surmenage mène Picsou au bord de la dépression nerveuse, et il en arrive même à détester l’argent. Sur les conseils de son médecin, il décide de partir à la recherche de quelque Shangri La [2]. Il découvre finalement, coincée dans une vallée de l’Himalaya, où elle survit, oubliée du monde, une paisible société égalitaire où l’être prime sur l’avoir. Dans l’avion qui l’amène au-dessus de la vallée, Picsou met sans y prendre garde en circulation un objet totalement étranger à la culture locale, et par conséquent unique, une capsule de la bouteille de son médicament pour les nerfs. Il n’en faut pas plus pour que l’harmonie de la vallée disparaisse et que la société de Tralla La ne menace de sombrer dans le chaos. Picsou trouvera la parade en noyant littéralement la vallée perdue sous des milliers de capsules identiques. Le rare devenu pléthorique, les habitants retrouvent la raison et la société de Tralla La son équilibre.

Donald, Picsou, les neveux et la Toison d’or

Comme chacun sait, le prototype du récit de voyage, c’est l’Odyssée, d’Homère. Il était naturel que Picsou, Donald et les neveux, dans leurs nombreux périples, rencontrent de multiples merveilles et de grands périls. Picsou est parti à la recherche de tous les trésors de la mythologie (et il les a souvent trouvés), de la couronne de Gengis Khan à la Toison d’Or, du trésor d’Ali Baba à la pierre philosophale. L’excentrique milliardaire et ses collatéraux ont découvert un nombre impressionnant de mondes oubliés et de cités perdues, aperçu le Hollandais volant, côtoyé sirènes, licornes, dragons et dieux nordiques.
L’œuvre de Barks est, pour ses lecteurs enfants, une extraordinaire introduction aux territoires du merveilleux et, pour ses lecteurs adultes, un rappel de la richesse de l’imaginaire humain. Pour tous, lecteur innocent et lecteur cultivé, émerveillement et humour se confondent sans heurt, car Barks réussit à mêler fraîcheur du regard, culture bien assimilée et savoir-faire graphique et scénaristique.

Mais le fond du discours de Barks est naturellement un solide discours moral. C’est particulièrement visible dans l’épisode « The Golden River » (WDUS No.22, juin 1958) où la nature pathologique du goût de Picsou pour l’or est soigneusement décortiquée et où, par une ruse des neveux, le milliardaire retrouvera la voie de l’altruisme. Le vieil avare en sera récompensé par le destin.

Nouvelles frontières et exotisme à domicile

Dans les années 1950 et 1960, l’Amérique se passionne pour le programme spatial et la science-fiction peut se proposer comme une nouvelle mythologie. L’oncle Picsou, en véritable entrepreneur, part à plusieurs reprises dans l’espace, pour mettre sa fortune à l’abri des voleurs sur un petit astéroïde en orbite autour de la Terre, pour trouver de l’or et vendre des sodas sur la Lune, pour visiter un astéroïde en or massif peuplé d’extraterrestres mangeurs de rutabaga.
L’apparition en 1952 de l’inventeur génial Gyro Gearloose (Géo Trouvetou) va permettre une joyeuse débauche d’inventions mirobolantes, occasion d’autant de fables sur les avantages et les inconvénients du progrès.

Micro-Ducks from Outer Space, WDUS No. 65, sept. 1966.

L’épisode « Micro-ducks From Outer Space » (WDUS No.65, sept. 1966) est typique de la synthèse qu’opère Barks entre merveilleux, fable et science-fiction. Une rencontre entre l’oncle Picsou et l’équipage d’une minuscule soucoupe volante se conclut par un échange marchand qui, pour le multimilliardaire, s’avère purement symbolique, mais que celui-ci n’en salue pas moins, à la fois rêveur et émerveillé : « Mais je n’ai pas perdu ma journée... j’ai conclu un marché qui sera effectif dans 8 ans. Dans 8 ans, les microbiens retraverseront l’espace immense pour m’acheter 27 grains de blé. »

Ce sont naturellement les neveux de Donald les véritables héros de la série et les vrais explorateurs. Barks les a dotés de toutes les caractéristiques et de tous les attributs propres à flatter l’imagination d’un enfant et à faciliter l’identification. Les neveux sont malins, idéalistes et intrépides. Ils font partie d’une vaste maçonnerie d’enfants qui ne connaît ni classe sociale ni frontières géographiques, les Junior Woodchucks (Castors juniors). Ils ont, grâce à leur célèbre manuel, accès à un savoir presque illimité. Surtout, ils sont la voix du bon sens et de la raison face à des adultes fréquemment rigides et autoritaires, et dont les actions se situent invariablement dans le registre de l’excès.
L’identification du petit lecteur fonctionne d’autant mieux que les neveux sont par ailleurs de vrais petits garçons de l’après-guerre, qui se chamaillent entre eux, construisent une cabane au fond du jardin, s’empiffrent de soda et de pâtisseries et parfois, dans de superbes crises régressives, font le serment de ne plus jamais se laver.
En mettant le jeune lecteur au centre de sa fiction, Barks peut assumer son goût naturel pour la pédagogie. Il joue sur la tendance naturelle de son public à l’indignation morale (devant le despotisme de Donald, l’avarice ou l’esclavagisme de Picsou) et sur sa curiosité naturelle devant la nature et la technologie, amenant la double question : « À quoi ça sert ? » et « Comment ça marche ? »

Mais l’exotisme n’épuise pas la geste voyageuse barksienne et le voyage n’épuise pas la veine géographique de l’auteur. Beaucoup de récits se placent dans l’univers de l’Ouest. Donald et les neveux voyagent dans le temps pour se retrouver dans un ailleurs très familier, la Californie espagnole (celle des aventures de Zorro) pour laquelle Barks exprime une admiration éperdue (« ln Old California », FCC No.328, nov. 1950).
Plus subtilement, il semble que Duckburg (Donaldville) fasse elle-même le tour des États-Unis (on reconnaît un environnement du sud profond dans un cas, du grand sud-ouest dans un autre).

Land of the Pigmy Indians, WDUS No.18, juin 1957.

Mais la tendance naturelle de Barks – dans les limites qu’indique ici même Patrick Marcel – reste le merveilleux. Le petit monde des indiens à gros nez de « Land of the Pigmy Indians » (WDUS No.18, juin 1957), l’île aux œufs d’or et sa jolie bergère de « Isle of Golden Geese » (WDUS No.45, oct. 1963), rêveries où serait aboli tout ce qui nous contraint, peignent un ancien âge d’or où les êtres vivraient dans un perpétuel présent le simple miracle de l’existence.

Manuel Hirtz

Cet article a paru en octobre 2003 dans le numéro 9 de Neuvième Art, p. 19-21.

[1] Dans l’ensemble de ce dossier, nous employons les abréviations suivantes : FCC, Four Color Comics, WDCS : Walt Disney Comics and Stories ; WDUS : Walt Disney’s Uncle Scrooge, WDDD : Walt Disney’s Donald Duck.

[2] Société idéale décrite par James Hilton dans son roman Les Horizons perdus (1933), œuvre très célèbre aux États-Unis, qui fut brillamment adaptée à l’écran par Frank Capra en 1937.