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cinquante ans d’illustrés anglais pour les filles

Mike Kidson

[janvier 2001]
Les illustrés anglais pour filles qui ont prospéré entre1950 et la fin des années 80 ont bien peu retenu l’attention des spécialistes de bande dessinée ; en revanche, un nombre considérable d’études a été mené par des universitaires évaluant les effets des médias sur les enfants.

Le systèe de valeur des écoles privées, la résolution d’un mystère, la loyauté et la danse, tout cela dans une seule vignette extraite de Girl’s Crystal en 1957


Ce contraste met en relief l’aspect le plus frappant des bandes dessinées pour filles la majorité des histoires qui en relèvent présentaient comme personnages principaux des filles du même âge que leurs lectrices et se déroulaient dans des contextes aussi quotidiens et familiers que l’école et la maison. Bref, elles avaient tendance à être plus réalistes que les bandes dessinées pour garçons, qui décrivaient couramment des personnages adultes dans des contextes aussi « distanciés » que la guerre, l’espace ou le sport professionnel. On les prescrivait donc aux jeunes lectrices, à cause de la familiarité des personnages, des décors et des concepts, quelles que soient les valeurs sociales ou de caste qui y étaient incarnées.
En fait, de tels systèmes de valeur étaient indéniablement présents dans les bandes dessinées pour jeunes filles, bien que la question reste posée de savoir jusqu’à quel point ces systèmes ont pu être identifiés et reproduits par les lectrices. Parmi les titres principaux des années 50, les revues d’Amalgamated Press (AP) School Friend (1950) et Girl’s Crystal (1953), colportaient les valeurs présentes chez leurs prédécesseurs, les revues d’histoires en prose de l’AP antérieures à 1940. L’accent était mis sur les filles agissant au sein de groupes, pour résoudre des mystères ou s’engager dans des activités sportives ou domestiques, et sur des actes individuels d’héroïsme, souvent accomplis dans des régions exotiques reflétant la variété de l’ancien Empire britannique. La loyauté envers le groupe était constamment exaltée dans ces illustrés, qui présentaient des personnages venant des classes les plus favorisées, mais étaient probablement lus par des jeunes filles de la classe ouvrière.

Par contraste, le principal titre rival, Girl publié par Hulton Press, faisait partie d’une ligne de production d’illustrés pour les classes moyennes, avec un arrière-plan de morale chrétienne implicite. Il contenait plus d’histoires de jeunes filles au travail - quoique dans des professions prestigieuses - que son rival, et ses critères de production supérieurs le rendaient plus populaire auprès des parents mais, semble-t-il, moins auprès de leurs filles. Paradoxalement, ce sont les titres médiocrement imprimés de l’AP qui contenaient les meilleurs dessins : les expériences de gravure en couleur de Girl atteignaient rarement le niveau de détail et de délicatesse du travail au trait des pages de son concurrent, mais les qualités narratives étaient sensiblement meilleures dans Girl. En 1958, l’éditeur écossais D.C. Thomson lança Bunty, qui devint rapidement la meilleure vente des illustrés pour jeunes filles. Thomson avait la réputation de produire des titres populaires pour des lecteurs populaires, et bien que Bunty conservât les décors d’écoles privées et de professions glamour des titres de l’AP, il présentait un nombre plus important d’histoires de jeunes travailleuses, offrait une vue plus rude de la vie en classe, contrastant vivement avec la pondération des écoles de l’AP. Il introduisait aussi un thème qui allait prendre une énorme importance : celui de la jeune fille confrontée à des circonstances hostiles et contrainte de survivre par ses propres efforts, la charité remplaçant la loyauté au groupe en tant que valeur. En adéquation avec ses scénarios, les dessins de Bunty étaient d’une rafraîchissante vivacité, particulièrement les couvertures aux motifs ouverts et plein de liberté.

Les mises en page innovatrices et ouvertes des couvertures de Bunny aidèrent à son succès (Bunty n°41, 25 octobre 1958)

Les années 60 furent dans une large mesure une décennie de consolidation. Thomson créa sans faiblir une ligne complète d’illustrés pour filles de tous les âges, du jardin d’enfants - Twinkle (1968) - jusqu’à la tardive adolescence (Jochie, 1964). Jackie et son équivalent pour pré-adolescentes, Diane (1963), étaient particulièrement novateurs en termes de système de valeur : le premier se spécialisait dans les histoires d’amour qui changèrent de façon sensible au fil du temps, au diapason de l’évolution des modes de séduction, tandis que le second introduisait de nouveaux genres comme la science-fiction et l’horreur qui, le moment venu, se fondirent dans les traditionnelles histoires de collège de la plupart des titres pour filles. Ils connurent peu de compétition : une vague de fusion plus tôt dans la décennie entraina le remplacement des anciens titres d’AP et Hulton par des substituts tels que Princess (1960) et June (1961), qui conservaient les vieux systèmes de valeur tout en absorbant certains de ceux introduits dans Bunty, mais sans beaucoup plus de développements, alors même que les éditeurs londoniens fusionnaient progressivement en une seule société,IPC.

Une scène de suspense légèrement hitchcockienne, un des éléments nouveaux introduits dans les illustrés pour jeunes fillespar Diana en 1966

En 1971, IPC prit la tête des innovations. Des études de marché suggérèrent que les jeunes filles souhaitaient des histoires avec un fort impact émotionnel : le nouveau titre d’IPC, Tammy (1971), ressuscita et renforça le concept de jeunes filles solitaires se battant pour survivre au milieu d’extrêmes difficultés, incluant des reflets nouveaux de la réalité quotidienne, tels que la pauvreté familiale comme conséquence du chômage des parents. Ces histoires nouvelles présentèrent progressivement des péripéties de plus en plus extrêmes - une mémorable série de Tammy concernait une jeune fille découvrant qu’elle n’avait plus que six mois à vivre - et, tout au long de la décennie, le ton des histoires des bandes dessinées pour jeunes filles devint de plus en plus noir et pessimiste. Dans le même temps, les ventes des titres de bande dessinée étaient sapées par une autre innovation d’IPC : les magazines pour jeunes filles comme Pink (1973), qui présentaient un mélange de bandes et de romans-photo dédiés à la pop music et la mode. Le ton et le langage de ces titres étaient largement irrévérencieux, insistant sur la prise de conscience progressive du fossé des générations, en partie dû au ciblage marketing de plus en plus spécifique des produits en direction des jeunes. La décennie s’écoulant, les romans-photo commencèrent à remplacer les bandes dessinées dans les illustrés, sans doute pour tenter d’en accentuer le réalisme.

Une image nouvelle et différente de la vie et des habitudes scolaires dans Bunty en 1958


Au début des années 80, le pessimisme et la noirceur des bandes dessinées pour jeunes filles atteignirent des sommets : IPC avait même édité pendant deux ans Misty (1978), le premier magazine d’horreur grand public à paraître en Grande-Bretagne depuis la campagne contre les bandes d’horreur américaines du début des années 50. Le sommet fut atteint en 1981 avec une histoire à épisodes dans Judy (Thomson), Nothing Ever Go Right, qui essayait apparemment de voir jusqu’à quelles extrémités les lectrices étaient prêtes à aller : balafrée, orpheline, jetée à la rue, l’héroïne mourait finalement, inconnue et sans amour, dans un accident de voiture. Sous-jacente à ce déprimant catalogue de désastres, on trouvait une morale chrétienne implicite (l’héroïne « survivait » dans la mémoire de ceux qu’elle avait tenté d’aider d’une manière ou d’une autre) qui laissait à penser que la notion de loyauté envers le groupe remontant aux années 50 avait été remplacée par une accentuation des inclinaisons charitables de l’individu. L’histoire fut un grand succès, mais l’expérience ne fut pas répétée : au contraire, les titres qui survécurent aux années 80 eurent tendance à se concentrer sur des histoires de cruautés envers les jeunes filles, généralement dans des décors victoriens : les systèmes de valeur quels qu’ils soient étaient jusqu’à un certain point remplacés par des histoires à sensations aussi éloignées du réalisme que le matériel qu’on trouve couramment dans les titres pour garçons.

Les nouveaux illustrés des années 70 se concentraient sur des jeunes filles aux prises avec des situations périlleuses, voire menaçantes pour la vie .... Extrait de Tammy (réédité par Jinty Annual, IPC, 1980)

En fait, le nombre des illustrés pour filles déclina en nombre au cours des années 80. De plus en plus de titres sur la mode et la pop music furent publiés, tandis que de nombreux titres BD étaient arrêtés et non remplacés. IPC lança ce qui peut être vu comme une tentative de combiner le style de ces nouveaux magazines avec celui des illustrés quand l’ancien et désormais vénérable titre Girl fut relancé en 1981 : mais le recentrage autour des romans-photo du nouveau Girl s’avéra impopulaire auprès des lectrices qui étaient déjà amplement pourvues en photographies dans les autres magazines et qui, on peut le penser, attendaient d’un titre de bande dessinée qu’il contienne des dessins. Ce qui remplaça les romans-photo, consistant essentiellement en bandes créées autour de matériel sous licence (habituellement des jouets comme les poupées Barbie), se révéla être un échec : Girl ne réussit jamais vraiment à susciter un lectorat assez large et cessa de paraître dans les années 90.

A la fin des années 70, les histoires d’amour des illustrés pour jeunes filles expliquaient clairement que l’amour est sombre et difficile. Extrait de Pink (IPC 1980)


En 1991, seuls trois titres pour jeunes filles avaient survécu : IPC ayant abandonné la filière, ne restait en lice que le trio bestseller de Thomson, Bunty, Judy (1960) et Mandy (1967). L’été de cette même année, Judy et Mandy fusionnèrent, avant d’être supprimés en 1997, laissant Bunty comme seul titre survivant aujourd’hui. Passé en 1989 de sa formule traditionnelle bon marché de texte imprimé sur papier-journal à une publication imprimée sur papier glacé, Bunty se rapprocha lentement durant les années 90 de la formule magazine, introduisant des romans-photo et des feuilletons tout en conservant les bandes dessinées. On ne peut plus lui attribuer de système de valeur clairement défini : il maintient l’un des éléments de son stock ancien (une histoire de jeunes filles dans une école privée, avec laquelle les illustrés avaient commencé) mais présente dans le même temps une autre histoire d’école, un soap opera situé dans une école publique mixte. Du point de vue thématique, les deux histoires s’annulent l’une l’autre. Le thème de la cruauté datant des années 80 a disparu : Bunty conserve un certain degré de réalisme en abordant des concepts comme la délinquance juvénile, la crise de la famille et le chômage, mais plus comme un reflet des tendances sociales que comme véhicule pour des jugements de valeur.

Dans Nothing Ever Goes Right ! la vie d’Heather Morgan devenait à chaque instant plus difficile : à la fin de cette remarquable histoire, lhéroïne mourrait, orpheline et anonyme. Un des aspects les plus inhabituels de cette histoire est l’usage constant de vignettes de formes asymétriques, renforçant le contenu éclaté de l’histoire.


Si les premiers illustrés pour filles offraient un système de valeurs qui était déjà dépassé de leur temps, leur développement et leur déclin sur cinq décennies peut être perçu comme le signe de l’altération graduelle et de l’estompement des valeurs sociales au cours de la même période. Cette tendance progressive à l’affadissement des efforts narratifs contemporains peut aussi être interprétée comme le reflet des efforts déployés pour ensevelir le système de classes sociales anglais sous l’image d’une société sans classe. Sans doute est-ce là le réalisme propre aux illustrés anglais pour filles, et là que doit être cherché ce qui fait leur valeur.

Dans le dernier titre survivant des illustrés anglais pour jeunes filles, un ton plus léger est revenu mais les sujets de société sont régulièrement abordés. Extrait de Bunty 2000


Traduit de d’anglais par Jean Pierre Mercier.

Article paru dans le numéro 6 de 9ème Art en janvier 2001.