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fred, dynamiteur de formes

Julien Bastide

[2009]

En hommage à l’une de ses créations les plus marquantes ‒ le monde des lettres de l’océan Atlantique dans Philémon ‒, l’apport de Fred à la bande dessinée sur le plan formel sera examiné ici par le biais d’un abécédaire un peu spécial, reprenant les quinze lettres qui composent ce monde merveilleux.

O comme OuBaPo

Dans le texte que Thierry Groensteen a rédigé pour l’Oupus 1 de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle), le chercheur évoque à plusieurs reprises le travail expérimental de Fred sur la mise en page, citant notamment une planche de l’album Simbabbad de Batbad. Plutôt que de paraphraser son analyse, nous renvoyons le lecteur à cet ouvrage, mais il est certain que Fred est l’un des principaux « plagiaires par anticipation », pour reprendre l’expression consacrée, de la démarche oubapienne. L’OuBaPo, créé à l’initiative d’un collectif d’auteurs proches de L’Association sur le modèle de l’OuliPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) fondé par Raymond Queneau et François Le Lionnais, se propose en effet de susciter des créations sous contraintes, permettant d’explorer les confins du langage de la bande dessinée. Ces confins, Fred les a largement parcourus au cours de sa carrière, et notamment grâce à la série Philémon : le monde onirique dans lequel évolue le jeune homme est en effet propice à toutes les expériences. Si l’une des figures de style très fréquemment usitée par Fred consiste à scinder le décor sur plusieurs cases, Philémon le parcourant en tous sens au fil de la page, certains récits vont nettement plus loin dans ce jeu sur le support, les personnages de Fred s’avérant parfois étonnamment conscients du médium qui leur prête vie.

Extrait de Philémon : Simbabbad de Batbad (1974).

Ainsi, l’histoire courte sans titre qui complète Simbabbad de Batbad met-elle Philémon aux prises avec une sorcière qui le pousse à sortir de la case dans laquelle il apparaît, puis de la page de bande dessinée, que le héros n’aura de cesse par la suite de vouloir regagner, livré à lui-même dans un chaos à bords perdus. Ce jeu sur le médium participe d’un univers de simulacres [voir l comme illusion], au sein duquel la vignette retrouve son sens étymologique : elle se détache de son support, s’enroule ou s’envole, telle une feuille morte, une page de calendrier ou un tapis volant... Et en montrant des personnages qui ne sont pas dupes d’appartenir à un livre d’images ‒ ils trouvent même cela parfaitement normal ‒, Fred tire parti des potentialités du médium, élaborant une œuvre « endémique » à la bande dessinée, rétive à toute forme d’adaptation sur un autre support.

C comme ciel

Les teintes du ciel du monde des lettres de l’océan Atlantique participent de la bizarrerie de ce monde parallèle. Un ciel où deux soleils brillent de mille feux ; des soleils qui prennent parfois figure humaine, comme dans le Voyage dans la Lune (1902) de Georges Méliès et plus tard la « Mune » de Jean-Christophe Menu (Mune Comix). Mais surtout un ciel flamboyant et tourmenté, à l’instar de celui des peintures de Van Gogh, traversé de longs filaments violets, ocres ou verts, pas vraiment inquiétant ‒ car l’étrangeté fait partie intégrante de cet univers ‒ mais offrant aux errances de Philémon un arrière-plan au diapason de la folie douce qui règne en ces lieux.

E comme ellipse

Dans la série Philémon, Fred a généralisé l’emploi d’une forme d’ellipse qui s’apparente à ce que l’on nomme au cinéma le faux raccord : un personnage se trouve dans une maison, ouvre une porte et, au plan suivant, pénètre dans un lieu sans rapport avec celui dans lequel il se trouvait précédemment. Ce procédé, qui prête souvent à sourire lorsqu’il est utilisé de manière abusive (notamment dans le cas d’un mauvais raccord entre une scène tournée en décors naturels et une autre tournée en studio), mais qui est également au fondement du style d’un cinéaste comme David Lynch, trouve chez Fred un équivalent frappant. L’auteur ayant décrété, bien commodément, qu’il n’est pas possible pour ses personnages de pénétrer dans le monde des lettres de l’océan Atlantique en utilisant deux fois le même chemin, il invente pour chaque épisode un nouveau moyen de passer d’une dimension à l’autre et d’en revenir : immense fermeture éclair au sol (Le Voyage de l’incrédule), corde enchantée (L’Île des brigadiers), globe terrestre (Le Piano sauvage), etc. À chaque fois, une case suffit pour que Philémon soit transporté dans l’autre monde, la série recelant de très nombreuses et très belles images du passage d’un décor à un autre, la référence à une certaine littérature fantastique et notamment à l’œuvre de Lewis Carroll (À travers le miroir) venant immédiatement à l’esprit.

Extrait de Philémon : Le Secret de Félicien (1981).

A comme arbre

L’arbre est l’un des motifs visuels qui permet de reconnaître immanquablement une image composée par Fred. Il n’y a qu’à voir la page de garde des albums de Philémon : un vieil arbre décharné est souvent placé par l’auteur au premier plan de l’image ; un arbre noueux, noir ou gris, aux grosses racines torsadées, qui donne à l’image son équilibre visuel, et contribue à forger une esthétique de la campagne à la fois légèrement sinistre et d’essence magique. Ces vénérables centenaires, aux textures et aux formes parfois organiques, ne sont-ils pas les gardiens qui veillent sur ces lieux de sortilèges ? Par ailleurs, le traitement graphique de l’arbre, parfois ébauché à grands coups de pinceau, peut être différent de celui du reste de l’image, offrant alors un contraste avec des personnages souvent composés d’innombrables hachures. Ce procédé, qui n’a d’autre justification que l’impact visuel de l’image, lui donne une ambiance inquiétante ‒ l’arbre décharné est de mauvais présage, témoin d’une terre infertile ou d’un pays au climat rude ‒ et une touche de majesté, par l’intermédiaire de cette sculpture naturelle.

N comme naïf

Le dessin de Fred peut, par certains aspects, être rattaché au courant de l’Art Naïf, aussi bien dans le choix de l’esthétique (couleurs vives, mépris des règles du dessin académique, notamment en matière anatomique, ce qui valut d’ailleurs à l’auteur de sévères critiques de la part de certains lecteurs de Pilote) que dans les thèmes visuels (paysages campagnards, costumes folkloriques, animaux domestiques, caractéristiques notamment des peintres traditionnels haïtiens). Une « naïveté » de forme qui s’accorde parfaitement avec celle des personnages et notamment de Philémon, éternellement candide face aux étranges manifestations du monde magique.

A comme animaux

Le bestiaire fantastique de Fred est l’un des plus riches qui soient dans le champ de la bande dessinée. L’âne Anatole que chevauche Philémon appartient à la famille des animaux doués de parole, ô combien caractéristique ‒ atavique, serait-on tenté d’écrire ‒ du 9e Art, mais son caractère revêche et casanier en font le témoin sceptique des rencontres invraisemblables de Philémon plutôt qu’un véritable compagnon d’aventure. Au-delà de cet archétype, chaque album de la série recèle son lot de créatures fantastiques, réelles ou imaginaires, en tous cas dotées de qualités hors du commun. Branches-montures (Le Secret de Félicien), éléphants-forteresses des mers dont la trompe tire à boulets rouges (La Mémémoire), tigre de papier (L’Enfer des épouvantails), etc.

Extrait de Philémon : Le Secret de Félicien (1981).

Point commun à toutes ces créatures : le décalage entre le milieu naturel de leur modèle réel et celui attribué dans l’univers imaginaire de Philémon, ainsi qu’une constante inversion du caractère généralement attribué à l’animal ‒ le mammifère paisible devient dangereux, le félin carnivore devient sympathique ‒ qui contribue à provoquer chez le lecteur un sentiment d’étrangeté. Un montage souvent disparate qui confine à l’hybridation, la création la plus notable de Fred en la matière étant sans doute le Manu-Manu, qui, s’il est bel et bien décrit comme un animal par son créateur, proche du cheval, prend l’apparence d’une gigantesque main potelée. Ce caractère animal associé à une apparence d’origine humaine fait du Manu-Manu une créature surréaliste par excellence, dans l’acception de Guillaume Apollinaire : « un art qui n’est pas le naturalisme photographique uniquement et qui cependant soit la nature, même ce qu’on en voit et ce quelle contient, cette nature intérieure aux merveilles insoupçonnées, impondérables, impitoyables et joyeuses. »

T comme tête

Ni « ligne claire », ni « ligne crade », le style graphique de Fred en matière de faciès allie l’épure (à l’image du visage de Philémon) à une tendance à la multiplication des hachures, certains visages apparaissant particulièrement creusés, sillonnés de rides. Le front est souvent bas, masqué par la chevelure et les yeux très haut dans le visage, deux grands ovales, au blanc très pur tranchant sur les joues parcheminées, occupant parfois une importante partie du visage. Des visages qui évoquent parfois les portraits de Bernard Buffet, par leurs traits anguleux et leurs pommettes hautes. Des visages souvent barbus ou moustachus, qui regorgent des poils broussailleux et d’aspect revêche.

Extrait du Petit Cirque (1973).

L comme lettres

Si les quinze lettres qui composent les mots « océan atlantique » sont au fondement même de l’univers de Philémon (ornant d’ailleurs le dos des albums de la série, au nombre de quinze également), d’une manière plus générale, l’alphabet est l’un des motifs récurrents de l’œuvre de Fred. Dans son univers en effet, les mots semblent dotés de vie, s’échappant parfois de la bouche des protagonistes pour prendre leur envol vers une destination lointaine. C’est ainsi que Philémon voyagera au-dessus de l’océan sur un gigantesque « 0 » issu de l’onomatopée « BOUM », sciemment provoquée par Félicien en frappant à l’aide d’une branche sur une vieille souche aux vertus merveilleuses (La Mémémoire). On retrouve l’un des procédés favoris de l’auteur : la transformation d’un élément extra-diégétique ‒ ici l’onomatopée, que seul le lecteur est sensé pouvoir déchiffrer ‒ en un objet intra-diégétique, avec lequel les personnages vont pouvoir interagir. Par ailleurs, comme de nombreux grands auteurs de bande dessinée (Franquin, Gotlib, etc.), l’écriture manuscrite utilisée par Fred pour écrire ses dialogues est reconnaissable entre mille (on ne dira jamais assez à quel point la typographie mécanique est un non-sens dans le domaine de la bande dessinée, car l’écriture participe de l’univers visuel et est signifiante au même titre que le dessin), de même que sa signature.

Extrait de Philémon et le naufragé du "A" (1972).

A comme agrandissement

Il semble que la parution des aventures de Philémon en album ait poussé Fred à dessiner des histoires courtes afin de compléter l’histoire principale et ainsi atteindre le nombre de pages requis ‒ Philémon n’encourage-t-il pas Anatole à reprendre sa marche nonchalante, à la fin de l’une des histoires qui compose Le Piano sauvage, en ces termes : « Allons, debout, Anatole ! L’album n’est pas fini ! » ? Un autre moyen retenu afin d’atteindre les soixante pages fatidiques fut de procéder à des agrandissements de certaines cases mémorables et à les intercaler sur une double page lors des moments-clés de l’action. Ce procédé, assez peu commun, ayant sans doute à l’origine pour but de « meubler » le récit, se révèle au final participer de l’ambiance singulière de la série, comme autant de moments de stase, grâce auxquels le lecteur est invité à faire une pause et à rentrer dans le fonctionnement du dessin, cassant le rythme de la lecture et rendant apparents les artifices du trait.

N comme nuit

Mais pourquoi Philémon se promène-t-il en pleine nuit à dos d’âne dans la campagne ? Ce garçon ne dort-il donc jamais ? Ou peut-être son âme de poète, de doux rêveur, préfère-t-elle la nuit au jour, car c’est lorsque la campagne est plongée dans l’obscurité que l’on peut apercevoir des êtres qui fuient la clarté du jour. C’est la nuit aussi que les frontières entre le monde réel et celui du rêve s’estompent, facilitant le passage de l’un à l’autre. Une nuit où tout ‒ arbres, prairie, buissons ‒ prend une teinte violette ou bleutée, éclairée par une lune gigantesque et bienveillante.

T comme théâtre

Le motif du théâtre revient à plusieurs reprises dans les aventures de Philémon. Il est au cœur du Voyage de l’incrédule (cinquième volume de la série), où le père du jeune homme atterrit dans l’île des souffleurs, confrontés au berger-régisseur, gardien du troupeau. Les souffleurs ‒ qui ont la capacité de chuchoter leurs dialogues aux personnages avant même qu’ils ne le prononcent, accréditant l’impression récurrente que ces derniers ne sont pas maîtres de leur destin, ce dont ils se doutent d’ailleurs ‒ sont en effet la proie des comédiens barbares, écumant les îles à bord de leur vaisseau-théâtre. Ils ne craignent que les Criticakouatiques, lapidaires pourfendeurs de leurs représentations improvisées en pleine mer. Philémon apprendra plus tard que ces derniers n’ont la dent dure qu’avec leurs concurrents : ils organisent en secret leurs propres représentations, en s’auto-congratulant à qui mieux mieux... Plus largement, l’univers de Philémon évoque celui d’un petit théâtre de marionnettes ambulant dont il aurait les couleurs vives et la naïveté : décor immuable (la campagne / l’océan Atlantique), personnages récurrents (Philémon, son père Hector, son oncle Félicien, Barthélémy le naufragé) et structure narrative identique d’une histoire à l’autre : Philémon est confronté à un problème qui le ramène dans le monde des lettres de l’océan Atlantique, dont il n’aura de cesse par la suite de s’extraire en trouvant le passage adéquat. Au sein de ce cadre immuable, les différents personnages surgissent des coulisses selon le bon vouloir de l’auteur ‒ on pense évidemment à Hector, dont les interventions intempestives évoquent le deus ex machina de la tradition théâtrale ‒, tandis que les fréquentes interpellations du lecteur via les récitatifs et la conscience qu’ont les personnages du médium s’apparentent au principe de distanciation théorisé par Bertolt Brecht.

I comme illusion

Le trompe-l’œil est au cœur de la démarche esthétique de Fred, car les choses sont rarement ce qu’elles semblent être dans l’univers de Philémon : l’océan sur lequel navigue le jeune homme est en réalité un immense tapis que des centaines d’ouvriers enroulent chaque jour au rythme de la marée, puis l’interminable désert sur lequel il se retrouve n’est que le dos d’un immense chien flottant dans le ciel, les pyramides que notre héros aperçoit au loin n’étant en réalité que les oreilles de l’animal (Simbabbad de Batbad). C’est un univers en perpétuelle transformation, dans lequel rien n’est figé et où tout peut arriver, au mépris de toute cohérence physique ou spatiale. Là encore, Fred exploite au maximum le moyen d’expression qu’il s’est choisi, le dessin étant par définition un simulacre, une réinterprétation
de la réalité, qui n’est perçue comme telle que par accord tacite entre l’auteur et le lecteur. Un contrat que Fred ne respecte pas à la lettre, se permettant de faire voler en éclats, parfois à chaque page, les éléments de décor mis en place précédemment, suscitant chez le lecteur une perpétuelle surprise.

Extrait de Philémon et le naufragé du "A" (1972).

Q comme quête

Quand Philémon arpente le monde des lettres de l’océan Atlantique, ce n’est jamais par plaisir, mais parce qu’il cherche quelqu’un ou quelque chose : son père (Le Voyage de l’incrédule), sa mémoire (La Mémémoire), un souvenir (Le Secret de Félicien), ou tout simplement la sortie... Sur le plan visuel, cette quête se traduit par des images d’errance et de découverte. On ne compte plus en effet les cases montrant Philémon interloqué face à la découverte d’un nouveau décor, ou de dos, courant vers son but, ce dernier n’étant souvent qu’un passage l’emmenant vers un nouveau lieu. C’est cette tendance à la course vaine dont Gotlib s’est gentiment moqué à plusieurs reprises dans ses Rubriques-à-Brac, faisant parfois intervenir un Philémon éternellement désorienté au détour d’une case. Mais l’influence de Fred sur Gotlib ne se limite pas à un clin d’œil : certains récits, comme Le Matou Matheux, ont de toute évidence été conçus sous l’influence de l’auteur de Philémon.

U comme uniforme

Les personnages étranges qui peuplent le monde des lettres de l’océan Atlantique sont parfois affublés par Fred d’uniformes grotesques et colorés, qui évoquent tantôt celui des légionnaires romains, tantôt celui des gendarmes d’antan. Une constante qui participe d’un univers théâtral, tant ces uniformes fastueux relèvent du costume d’opérette et témoignent de la méfiance de l’auteur vis-à-vis de l’autorité, les personnages affublés de ces uniformes faisant systématiquement la preuve de leur bêtise et de leur étroitesse d’esprit.

E comme élucubration

On parle beaucoup dans les bandes dessinées de Fred ; un langage truffé d’expressions familières (« Mouais !... Moi aussi, quand j’étais jeune, je voulais quitter tout ça... Ah là, là, là... »), mais un langage poétique, qui fait appel à de nombreux jeux de mots (dans L’Île des brigadiers, Philémon découvre que ces derniers sont manipulés par un Manu-Manu particulier : le Manu-Manu militari) ; un langage toujours aux frontières de l’absurde (« Si j’avance et que cet arbre est toujours à côté de nous, c’est que nous sommes suivis par un arbre, c’est tout ! ») parachevant l’aspect fantaisiste d’une œuvre qui se distingue aujourd’hui encore par son inventivité et sa folie.

Julien Bastide

Cet article a paru dans le No.15 de la revue Neuvième Art, janvier 2009, p. 36-41.