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« la bande dessinée, c’est ma vie » : entretien avec fred

Benoît Mouchart et Jean-Pierre Mercier

Neuvième Art : Votre enfance, vous l’avez souvent raconté, était nourrie de fictions...
Fred
 : Oui, ma mère me racontait chaque soir une nouvelle histoire et je lisais énormément : L’Île au trésor, Alice au pays des merveilles, Edgar Poe, Oscar Wilde, Charles Dickens, etc. Ça m’a beaucoup marqué, c’est sûr...

Portrait de Fred figurant au dos
de l’album Le Petit Cirque.

Vos auteurs de chevet sont anglo-saxons. Pourquoi ?
Je suis d’origine grecque, mais ma mère a longtemps vécu en Angleterre. Elle a donc influencé mes choix et mes goûts. Je dois également avouer que je suis très sensible à l’humour anglais... Je n’ai aucune affinité avec l’humour français : pour moi, ce n’est pas de l’humour, c’est de l’esprit. C’est ce cinglé de Descartes qui a tout faussé... Cela dit, je ne rejette pas tous les auteurs qui se sont illustrés dans le « trait d’esprit ». J’aime bien Sacha Guitry, par exemple. Mais, pour moi, encore une fois, ce n’est pas de l’humour. L’humour, c’est une façon de se critiquer soi-même, alors que l’esprit reste souvent une pose de cabotin, une manière de se mettre en valeur, du genre : « Regardez comme je suis brillant ! » L’humour est, à mon avis, une chose beaucoup plus profonde.

J’imagine que les caricatures politiques ne doivent pas vous faire rire non plus...
Ah non ! Pas du tout. C’est vraiment le genre de choses qui m’ennuie beaucoup. Je serais incapable de dessiner sur l’actualité. J’aurais vraiment l’impression de perdre mon temps : il n’y a rien de plus périssable que le dessin politique. Ça ne veut pas dire que je suis insensible au monde qui m’entoure, mais je suis trop conscient qu’un petit dessin ne pourra jamais changer les choses. Enfin, il y a toujours des exceptions : j’aime par exemple vraiment le travail de Willem.

Vous avez débuté non pas dans la bande dessinée, mais dans le dessin d’humour : on trouve votre signature à partir des années cinquante dans France Dimanche, Le Hérisson, Paris-Match et Quartier Latin. C’est grâce à ce dernier journal que vous avez fait la rencontre de Georges Bernier, alias Professeur Choron, avec qui vous avez fondé Hara-Kiri... Vous étiez le directeur artistique de cette revue.
Oui, mais enfin bon, franchement, ça ne voulait pas dire grand-chose. Chacun était capable de juger soi-même de la valeur de son travail. J’avais une vingtaine d’années lorsque j’ai connu Choron et Cavanna. À l’époque, Ici Paris et Le Hérisson n’avaient pas changé d’un iota depuis le début du siècle : c’était encore et toujours des « Ciel, mon mari ! », etc. (Je crois hélas que c’est toujours le cas aujourd’hui dans les canards que je viens de citer...) Certains en riaient encore ̶ pas nous ! Nous avions donc la volonté de faire un journal qui sorte de l’ordinaire et des sentiers battus. Nous voulions essayer de changer la mentalité des gens en leur proposant un humour différent. Nous étions marginaux, mais notre objectif était de toucher le grand public. Ça a pris quinze ans, mais nous y sommes finalement arrivés.

Comment êtes-vous passé du dessin d’humour à la bande dessinée ?
Enfant, j’avais rempli des cahiers entiers de bandes dessinées, parmi lesquelles se trouvaient d’ailleurs de véritables préfigurations de Philémon... J’aimais beaucoup la bande dessinée, mais j’étais sincèrement persuadé que le dessin d’humour était la forme d’expression qui me convenait le mieux. Il faut dire qu’un dessin isolé est beaucoup plus facile à placer dans un journal qu’une grande histoire...
J’ai vécu du dessin d’humour pendant dix ans sans ressentir le besoin de faire de la bande dessinée. Lorsque nous avons créé Hara-Kiri avec Cavanna, Choron, Gébé, Topor et compagnie, nous avions besoin de matériel très varié : des dessins, des articles, des romans-photos et, bien sûr, des bandes dessinées. C’est à cette occasion que j’ai imaginé Le Petit Cirque. C’est le livre de moi que je préfère. L’esprit d’Hara-Kiri était de dépasser les limites. Nous avions une liberté totale. Les deux premières pages sont venues comme ça, sans chercher. C’est Gébé qui m’a dit un peu plus tard, en voyant une image précise, que ce petit cirque était formidable. Ça m’a incité à continuer. J’ai fait ça pendant quatre ans dans Hara-Kiri. Quand je suis passé à Pilote, j’ai montré les pages à René Goscinny un soir qu’il était venu dîner à la maison. Il a voulu les republier dans Pilote. Je n’étais pas sûr que ça corresponde à l’esprit du journal mais il a insisté et il a eu raison.

Le Petit Cirque (1973), détail.

Le Petit Cirque est un peu l’histoire de mes parents. Ma mère s’en est aperçue, elle se plaignait que je dessine mon père mais pas elle. J’avais beau lui répondre qu’elle était dans l’histoire, elle ne me croyait pas. Ma mère était blonde, la femme du Petit Cirque est brune... Le gamin de l’histoire, ce n’est pas moi, en revanche, c’est déjà Philémon. Si on regarde bien, il a déjà le maillot rayé. C’est la première fois que je parvenais à exprimer des sentiments profonds, personnels. Chaque épisode vient d’une expérience, d’un souvenir, d’une sensation qui m’a marqué. Par exemple, la page où Léopold casse le miroir vient d’un souvenir d’enfance. Ma famille habitait rue de la Paix. Mon père était cordonnier rue Saint-Lazare, mais c’est rue de la Paix que nous habitions. Notre jardin, à mon frère et à moi, c’était les Tuileries et nous faisions du patin à roulettes place Vendôme, c’est tout de même extraordinaire ! Un soir, mon père est rentré ̶ à pied ! ̶ de la rue Saint-Lazare en transportant un grand miroir pour notre appartement. C’était un beau miroir avec les bordures dorées, épais et vraiment lourd. Il se trouve que ma mère était très superstitieuse, très sensible à la magie. Et alors, mon père dépose le miroir chez nous. Tout le monde pousse des cris de ravissement, nous étions contents. Mon père décide de l’accrocher de suite et va chercher le marteau et les clous. Il plante les clous et l’installe. Tout le monde le regarde faire et s’admire ensuite dans le miroir, « Que c‘est beau ! », et nous allons tous nous coucher en rêvant au miroir. Et en pleine nuit, vers trois heures du matin, un bruit terrible : le miroir se décroche, tombe et se brise en mille morceaux ! Nous voilà tous réveillés à regarder le miroir en miettes et ma mère, accablée, qui soupire « Sept ans de malheur !... » Je devais avoir quatorze ans et je croyais aux superstitions de ma mère. Je me souviens qu’au moment de m’endormir, je me suis dit « Bon, hé bien ça fait déjà une journée de passée. » Et vingt ans après, ça m’est revenu. Chaque histoire est liée à un souvenir, une sensation. Avec cette série, j’ai compris que je m’épanouissais mieux encore dans la bande dessinée que dans le dessin d’humour. Néanmoins, je ne regrette pas du tout d’être passé par le dessin d’humour : c’est une discipline qui contraint à trouver, en un temps réduit, un grand nombre d’idées à partir de n’importe quelle situation. C’est grâce à ça que j’improvise mes histoires sans jamais craindre l’angoisse de la feuille blanche.

Comment êtes-vous entré à Pilote ?
J’avais Philémon en tête et ce n’était pas le genre d’histoires qui cadrait avec le sommaire d’Hara-Kiri. Après avoir proposé quinze pages au journal Spirou (qui les a aussitôt refusées), je suis allé voir la rédaction de Pilote, où René Goscinny m’a reçu très chaleureusement. Une demi-heure après mon entrée dans son bureau, il avait décidé de publier La Clairière des trois hiboux.

Mais cette histoire n’a pas vraiment été appréciée des lecteurs de l’époque...
Non. Mon dessin dérangeait leurs habitudes. Malgré ma grande admiration pour leurs œuvres, mon dessin ne doit rien aux graphismes d’Hergé ou de Franquin. Mes influences sont davantage liées au dessin d’humour, ce qui devait être déroutant pour les lecteurs des années soixante.

En attendant que les lecteurs s’habituent à votre style, vous êtes devenu, toujours dans Pilote, le scénariste de dessinateurs aussi différents que Bob de Groot, Hubuc, Mic Delinx, Jean Ache, Loro, Terry Gilliam, Georges Pichard, Derib, Bielsa et Jean-Claude Mézières...
C’étaient des petits récits complets que j’écrivais avec plus ou moins de plaisir... Il m’était difficile d’écrire pour quelqu’un d’autre : j’avais toujours en tête des images très précises, des angles de vue, des décors. Or, les dessinateurs avec qui je travaillais avaient naturellement une vision toute différente. Je devais donc faire abstraction de ma propre façon de voir les choses pour laisser le dessinateur mettre en scène.

Le travail avec Alexis sur la série Time is Money se distingue très nettement de vos autres collaborations...
C’est sûr. Nous avions beaucoup d’affinités. Son dessin était si différent du mien que c’était un vrai plaisir de travailler avec lui. Il ne s’est jamais permis de modifier mes textes, contrairement à d’autres dont je préfère taire le nom...

Extrait de Time is money, scénario de Fred, dessin d’Alexis (1974).

La première histoire de Philémon ne plongeait pas encore votre héros dans le monde des lettres de l’Atlantique. Les choses changent avec la publication dans Pilote, en avril 1968, du Naufragé du A. D’où vous vient cette attirance pour l’océan Atlantique ?
De l’enfance. J’avais dû lire des histoires de marins... L’Atlantique a toujours évoqué pour moi l’Aventure, avec un grand A ! L’Île au trésor ne peut pas se trouver ailleurs que dans l’Atlantique : je ne l’ai jamais imaginée en Méditerranée...

Vous souvenez-vous comment vous est venue cette idée que les lettres de l’Atlantique étaient des îles, et non pas seulement des signes tracés sur une carte ?
Pas très précisément... Je voulais sûrement que mon histoire puisse être située géographiquement sur une carte. J’aime que mes histoires, aussi fantaisistes et imaginaires qu’elles soient, restent plausibles. Au départ, je ne pensais raconter qu’une seule histoire sur le A. Et puis j’ai reçu la lettre d’un jeune lecteur de dix ans qui m’écrivait : « Je suis triste que le puisateur [sic] n’ait pas pu remonter avec Philémon. » Cette réaction m’a permis de réaliser que l’univers que j’avais inventé pouvait se développer sur plusieurs histoires.

Extrait de Simbabbad de Batbad (1974).

Est-il vrai que vous trouvez vos idées dans votre bain ?
Presque toujours. Ce n’est pas le bain qui m’inspire, c’est plutôt l’isolement, la chaleur, le bien-être... Je reste toujours dans l’eau jusqu’à ce qu’elle soit froide. En général, ça correspond précisément au moment où j’ai trouvé une idée. Je me détends, je ne pense à rien et hop !, les idées sortent au bon moment.

On peut donc vous appeler sans hésiter l’Archimède de la bande dessinée... Comment travaillez-vous vos scénarios ?
Sans filet, comme les vrais acrobates ! Je n’ai aucun plan détaillé de mes histoires : j’improvise toujours en essayant de suivre au mieux mes personnages. Ce sont eux qui racontent l’histoire. Je travaille toujours par association d’idées, mais je n’ai pas de recette. Je serais d’ailleurs bien malheureux si quelqu’un était capable de m’expliquer comment je travaille : ça me bloquerait définitivement !

Quelles sont les limites de votre improvisation ? Lorsqu’on découvre vos mises en page, on se doute bien qu’elles ont été sérieusement pensées et élaborées...
Bien sûr. Pour être honnête, je n’improvise jamais les cinq ou six premières pages d’une histoire : les dialogues sont écrits avec beaucoup de précision, car je ne tiens pas à me planter au démarrage ! Je travaille ensuite par séquence de deux pages. En général, je réfléchis à mon découpage la veille de sa mise au net. Là, chaque mot et chaque image ont une influence directe sur la suite de l’histoire. En ce sens, je ne pars pas complètement à l’aveuglette. Il n’empêche que, pour beaucoup, ça peut paraître une technique assez invraisemblable. Lorsque je travaille, je suis complètement dans mon histoire. Chaque jour, je suis un metteur en scène qui dirige ses personnages comme s’ils étaient des comédiens. Il m’arrive même de modifier mes dialogues en fonction de l’évolution d’un personnage.

Quand vous avez écrit pour les autres, par exemple pour Alexis, continuiez-vous à improviser ?
Non, tout était écrit et découpé à l’avance comme un scénario de film. Je m’impose par ailleurs de ne jamais intervenir dans la mise en scène des dessinateurs. Une fois que j’ai écrit le mot « fin », l’histoire existe sans moi.

Dans Philémon, vous jouez sans cesse avec les codes de la bande dessinée...
Je veux toujours utiliser au maximum les possibilités qui me sont offertes par le papier et l’imagination. Ce qui se passe derrière le décor me préoccupe toujours : c’est pour cette raison que mes personnages passent souvent derrière les cases. Ce n’est jamais gratuit : ça s’insère vraiment dans la continuité du récit. Ça fait partie des choses qui perturbaient beaucoup les lecteurs à mes débuts. Pourtant, Winsor McCay l’avait fait bien avant moi...

Planche tirée de Philémon : L’Enfer des épouvantails (1983).

Il y a d’ailleurs beaucoup de ressemblances entre votre œuvre et celle de McCay. L’une des petites différences, c’est que Little Nemo tombe de son lit, tandis que Philémon se heurte à l’incompréhension et l’incrédulité de son père...
C’est vrai... Heureusement que je ne connaissais pas Little Nemo quand j’ai créé Philémon ! Ça m’aurait beaucoup gêné... J’ai tellement d’accointances avec McCay que ça m’aurait sans doute empêché de faire ce que j’ai fait.

Vos personnages se heurtent souvent à l’incompréhension des autres.
Oui. Le manque d’indulgence des gens m’étonne beaucoup. Ça se retrouve dans mes histoires. Je cherche toujours à excuser mes personnages, même lorsqu’ils sont désagréables. Le père de Philémon, par exemple, n’a sans doute pas été très heureux dans son enfance, ce qui explique un peu son mauvais caractère. Cela dit, lorsqu’un personnage me casse vraiment les pieds, je le tue, en essayant que ça ait l’air d’un accident !

Extrait de Philémon : Le Voyage de l’incrédule (1974).

Utilisez-vous parfois vos rêves ?
Très souvent. Toutes mes histoires sont des rêves. D’ailleurs, très honnêtement, je n’ai même pas besoin de dessiner : je le fais uniquement parce que je sais que ça intéresse aussi quelques lecteurs...

Vous êtes une sorte de passeur de rêves, comme l’Oncle Félicien...
J’aime bien l’Oncle Félicien, mais il est trop logique pour moi, ce qui m’éloigne un peu de lui... Je me sens plus proche de Barthélémy. Si je devais m’identifier à un de mes personnages, ce serait lui. Je ne suis cependant pas certain que Barthélémy, lui, aimerait être à ma place !

Physiquement, il me semble que vous ressemblez davantage au père de Philémon...
Oui. Nos caractères sont toutefois très différents. Enfin, j’espère...

La démarche surréaliste semble vous avoir influencé.
Oui, au même titre que le dadaïsme. Je ne connais pas très bien tous ces mouvements, mais il est évident que leur technique du collage m’a influencé.

Parlons un peu de votre dessin : il a quelque chose de très enlevé, ce qui ajoute une part d’émotion indéniable, comme si le trait s’était formé librement et sans esquisse préconçue au moment même de son exécution... Cette manière d’aborder le graphisme est très moderne, mais elle était peu partagée par vos contemporains, dans les années 1960 et 1970.
C’est juste. Contrairement à la plupart de mes confrères, en effet, je ne fais pas de crayonnés : je recherche l’émotion avant toute chose. Chacun de mes dessins est exécuté très rapidement. Mais, entre deux dessins, je peux me concentrer pendant quatre ou cinq heures avant de trouver ce que je cherche. Il m’est arrivé d’attendre une journée pour poser des yeux sur le papier. C’étaient deux points. Pourtant leur expression était très différente de ce que j’aurais pu obtenir en une minute de réflexion. Le lecteur ressent ce genre d’émotion.

Je crois que vous dessinez toujours debout. Pourquoi ?
Pour rester concentré...

Est-ce qu’il arrive également qu’un regard, une situation particulière, un décor, vous inspirent ?
Oui. Des choses anodines... Quelqu’un qui perd une clé dans la rue, par exemple. Ça me laisse une impression qui peut ressortir des années plus tard. Il m’arrive de prendre des notes, mais ça me sert rarement parce que, la plupart du temps, je ne les retrouve pas.

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Jacques Dutronc, en 1970 ?
C’est Jacques Wolfsohn, qui était directeur artistique des disques Vogue, qui m’a appelé un jour pour me demander si ça m’amuserait d’écrire des chansons pour Dutronc. J’ai d’abord cru à une plaisanterie, mais Wolfsohn s’est vite montré très persuasif. Bien sûr, je connaissais les chansons de Dutronc, comme tout le monde, et elles me plaisaient bien... Il était vraiment au sommet de sa gloire, à l’époque. Le seul problème, c’est que je n’étais pas certain de savoir écrire en vers, car je ne l’avais jamais vraiment fait auparavant. J’ai rencontré Dutronc en studio, pendant une séance d’enregistrement et nous avons tout de suite sympathisé. Je suis rentré chez moi, j’ai commencé à chercher des idées et j’ai finalement écrit une petite vingtaine de textes...

Dutronc n’a pourtant enregistré que trois titres : L’Éléphant aveugle, L’Âne est au four et le bœuf est cuit et, bien sûr, le fameux tube Le Fond de l’air est frais, qui est très typiquement du Fred.
Oui, mes personnages disent souvent « le fond de l’air est frais » ... En revanche, Dutronc est l’auteur des fameux « Laïo, laïo » qui ont largement contribué au succès de cette chanson. Je touche d’ailleurs encore des droits de la SACEM grâce à elle !

Plus encore que les chansons, ce sont deux disques de contes, comportant des livrets en bande dessinée, qui confèrent une grande originalité à votre collaboration avec Dutronc...
Dutronc, Wolfsohn et moi, nous nous voyions beaucoup à l’époque. Je ne sais plus du tout qui de nous trois a eu le premier l’idée d’enregistrer ces contes... Mais ce dont je suis sûr, c’est que nous avions le projet de faire d’autres disques du même genre. J’ai repris deux histoires publiées dans Pilote : « Le Sceptre » et « La Voiture du clair de Lune ». Ce qui était vraiment formidable dans ces disques, c’est que Dutronc donnait sa voix non seulement au conteur, mais aussi à tous les personnages !

Vous êtes donc finalement à l’origine de la carrière de comédien de Jacques Dutronc...
C’était, effectivement, avant ses débuts au cinéma. C’est un grand comédien. Je suis content de lui avoir écrit, à travers ces contes pour enfants, ses premiers rôles...

Pourquoi n’y a-t-il pas eu davantage de disques du même genre ?
Il s’est passé une chose très curieuse : d’un côté, les disques étaient très bien accueillis par la presse (nous avons obtenu un prix, il y a eu de la promo à la radio, à la télé et aux actualités Gaumont), de l’autre, les disques étaient introuvables en magasin ! Vogue s’est complètement planté dans la distribution... Les ventes n’ont pas décollé, nous avons donc laissé tomber. Dommage. J’aimais beaucoup ce mélange de narration et de chansons : c’était vraiment de la comédie musicale pour enfants.

Extrait de L’Histoire du corbac aux baskets (1993).

Comment expliquez-vous que ce qui frappe le plus les gens à propos de votre corbac, ce sont ses baskets ?
Je ne sais pas... Je ne voulais pas lui dessiner des pattes, je trouvais que ce n’était pas très esthétique... J’ai d’abord pensé à lui faire porter une casquette, mais ça ne collait pas. Je cherchais à lui donner un accessoire banal, pour que les lecteurs puissent s’identifier à lui. Finalement, les baskets se sont imposées comme une évidence : aujourd’hui, tout le monde porte ce genre de chaussures. C’est une sorte de symbole de notre époque !

Le Corbac aux baskets est très incisif envers les psychanalystes et les psychiatres.
Oui. Ces gens-là sont à mon avis aussi utiles que les confesseurs... Il s’agit de ne pas trop en abuser et de ne pas succomber à leurs délires interprétatifs.

Était-ce une manière pour vous de vous moquer de ceux qui cherchent à analyser de trop près votre œuvre ?
Non, je ne crois pas. De toute façon, je ne lis jamais ce qu’on écrit sur mon travail. Je crains toujours que ça puisse m’influencer, j’ai peur de perdre ma démarche instinctive... Je voulais juste me moquer des excès de la psychanalyse, dont je ne nie pas les bienfaits en certaines occasions. En fait, j’ai écrit et dessiné ce livre après un séjour en hôpital psychiatrique... Voilà, vous savez tout !

On raconte que, contrairement à votre habitude d’improvisation, vous connaissiez déjà le titre, l’histoire et la fin du Conteur électrique avant de commencer à le dessiner...
Je me suis effectivement réveillé un matin avec tous les détails du Conteur électrique, y compris le nom des personnages. Ça devait mijoter depuis un moment dans ma tête... D’habitude, j’ai toujours cette impression plutôt extraordinaire que l’histoire existe dans la pièce où je travaille, et que je n’ai qu’à la tirer petit à petit du plafond pour qu’elle prenne forme sur le papier ! Le Conteur est une exception. Finalement, je me suis trouvé un peu plus gêné que lorsque j’improvise mon récit au fur et à mesure : j’avais peur de trahir ce qui m’était venu en tête. À l’arrivée, il y a tout de même beaucoup d’éléments que je n’avais pas prévus à mon réveil. Heureusement !

Extrait de L’Histoire du conteur électrique (1995).

Dans Le Conteur, vous livrez une charge explicite contre la télévision, pendant près de la moitié de l’album.
À vrai dire, je ne pensais pas que ça prendrait autant de place, mais le personnage du P.-D.G. de Canal Moi s’est imposé sans que je m’en rende vraiment compte ! Je l’ai donc laissé évoluer si librement qu’il a fini par monopoliser un grand nombre de pages. Ça correspond bien à son caractère mégalomane... En fait, c’est plus une charge contre les mauvais programmes de télévision que contre la télévision proprement dite : je suis un téléspectateur régulier, mais je ne regarde pas n’importe quoi ! Depuis Le Corbac aux baskets, j’aime bien faire quelques clins d’œil à mon époque et aux choses de la vie, tout en continuant à faire évoluer mes personnages dans un contexte intemporel... J’ai horreur des messages, ils sont trop souvent prétentieux et grandiloquents, mais il y a beaucoup de choses dans une histoire qui peuvent faire écho à la société dans laquelle on vit. Je le faisais déjà dans Philémon, mais les gens le percevaient moins, car ce n’était jamais aussi précis que dans Le Corbac ou Le Conteur... J’ai toujours mis en filigrane ce qui m’agaçait chez les gens. Au fond, je crois avoir retrouvé la veine satirique des dessins humoristiques que je réalisais à mes débuts pour la presse. J’essaye de ne pas être pontifiant. La position du donneur de leçon ne me conviendrait pas du tout.

Mais il y a parfois une allusion directement politique dans les histoires de Philémon. L’Île des brigadiers fait allusion à l’île des colonels, qui était le nom qu’on donnait à la Grèce du temps de la dictature militaire.
Oui, tout à fait. Je l’ai faite pour moi, personne ne l’a remarquée. Il y avait aussi ce passage dans Le Château suspendu, dans la baleine-galère, quand tous les galériens se révoltent pour finalement en venir à demander à ramer le dimanche. C’était une allusion à Mai 68. Et regardez, c’est ce qui se passe aujourd’hui, les gens continuent à ramer, même le dimanche ! Comme je le disais, j’admire Willem, Cabu ou Pétillon, leur sens du dessin direct, mais mon approche du commentaire politique est plus diffuse.

Extrait de Philémon : Le Château suspendu (1973).

En revanche, j’ai relevé dans cet album un sigle un peu hypocrite qui m’étonne beaucoup sous votre plume : « S.D.F. »...
C’est vrai que c’est un mot un peu bizarre qui met à distance et atténue la réalité... Mais il est entré dans le vocabulaire ! Que vouliez-vous que j’écrive ? « Clochard », c’est quand même trop péjoratif, voire insultant.

Le Conteur fourmille d’histoires dans l’histoire : parmi les quatre milliards d’histoires que connaît la Lune, vous en avez choisi une, qui vous replonge dans la mythologie grecque...
Ce n’est pas obsessionnel, mais je dois bien avouer que la mythologie resurgit facilement en moi...

Pourquoi avoir caché pendant tout l’album le visage du conteur Hippolyte Mousse ?
Parce qu’il est très timide ! La seule fois où il ne tourne pas le dos au lecteur, il a la tête recouverte de bandages et on ne lui voit que les yeux... À la fin de l’album, j’avais dessiné trois images en donnant à Hippolyte Mousse le même visage que la Lune, mais j’ai renoncé à cette idée. C’était une fin un peu facile.

Fin de l’Histoire du conteur électrique (1995).

La morale de cette histoire me semble assez proche de celle de Philémon ou du Corbac : Philémon était le seul à avoir accès au monde des lettres de l’Atlantique, le Corbac était seul dans son état de Corbac, puis seul être humain parmi les Corbacs... À la fin du Conteur, la Lune annonce à Hippolyte Mousse qu’elle ne racontera plus ses histoires qu’à lui. Tous vos albums semblent répéter que l’être humain, pour se réaliser pleinement, doit accepter sa propre différence.
Peut-être. Je crois en tout cas que la plupart des gens sont seuls, même quand ils sont accompagnés. Seuls dans leurs ennuis. Seuls dans leur différence. Il est évident que L’Histoire du Corbac aux baskets est une parabole contre le racisme. Au sens large.

La fin du Conteur peut sembler pessimiste.
Pourquoi ?

Parce que les gens sont privés des histoires de la Lune...
Ben oui... C’est dommage, mais c’est comme ça !

Il y a d’ailleurs un paradoxe dans Le Conteur électrique : Hippolyte Mousse, le conteur, ne raconte aucune histoire dans cet album...
Hum ! [Fred lisse un peu sa moustache avant de répondre...] Oui, mais il sert d’intermédiaire, c’est une sorte de relais, un diffuseur des histoires de la Lune... J’aimais bien ce titre parce qu’il me semblait créer une confusion troublante dans l’esprit du lecteur. Ça place tout de suite le personnage en porte-à-faux...

Vos dialogues me font un peu penser à ceux de Beckett : ce sont souvent des monologues qui se superposent...
C’est vrai. Mes personnages écoutent rarement ce que disent les autres. Ils continuent leur chemin dans leurs pensées. C’est un peu le cas dans la vie. Combien de fois ai-je entendu : « Je vous en prie, arrêtons de parler de moi... Est-ce que vous avez lu mon dernier livre ? » C’est toujours comme ça ! Les gens en reviennent toujours à eux. Dans Le Corbac, il y a des dialogues qui se superposent à un point tel qu’on se retrouve avec deux ou trois histoires en parallèle qui finissent, bien entendu, par passer au premier plan...

C’est sans doute pour cette raison que vos histoires peuvent être lues plusieurs fois...
Oui. Je place toujours des petits détails dans le dessin qui passent inaperçus à la première lecture. Dans Le Corbac, j’ai dessiné Philémon dans le cabinet du psychiatre.

Ah bon ? Où ça ?
Regardez bien les détails du décor : c’est sa poupée d’enfance. Personne ne s’en est rendu compte. Ça contribue à créer un climat magique.

Dans vos dernières histoires, il me semble que les dialogues prennent le pas sur les dessins...
C’est vrai. Je me suis rendu compte que j’aimais autant écrire que dessiner. De toute façon, la bande dessinée est, pour moi, une façon d’écrire.

Je suis frappé par le grand nombre de statues allégoriques qui jonchent le décor de vos dernières histoires...
Je trouvais ça rigolo et puis ça me permettait de caricaturer de manière encore plus forte les situations.

Est-ce qu’il vous arrive de relire vos propres histoires ?
Rarement. Il m’arrive parfois de rouvrir mes anciens albums pour y retrouver la physionomie d’un personnage, ou un décor. Je feuillette les bouquins et, sans le faire exprès, je me mets à lire l’histoire. Curieusement, je suis alors pris par le récit comme si ce n’était pas moi qui l’avais imaginé. Ce qui me surprend, c’est que mes histoires restent très homogènes, malgré l’improvisation pour le moins acrobatique dans laquelle elles ont été conçues.

Philémon est-il définitivement en cale sèche ?
Non, Philémon n’est ni un bateau perdu, ni un vaisseau coulé… Mais ce serait un beau titre : Philémon en cale sèche. J’ai seulement ressenti le désir, après quinze albums d’aventures de Philémon, de raconter d’autres choses, de rencontrer d’autres personnages. J’ai dessiné cinq pages, et je me suis arrêté. Je me suis alors lancé dans Le Conteur électrique, Le Corbac. Je n’avais plus envie de dessiner Philémon. Je ne me suis remis à travailler dessus qu’il y a deux ans. J’ai dessiné 28 pages. Il y a là-dedans des choses qui n’ont jamais été faites. J’ai fait une double page en « toile d’araignée » dont je suis fier. Quand on lit le texte, on s’englue dedans. Je ne sais pas si je la reprendrai un jour. Je la finirai dans mon cercueil, j’emporterai du papier [rires].

Deux pages extraites du dernier Philémon :
Le Train où vont les choses, 2013.

Quel est votre album préféré ?
J’en ai plusieurs, mais je crois que mon vrai préféré reste Le Petit Cirque. Il me semble d’ailleurs que Le Corbac aux baskets rejoint un peu l’ambiance et l’émotion du Petit Cirque.

Et parmi les albums de Philémon ?
Je ne peux pas vous donner un titre particulier : il y a dans chacun de ces albums au moins une séquence qui me plaît beaucoup. [Silence. Fred allume une énième cigarette.] Hum ! En y réfléchissant bien, je pencherais peut-être pour Le Voyage de l’incrédule, parce que ça parle de théâtre... En tout cas, je n’en renie aucun.

Qu’est-ce que la bande dessinée pour vous ?
La bande dessinée est un moyen d’expression complet, ce n’est pas du remplissage d’images. Il faut être vigilant de ne pas succomber au plaisir du dessin pour le dessin : ce n’est en aucun cas de l’illustration et le dessin doit toujours rester au service de l’histoire. Je n’ai pas tellement envie de m’exprimer dans d’autres formes artistiques. Si je le faisais, ce serait un plus, un contrepoint... Lorsque je me suis éloigné de la bande dessinée pour écrire des courts métrages, au début des années quatre-vingt-dix, j’ai ressenti un grand vide. Si j’avais cessé de manger pendant un moment, ça n’aurait peut-être pas été pire. Chaque nouvel album représente une année de ma vie. Je m’investis nuit et jour dans mon histoire : je ne pense qu’à ça, je ne rêve qu’à ça et je ne sors plus de chez moi tant que l’histoire n’est pas finie. La bande dessinée, c’est ma vie.

Propos recueillis au domicile de Fred, à Paris, par Benoît Mouchart le 24 février 1994 et le 26 mars 1996, et par Jean-Pierre Mercier le 7 octobre 2008. Paru dans Neuvième Art No.15, janvier 2009, p. 24-35.