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lucky luke, une bande dessinée américaine

Harry Morgan

On parle en général de Lucky Luke comme d’un western humoristique ou parodique. Cela revient à considérer la série comme un fleuron de la bande dessinée belge de l’école de Marcinelle, qui se trouverait traiter de l’univers de l’Ouest américain. Nous voudrions ici renverser la perspective et parler de l’américanité de Lucky Luke en tant que bande dessinée. Un tel point de vue amène à dégager la singularité de la série sur le plan stylistique et à réinterpréter les rapports qu’elle entretient avec l’univers nord-américain de la fin du XIXe siècle.

Tout lecteur du début du XXIe siècle sait, en recourant le cas échéant à des sources encyclopédiques en ligne, que Lucky Luke a été créé par le Belge Maurice de Bevere, qui signe Morris, pour L’Almanach 1947 de l’hebdomadaire Spirou (dépôt légal en novembre 1946), et que, à partir de 1955, c’est René Goscinny qui en assure le scénario (épisode 9 : Des rails sur la prairie, débutant dans Spirou le 25 août 1955, paraissant en album aux éditions Dupuis en 1957).
Mais précisément, dans la perspective qui est la nôtre ici, il nous faut faire abstraction de cette connaissance et supposer que nous ne sachions rien sur les auteurs de la série, ni même sur sa provenance. Nous pourrions imaginer que, à la suite d’un cataclysme quelconque, nous ne disposions du corpus des aventures du célèbre cow-boy qu’en langue anglaise. Ou bien nous pourrions décider de façon discrétionnaire, à la façon des théoriciens de la littérature attachés au courant du pragmatisme, tel Richard Rorty, que Lucky Luke est un célèbre comic américain, qui aurait connu un succès considérable dans sa version française, publiée chez Dupuis puis, à partir de 1968, chez Dargaud. En soumettant dans un deuxième temps notre assertion à l’examen critique, nous aurions la surprise de constater qu’en effet bien des aspects de la série, tout à fait indépendamment de son sujet, sont typiques d’un comic américain. Le dessinateur n’a créé que cette unique série, à quoi il a consacré toute sa vie, comme les dessinateurs des grands strips américains. Morris emploie, avec quelques variantes, les cases d’un gaufrier, comme les grandes sunday pages américaines, loin des mises en page savantes de la bande dessinée européenne. Le dessinateur utilise pour ombrer son dessin et lui donner de la profondeur les trames Ben-Day, inconnues sur le vieux continent. L’œuvre révèle une connaissance de première main de l’ouest américain. Et ainsi de suite...

Nous pourrions même (mais nous résisterons à cette tentation), dans un souci d’exactitude, désigner notre dessinateur américain comme le pseudo-Morris, à la façon dont les biblistes parlent du pseudo-Matthieu, du pseudo-Tite, du pseudo-Marcellus, ou des romans pseudo-Clémentins. Le pseudo-Morris ne serait ni la personne physique que l’état-civil a enregistré sous le nom de Maurice de Bevere, ni même Morris, dessinateur bien connu d’un western comique dans Spirou d’après-guerre, et qui eut la coquetterie d’adopter un pseudonyme à consonance anglophone, mais serait l’hypothétique auteur de ce comic américain intitulé Lucky Luke.
Or notre approche « textualiste » se trouve, de façon tout à fait paradoxale, confortée par des éléments biographiques. Si les dessinateurs de Spirou font comme on sait un voyage aux États-Unis et au Mexique en 1948-49, Morris est, de l’équipe, celui qui reste en Amérique jusqu’en 1954 (il envoie les planches de Lucky Luke par la poste). C’est d’ailleurs aux États-Unis que Morris rencontre Goscinny, qui essaie à cette époque d’y faire carrière, après un service militaire fait en France. Voici en somme l’existence du pseudo-Morris confirmée par l’histoire.

D’un cartoon à l’autre

Si on l’approche sur le plan graphique, Lucky Luke se présente initialement (épisode « Arizona 1880 », repris dans l’album 3, Arizona, 1951) dans le style rondouillard d’un dessin animé des frères Fleischer. Mais cette inspiration de l’animated cartoon du début de la décennie 1940 évolue rapidement vers la contemporanéité, celle des dessins animés du studio UPA (Mr Magoo, 1949, Gerald McBoing Boing, 1950). Le personnage éponyme de l’épisode « Pilule » (paru dans Le Moustique, en 1954, repris dans l’album 8, Phil Defer, 1956) est d’ailleurs une sorte de Mr Magoo binoclard et, comme son modèle, ultra-chanceux

Arizona, de Morris : un Lucky Luke tout en rondeurs...

Un élément essentiel du style de Morris est l’usage de caricatures, de gens connus ou inconnus, pour les têtes des personnages (le Mister Magoo de UPA est lui-même une caricature, bien que l’identification du modèle fasse l’objet de controverses). Le dessin de Lucky Luke repose initialement sur une tension entre la représentation des corps, schématiques et infiniment élastiques, et la représentation des faciès, qui sont des portraits-charges, parfois trop grands pour le corps qui les porte. Mais, comme on le voit, cette apparente divergence n’en est plus une quand on considère la référence du dessin animé du temps. Elle en reprend au contraire l’idiome graphique.

Il est donc tout à fait inexact de supposer que, initialement inspiré par le dessin animé américain, Morris s’en éloignerait ensuite. Force est de constater, tout au contraire, qu’il en intègre les codes caractéristiques. Ainsi, de façon typique, les innombrables explosions de bâtons de dynamite, pourtant toujours redoutées par les protagonistes, et qui introduisent un suspense quasi-hitchcockien, s’avèrent en réalité inoffensives, les personnages n’étant que « roussis », alors que le décor s’est effondré autour d’eux, exactement comme dans les gags des films d’animation. Proviennent du même univers les gags sur le mouvement et sur la durée : les tireurs ultra-rapides, comme Phil Defer ou Lucky Luke lui-même, défient les lois de la physique. Le slogan trouvé en 1968 par Goscinny pour le dos des albums Dargaud, « Lucky Luke, l’homme qui tire plus vite que son ombre » est encore une référence directe à ces gags d’inspiration chronophotographique, typiques du dessin animé.

Morris, Phil Defer (1956), détail de la pl. 20.

Enfin, la structure même des intrigues est celle d’un dessin animé. On détaille invariablement, au travers d’une succession d’épisodes, la rivalité de deux factions, ou bien les efforts d’un traître pour contrecarrer le succès d’une entreprise, exactement comme dans un épisode de Bip Bip et Coyote, de Chuck Jones. L’intervention de Goscinny au scénario, loin de faire évoluer cette simple structure, conduit au contraire à la systématiser et à l’harmoniser, alors que la verve de Morris l’amenait parfois à la digression. Il convient donc de faire justice également de l’idée que les scénarios de Morris auraient été hésitants, et qu’il fallut l’arrivée de Goscinny pour que la série prenne « de l’épaisseur ».

Morris & Goscinny, Des rails sur la prairie (1957), détail de la pl. 8.

Mais il est un autre cartoon américain qui inspire Morris, c’est le dessin humoristique. La représentation d’une grande scène en plongée, qu’affectionnait le dessinateur, et qu’on associe un peu trop facilement aux codes du western cinématographique, sous l’influence de la célèbre étude de Francis Lacassin (dans Pour un neuvième art, la bande dessinée, UGE, 1971, reprenant un article de Giff-Wiff), poursuit en réalité la tradition américaine du dessin comique fourmillant de détails, parfois à parution quotidienne (daily panel). Nous pensons ici à des séries situées dans l’Amérique rurale comme Toonerville Folks de Fontaine Fox ou Out Our Way de J. R. Williams (qu’on pourrait traduire par : Du côté de chez nous). Il en découle une autre tension, chez Morris, entre les portraits-charges et les physionomies ultra-simplifiées, allant jusqu’au schématisme (deux points pour les yeux, un cercle pour le nez), de personnages minuscules et comme perdus dans la case. De là découle aussi un côté grouillant et hirsute, chez le premier Morris ‒ on pense à ces têtes de badauds agglutinées dans les encoignures des portes du saloon ou au ras du trottoir en bois ‒, un style qui, en dépit des influences visibles de Jijé, tranche avec l’exécution léchée des dessinateurs de Spirou. (Il est sans doute plus facile de démontrer, dans l’approche « textualiste » qui est la nôtre ici, que Lucky Luke ne peut pas être une série belge que de démontrer qu’elle est une série américaine.)

Le western, genre cité et genre parasité

Compte tenu de ce qui vient d’être dit sur l’américanité de la forme même de l’œuvre de Morris, la représentation du western ne peut s’y réduire ni au stéréotype, ni à sa transgression par la satire ou la parodie (même si ces éléments sont naturellement présents). Qu’on pense après tout aux grands westerns du strip américain, par exemple à Red Ryder de Fred Harman (Red Ryder et Little Beaver apparaissent chez Morris dans l’album 11, Lucky Luke contre Joss Jamon, 1958). Ils échappent eux aussi à cette dichotomie entre le respect quasi-bureaucratique d’une sorte de cahier des charges du western et le dynamitage d’un genre considéré comme éculé, et offrent au contraire leur propre vision de l’univers du far-west ‒ vision à la fois réaliste, blagueuse et empreinte de nostalgie. En effet, le dessinateur décrit un monde qui est pour lui tout à fait réel, le monde qui fut, et qui survit encore dans une certaine mesure.
De fait, à bien l’examiner, l’univers qui est figuré dans Lucky Luke n’est pas seulement l’Amérique de la conquête de l’ouest. Certains éléments à forte valeur évocatrice, les polices de caractère « victoriennes » servant à faire la titraille des épisodes, ou bien la reproduction, en tête ou à la suite des albums, d’archive, vieille gravure ou vieille photographie, en opérant sur le mode du collage, confrontent le récit à son référent historique. Ce faisant, elles montrent la distance qu’il y a, sur le plan sémiotique, entre le monde tel qu’il est réinventé par le récit dessiné et le monde tel qu’il fut. Et par là même, elles inversent l’ordre de préséance, puisque ce qui paraît « faux » au lecteur, c’est précisément l’archive. Elle est « fausse » dans sa matérialité (la gravure sur bois, la vieille estampe, le daguerréotype opposent au regard la barrière de leur forme), et « fausse » dans son contenu (ni les personnages de cow-boys, d’indiens, de Mexicains, ni les décors n’ont à nos regards modernes la bonne apparence). Mais précisément, si l’archive apparaît fausse, c’est parce qu’elle n’est pas, elle, assignée au fameux far-west, supposé à peu près immuable, que ce qu’elle révèle, c’est un continent et c’est un âge, c’est l’Amérique du XIXe siècle.
Il y a là, croyons-nous, discrètement indiqué, un secret de l’œuvre, qui relève in fine de ce genre mal défini qu’on appelle l’americana (l’évocation nostalgique, en particulier à l’écran, de l’Amérique du tournant du XXe siècle). Cette Amérique « éternelle », dans Lucky Luke, apparaît d’abord dans la représentation de « l’est », lieu géographique où sont regroupés les officiels, sénateurs, juges de la Cour suprême, dirigeants d’industries, qui sont les donneurs d’ordre de Lucky Luke. Les villes y sont d’apparence européenne, avec réverbères, fiacres et bâtiments à frontons antiques. Un équivalent au sud est la Nouvelle-Orléans (album 16 : En remontant le Mississipi [sic], 1961), décrite comme une « ville étrange », peut-être parce qu’elle est à la fois une ville de l’ouest et une ville européenne ‒ et même, est-il précisé, une ville « française » ‒ peuplée d’élégantes portant ombrelles. De fait, la présence d’une population féminine, la grande absente des westerns, est, chez Morris, un indice de l’évocation de ce « plus grand XIXe siècle ».

Quant au western cinématographique, il est en réalité davantage utilisé comme point d’appui que parodié ou pastiché. Si « Tumulte à Tumbleweed » (album 5, Lucky Luke contre Pat Poker, 1953, parution dans Spirou en 1952) ne peut pas être inspiré comme le voudrait Francis Lacassin (Pour un 9e art, p. 216-217) de The Sheepman ‒ La Vallée de la poudre de George Marshall, qui lui est postérieur (1958), il n’est pas difficile de reconnaître The Iron Horse (1924), de John Ford, derrière l’album 9, Des rails sur la prairie (1957) ; The Westerner (1940), de William Wyler, derrière l’album 13, Le Juge (1959) ; Cimarron (1931), de Wesley Ruggles, derrière l’album 14, Ruée sur l’Oklahoma (1960) ; Steamboat Round the Bend (1935), de John Ford, derrière l’album 16, En remontant le Mississipi [sic],1961) ; Fort Apache (1948), de John Ford, derrière l’album 27, Le 20ème de cavalerie (1965) ; Stage Coach (1939), de John Ford, derrière l’album La Diligence (Dargaud, 1968) ; Jesse James ‒ Le Brigand bien aimé (1939), de Henry King, et sa suite The Return of Frank James (1940), de Fritz Lang, derrière l’album Jesse James (Dargaud, 1969) ; The Bounty Hunter (1954), d’André de Toth, derrrière l’album Chasseur de primes (Dargaud, 1972) ; Western Union (1941), de Fritz Lang, derrière l’album Le Fil qui chante (Dargaud, 1977). L’annexion, via la caricature, des acteurs hollywoodiens, quand elle se fait à bon escient (Wallace Beery comme conducteur de la diligence, rôle tenu par Andy Devine dans le film de Ford, John Carradine comme tricheur professionnel, même rôle chez Ford), vient renforcer la référence cinématographique.

Morris & Goscinny : Hank Bully dans
La Diligence (1968), inspiré de Wallace Beery.

Cependant ce petit jeu de l’érudition trouve rapidement ses limites, car les constantes de l’univers de Morris n’appartiennent pas à un film précis. On a ainsi la surprise de constater que les villageois, dans l’ensemble des albums de Lucky Luke, se comportent de façon similaire à ceux de When the Daltons Rode (1940), de George Marshall, alternativement bravaches (ils veulent pendre tout le monde, ils font la fusillade contre les bandits) et apeurés (ils courent dans les rues, en proie à la panique), sans que ce film puisse à aucun titre être compris dans les « films sources » de la bande dessinée. D’autre part, dans Lucky Luke, l’emprunt filmique est strictement contraint par la mécanique comique propre aux auteurs. Pour ne donner qu’un exemple : de Western Union, le film de Fritz Lang, l’album Le Fil qui chante ne reprend en réalité qu’une scène, celle où l’on berne les indiens par la « magie » des blancs (électrocution avec un fil télégraphique dans le film, fausse séance de « spiritisme » à l’aide du même fil dans l’album). Un autre détail montre toute la distance entre les deux médias. Dans Le Fil qui chante, il y a, comme toujours dans Lucky Luke, un traître ‒ démasqué, comme toujours, par Lucky Luke. Dans le film, le traître, c’est le personnage du cow-boy héroïque lui-même, joué par Randolph Scott.

Le western hollywoodien montre la brutalité de l’existence, le destin tragique (il s’agit d’un resucée de la tragédie antique dans un topos épique, celui de l’espace vierge ouest-américain), la rivalité des hommes dans la conquête de la terre et dans la conquête amoureuse, l’ambiguïté morale. Le western explique pourquoi les bandits sont devenus tels, à cause des manœuvres des grandes compagnies et de leur propre faiblesse morale. Le héros a lui-même un passé, des passions. Dans Lucky Luke, au contraire, les méchants sont méchants de naissance, comme si la méchanceté était une classification zoologique. Lucky Luke, quant à lui, se caractérise par sa modération, son calme allant jusqu’au flegmatisme, proches de ceux de Randolph Scott ou de Gary Cooper. Autant sinon plus qu’en redresseur de torts, il se place en position de protecteur, d’arbitre, de modérateur. Caractérisé par une forte vocation de pédagogue, il use contre les méchants de leurs propres armes, essaie d’appeler les victimes à la résistance contre le méchant (Joss Jamon), ou bien devient un méchant pire que le premier pour qu’enfin la population se révolte (Album 20, Billy the Kid, 1962).

Finalement, c’est plutôt dans le serial (le western d’aventures projeté hebdomadairement au cinéma), et dans le B movie (le western à petit budget, projeté dans les mêmes séances du samedi après-midi), qu’on trouvera la plus grande proximité avec Lucky Luke. Ici, en effet, les personnalités sont entières et immuables. Les prouesses du héros sont prodigieuses. Mais les références à ces genres populaires se perdent rapidement et, si à peu près tout le monde se souvient que Rantanplan est la caricature d’un célèbre chien de western, Rin-Tin-Tin (Rintintin, en français), ayant commencé sa carrière au temps du cinéma muet, le fait que Jolly Jumper soit le descendant des chevaux intelligents du grand écran n’est pas forcément clair pour le lecteur, d’autant que ce personnage, qui chez Morris s’affine très lentement, peut s’interpréter comme un funny animal, un animal anthropomorphe de bande dessinée (Jolly Jumper commence à avoir des caractéristiques humaines, y compris l’émission d’une bulle de pensée, dans l’album 10, Alerte aux Pieds-Bleus, 1958).

Morris & Goscinny, En remontant le Mississippi, extrait de la pl. 39.

Mais Jolly Jumper est bel et bien le descendant d’une longue file de chevaux géniaux au cinéma, sachant délier les mains de leur cow-boy, défaire leurs propres rênes, ouvrir les portes, sauter d’une falaise, courir après les trains, faire le mort, etc., lignée qui va des années 1910 jusqu’à la fin des années 1950 et du cheval Fritz, de William S. Hart, au Trigger du cow-boy chantant Roy Rogers, en passant par le Tony de Tom Mix, Rex the Wonder Horse (qui, au temps du serial muet, partagea l’écran avec le chien Rin-Tin-Tin), Tarzan, le cheval de Ken Maynard, Champion, le cheval de Gene Autry, Topper, le cheval de Hopalong Cassidy, pour ne citer que les plus connus.

Une comédie humaine

Lucky Luke n’est donc pas simplement un western comique, écrit et dessiné en Europe, mais doit se lire comme une œuvre américaine. La validité textuelle de cette assertion est incontestable, même si sa vérité historique et biographique est limitée (aucun des deux auteurs n’est américain de nationalité, et l’un comme l’autre n’ont vécu que quelques années aux États-Unis).
Il en résulte, dans les aventures de Lucky Luke, un centrage sur ce que nous avons appelé l’americana. On peut facilement observer du reste que, après la mort de Goscinny, les plus réussis des albums écrits par ses successeurs sont ceux qui prennent clairement ce parti de l’americana, jusqu’à nous donner des tranches d’histoire pittoresque du Nouveau Monde. Ce choix narratif, on peut faire l’hypothèse qu’il est au premier chef celui de Morris, et qu’il y a rallié son scénariste, préoccupé quant à lui avant tout de satire sociale. Alors que le monde antique d’Astérix, pour citer cet exemple éminent, n’est pour Goscinny qu’un prétexte pour satiriser de façon anachronique la société française des années 1960, dans Lucky Luke, c’est le monde américain mis en scène qui est lui-même l’objet de la satire. Le risque d’une telle entreprise est celui d’une certaine superficialité, d’une mécanique trop bien huilée. Rien n’est plus aisé que de se moquer de la pleutrerie des héroïques pionniers de l’ouest, de démythifier un personnage légendaire ou une prouesse technique de la conquête de l’ouest, ou encore de se moquer d’un code du western, tel le fait que la cavalerie arrive toujours au moment crucial.

Morris & Goscinny, Les Rivaux de Painful Gulch (1962), extrait de la pl. 23.

Mais paradoxalement, ce caractère un peu convenu de la forme permet aux auteurs des audaces dans le propos et des portraits inattendus. Ainsi, l’album 19, Les Rivaux de Painful Gulch (1962), qui s’inspire du folklore des vendettas entre familles du Sud (la plus célèbre étant celle des MacCoy et des Hatfield), est une extraordinaire fable sur l’endogamie et, de façon plus surprenante dans une bande dessinée pour enfants, sur les ravages de la consanguinité (les O’Hara comme les O’Timmins sont en réalité des dégénérés). Ce sont les femmes ‒ qui ne portent pas, elles, le signe des tares familiales, grandes oreilles ou nez immense ‒ qui réconcilient les deux clans, et qui obtiennent par ce moyen la possibilité d’une union exogame. Lucky Luke chez Claude Lévi-Strauss !

Ma Dalton (Dargaud, 1971) permet de dire des choses qui, en général, ne se disent pas, sur la rivalité fraternelle et sur les rapports mère-fils, et donne l’impression que l’album a bénéficié des compétences techniques d’un psychanalyste.
Pour ce qui est des personnages, les vieux savants européens des Collines noires (album 21, 1963), sont peints avec drôlerie mais aussi avec sympathie, et ils sont au fond d’excellents portraits d’Européens vus par un Américain. Ils sont plongés dans leur érudition et apraxiques, mais aussi pétris de bonnes manières, bienveillants, modestes, et pour finir totalement dévoués à la science, alors qu’en bande dessinée le savant est souvent réduit à la double caricature inoffensive du savant distrait et du savant fou, ainsi qu’à l’image rébarbative du magister, pédant, ridicule et acrimonieux.

Morris & Goscinny, Les Collines noires (1963), extrait de la pl. 4.

Mais c’est peut-être l’album 30, Calamity Jane (1967), qui contient le portrait le plus touchant de tous les albums de Lucky Luke, car derrière la description hyperbolique de la célèbre virago au langage de soudard, ce qui nous est conté est l’intégration réussie dans la bonne société d’une petite ville de l’ouest d’une femme souffrant au départ de profonds handicaps sociaux, ainsi que la découverte par Calamity Jane de sa féminité, et le récit est à ce titre à la fois drôle et émouvant.

Harry Morgan

Morris & Goscinny, Calamity Jane (1967), extrait de la p. 27.