Consulter Neuvième Art la revue

lucky luke et l’ombre de l’histoire

Nicolas Tellop

[Janvier 2016]

André Bazin qualifiait le western de « cinéma américain par excellence », fondateur à la fois d’un art hollywoodien et d’une histoire nationale. Au moment où Morris crée le personnage de Lucky Luke, les films qui sortent de l’usine à rêves sont marqués d’un classicisme célébrant l’épopée américaine et la naissance héroïque d’un peuple. Mais des États-Unis à la Belgique, du cinéma à la bande dessinée, une transformation s’est opérée qui fait basculer le grand périple en cinémascope de la geste nationale vers les vignettes dérisoires d’une aventure burlesque.

Elle n’est pas seulement causée par l’éloignement géographique ou par les changements de régime de l’image ; elle prend surtout sa source dans le recul, la prise de distance intellectuelle – le regard d’un Européen sur la jeune histoire du Nouveau Monde. Évidemment, l’influence des GI’s américains est très forte en Belgique aux heures qui suivent la Libération, et cela suffirait à expliquer les origines de ce personnage de cow-boy imbattable et redresseur de torts. La remarque vaut tout autant pour la satire gentiment moqueuse de cette culture subitement un peu trop omniprésente, le libérateur se transformant à son tour en envahisseur d’un autre genre. À cette époque, dans toute l’Europe, à l’égard de ces cousins devenus si éloignés, se disputent une fascination et une méfiance caractéristiques de la série.

Mais au-delà de ces quelques évidences, il faudrait peut-être songer à une translation s’opérant d’un continent vers son jumeau, d’une époque vers l’autre. En 1947, l’Ancien Monde tente de s’extraire des ruines de la Seconde Guerre Mondiale, il essaie de se reconstruire moralement et architecturalement, il entreprend de reconquérir un espace qui n’a plus été qu’un vaste champ de bataille depuis le début de la décennie. La conquête de l’ouest remise en perspective dans Lucky Luke ne pourrait-elle pas constituer un parallèle allégorique avec la situation de l’Europe ? Si la conquête sert d’arrière-plan à l’ensemble des récits (car tout est affaire de conquête dans le western : conquête de l’ouest, conquête de l’espace, conquête de l’identité des États-Unis), peut-être s’agit-il en fait de raconter en filigrane la reconquête occidentale de la deuxième moitié du XXe siècle : la reconstruction des nations après 1945. Même si la transposition n’est pas une science exacte, le sentiment qui habite certaines planches de la bande dessinée paraît, selon les périodes, devancer ou coller parfaitement à la crise de conscience du western frappant le cinéma hollywoodien dès la seconde moitié des fifties – à la différence que, chez Morris, il ne s’agirait pas tant de remettre en question la vérité du roman national américain que d’interroger la façon dont le présent cherche à exorciser le passé.

Élan civilisateur et désillusion

Derrière l’humour, la parodie et la satire, il y a beaucoup de mélancolie larvée dans les aventures de Lucky Luke. Le fameux voyage en Amérique au début des années 1950 en compagnie de Jijé et Franquin a sans doute provoqué une certaine désillusion, entre autres vis-à-vis des aspirations du jeune dessinateur rêvant de rejoindre l’écurie Disney. Mais le désenchantement apparaît dès les débuts de la série, et en particulier dans « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek », une courte histoire extraite du deuxième album, Rodéo (1949).

Morris, "La Ruée vers l’or de Buffalo Creek", Rodéo, 1949.

Jamais auparavant, ni surtout plus tard, Morris ne se laisse autant deviner derrière le masque de Lucky Luke, réduit à l’état d’observateur d’une situation qu’il ne maîtrise absolument pas. Tout aussi inhabituellement, sa seule action au début du récit consiste à se jouer d’un vieux prospecteur en déposant une pépite d’or dans son tamis, lui laissant croire qu’il est l’auteur de cette trouvaille. La tromperie est cruelle et ne ressemble guère à la moralité sans faille du héros ; par contre, elle sied à merveille à Morris, inlassable organisateur du chaos, transformant les saloons, les villes, les états tout entiers en décors de conflits parfois violents, parfois absurdes, toujours destructeurs. Dès lors que le vieillard ouvre les yeux et les pose sur la pépite, tout va très vite : Lucky Luke n’a pas le temps de lui révéler le canular que la nouvelle de cette découverte s’est déjà répandue comme une traînée de poudre ; toute la bourgade s’emballe, en proie à une frénésie incontrôlable qui gagne l’État et bientôt l’ensemble du pays.

Morris, "La Ruée vers l’or de Buffalo Creek", Rodéo, 1949.

Cette nouvelle fièvre de l’or aurait pu être prétexte à une diatribe caustique de l’avidité, et c’est d’ailleurs le cas sur le mode d’une farce à la logique exponentielle. À la fébrilité de la prospection minière répond la folie des spéculations financières, et l’incident de Buffalo Creek semble s’inscrire dans une généalogie de la catastrophe économique faisant la jonction entre les ruées vers l’or de la moitié du XIXe siècle et le krach boursier du début XXe. Mais l’essentiel est ailleurs.

Ce qui semble intéresser Morris dans cette parfaite petite histoire, c’est de représenter la fulgurance de la naissance et de la chute des civilisations. Découragé de ne pouvoir faire entendre raison à personne, Lucky Luke prend la résolution de laisser passer une nuit pour permettre aux esprits de refroidir. Mais au réveil, il découvre que dans l’intervalle une ville a éclos avec ses commerces et ses institutions et que même le chemin de fer a rallié la bourgade.

Morris, "La Ruée vers l’or de Buffalo Creek", Rodéo, 1949.

Sa stupeur passée, il essaie de nouveau de faire comprendre aux prospecteurs la triste vérité mais, ignoré, il finit en prison. Lucky Luke, le héros infaillible, est mis en échec, réduit à l’impuissance devant une force qui le dépasse. Le reste du récit se fera sans lui, laissant la machine du progrès civilisateur s’emballer jusqu’à ce que l’excitation retombe aussi brutalement qu’elle avait commencé. Un expert finit par examiner la pépite de Lucky Luke, que celui-ci tenait de son grand-père : il révèle au vieux mineur une inscription gravée indiquant que ce morceau d’or avait déjà été découvert en Californie cinquante ans plus tôt. Puisqu’il n’y a plus rien à chercher, Buffalo Creek se vide aussitôt de ses habitants.

Le récit tout entier fonctionne alors comme le dédoublement d’un événement qui a déjà eu lieu dans le passé, comme l’avait fait remarquer plus tôt Lucky Luke : « Ça alors, c’est pire que la ruée de 1849. » En tant que simulacre ne faisant que répéter les illusions de l’histoire, le phénomène pourrait se référer également au contexte historique vécu par Morris, cet enthousiasme de la civilisation à vouloir naître et renaître encore et toujours, cherchant à oublier les revers du passé, à les effacer purement et simplement comme on dissimule des saletés sous un tapis. L’articulation temporelle cyclique est implacable : le récit se déroule 50 ans après la première vague de ruée vers l’or, soit en 1899, et précède donc exactement de 50 ans la parution de l’album qui contient « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek » en 1949. Morris représente alors le recommencement d’une quête utopique vouée inévitablement à l’échec et à la désagrégation. La vérité, si dure soit-elle, est pourtant énoncée clairement : la civilisation ne trouve son origine que dans une vaste plaisanterie inconsciente et méchante, une mystification qui ruine invariablement ses victimes aveugles et qui se retourne perpétuellement contre ses mystificateurs. La reconquête de l’après-guerre n’est-elle pas à son tour qu’une chimère ? Ne cherche-t-on pas à reconstruire quelque chose qui contient en soi sa propre faillite ? En bon rousseauiste, le dessinateur accuse le progrès civilisateur d’être à la source de toutes les déviances et de tous les excès. La conclusion de l’apologue va dans ce sens, car le pauvre vieux mineur, dégouté de la prospection, se tourne alors vers le difficile travail de la terre ; il revient à l’état nature et à l’effort sain et libérateur qui consiste à « cultiver son jardin », comme dirait Voltaire. Et c’est précisément à la faveur de cette décision qu’il découvre pour de bon une vraie pépite d’or, d’une taille bien plus importante que la précédente.

Morris, "La Ruée vers l’or de Buffalo Creek", Rodéo, 1949.

Toujours est-il dans « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek », la civilisation est une blague destinée à devenir son propre fantôme. Dans les dernières pages, Lucky Luke découvre une « ville morte » qui lui « donne le cafard ». Tout le monde a déserté le navire et il ne reste plus que des rats, vestiges d’un idéal urbain déchu, pestiféré. Les quelques cases qui montrent le héros évoluer dans cette ville fantôme sont saisissantes. Après la fureur drolatique des pages précédentes, les images traversées par l’œil du lecteur comme par celui du cow-boy résonnent tristement comme un glas funèbre. On arpente alors le corps en décomposition d’une société qui s’est bâtie sans véritable idéal, le cadavre d’un rêve qui s’est transformé en cauchemar. La civilisation était née pendant l’assoupissement de Lucky Luke, tout comme les monstres de Goya engendrés par le sommeil de la raison. De cycles en recommencements, personne ne perçoit ce réveil qui ne cesse de s’accomplir, personne n’entend les charognards qui ne cessent d’hurler dans l’infini présent.

Le monstre du chemin de fer

Quantité de thèmes et de détails de cet épisode auront un écho dans les futurs albums de la série, même ceux que Morris n’écrira pas personnellement, comme s’il en était le prototype condensé. Le chemin de fer construit au fur et à mesure de sa progression se retrouve ainsi dans le premier récit scénarisé par René Goscinny, Des rails sur la prairie (1957). Comme dans « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek », le montage de la ligne se fait dans une précipitation brouillonne qui dispose les traverses de guingois et de manière irrégulière, tandis que les rails suivent parfois des zigzags aléatoires et peu académiques. La progression semble être aveugle, comme en témoigne les travaux entrepris dans l’obscurité de la nuit afin d’éviter l’intervention de saboteurs – mais ce faisant, elle se sabote elle-même. Elle est même extrêmement précaire : un pont s’effondre après le passage du train, lorsqu’un coyote tente timidement de s’y aventurer, et les ruisseaux sont franchis bizarrement, les rails suspendus entre deux rives, comme flottant sur l’eau. Les montagnes sont passées en épousant leur inclinaison, sans prendre le temps de creuser un tunnel ou de les contourner. Dans « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek », Lucky Luke s’en était étonné, mais ici tout se fait sous son patronage – tout juste s’inquiète-t-il d’une pente trop raide qui rend le train incontrôlable. S’il regrettait dans un premier temps la folie frénétique et utopique de la conquête, le cow-boy semble maintenant la favoriser et la défendre résolument.

Morris & Goscinny, Des rails sur la prairie, 1957.

Tout fonctionne comme si la courte séquence du récit extrait de Rodéo était déclinée et développée sur un album entier, à la différence près que Des rails sur la prairie ne paraît pas – au premier abord – dénoncer la fragilité éphémère du progrès, mais plutôt en faire l’éloge, dans l’esprit d’héroïsme conquérant qui habite l’ouest américain au XIXe siècle. C’est le bien-nommé juge Honnête Smith qui l’explique le premier au héros : « Des bandits empêchent la construction du chemin de fer. Leur chef inconnu semble être trop heureux de cette vie sauvage dont il est le maître pour permettre l’influence civilisatrice du rail. » Le cow-boy reprend à son compte le discours en l’explicitant à deux reprises face aux citoyens qu’il cherche à mobiliser : « N’empêchez pas le progrès de venir frapper à vos portes ! », écrit-il sur une affiche, tandis qu’il prononce ensuite au cours d’une harangue un exalté « le chemin de fer, c’est le progrès ! » Cependant, il y a quelque chose de curieux à utiliser les mêmes arguments – ou plutôt les mêmes péripéties – pour servir deux discours diamétralement différents. Déjà fragilisée par une réalisation précaire, cette vision du progrès ne cesse de se fendre et de s’effriter au fil du récit : si les villes s’établissent au bord du tracé du chemin de fer, les dérives de son exploitation commerciale également (sous la forme d’un passage à niveau payant) ; si les colons se réjouissent de son arrivée, les indiens le craignent à juste titre (« Cheval de fer crache le feu !... Pas bon !... », constate l’un d’entre eux) ; si les éleveurs de bétail fêtent la découverte d’un gisement de pétrole grâce aux travaux ferroviaires, les bêtes – et avec elles la nature toute entière – « pleure[nt] sur ces pâturages qui ont maintenant l’horrible odeur de l’huile minérale, du pétrole… de l’or noir… » Le progrès amène toujours avec lui les mêmes perversions, et du haut de leur promontoire funeste les charognards suivent l’évolution du chantier, comme une menace sourde et omniprésente qui se régale par avance de son effondrement.

Morris & Goscinny, Des rails sur la prairie, 1957.

Les indiens sont évidemment les plus lucides. Ils voient dans la locomotive un monstre. Obligé de suivre un défilé rocheux et de contourner les énormes blocs de pierre que les bandits sèment sur son passage, le chemin de fer se transforme en une sorte de monstre marin délocalisé, son corps sinueux plongeant dans le sol et remontant à la surface sur toute la distance. L’unique passager du train se plaint à cet effet de souffrir du « mal de mer », renforçant l’analogie du train avec un gigantesque serpent de mer.

Morris & Goscinny, Des rails sur la prairie, 1957.

Ces oscillations de la ligne rappellent par ailleurs le motif du cycle tel qu’il était illustré dans le dispositif de « La Rue vers l’or de Buffalo Creek » : alternance d’exaltations et de dépressions, de remontées à la surface et de plongées souterraines. Un autre détail est encore plus révélateur quand, à la sortie du défilé, les ouvriers s’attaquent au flanc de la montagne et sont amenés malgré eux à « prouv[er] que la fantaisie est le plus long chemin entre deux points ». À l’image, le lecteur constate que la ligne de chemin de fer a fait une boucle et qu’elle se mord donc la queue – la locomotive se retrouvant bloquée par le dernier wagon. La fantaisie évoquée dans le récitatif n’est sans doute qu’un autre nom donné au destin de l’histoire condamné à répéter inlassablement les mêmes erreurs et les mêmes naufrages, de buter sans cesse dans les mêmes impasses.

Cette absence d’issue se fait encore plus prégnante à la fin de l’aventure, lorsque la jonction est faite avec la ligne construite dans l’autre sens. L’événement s’inspire de la construction du chemin de fer qui relie Omaha à Sacramento, commencée en 1865 et dont la jonction se fit en 1869 à Promontory Summit. Comme dans l’épisode imaginé par Morris et Goscinny, les deux locomotives se rejoignirent et se rapprochèrent suffisamment pour permettre aux mécaniciens respectifs de se serrer la main. Les deux auteurs soulignent l’incongruité de l’anecdote en notant que « les chasse-pierres des deux locomotives se touchent dans un geste symbolique. C’est l’instant historique de la grande jonction de l’est et de l’ouest par le lien d’acier du rail. »

Morris & Goscinny, Des rails sur la prairie, 1957.

Le geste est symbolique, certes, mais symbolique de quoi ? Dans l’image, seul un personnage se désole en constatant que les chasse-pierres ne se sont pas contentés de se toucher avec délicatesse, mais qu’ils se sont broyés l’un l’autre sous l’effet du choc. Les forces contraires des deux trains semblent ainsi annuler le mouvement de la conquête, comme si celle-ci débouchait sur une impasse, comme si dès lors il n’y avait plus de progression possible, dans un sens comme dans l’autre. La jonction ne permet pas de laisser s’épanouir le progrès comme c’était le programme – ou plutôt elle laisse voir le véritable visage du progrès : une fuite en avant vers un obstacle qui n’est autre le paradoxe du progrès lui-même, son dédoublement inversé qui précipite sa perte au fur et mesure qu’il se déploie.

Tout semble donc se faire sans réelle perspective, si ce n’est celle de s’empresser dans un cul-de-sac où l’on bute contre sa propre fatalité. Le désir de progrès se signale par son propre anéantissement dans l’immobilisation. Le chef des saboteurs en est assez représentatif. Il se bat pas tout à fait contre « l’influence civilisatrice du rail » ; comme il l’explique à Lucky Luke, c’est lui « qui possède les diligences qui font le trajet que va emprunter le train !... Ce chemin de fer serait le désastre pour [lui] !... Et puis… [il est] mauvais de nature !... » Même s’il n’est motivé que par l’argent, il protège quelque chose que le progrès menace de faire disparaître – quelque chose qui incarne pour le coup parfaitement l’héroïsme de la conquête, libéré de l’embarrassant fardeau de la technique qui altère déjà ce nouveau monde. « La grande jonction de l’est et de l’ouest par le lien d’acier du rail » exprime clairement l’aliénation du pays tout entier par les lourdes entraves de la machine. Surtout, sa dernière remarque est merveilleusement ambigüe : « Je suis mauvais de nature », avoue l’actionnaire véreux, mais cela ne veut pas dire pour autant que les autres sont « bons de nature ». Peut-être faudrait-il encore regarder du côté de Rousseau pour comprendre ce que cherchent à nous dire les deux auteurs, à savoir que si les méchants possèdent une mauvaise nature, les bons deviendront mauvais avec l’avènement de la civilisation et de la culture, oiseaux de mauvais augures apportés par les rails (« L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le déprave »). Dans la bouche du personnage, cette phrase est un aveu, une excuse – les autres n’en ont plus. C’est sans doute la raison pour laquelle, comme de coutume, Lucky Luke finit par se désolidariser du projet et refuse la place que lui offre le directeur des chemins de fer. Et pour la première fois, l’histoire se conclut au soleil couchant sur l’éloignement du cow-boy et du fidèle Jolly Jumper vers l’horizon désertique, image qui deviendra indissociable de la série. Toute la mélancolie de cette case crépusculaire étincelle comme le diamant noir d’un pessimisme qui fait le charme discret des bandes dessinées de l’époque. Conclure l’histoire d’une jonction par la disjonction du héros est particulièrement retors, d’autant qu’il avait commencé par rassembler les citoyens autour de lui pour participer à un geste qui devait unir les deux extrémités du pays. Finalement, il s’en dissocie en chantant son isolement et sa solitude : « I’m a poor lonesome cowboy… Far away from home… » Ces paroles sont désormais trop connues, au point où l’on n’y fait plus vraiment attention, associées immédiatement à une sorte de carte de visite du personnage, une signature en fin de récit, un générique de clôture après le spectacle. Alors que rien n’est moins anodin que ce qu’elles racontent : l’histoire d’un homme qui ne peut appartenir à la civilisation qu’il contribue pourtant à bâtir chaque jour, le destin d’une errance vespérale au milieu d’un territoire qui semble avoir creusé sa propre distance avec lui-même.

Le territoire et ses frontières

Car l’aventure du Far West est d’abord une épopée de la frontière, telle que l’exprime le président des chemins de fer au début de l’album : il s’agit de « vaincre la distance ». La conquête de l’ouest se résume à la volonté de repousser toujours plus loin vers le Pacifique la frontière de l’espace sauvage et de s’approprier en la civilisant l’intégralité du territoire. Pourtant, la trajectoire de cette conquête se traduit précisément par le traçage d’une frontière au milieu du territoire lui-même, comme si le geste pionnier fendait intrinsèquement la fragile unité nationale poursuivie. À un moment du récit, la route du train croise celui de deux villes rivales, East City et West City, qui se disputent les faveurs de cette aubaine. Devant la violente virulence de leurs affrontements, Lucky Luke décide de faire passer le chemin de fer à l’intervalle entre les deux petites cités, baptisant la gare Central Station. Les anciens concurrents se réconcilient alors et prennent le nom de Large City. En apparence, comme l’indique le récitatif, on observe « un nouvel exemple de l’influence bienfaitrice du progrès ». Sauf que, si l’on observe bien l’image, malgré la civilité des uns et des autres, chacun repart chez soi de part et d’autre de la ligne et les deux bourgades semblent plus éloignées que jamais. Telle est la fatalité de la frontière, destinée à la scission (puisqu’elle coupe l’espace en deux) et à la collision (comme les deux trains qui se percutent à la fin, marquant ainsi l’opposition des forces contraires).

La frontière née de la conquête est une menace, la source d’un malaise dans la civilisation, une faille et une fêlure qui traversent les lieux et les êtres. En repoussant les limites du Far West, les personnages de la série ne font qu’en créer une plus importante encore au sein d’eux-mêmes. La Caravane (1964) en formule le théorème en proposant une sorte de réécriture des Rails sur la prairie, mais où le chemin de fer est remplacé par un convoi de chariots. Dans cet album, Lucky Luke guide les pionniers jusqu’en Californie, jusqu’au moment où, s’abandonnant à la joie, ils se jettent dans l’océan Pacifique sous l’œil inquisiteur de Jolly Jumper qui leur adresse un méprisant « Sauvages ! »

Morris & Goscinny, La Caravane, 1964.

Encore une fois, le projet civilisateur semble porter en lui-même sa contradiction. Arrivés à leur but, les personnages ne font que repartir à zéro en défaisant ce pour quoi même ils s’étaient battus. Les péripéties de l’album vont dans ce sens puisque la caravane ne cesse d’être sabotée par son ancien et malhonnête capitaine, bien décidé à se venger de son éviction par Lucky Luke. L’épopée pionnière est alors tiraillée entre deux dynamiques conjointes, deux identités jumelles mais opposées qui déchire la psyché américaine : celle d’aller toujours en avant, telle que l’incarne le héros, et celle de porter avec soi sa propre destruction comme le représente l’ancien leader. Qu’il soit déguisé en grand-mère placidement occupée à tricoter durant tout le trajet ne fait que renforcer l’idée d’une filiation qui tisse le fil de sa propre fêlure héritée des générations précédentes.

Par ailleurs, le personnage de l’inventeur Martins, qui provoque des catastrophes à chacune de ses initiatives, trahit une défiance à l’égard du progrès amené par la caravane – d’autant qu’à la fin il s’associe avec le croque-mort pour exploiter ses créations, comme en prélude au destin funeste de la modernité qui ne se réalise que dans la destruction. En repoussant la frontière, les personnages passent donc le seuil de leur propre anéantissement. Ils arrivent autant aux limites du territoire qu’à celles de leur humanité, subitement rendue à la sauvagerie et à la pulsion de mort. À cet effet, sous forme de chemin de fer ou de convoi de caravane, la trajectoire de la civilisation rappelle celle des regards ou des balles qui sont tirées dans la série – une trajectoire souvent dessinée en pointillés, comme on représente les frontières. En prolongeant la direction des yeux, les traits isolent l’objet du regard, comme s’il devait s’extraire de l’image. La ligne intermittente de la balle, quant à elle, finit souvent par sectionner (une corde, une ceinture, etc.) ou éjecter un objet – et à chaque fois, elle réalise une séparation des choses entre elles. La trajectoire de la conquête suit celle d’une balle perdue, dont l’évanouissement figure l’échec de la civilisation, séparée à jamais d’elle-même.

Car à l’intérieur comme à l’extérieur de la frontière, il y a toujours une frontière. C’est ce que peut exprimer l’encerclement de la caravane par les indiens. Le cercle des chariots crée une limite entre la civilisation à l’intérieur et la sauvagerie à l’extérieur. Pourtant, à la faveur d’une sieste, les positions s’inversent : les indiens se retrouvent au centre tandis que les chariots les cernent. La réversibilité illustre à quel point la frontière peut se révéler un enfermement pour celui qui croyait détenir le pouvoir grâce à elle. Si cette instabilité joue en faveur de Lucky Luke et de ses compagnons, le chef indien a raison de faire remarquer : C’est à nous de tourner et à vous de rester au centre… Sinon on ne s’en sortira jamais !... » On ne doit pas croire pour autant que, comme l’affirme le personnage, des règles doivent être respectées ; l’idée consiste plutôt à souligner que la frontière instaure fatalement la rupture et le déséquilibre.

Morris & Goscinny, La Caravane, 1964.

Des barbelés sur la prairie (1967) prolonge cette thèse en même temps que son titre reprend la construction syntaxique des Rails sur la prairie, comme en un parallélisme parfait. L’album met en scène une autre forme de pionniers, des fermiers qui ont acquis auprès de l’état une parcelle de terre à cultiver. Mais devant l’intransigeance des éleveurs qui persistent à faire transiter leurs troupeaux sur leur terrain, ils se voient obliger d’élever des clôtures de fer barbelé tout autour. À l’énoncé de ce dispositif, tous les personnages sont en proie à une peur panique : « Les barbelés dans la prairie, c’est la guerre ! » À la lecture de cet apologue exemplaire, impossible de ne pas penser encore à Rousseau affirmant que « le premier qui, ayant enclos un jardin, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » en important le mal auprès des hommes. La frontière des barbelés pose un problème bien plus épineux qu’une simple délimitation de territoire. Elle signale surtout la privation d’une liberté – et paradoxalement la conquête d’une liberté illusoire à travers elle, comme l’illustre cette case extraordinaire où, après avoir dressé trois rangées de clôture, le fermier se félicite en s’exclamant « Enfin libre ! »

Morris & Goscinny, Des barbelés sur la prairie, 1967.

De la même façon, lorsque le principal éleveur de la région apprend qu’un cultivateur a enclos son tout petit terrain, il crache avec furie : « Il a osé nous enfermer derrière des barbelés ! » Remarque prophétique, puisque Lucky Luke ne parviendra à lui faire entendre raison qu’en le bloquant dans la ville derrière une barrière similaire. À l’époque où le Rideau de fer fracture le monde en deux parties, la série interroge le rôle de la frontière : en se protégeant derrière elle, ne s’enferme-t-on pas soi-même ? En croyant s’approprier un espace, ne se coupe-t-on pas des autres ? En érigeant les barbelés comme condition à l’épanouissement de la vie, ne se prépare-t-on pas à y trouver notre mort ? Dans la série, la conquête de l’ouest ne se traduit pas par le repoussement de la frontière, mais par l’inévitable engendrement d’autres frontières plus perverses, celles qui prétendent protéger la civilisation en y apportant les germes de sa destruction. Cette image se trouvait déjà à la fin de « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek ». Dans la ville fantôme, Lucky Luke découvre un cheval lié à un piquet et abandonné à son sort. Famélique, la pauvre bête n’avait réussi qu’à brouter le peu d’herbe accessible par la circonférence de la corde, jusqu’à épuiser rapidement ses ressources. Comme il incarne l’auxiliaire privilégié de celle de l’ouest, le cheval illustre le devenir de toute conquête, destinée à parcourir en boucle un territoire qui a atteint ses limites et qui a ruiné toutes ses ressources. Sa figure relaie l’image du cycle qui condamne tout recommencement à son échec, toute reconstruction à son effritement.

Morris, "La Ruée vers l’or de Buffalo Creek", Rodéo, 1949.

Les Daltons figurent à leur tour assez bien cette persistance du cycle. Continuellement en évasion de la prison à laquelle ils sont invariablement ramenés par Lucky Luke, ils mettent en perspective la bêtise et la méchanceté qui ne cessent de s’échapper d’entre les failles de la modernité. Incapable de les maintenir en dehors de la société, la civilisation semble ne pouvoir se passer d’eux, comme s’ils en représentaient une part intégrante, un exutoire à sa propre prédestination. À ce propos, c’est à travers les Daltons de s’exprime la prophétie du progrès dans le long-métrage d’animation Daisy Town, réalisé en 1971 par Goscinny et Morris (et dans l’album éponyme, 1983).

Morris & Goscinny, Daisy Town, 1983.

Faits prisonniers par des indiens, ils cherchent à s’en libérer en laissant présager l’avenir qui se dessine derrière la petite ville de Daisy Town : « La civilisation des visages pâles est mauvaise pour les frères rouges ! Bientôt le chemin de fer chassera le bison de la plaine, sur la vaste prairie sauvage, vos terrains de chasse seront envahis par des routes sur lesquelles rouleront des bolides conduits par des visages pâles sanguinaires qui vont assassiner le paysage ! Et quand l’homme blanc aura empoisonné la prairie, quelle sera la place de l’homme rouge ? Infime ! et dérisoire !! »

Morris & Goscinny, Des rails sur la prairie, 1957.

Cette vision oraculaire de la déviance ruine tous les efforts précédents de Lucky Luke pour maintenir la jeune cité. Soudain, Daisy Town ne paraît plus défendable et même la victoire du cow-boy possède un arrière-goût amer : le chef indien finit à son tour corrompu par la modernité, abandonnant les traditions au profit des fondements d’un capitalisme désespérément matérialiste. En remplaçant le folklore par une civilisation dont l’ombre laisse paraître les pires dérives meurtrières (celles qui consistent à « assassiner le paysage » et donc le monde), Daisy Town apparaît non comme la pierre angulaire du progrès, mais comme une pierre d’achoppement de sa chute. Mais alors, Lucky Luke n’en serait-il que le complice ? Évidemment non. À la fin du film, alors que les dignitaires de la ville célèbrent son héroïsme, on apprend que de l’or a été trouvé dans les collines environnantes. Daisy Town se vide en un instant, devenant, comme dans « La Ruée vers l’or de Buffalo Creek », une ville fantôme. La civilisation se fait et se défait toujours autour des mêmes raisons, en un éternel recommencement tragique. Loin de s’en affliger, Lucky Luke quitte à son tour la ville en cueillant la pâquerette qui avait décidé les pionniers à s’installer là. Le cow-boy rit en installant la fleur à l’oreille de Jolly Jumper, qui s’esclaffe à son tour, et tous les deux finissent par s’éloigner vers l’horizon crépusculaire. L’hilarité de Lucky Luke n’est pas tout à fait une conclusion à la farce de la civilisation qui vient de se jouer, mais la manifestation de sa profonde indifférence à l’égard de l’ironie tragique qu’il ne cesse de rencontrer sur sa route. Lucky Luke est un héros de l’absurde, une sorte de Sisyphe en jeans, ne trouvant aucun sens à l’histoire à laquelle il participe, mais y participant malgré tout, pour rire du tragique effort de l’humanité à se retourner sans cesse sur sa route en oubliant de se souvenir du présent. Lucky Luke cueille la fleur de l’éphémère instant, le moment en dehors de tous les moments de l’histoire, la précieuse singularité d’un objet dérisoire abandonné au milieu d’un monde qui n’a plus qu’une seule idée en tête – la prospection, l’avenir, le futur, ce miroir déformant du passé, cet or illusoire de nos existences.

Lucky Luke est le héros d’une maîtrise qui est à la fois celle de l’espace et celle du temps. Il va plus loin et plus vite que les autres. Il sait voir avant tout le monde les symptômes de la chute dans la naissance d’une civilisation. Tout se passe comme si l’expérience de Buffalo Creek lui avait appris à ne plus se laisser distancer par le progrès, pas plus qu’à s’y opposer. Au contraire, Lucky Luke l’accompagne, mais pour l’abandonner ensuite à son sort, comme un Charon à cheval qui guiderait l’humanité au milieu de son propre enfer. Témoin froid et impavide, il semble chercher en chacun des êtres qu’il aide une rédemption à sa propre fatalité. Parce qu’il a vaincu son ombre, parce qu’il a tiré plus vite qu’elle, parce qu’au dos de chaque album sa silhouette semble figée de surprise et laisse à penser qu’elle ne retrouvera plus jamais sa synchronisation avec le corps, Lucky Luke est un personnage désincarné. En perçant un trou dans son ombre, il a vu ce qui se présageait derrière, il a plongé son regard dans les ténèbres de sa propre humanité, et à la fin de chaque récit il repart vers le couchant comme pour s’y fondre encore et toujours. Quand les personnages le cherchent et ne le trouvent plus, il est déjà ailleurs. Il erre sans fin dans le crépuscule du monde. Trop rapide pour s’inscrire dans le présent de la conquête, il est condamné à la recherche impossible d’un au-delà de la frontière. « Far away from home » : quel est donc ce « home » ? On peut douter qu’il en ait seulement un, en dehors du territoire des ombres. À moins qu’il ne faille y lire un double sens plus métaphysique, une négation plus profonde de l’humanité, l’histoire d’un homme qui ne peut trouver un sens à son existence que dans la solitude, loin de la civilisation, far away from homme ».

Nicolas Tellop