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le cirque sauvage de fred

Jacques Samson

[2009]

Édité pour la première fois en album en 1973, Le Petit Cirque [1] rassemble de courtes histoires non titrées, la plupart en deux planches, mettant en scène un trio de personnages plongé dans des situations déroutantes, qui rappellent à des degrés divers l’univers circassien. Le traitement à la mine, à la craie ou au lavis dans une teinte sépia généralement foncée ‒ sans doute l’une des plus magistrales monochromies de Fred [2] ‒ fait de ces planches, publiées dans Hara-Kiri une dizaine d’années plus tôt, un ensemble à vrai dire fort singulier, à propos duquel un retour s’impose.

© éditions Dargaud

Pour exprimer, en peu de mots, l’étrangeté que présente, à nos yeux, cette œuvre par rapport aux plus connues de son auteur, risquons l’aphorisme suivant : Le Petit Cirque est l’œuvre au noir de Fred. Avec cette bande dessinée, dans la forme comme dans le fond, on se trouve à des années-lumière de ce qui pourrait s’apparenter à une « merveilleuse féerie » [3] comme on l’a parfois vite dit. Mais avant d’aller plus loin, une idée plus précise du sens de l’expression de départ peut se révéler utile. Selon l’explication fournie par Marguerite Yourcenar [4] : « La formule L’Œuvre au noir [...] désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s’appliquait à d’audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s’entendait symboliquement des épreuves de l’esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-telle signifié tour à tour ou à la fois l’un et l’autre [5]. » Sans qu’il soit besoin de développer davantage l’arrière-plan ésotérique de cette formule, retenons le principe d’un parcours en diverses phases, dont la première serait « l’œuvre au noir », engageant son auteur dans une épreuve d’apprentissage à caractère initiatique (« séparation et dissolution de la substance »). Déjà ce premier aperçu paraît d’autant convenir à notre propos que Fred, se percevant lui-même d’abord comme dessinateur humoristique, n’est venu à la bande dessinée que petit à petit, les planches du Petit Cirque représentant à cet égard une sorte d’entrée en matière, voire d’exorde à ce qui allait finalement constituer la part la plus considérable de son œuvre : Philémon. Mais, en vérité, l’une ou l’autre des interprétations proposées plus haut par Yourcenar pourrait éclairer aussi congrûment la démarche de l’auteur du Petit Cirque.

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Il est tentant en effet de rapprocher ces « audacieuses expériences sur la matière elle-même » des confrontations immédiatement distanciées d’un Fred avec la bande dessinée, lui qui ne s’est pas bonnement contenté d’en assimiler les « conventions », cherchant au contraire ‒ à l’instar d’un Winsor McCay ou d’un George Herriman, par exemple ‒ à repousser des limites, tôt ressenties, d’un média en voie de devenir sa « substance » d’expression privilégiée. Plusieurs planches du Petit Cirque témoignent en effet de l’irrépressible appétit de Fred pour les jeux avec le matériau expressif ou le dispositif, et aussi avec le second degré, comme moyen de surprendre, et de dérouter son lecteur vers des parcours inattendus. On pense par exemple à ce prologue d’une planche en fausse (?) gravure, découpée en cases et sertie de bulles, qui signale un intérêt jamais démenti pour les citations et mélanges graphiques de toutes sortes. Idem pour la quatrième de couverture, enchâssant dans un cadre ovale démodé une photo de Fred, guère avenant, en pied, costume chic et cigare au bec, occupant tel un ogre un avant-plan hors de proportion par rapport à ses personnages à peine visibles dans le lointain. On peut encore citer ces deux planches clôturant l’album (p. 62-63), qui combinent photos et dessins, dans lesquelles une gigantesque tête de Fred, puis son buste apparaissent inopinément sur la ligne d’horizon d’un paysage où personnages et roulotte semblent figés, tandis que l’encombrant deus ex machina s’affaire le plus sérieusement du monde à remonter leur mécanique de jouet.

© éditions Dargaud

Ce sont là des facéties visuelles qui évoquent une présence d’auteur certes drôlatique, mais surtout attentive à montrer l’ascendant détenu par celui-ci sur les formes et les contenus de son univers de papier ‒ attitude encore peu répandue à une époque où, en bande dessinée, l’auteur se faisait plutôt invisible et son œuvre, il va de soi, imperméable à ce genre d’irruption. Pourtant, dans Le Petit Cirque, l’ascendant de l’auteur Fred sur son moyen d’expression est déjà et surtout remarquable dans d’étonnantes constructions de planches préfigurant les passages les plus mémorables de Philémon, où la bande dessinée s’amuse magnifiquement de ses codes.

Deux histoires méritent à cet égard d’être mentionnées : celle d’abord des pages 28-29, dans laquelle un tourbillon ascensionnel charroyant tout sur son passage ‒ personnages, roulotte, etc. ‒ se révèle, à la faveur du saut de page, tel un mouvement d’aspiration depuis le fond vers la surface... de l’onde. Cette image effrayante du noyé flottant au bout de sa corde ne nous sort plus de la tête. Ici, le choc émotionnel du retournement de sens est directement tributaire de la mise en page.

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Autre part, les planches du « flipper labyrinthe » (26-27), qui bousculent et malmènent un Léopold plus ahuri que jamais, laissent aussi voir une habileté de construction qui sait marier tout à la fois disposition des figures dans la page (la grosse boule noire, notamment), cadrages et angles de vue, et enfin variation de la taille des cases. Dans ces deux exemples, le fond de la forme explose aux yeux du lecteur, tel un trait de génie capturant sa plus exacte expression.

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Œuvre au noir encore, si l’on veut reconnaître combien ces « épreuves de l’esprit se libérant des routines et des préjugés », dont parlait également Yourcenar, caractérisent étonnamment bien l’esprit anticonformiste, biscornu et absurde qui imprègne cette œuvre annonciatrice de la manière Fred, en bande dessinée. On a même l’impression que l’auteur s’y est appliqué avec « systématisme », tant la règle de l’extravagance paraît s’être imposée à lui comme une finalité propre. Afin d’affranchir une imagination créatrice tenue peut-être sous le verrou de formes non encore suffisamment maîtrisées ou exploitées, Fred s’emploie à démonter la mécanique des perceptions courantes de la réalité et à en déjouer le confort. Il a besoin de faire table rase de tout ce qui semble attendu ou prévisible, en sorte que la puissance évocatrice de son moyen d’expression s’expose avec la perfection des objets frappés de singularité.
Cette volonté de contrarier l’intellection familière des choses l’amène à concevoir un télescopage « paralogique » où mots, locutions et autres facilités du langage et de la pensée s’entrechoquent au gré d’une inspiration, il faut le dire, souvent caustique. Le point décisif ici est la façon dont ce décodage intempestif du discours aboutit à des formes picturales et des relations causales tout à fait imprédictibles. Il en résulte une faune hétéroclite et bizarroïde s’affairant à des activités à peu près indéchiffrables, dans un cadre où le fantastique [6] le dispute à l’étrange [7], à l’apeurant [8] et à l’effroyable même [9]. Chaque histoire du Petit Cirque redit, à sa manière, l’effarement devant un univers impénétrable, venu de rien et ne menant nulle part, assemblage de visions sinistres, dont le lien avec le cirque paraît plus tenir du mirage que d’autre chose. Malgré la lente et longue errance de ses personnages, le monde du Petit Cirque paraît figé, latent, irrésolu, exactement comme dans les rêves. Et l’on se dit que si ce monde tient ensemble, c’est parce que, comme dans les rêves, sa dynamique d’éparpillement doit beaucoup ‒ tout ? ‒ à la cohérence du langage qui les exprime. On ne dira jamais assez que c’est en tant qu’inventeur de monde ‒ précisément parce que les mondes sont contenus dans des langages et que c’est à cette expression de contenance que son œuvre atteint ‒ que Fred prend place à nos yeux parmi les grands inventeurs de la bande dessinée.

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Œuvre au noir aussi parce que, de toute évidence, Le Petit Cirque coïncide avec la « manière noire » de Fred, celle d’un humour sombre ‒ qualifié à juste titre de « bête et méchant » ‒ dont Hara-Kiri s’est fait le fier promoteur dès 1960. On pourrait croire que nombre d’histoires de ce recueil cadrent mal avec la réputation de bonhomie plutôt tendre de son auteur, au point de se demander comment ce dernier a pu ainsi « s’égarer » dans l’antre de la rédaction d’Hara-Kiri [10]. Eh bien apparemment non, Fred ne s’était pas trompé de place et les accents parfois amers et cruels de son humour cadraient sans doute bien avec l’orientation de ce magazine. On en veut pour preuve certaines histoires du Petit Cirque dont le tour satirique rejoint un cynisme qui n’a pas grand-chose à envier aux bravades les plus osées en la matière. Par exemple, l’histoire de ces « sales gosses », innombrables et affamés, qui gênent sans raison le passage de la roulotte de Léopold et Carmen, et dont ils n’ont qu’une envie, se débarrasser au plus pressant, sans aucunement se préoccuper de ce qu’il adviendra deux.

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Ou celle encore d’une « Mamy » ratant son numéro de traversée d’un cerceau en flammes et prenant feu devant ses enfants qui se félicitent d’abord de l’avoir « assurée contre l’incendie » puis, observant qu’« elle brûle bien », se fâchent de ne pas l’avoir gardée pour l’hiver... Ailleurs, c’est une coutume innocente et fortement ancrée dans nos traditions, l’offrande aux enfants de présents à Noël, qui fait l’objet de l’humour ‒ dans ce cas féroce ‒ de Fred : puisque le petit de Léopold a reçu du Père Noël un fauteuil roulant, dont la conformité d’usage réclamerait... disons une jambe cassée, son père, avenant, lui inflige la blessure idoine en faisant bien attention, toutefois, de choisir le moment où l’enfant dort pour s’exécuter. Voilà bien une quête de cohérence qui glace d’effroi et ne porte pas spécialement à rire. On se demande ce que peut cacher un semblable cynisme, si ce n’est peut-être une forme de stupeur devant le défaut de sens de certaines violences insupportables de la vie. Ce qui frappe en tout cas, c’est moins l’amoralité ou la perversité du propos que l’expression d’un malaise vécu sous la forme d’une inhibition de sentiments ou de sens commun. Dans ce monde-là, les événements les plus tragiques n’entraînent que des conséquences casuelles, dépersonnalisées et banalisées, un peu comme s’il y avait grand péril dans le fait de les rattacher à la sphère affective. Les traumas provoquent souvent une « déconnexion émotionnelle » de ce genre. Et puisqu’il était question de « manière noire », on soulignera combien la sépia foncée de la plupart des planches du Petit Cirque en accentue le climat ténébreux, obscur, qui demeure longtemps en tête avec l’acuité d’états crépusculaires lourds et obsédants.

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Œuvre au noir enfin, si l’on veut bien considérer Le Petit Cirque pour ce qu’il est : une formation imaginaire livrée à cru, presque sans enrobage narratif, venant au lecteur « par le dehors », pourrait-on dire, et sans marquer d’empathie avec lui, dans la plus « inquiétante étrangeté » en somme, au contraire de ce qu’offriront plus tard les Philémon ou d’autres œuvres plus tardives comme L’Histoire du Corbac aux baskets [11] ou L’Histoire du conteur électrique [12], pour ne nommer qu’elles, où la fantaisie imaginative, déjà plus ludique, n’a pas ce caractère d’hétérogénéité si perturbant. Le point de départ ‒ et d’arrivée ? ‒ de ces histoires est ascétique : trois personnages nomades (Léopold, Carmen et leur fils innommé) traînant avec eux, dans leur vagabondage, une roulotte bringuebalante, au long de paysages stériles, à peine habités, et pour tout dire noirs de mélancolie. Ils forment la troupe supposée d’un cirque itinérant en exil de tout, surtout peut-être d’eux-mêmes, inlassables marcheurs sur des routes dépourvues de sens, dont on suppose qu’ils n’ont pas même le dessein de chercher d’autres voies plus hospitalières. Cette « famille » d’infortune ‒ puisqu’il faut appeler les choses par leur nom ‒ paraît livrée à des forces élémentaires qui n’osent pas dire leur nom : patriarcat, phallocratie, œdipe, atavisme, amnésie, secrets cachés ?... − ou à des puissances telluriques autrement impénétrables et menaçantes. Tout cela évoque une zone de cauchemar ‒ comme on dit une zone de guerre ‒ tant ce monde paraît détraqué, primitif et si cruellement dépourvu de sensibilité.

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D’autres personnages croisent le trio par accident, et ce sont eux qui exécutent des « numéros » tous plus insensés les uns que les autres et qui, on l’a compris, n’appellent pas vraiment le rire. C’est peu dire donc du Petit Cirque qu’il dépeint un monde d’une sidérante opacité ‒ que la sombre sépia recouvre telle une suie volcanique ‒ évoquant une plongée dans les ténèbres de la vie psychique. Qu’il suffise, par exemple, de s’arrêter un moment au personnage de Carmen, la mère-épouse, qui remplit à la lettre la fonction d’une bête de somme, et au surplus aussi indifférente à son sort qu’à celui de son fils. On la croirait sous anesthésie. À quelle sorte de fantasme peut bien renvoyer une incarnation de femme aussi peu bienveillante [13] ? Que dire aussi de cet enfant sans nom, dont la taille est la plupart du temps si petite par rapport à celle de ses parents qu’on le dirait tout droit sorti de Lilliput. À la différence de l’univers de Philémon, par exemple, on voit bien que ces histoires n’adoptent pas le point de vue de l’enfance mais bel et bien celui d’un adulte déçu et amer, qui ne proteste guère devant les désagréments qu’il subit ‒ si l’on se met bien sûr dans la peau de Léopold...

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Pour mieux goûter finalement la profondeur de cette œuvre au noir, peut-être conviendrait-il mieux d’opérer un complet renversement de perspective, en supposant que l’univers du Petit Cirque coïncide avec une vision d’extrême altérité, celle d’un enfant se figurant, avec une inquiétude croissante, la dureté et le manque de cohérence du monde adulte [14] ? Paul Auster, dans son plus récent roman, rappelle à juste titre que « les pensées sont réelles, même les pensées de choses irréelles » [15] et, à cet égard, pendant la lecture, l’univers fantasmatique de Fred ‒ en tout cas tel qu’il nous est donné à voir dans son Petit Cirque ‒ revêt pour nous une consistance aussi compacte que celle que peut acquérir dans notre esprit la réalité. Il en va de même de ces coïncidences qui nous donnent parfois l’impression de participer intimement à l’ordre du monde que nous habitons. Et puisqu’il est question d’imaginaire, et que l’imaginaire est d’abord affaire de mise en commun de choses de l’esprit, on risquera ici un parallèle qui paraîtra sans doute osé à maints lecteurs, mais ... Hum ! Il est connu que le fils de Fred s’appelle Éric, or le vocable « cirque » contient toutes les lettres de ce mot, sauf le digramme « qu » qu’il est fort tentant de rapprocher du titre d’un album de Marc-Antoine
Mathieu, La Qu… [16], renvoyant comme on sait à la quadrichromie, bien sûr remarquablement absente du Petit Cirque.

Dès lors, comment ne pas se convaincre que le thème du cirque n’est peut-être pas aussi gratuit qu’on l’a d’abord pensé, dans la mesure où il permet ‒ à travers la vision du Petit Éric ‒ de rassembler côte à côte la thématique de la paternité et celle de l’apprentissage, tout en ouvrant la voie, à partir du noir, à l’expression de l’essentiel, c’est-à-dire du presque rien ? Quoi qu’il en soit de nos spéculations interprétatives, rarement une bande dessinée aura-t-elle plongé son lecteur dans un univers d’une cohérence aussi puissamment cauchemardesque. Et les cauchemars, ce sont aussi choses de l’esprit, n’est-ce pas ? Par l’ampleur de sa générosité d’artiste, son indiscutable talent et sa confiance inébranlable dans les pouvoirs de l’imagination, il faut savoir gré à Fred de nous y avoir donné accès de cette manière-là.

Jacques Samson

Cet article a paru dans Neuvième Art, No.15, janvier 2009, p. 48-53.

[1] Dargaud éditeur, collection « Histoires fantastiques ».

[2] À laquelle s’ajouteront notamment Magic Palace Hôtel (imprimé sur papier couleur citrouille et édité par l’auteur, 1980) et Le Journal de Jules Renard lu par Fred, au trait sépia (coll. « Roman BD », Flammarion, 1988).

[3] Avant-propos non signé au Journal de Jules Renard lu par Fred (op. cit., p. 11).

[4] Dont c’est le titre d’un roman historique paru en 1968 (Gallimard, NRF, repris dans « Folio », No.798).

[5] « Note de l’auteur », L’Œuvre au noir, op. cit., p. 501.

[6] Par exemple, l’« arbre à violons », la « route enroulée », les « trapézistes voyageurs »...

[7] Par exemple, les « chevaux-clowns sauvages », le « clown gras », les « funambules migrateurs »...

[8] Par exemple, le couple « homme obus/homme bombe », le « vieillard haltérophile », les « roulottes tamponneuses »...

[9] Par exemple, la « Mamy à braises », le « clown épouvantail cloué », la « chaise électrique rempaillée »...

[10] Où il a exercé le rôle de « conseiller artistique » jusqu’en 1966, date de son départ pour cause de « vulgarité sans cesse croissante du journal » (Entretien avec Jacques Glénat-Guttin, Schtroumpf / Les Cahiers de la bande dessinée, No.9, 1972, p. 4).

[11] Dargaud, 1993.

[12] Dargaud, 1995.

[13] En pleine époque, faut-il le rappeler, d’un féminisme particulièrement revendicateur ? On sait que l’œuvre de Fred a parfois été taxée de misogynie...

[14] Dont le désordre appelle d’ailleurs familièrement l’expression : quel cirque !

[15Man in the Dark, Henry Holt and Company, New York, 2008, p. 177 (« Thoughts are real, even thoughts of unreal things. »).

[16] Tome 2 du cycle Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, Delcourt, 1991.