Consulter Neuvième Art la revue

le dessin qui rêve

David Turgeon

[2009]

On a beaucoup glosé sur la prodigieuse mise en page de Fred. Avec raison, d’ailleurs, et on n’a certainement pas fini d’en découvrir les facettes. Étrangement, on n’a pas beaucoup écrit sur son dessin. Il s’agit pour l’essentiel d’une faiblesse généralisée de la critique de bande dessinée : on ne sait pas parler de dessin, peut-être parce qu’on ne sait pas par où commencer, ou parce qu’on hésite entre description et ressenti, ce qui fait qu’on se rabat sur les lieux communs habituels : ligne claire, ligne crade, ligne « Marcinelle », dessin « réaliste », « jeté », « architectural », autant de paravents un peu trop « pratiques », éludant une réflexion possible sur l’acte de dessiner. Nous n’avons pas eu de Panofsky ou de Daniel Arasse pour nous éclairer le chemin. Disons-le : les mots nous manquent. Raison de plus pour les inventer.

Fred raconte avec le sourire que, lorsqu’il est allé présenter les premières ébauches de Philémon au magazine Spirou, il s’est fait renvoyer comme un malpropre. Le dessin ne convenait manifestement pas à la maison. Mais Fred n’était pas un débutant : il sortait d’Hara-Kiri (qu’il a aidé à fonder), possédait déjà une solide expérience. En fait, à voir les premiers numéros d’Hara-Kiri, on est tenté de dire que Fred a toujours dessiné comme Fred. Il n’y a pas eu de tâtonnements, d’essais et d’erreurs, ou s’il y en a eu, ceux-ci n’ont été vus par personne. Comme si Fred était arrivé tout fait d’une pièce.

Le Journal de Jules Renard lu par Fred, détail (1988).

Replacer Fred dans le contexte d’Hara-Kiri, c’est constater l’évidence de certaines parentés graphiques. La patte de Fred a beaucoup à voir avec celle de ses collègues de l’époque, au premier chef Cabu et Gébé. Même traitement du trait, texturé et cassé, en apparence « maladroit », en dignes héritiers de Chaval, qui était toujours en activité à ce moment. Même propension aux hachures et aux ornements aussi, comme chez Saul Steinberg. Parenté avec un autre Américain mais d’une école plus turbulente que celle du New Yorker : Jules Feiffer, d’abord révélé en France via... Hara-Kiri.
Suivant cette piste, c’est toute une façon de dessiner qui se révèle à nous, où l’accent est mis sur le trait, où le dessinateur fait de son coup de crayon le maître mot de son travail, laissant au second rang la perfection de la forme. Fred est peut-être le plus méticuleux de ce groupe, le plus ostentatoire aussi : il repasse sur son dessin, il prend le temps de lui donner de l’épaisseur, du détail, des aspérités : il « sur-dessine ».

Extrait d’Hara-Kiri No.1, septembre 1960. Droits réservés.

C’est bien de ce point de vue que Fred aurait fait tache chez Spirou : à Marcinelle, on recherche surtout les techniciens modestes. C’est par son extraordinaire science du mouvement qu’un Franquin délecte son lecteur : à côté, l’évolution tardive de son trait a pu paraître un aspect presque secondaire de son dessin (mais ce serait trop vite oublier que le coup de plume franquinien d’après 1960 servait justement à accentuer l’illusion du mouvement). Même les pattes les plus « libres » de chez Spirou ‒ disons Wasterlain, Bercovici... ‒ sont d’abord des chorégraphes du mouvement et leur trait particulier apparaît, au bout du compte, comme une sorte de fantaisie stylistique davantage que comme une composante fondamentale de leur dessin. Il s’agit d’une conception du dessin selon laquelle la qualité du trait est subordonnée à la structure du dessin : polygones, sphères, segments, articulations, eux-mêmes soumis aux lois de la perspective et à n’importe quelle autre contrainte imposée par la représentation d’un espace tridimensionnel.

Au contraire, Fred est d’abord un traceur de lignes qui s’oblige à transiger avec une exigence de représentation (l’impératif « réaliste ») quasiment étrangère à sa manière. Fred n’a pas beaucoup de considération pour les articulations de ses formes : chez lui, les choses n’ont pas tant une structure qu’elles sont le résultat d’une croissance qu’on dirait organique. Même la composition du dessin (sa composante la plus cérébrale) semble organisée par le seul vœu irrationnel du crayon et de la patte qui le tient, c’est-à-dire par une poussée que l’on pourrait qualifier de luxuriante. Fred dessinateur, c’est la logique de guérilla. À chaque coin de case, notre dessinateur cherche une occasion d’occuper l’espace : ce maquis improvisé devient le lieu d’accueil des ornements, gribouillis et autres plaisirs gratuits du dessinateur. Fred noircit explicitement la jonction de ses traits sans qu’ici le noir signifie « ombre ». Dans tous les cas il s’agit, en quelque sorte, d’énoncer « dessin » avant d’énoncer « Philémon » ou « Corbac aux baskets ». C’est bien d’abord cette leçon-là ‒ qui est une leçon de calligraphie ‒ qu’un Sfar aura retenue de Fred.

Extrait d’Hara-Kiri No.42, août 1964. Droits réservés.

Le dessin, chez Fred, passe avant la mise en scène. Le détail n’est jamais une composante « réaliste » mais une qualité du trait lui-même. Les gros plans nous en fournissent la démonstration : plutôt que d’ajouter de la définition, Fred choisit un outil plus gras, comme s’il s’était contenté d’agrandir son dessin à la photocopieuse, produisant un trait magnifié mais aux aspérités irrégulières. La perspective n’est donc pas une affaire de masses et de volumes, mais d’épaisseurs de trait dans un espace fondamentalement bidimensionnel : la feuille de papier.
Bidimensionnel ? Je ne veux pas dire par là que Fred ignore ou néglige la perspective, mais plutôt que celle-ci est subordonnée à la souveraineté du trait. Le trait est le chemin principal, le point d’observation. L’une des images les plus mémorables de Fred est strictement bidimensionnelle : c’est la Chatte aux beaux yeux (du Chat à neuf queues). Mais je ne veux pas dire non plus que Fred essaie, dans un exercice d’auto-référentialité postmodeme, de nous donner à voir la page elle-même (en tant que surface plane) au détriment de ce qui est représenté sur cette page, et qui témoigne de la tridimensionnalité de l’espace. Rien d’aussi radical chez cet auteur. Il s’agit plutôt d’un compromis par lequel l’exigence de « réalisme » n’empêche jamais les penchants naturels de Fred dessinateur. La seconde dimension et demie, si vous voulez...

Extrait de Philémon : Le Chat à neuf queues (1978).

Occupant la page, Fred en vient naturellement à la mise en page. Dans cette
pente que je décris, l’opération découpage arrive comme d’évidence. Si un auteur en vient à considérer son propre dessin comme l’expression d’une surface plane, et par extension comme un plan ou une carte, il est normal que cet auteur pense ensuite à sectionner cette « presque-carte » pour attirer l’attention sur telle ou telle région singulière. Opération que d’autres ont appelée le découpage panoramique et qui, chez Fred et au contraire de certains auteurs, n’apparaît jamais comme une fantaisie gratuite, peut-être justement parce qu’elle est la conclusion nécessaire de sa façon même d’envisager le dessin.
Prenons Simbabbad de Batbad : une idée d’abord graphique que Fred transforme progressivement en idée de mise en page. Une étendue d’eau se révèle être le flot de bave du chien géant, et la terre ferme s’avère être son corps. Puis on voit une page entière où Simbabbad est « sectionné » en plusieurs cases, transformant l’image monumentale en séquence narrative. Ici, c’est donc d’une idée de dessin ‒ ou plus précisément d’une suite d’associations d’idées de dessin ‒ que provient le découpage, et non pas le contraire.

Extrait de Philémon : Simbabbad de Batbad (1974).

Si je mentionne cette relation entre dessin et découpage, c’est pour montrer à quel point le dessin, pris comme vecteur d’expression d’un auteur de bande dessinée, peut se révéler fécondateur, comme s’il était, au bout du compte, le moteur essentiel donnant lieu à tout le reste. Dessin sauvage, organique, irrégulier : comment ne pas penser ensuite au piano sauvage, au palais de Barthélémy qui pousse tout seul, aux motifs, tatouages et décorations anarchiques ornant peaux, pelages, murs, toits, sols, gaz et liquides de toutes sortes...?
En fait, ce n’est pas seulement un décor que Fred conçoit mais tout l’appareillage scénique qui vient avec. Mais là où Herriman, par exemple, changeait pour ainsi dire de décor à chaque case, Fred leur fait plutôt subir une transformation plus graduelle, qui participe ainsi pleinement à la narration. Surtout, Fred s’intéresse aux coulisses et à l’envers du décor. Ainsi dans L’Île des brigadiers et ses éléments de décor à un seul côté, souvenir du Guignol. On se promènera aussi dans les coulisses du Chat à neuf queues : ici, l’envers du décor arrive sans crier gare, comme s’il était appelé à la rescousse pour remplir un coin de page. Dans le Corbac aux baskets, l’envers du décor a même « besoin de réfection » (p. 40). Ce avec quoi Fred joue, c’est cette notion comme quoi le dessin a une limite, un rebord, une frontière (un cadre...) et qu’il n’est donc pas une fenêtre sur un monde infini. Ses personnages franchissent malgré tout ces frontières et considèrent la mise en page ‒ leur propre monde ‒ avec distance. Chez Fred, l’univers est un objet de dessin comme un autre.

Le dessin de Fred est une source d’émerveillement constant : on ne s’étonnera pas qu’il plaise autant aux jeunes lecteurs. Toujours disposé à briser l’homogénéité de son graphisme, il évite les redites, varie les plans, invente des effets inédits, use de collages : il intègre des gravures qui serviront d’extravagants décors à telle scène, tel passage, décors dont Fred se fera un bonheur de dessiner la suite. Apport exotique ‒ et un peu caustique ‒ qui ne fait que continuer à souligner l’aspect résolument factice de ce qui est représenté. Avec le collage, ce sont deux constantes frediennes qui sont clairement illustrées : d’abord, que tout peut donner lieu à un récit, y compris une citation graphique. Ensuite, que Fred ne cherche pas à nous faire avaler la vérité de ce qu’il nous montre : c’est bien nous qui sommes captivés et qui ne demandons qu’à croire.

Voyons comment se déroule habituellement une aventure de Philémon : le protagoniste est dans le monde « normal », et les choses ressemblent plus ou moins à celles que nous connaissons (mais voyez ces étonnants arbres chauves et tordus). Puis, Philémon est précipité dans le monde imaginaire des lettres des mots « océan Atlantique » (idée en elle-même subordonnée à une conception plane du monde). Et c’est alors à quelle image fera la plus formidable impression, bien plus que de l’orchestration diégétique ou de la psychologie des personnages. Les intrigues se résument d’ailleurs toutes plus ou moins à : un protagoniste passe d’une scène à une autre au gré d’événements n’ayant qu’un vague lien causal entre eux. Ce qui capte notre attention, c’est le contenu et l’enchaînement de ces scènes, qui se conjuguent entre elles de manière essentiellement graphique, incarnant les éléments maîtres du récit. Le dessin est source de jouissance par son effervescence même, son déploiement d’effets ne répondant apparemment à aucun système conscient de la part de l’auteur. Fred est un dessinateur spectaculaire.

Que la structure d’une aventure de Philémon soit analogue à celle d’un rêve est une façon assez juste de voir les choses. Mais les rêves frediens (attention aux lapsus) sont bien éveillés et ils relèvent d’abord d’une forme de performance physique. Le dessin de Fred ‒ comme celui de Chaval et de Gébé ‒ c’est essentiellement la trace du mouvement naturel de la main humaine. Aussi, parler de rêve chez Fred, et par conséquent parler de psychologie, est presque déplacé : ici, le rêve se passe dans la matérialité du corps, il est analogue au rêve du pianiste ou du danseur. Le Manu-Manu est une main qui se rêve elle-même.

Le retour du Petit Cirque dans une page de
Magic Palace Hotel (1980, édité par l’auteur).

Est-ce à dire que chez Fred, le dessin précède vraiment tout le reste ? Ce serait être par trop puriste. Fred a bien écrit des scénarios (pour Alexis, surtout) et même son œuvre d’auteur complet commence par un travail de scénarisation. Malgré tout, le dessin, dans ce qu’il a de plus « dessiné » (on dit bien « la littérarité de la littérature »), est bien une sorte de point focal chez cet auteur, c’est la fonction transformatrice par laquelle passent les idées, les impulsions et, on peut le supposer, une bonne part d’inconscient (jusqu’à quel point ne peut-on pas associer le travail de Fred à une forme d’écriture automatique ? Comme quoi l’angle psychologique n’est pas complètement déplacé non plus). Il ressort de cette opération, je l’ai dit, toute une manière d’organiser la page, d’orchestrer les récits, unique à l’auteur.

Parler de Fred, c’est donc à la fois parler de toute une façon de dessiner, mais c’est aussi parler d’un créateur au trait reconnaissable entre tous, dont la pratique ne s’articule pas en un « système » mais qui suit quelque chose de plus profond et qui n’appartient qu’à lui : quelque chose comme un sillon. Aussi bien dire un labour. Voilà en tout cas la passerelle qui nous permet de revenir ‒ brusquement, comme il se doit ‒ dans le monde réel, mais dès lors, habités du tendre souvenir, le temps d’un songe propice, d’un étrange jardin florissant et mélancolique.

David Turgeon

Cet article a paru dans Neuvième Art, No.15, janvier 2009, p. 54-59.