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figures historiques dans la bande dessinée à l’usage des jeunes filles

Nicolas Dessaux

[janvier 2001]
Cette brève étude se donne pour objet d’esquisser l’analyse du choix des figures et du traitement historique des biographies de femmes illustres publiées sous formes de bandes dessinées dans la presse française à l’usage des jeunes filles dans la période 1945-1975, c’est-à-dire de la Libération à la raréfaction des titres non mixtes [1].

Étant donné le caractère « défricheur » de ce dossier consacré à la presse illustrée pour les filles, il ne peut s’agir que de pistes d’études, d’ébauches de réflexion sur les thèmes abordés et leur lien avec l’histoire générale des femmes en France dans la seconde moitié du XXème siècle. Il est difficile de traiter séparément les figures masculines et féminines, car leur comparaison éclaire la compréhension de la vision de l’histoire et de la place des femmes dans la société.

Extrait de Line n°159

le choix des figures historiques

Dans la presse confessionnelle, les vies de saintes se limitent aux femmes des Évangiles (Marie de Magdala, Line n°159, 1958), des martyres (Marguerite d’Antioche, Line n°328 à 343, 1961) et des reines mérovingiennes (« Le grand Noël de la reine Clotilde », Line n°353, 1951, par Yves Duval et André Gaudelette ; « Berthe au grand pied », Bernadette n°32 à 34,1947). Ces hagiographies semblent disparaître progressivement après Vatican II sans être véritablement remplacé par les vies des saintes modernes, malgré l’esprit du Concile. Il faut faire une exception notable pour la Bernadette (Bernadette Soubirous) de Jijé, publiée partiellement dans Line n°164 à 187, dès 1958. Cette relative absence, a priori surprenante, semble compensée par le choix de figures plus simples, dont l’exemplarité est plus immédiate, plus atteignable que celle des saintes, et fournit un modèle et des valeurs plus adaptés au public visé. Dans Nade, qui a succédé à Bernadette - au départ destiné à un public rural et chrétien - on insiste plutôt sur la piété des héroïnes, leur rôle d’épouse et de mère, leur dévouement et leur application à une cause. Ainsi, Marcelline Desbordes-Valmore est présentée comme marquée par l’exemple de ses parents qui refusent un héritage pour ne pas être obligés de se convertir au protestantisme (Nade n°393,1968 par Thérèse Bracy et Garel). Les reines fournissent également un type de personnage couramment exploité dans cette presse, royalisme et catholicisme étant encore fortement liés dans l’imaginaire chrétien (« La dernière victime de la Terreur », sur la citoyenne Grimaldi, Line n°320, 1961, par Yves Duval et A. Gaudelette ; « Marie-Thérèse d’Autriche », Line n°312,1961, par Step et Francey).

Extrait de Nade n°393

Le motif le plus couramment employé pour conclure ces récits est celui de la mort chrétienne, qu’elle soit simplement suggérée (présence d’un prêtre, tombe catholique) ou qu’elle fasse l’objet d’une mise en scène édifiante. Ce trait marque la place centrale de la mort - donc du Salut - dans l’éducation chrétienne des enfants. Si l’on trouve parmi les personnages masculins quelques convertis de la dernière heure (« Denis Papin, calviniste converti », Nade n°383 ; « Cyrano de Bergerac, athée converti alors qu’il se mourait, le crâne défoncé par une tuile », Nade n°392, 1968), on n’en voit aucune parmi les femmes. Celles-ci se convertissent plutôt en vue de leur mariage : Pocahontas ou encore l’épouse indienne de Cortès (Line n°324, 1961), par exemple.

Extrait de Nade n°393


Cette différence est importante, car elle reflète une conception de la femme comme intuitivement, voire naturellement portée à la religion alors que l’homme, esprit fort et raisonnable, ne se convertit que face au pari que représente la mort. Les absences sont aussi significatives que les présences. Seule trace d’une militante féministe, une biographie de Flora Drummond (Line n°154, 1958, par Edouard Aidans), pose en précaution préalable : « Quelle que soit l’opinion qu’on puisse proférer sur la question, l’égalité politique de l’homme et de la femme est aujourd’hui chose acquise dans les sociétés modernes. Il nous a paru plaisant de rappeler les, pittoresques efforts que durent déployer les premières suffragettes pour imposer le vote des femmes ». Pittoresques... Après avoir neutralisé par l’ironie le combat féministe, l’auteur termine son récit par l’idée selon laquelle c’est la contribution patriotique des femmes à l’effort de guerre qui a permis d’obtenir le vote des femmes. Autrement dit, les suffragettes n’ont servi à rien, le féminisme ne sert à rien. Seul compte l’effort au travail et le patriotisme. On ne saurait mieux résumer l’orientation générale du propos tenu dans les vies de femmes célèbres dans la presse illustrée pour les jeunes filles.

le patriotisme, valeur commune de la presse d’après-guerre

Pour les éditeurs, les figures historiques sont un moyen d’édification. À la Libération, Jean Pihan, l’un des fondateurs du mouvement Âmes Vaillantes, déclare [2] : « Je mettrais l’accent sur le rayonnement moral et spirituel de la France, et je proposerais aux jeunes, non seulement les héros du passé lointain de notre pays, mais surtout ceux qui depuis quatre ans ont lutté clandestinement pour le salut et la liberté du peuple français. ». L’usage systématique d’un graphisme réaliste, proche de la gravure d’histoire, confère une tonalité sérieuse aux récits, confirmant cette volonté d’édifier et non de distraire.

Extrait de Line n°166


Le patriotisme, valeur commune de l’après-guerre, scelle une donne politique commune aux anciens résistants et aux ex-maréchalistes. La Résistance va fournir la base de la majorité des récits de Vaillante, revue d’obédience communiste rapidement disparue. Ces récits mettent en scène des inconnues, éventuellement aux côtés de figures historiques, signifiant par là que toute jeune fille est une résistante potentielle : la jeune Nicole rencontre le colonel Fabien et Roll-Tanguy (Vaillante, n°47 à 50, 1948). Mais figurent également des héroïnes nationales (Jeanne Hachette, Vaillante, n°52, 1948), dont on met de côté l’aspect chrétien au profit du patriotisme (« Geneviève, la petite bergère », Vaillante n°46, 1948).
Les références à la Résistance sont plus rares dans la presse catholique, et la période de Vichy abordée de manière très sporadique, mais significative. La vie d’Angello Roncalli, futur pape, permet d’évoquer la protection que celui-ci accordait aux « évêques soupçonnés sans raison d’avoir collaboré » (Bernadette n°84, 1962), tandis que dans une curieuse réhabilitation de l’amiral Noemitz, on loue son humanité lors du sauvetage de sous-mariniers allemands naufragés, malgré les bombardements américains (Mireille n°88, 1962). Mais ces exceptions demeurent rares et concernent des personnages masculins. Il s’agit à la fois d’échapper à l’accusation de vichysme, et probablement d’un refus de voir des personnages féminins exprimer des opinions politiques allant au-delà du patriotisme consensuel.

Extrait de Vaillante n°36

Ce patriotisme n’apparaît jamais comme un chauvinisme agressif, mais plutôt une exaltation des sentiments nationaux en général. L’héroïne typique est une combattante qui se révolte contre l’oppression d’un envahisseur : Antoinette Lix, dite Michael le sombre, patriote polonaise (Âmes Vaillantes n°36, 1963) ; Marie-Angélique Brulon participe, habillée en homme, à la bataille d’Arcole (Line n°350, 1961) par Suzy Mathis et Francion, ou encore Line n°193, 1958). De manière plus générale, la femme habillée en homme est un thème courant : le domaine de l’action, considéré comme strictement masculin, ne peut être intégré qu’au prix d’un travestissement. On trouve également des manifestations de patriotisme plus surprenantes, telle Madame Royale, emmenée en Autriche en 1797, se révoltant contre son oncle l’Empereur d’Autriche, au nom de ses sentiments français...

Extrait de Vaillante n°50


Dans cet imaginaire national, la Révolution française a en effet un statut ambigu, tiraillée entre son image anticléricale, « rouge », et son patriotisme. Sa déconsidération systématique (sauf bien sûr dans Vaillante, par exemple « Enfants de la Liberté », Vaillante n°24,1947) par le biais d’une réduction à la courte période de la Terreur, n’empêche pas la mise en avant d’héroïnes des guerres révolutionnaires contre l’Autriche, notamment les sœurs Fernig qui, habillées en homme, participent à la défense de leur village (Âmes Vaillantes n°44, 1957 ; Line n°346, 1961). Cette ambiguïté explique le philo-bonapartisme très vigoureux, qui s’exprime par la vie des femmes proches de l’Empereur (Line n°327, 1961 ; n°351, 1961 ; J2 Magazine n°731, 1968 ; Mireille n°332, 1960) : Bonaparte est conçu à la fois comme l’héritier du patriotisme révolutionnaire et le restaurateur de l’ordre et de la religion. Cette conception va parfois de pair avec un royalisme qui pousse jusqu’à la réhabilitation de Naundorf, aventurier allemand qui prétendait être le véritable Louis XVII (Nade n°377-383,1968) [3]

Extrait de Vaillante n°52

les activités féminines autorisées

Chaque semaine, Mireille s’ouvre sur la rubrique « Fille de France », biographie d’une femme célèbre, le plus souvent une sportive out une musicienne. Si le goût de l’effort et du dépassement de soi est célébré comme une vertu, les rédacteurs de la presse féminine prennent soin de préciser que ces femmes furent aussi bonnes mères et bonnes épouses : ainsi, Maria Robin, cantatrice, est décrite comme une parfaite maîtresse de maison (Mireille n°343, 1960) ; la reine Victoria, présentée comme une bonne mère et une épouse soumise (Line n°379, 1958). La presse, laïque ou confessionnelle, renvoie aux jeunes lectrices la vision d’une femme qui ne peut être active qu’à condition de ne pas s’écarter de son rôle autorisé : « Thérèse Leduc, championne de France à vingt ans, est demeurée une fille simple. Elle aime le travail, la vie familiale. Il n’y a pas de place dans sa vie pour la coquetterie et les futilités. Son beau teint doré n’a pas besoin de fard. Ses yeux, qui reflètent si souvent le ciel et la neige, regardent droit devant elle, vers le but à atteindre, vers le dépassement de soi-même qu’exigent toujours les réussites sportives. Thérèse Leduc, une vraie fille de France » (Mireille n°329, 1960).

Maria Robin dans Mireille n°343


La comparaison avec le courrier des lectrices confirme cette manière de voir : chaque fois qu’une jeune lectrice envisage une activité réputée masculine, ou se pose des questions relatives à la vie affective, on la renvoie dans son rôle social de jeune fille, dans les valeurs socialement construites de la douceur et du charme. À une adolescente qui demande l’adresse d’un club de football féminin, on propose plutôt du tennis ou de la danse, car le football est jugé trop viril et fort peu gracieux (Line n°329,1961).
Les figures historiques féminines dans les illustrés pour fillettes ont donc un rôle d’édification morale - chrétienne ou non - et patriotique. Bien que leur thème soit historique, elles ne visent ni à une connaissance de l’Histoire en général, ni à une réhabilitation de la place des femmes dans l’histoire. Bien au contraire, elles servent plutôt à poser des bornes à la place des femmes dans la société. Loin d’être féministe, cette mise en valeur de figures féminines joue plutôt le rôle de contre-feu à la relative émancipation des femmes dans l’après-guerre (droit de vote, expansion du travail féminin), en fixant des bornes à cette prise d’autonomie. La difficulté pour une femme de percer dans un milieu professionnel masculin est un aspect presque systématiquement éludé [4].

Thérèse Leduc dans Mireille n°329


Au début des années 70, la situation change radicalement. Tout d’abord, la presse illustrée pour jeunes filles tend à disparaître ou à devenir mixte. D’autre part, le compromis patriotique de 1945 perd de sa signification pour les jeunes générations. Enfin, la montée en puissance du féminisme politique permet de dénoncer de manière systématique les stéréotypes véhiculés dans les médias. L’édification morale par les figures historiques disparaît rapidement, au gré des changements de formules et des disparitions de titres.

Article paru dans le numéro 6 de 9ème Art en janvier 2001.

[1] toutes les revues n’en publient pas ; elles sont très rares dans Lisette ou La Semaine de Suzette, par exemple. Ont été consultées : Âmes vaillantes, Bernadette, J2 Magazine, Line, Mireille, Nade, Vaillante. Seule Mireille publie exclusivement des biographies de personnages féminins.

[2] Cité par Gilles Ragache, Les Enfants de la guerre, Vivre, survivre, lire et jouer en France, 1939-1945, Perrin, collection « Terres d’histoire », 1997, p. 270-271.

[3] Le naundorffisme, déjà décrit par Huysmans dans Là-bas, reste aujourd’hui encore un courant au sein du traditionalisme catholique.

[4] Il est cependant évoqué dans la vie de Mireille Caignais-Devillers, chercheuse en pharmacologie, Mireille n°347, 1960.