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l’art d’être Edgar Pierre

Je n’ai pas compté, mais il se pourrait bien qu’il y ait désormais plus de livres consacrés à Edgar P. Jacobs que d’albums signés de son nom. Le dernier en date est un pavé de 336 pages tassées, rédigé par Viviane Quittelier, qui a côtoyé Jacobs dans les trente-et-une dernières années de sa vie. Elle le considérait comme son « troisième grand-père », car le créateur de Blake et Mortimer avait épousé sa grand-mère, Jeanne, en secondes noces.

C’est, il me semble, l’une des premières fois que l’on dispose, sur un grand auteur de bandes dessinées, du témoignage circonstancié d’un membre de son cercle le plus proche. Ah, si Robert McCay, qui servit de modèle au petit Nemo, avait parlé, au lieu de s’essayer maladroitement à poursuivre l’œuvre de son père !

E.P. Jacobs, témoignages inédits (chez Mosquito) vaut surtout pour ce qu’il nous révèle de l’intimité du résident du « Bois des Pauvres », près de Bruxelles. Époux attentionné quoique misogyne bon teint, grand-père gâteau, ami fidèle (il côtoie Jacques Van Melkebeke depuis l’âge de treize ans) et auteur scrupuleux, qui ne recueillit les lauriers de son travail que dans les toutes dernières années de sa vie (Jacques Martin m’avait rapporté naguère cette phrase de Jacobs : « Allah apporte des noisettes à ceux qui n’ont plus de dents »).

S’agissant de l’œuvre, les éclairages qu’apporte Viviane Quittelier ne dépassent jamais le niveau anecdotique et portent essentiellement sur les sources. Le fan, auquel il est conseillé de lire cet ouvrage en feuilletant de l’autre main les albums du maître, se délectera peut-être de découvrir que Jacobs a représenté un peu partout ses proches, et qu’il n’est pratiquement pas un de ses personnages qui n’ait eu de modèle dans la réalité. Il aurait en particulier, par esprit de revanche, prêté à Olrik les traits d’Henri August Quittelier, le vrai grand-père de Viviane et longtemps le rival d’Edgar dans le cœur de Jeanne, dont il fut le premier mari.

Jeanne et Henri August Quittelier avec leur fils René, le père de Viviane.
Photo Sanspoux, Nivelles. Droits réservés.

Le manuscrit aurait certainement gagné à être resserré, mais il semble que l’auteure l’ait livré « à prendre ou à laisser ». Au terme de ma lecture, j’en retire principalement deux enseignements. Le premier est que les auteurs de la génération de Jacobs, qui se considéraient avant tout comme des feuilletonistes au service d’un journal, travaillaient sous un double contrôle, subissant à la fois la pression du public et celle de leur rédacteur en chef. Les référendums et, surtout, le courrier des lecteurs, étaient pris en considération : c’est pour répondre à une demande insistante que Jacobs fit d’Olrik une sorte de phénix ressuscitant après chaque défaite, et redonna épisodiquement un rôle plus important à Blake, que Mortimer avait éclipsé. D’autre part, la rédaction pouvait à tout moment demander des modifications sur les planches qui lui étaient remises, notamment pour censurer des images jugées trop impressionnantes.

Le deuxième enseignement est que Jacobs a fait de la bande dessinée contre son gré, lui qui aurait voulu être soit chanteur lyrique soit peintre d’Histoire, et qui considérait la BD – Viviane Quittelier y insiste – comme « un art mineur, un petit métier alimentaire » (p. 122). L’on sait que c’était aussi le cas de Paul Cuvelier, qui ne se remettait à la bande dessinée que pressé par son impécuniosité, lui qui se rêvait peintre. Et que Jacques Laudy – lui-même fils de peintre, et condisciple de Jacobs à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles –, devenu illustrateur pendant la Seconde Guerre mondiale, sous la pression des événements, finit par tourner le dos à la bande dessinée pour ne plus quitter (dans les trente dernières années de sa vie) sa palette et son chevalet.

N’est-il pas étrange, quand on y pense, que lors du lancement de l’hebdomadaire Tintin en 1946, Hergé se soit entouré de trois dessinateurs qui étaient tous des peintres contrariés, des auteurs de bande dessinée malgré eux, qu’il a, en somme, encouragés à forcer leur talent ?