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"le démon des glaces" ou les désillusions du progrès

Nicolas Tellop

[Janvier 2016]

En 1974, Nestor Burma n’appartenait qu’à Léo Malet et Adèle Blanc-Sec n’avait pas encore traîné ses jupons sur les pavés parisiens de la Belle Époque. Adieu Brindavoine venait tout juste d’être édité, Rumeurs sur le Rouergue était vieux de trois ans seulement, et Jacques Tardi publiait son troisième album, Le Démon des glaces.

Son titre rappelle un roman de Jules Verne, Le Sphinx des glaces, et pour cause : cet album prend l’univers de l’écrivain français comme matière première, et plus généralement la littérature feuilletonesque du XIXe siècle, siècle dans lequel l’auteur s’immerge avec un style graphique très sophistiqué, rappelant à bien des égards les illustrations des éditions Hetzel. L’encadrement rouge de la couverture originale et la quatrième de couverture évoquent d’ailleurs les livres du célèbre éditeur des « Voyages extraordinaires », sans parler du frontispice qui pousse le mimétisme jusque dans le lettrage.

© éditions Casterman

Le dessin propose ainsi une synthèse convaincante entre le style de Tardi pour les personnages, réalisés à l’encre, et un formidable travail de carte-à-gratter pour les décors, qui donne aux cases des allures de gravures. Une année de labeur sera nécessaire pour réaliser la soixantaine de planches qui composent l’album, tant la technique de la carte-à-gratter est fastidieuse, autant qu’elle est efficace à se rapprocher des modèles du XIXe. Parmi ceux-là, il faut citer évidemment l’empreinte profonde de Gustave Doré, influence majeure pour l’imaginaire graphique de plusieurs générations, et en particulier ses gravures pour le long poème de Coleridge The Rime Of The Ancient Mariner (Le Dit du vieux marin), dont les stupéfiantes scènes polaires sont citées par le dessin de Tardi. L’auteur apporte un soin particulier à la contextualisation, agrémentant l’image de multiples détails liés à la météorologie et à la faune polaires, ainsi qu’à la technologie maritime. Il rejoint en cela la richesse didactique des gravures de l’époque, véritables fenêtres ouvertes sur le monde.

De son côté, le récit tient ses promesses en faisant voyager le lecteur de l’Arctique à la France et de la France à l’Arctique, croisant sur sa route de mystérieux vaisseaux fantômes, des meurtres rocambolesques, des espions à la solde du gouvernement et des savants fous aux commandes de machines fabuleuses et effroyables. L’action exploite par la réécriture certaines péripéties du Sphinx des glaces : la première partie de la bande dessinée condense ainsi deux épisodes du roman de Verne, le premier dans lequel les héros découvrent un cadavre gelé sur un bloc de glace à la dérive, le second où leur bateau est soulevé et coincé dans les airs par un iceberg. Chez Tardi, ces deux séquences donnent naissance au « Clipper fantôme », vaisseau rempli de dépouilles gelés au sommet d’un gigantesque iceberg. De cette façon, Tardi pousse jusqu’à l’outrance la logique du roman-feuilleton, conjuguant spectaculaire, parodie et poésie en un même mouvement ascensionnel.

© éditions Casterman

Nous sommes au beau milieu des années 70, à l’âge de l’underground triomphant. Les magazines Charlie Hebdo et L’Écho des savanes, les éditions Futuropolis et, bientôt, Les Humanoïdes Associés, revendiquent une contre-culture débridée, en recherche de modernité et d’expérimentation, pour produire des bandes dessinées totalement en prise avec leur époque, loin du politiquement correct. On pourrait dès lors s’étonner de voir Tardi, dont Rumeurs sur le Rouergue (avec Pierre Christin) se faisait l’écho des événements de mai 68, se limiter à l’hommage d’un certain classicisme de l’imaginaire.

© éditions Casterman

Mais sa démarche n’est évidemment pas dénuée d’ironie et de morgue. Si la forme est tout à fait fidèle aux canons de la fin du XIXe siècle, jusque dans sa narration feuilletonesque jouissive et poussive, le fond est beaucoup plus ambivalent, prenant l’idéal scientifique de Jules Verne à rebrousse-poil. Le progrès n’apparaît plus comme un acte de foi bienveillant et positif dont le but serait de repousser les connaissances et d’améliorer les conditions de vie de l’homme, mais comme un instrument du mal, précipitant le destin de l’humanité par le fond. Ce retournement idéologique est caractéristique du pessimisme noir et du cynisme de Tardi, mais aussi du positionnement politique et culturel de toute une frange intellectuelle de l’époque, pour laquelle les mots « défiance » et « méfiance » étaient les axiomes de tout engagement dans le réel. Raymond Aron s’en est fait le porte-parole à la fin des années 1960 en publiant un ouvrage dont le titre pourrait éclairer le fonctionnement du Démon des glaces : Les Désillusions du progrès – essai sur la dialectique de la modernité. Comme l’expose l’hallucinant renversement qui se joue au milieu du récit de Tardi, l’ère de la science a laissé place à l’ère du soupçon.

À ce propos, la référence au Sphinx des glaces n’est sans doute pas anodine. Des romans de Jules Verne, c’est celui qui prend le plus de distance à l’égard de l’enchantement du progrès et de la technique. La science, autrefois glorifiée, y est réduite à l’expression d’un aplanissement de tous les mystères, à l’asséchement de toute magie. Le romancier, à 69 ans, ne semble plus partager le regard de son héros américain minéralogiste pour qui le monde se résume à un enchaînement de propositions logiques sans surprise (sa spécialisation le prédestine à un tempérament « terre-à-terre », ancré dans la matérialité la plus basique et la plus lourde, de même que sa nationalité sans passé l’oppose au poids des traditions et superstitions européennes). À travers ses yeux, le mystère et la magie semblent s’être évaporés, condamnant le réel à une aridité sans saveur. Cette évolution dans la vision de la science, on la retrouve concentrée chez Tardi dans son propre héros, Jérôme Plumier : d’abord candide et généreux jeune homme (un officier tient même à lui serrer la main pour rendre hommage à son héroïsme), il devient un monstre immoral et sans scrupule.

© éditions Casterman

Ce parcours met en perspective celui de son oncle et de son complice, savants d’abord animés par la volonté de faire le bonheur de l’humanité, mais au contact de laquelle ils ont fini par être dégoûtés jusqu’à tenter d’accomplir sa destruction. Les deux hommes font face à une Némésis haute en couleur en la personne de Simone Pouffiot. L’oncle Chapoutier résume ce chassé-croisé idéologique dont le caractère grotesque ne semble pas l’interpeller outre mesure : « Cette vieille chose voulait détruire le monde à l’époque où Gelati et moi voulions le bonheur de l’humanité. Maintenant que nous voulons tout casser, elle œuvre pour le bien ! » La permutation trahit sur le mode burlesque la dialectique de la modernité à laquelle fait référence Raymond Aron : une logique – ou plutôt une fatalité – où l’être trouve son équilibre à force de négation et de réconciliation. C’est ainsi qu’au cours de l’Histoire le désir d’utopie se meut en dystopie et inversement.
Si le paradoxe du progrès trouve l’incarnation de son équation destructrice dans chacun des personnages du Démon des glaces, le cadre polaire se prête tout aussi bien à l’évocation du froid calcul de la rationalité déshumanisante – la neige, les icebergs et l’océan glacé donnent la mesure du sang qui s’est gelé dans les cœurs jusqu’à laisser transparaître à travers les gerçures la plus démoniaque irrationalité, l’hybris de la vengeance et du mal logé au plus profond des abîmes (l’improbable pieuvre qui semble s’être saisi de Jérôme avant sa conversion en est sans doute le signe). La bande dessinée excelle dans l’art de souffler le chaud et le froid, d’exalter la beauté des images pour trahir la laideur des consciences, d’idéaliser la pureté d’un personnage pour le laisser ensuite céder aux tentations du mal, de quitter le cadre arctique du récit pour trouver sa conclusion au cœur de l’Amazonie.

L’architecture des planches s’inscrit également dans cette perspective : toutes rigoureusement construites sur une symétrie verticale spectaculaire, elles intègrent également des médaillons, des encadrements arrondis, des courbes gracieuses qui évoquent les arts décoratifs et plus général l’Art Nouveau qui triomphe en cette fin de XIXe siècle. La maîtrise et l’équilibre du style entrent encore en contradiction avec la folie meurtrière du récit ainsi qu’avec le dérèglement moral des personnages. Surtout, ces constructions donnent l’occasion à Tardi d’exprimer son propos avec une grande subtilité.

© éditions Casterman

Une double page au centre de l’album est à même de l’illustrer. Elle se situe au chapitre V, intitulé « La Fin d’une expédition française ». Le héros du récit, Jérôme Plumier, bien décidé à résoudre les énigmes qui entourent le naufrage de plusieurs bateaux en un point précis du Pôle Nord, a réussi à se faire engager à bord du « Jules Vernez », bâtiment « chargé de déceler la cause des dérives folles et meurtrières des icebergs qui sévissent dans l’Arctique ».
Dans cette planche, trois grandes cases verticales racontent de façon elliptique et fragmentaire le voyage du navire au milieu du cercle polaire. Comme à plusieurs reprises, le récit offre ainsi des vues gigantesques du paysage arctique, le procédé permettant de cadrer dans toute leur vertigineuse hauteur les éléments du décor choisi par Tardi. Dans la case inaugurale, on distingue les icebergs au premier plan et le « Jules Vernez » à l’arrière ; dans la suivante, le navire, toujours à l’horizon, est surplombé par une étonnante forme de parhélie, phénomène optique céleste causé par les cristaux de glace ; la troisième change de point de vue en montrant le bateau au tout premier plan, au milieu de l’océan gelé. L’impression de démesure est renforcée par ce brusque changement d’échelle. Le vaisseau n’est d’abord qu’un point minuscule à l’horizon, dominé par un paysage grandiose et fantastique, puis il impose sa taille à la dernière case, masquant tout le reste. La hauteur du bateau, dont le lecteur prend alors soudainement conscience, permet de donner une idée de l’étendue arctique, bien plus grande, où il se trouve. Et la composition graphique de la planche ne repose pas seulement sur ce système de phases verticales, mais garde encore une cohérence horizontale, qui permet de mieux se rendre compte des proportions : chaque élément d’une case est presque systématiquement prolongé par un autre dans les deux cases voisines, comme on peut le voir sur le schéma ci-dessous.

Cette harmonie visuelle coïncide avec un motif commun aux trois vignettes, dévoilé dans le premier récitatif : la métaphore des « inquiétants fantômes blancs » qui renvoie aux icebergs de la première case. Avec la deuxième, cette dimension spectrale se retrouve dans le dédoublement du parhélie, appelé aussi « faux soleil » (le deuxième astre en haut est une fausse réplique du vrai). Dans la troisième case, c’est le bateau au pont gelé qui semble abandonné, véritable vaisseau fantôme à bord duquel personne n’est visible. Les vignettes offrent chacune une variation sur le faux-semblant, l’illusion, le simulacre.

Le phénomène parhélique visible au centre de la planche est en effet révélateur d’un discours sur les apparence : celles des blocs de glace semblables à des silhouettes encerclant le bateau, celles des deux soleils qui ne sont en fait qu’un, celles du vaisseau qui paraît vide mais qui ne l’est pas, et plus généralement celles des icebergs qui ne sont pas ce qu’ils semblent être. Cette dernière idée a une répercussion directe sur le récit, mais aussi sur la nature de la banquise : comme l’explique un voyageur au début de l’histoire, l’iceberg n’a qu’un neuvième de sa masse émergé, les huit autres restent dissimulées sous l’eau. Ainsi, ce qui l’on voit est trompeur, et cache quelque chose d’énorme et d’inattendu. Ce n’est peut-être pas un hasard si Tardi a choisi ce décor plutôt qu’un autre, justement en raison de cette capacité dissimulatrice de la surface, que même la pleine verticalité du cadre ne peut parvenir à sonder et à saisir. On y retrouve le propos général sur la modernité, le progrès scientifique et la technique, dont le bénéfice cache en fait une grave dangerosité. Le parhélie en est une fois de plus l’étendard : « faux soleil », mais aussi fausse lumière, ou lumière trompeuse. Symbole de connaissance et de foi dans les avancées technologiques de l’être humain au moins depuis le XVIIIe siècle, les Lumières se veulent éclairantes et bienfaitrices. Au XIXe, le scepticisme éclate en même temps que s’épanouit la Révolution Industrielle, porteuse de déshumanisation et de misère sociale. C’est toute la vision de Tardi, qui avance masquée derrière un récit et un dessin faussement révérencieux, pour mieux dénoncer le mensonge embusqué sous les apparences : la libération suggérée par révolution technique n’est que la portion émergée de l’iceberg, qui cache en fait la continuation de l’asservissement des siècles précédents. En cela, l’auteur s’inscrit pleinement dans le mouvement des Anti-Lumières – parhélie plus philosophique.

© éditions Casterman

La page suivante expose avec éclat tout le raffinement décoratif que le dessinateur met en œuvre dans la composition de ses planches. La première case occupe en haut le rôle d’une clé de voûte, s’arc-boutant à chacune de ses extrémités horizontales. Elle représente de nouveau le navire au milieu du cercle polaire, rigoureusement mis en avant au centre de l’image. Les icebergs sont encore personnifiés de manière fantomatique, la glace s’étendant vers le vaisseau comme des bras menaçant de s’en saisir. Au centre, un médaillon en insert montre Jérôme Plumier, une carte maritime à la main, comprenant brusquement quelque chose au moment où les coordonnées recherchées par l’expédition ont été atteintes. La révélation est retardée – ou confirmée – par les deux dernières cases dans lesquelles on voit le bateau exploser violemment. Ce désastre montré en deux temps (l’instant de la déflagration et l’incendie qui s’en suit) prolonge le moment de manière spectaculaire, perpétuant la violence de la catastrophe. Le dernier récitatif qui conclut la planche tout en bas vient apporter un éclairage ironique à la scène : la répétition écrasante de l’événement est contredite par la dimension lapidaire et presque comique du commentaire qui en est fait. « Ah… Triste Noël en mer ! » Le décalage traduit bien la portée parodique du récit de Tardi.

Surtout, la construction architecturale de la planche est pervertie par ce qu’elle représente. Si la case du haut apparaît comme une clé de voute, les deux dernières cases en sont les colonnes porteuses. Or, les soutiens qu’elles incarnent représentent paradoxalement la destruction. L’effondrement menace de défaire le bel équilibre apparent de la planche. Ainsi, les motifs de l’ironie et de l’écroulement se mêlent dans cet épisode qui vient clore le chapitre intitulé « La Fin d’une expédition française ». Le lecteur assiste à cette « fin », lamentable et meurtrière, qui marque l’échec de l’expédition scientifique – autrement dit la ruine de la science. On peut également déceler une polysémie autour du mot « fin », au sens bien sûr d’issue tragique, mais aussi de finalité, de but poursuivi. D’ailleurs, le médaillon soulignait cette idée, puisque Jérôme s’apercevait qu’il était arrivé au terme de son voyage. Dans la perspective ironique de l’album, la finalité recherchée et atteinte par le « Jules Vernez », métonymie de la science positive, consiste précisément en sa propre destruction.

Telle est sans doute la destination de tout navire humain glissant sur les flots obscurs du progrès : son naufrage. C’est là la seule réponse à l’énigme du Sphinx de Jules Verne, le profond mystère de notre humanité. Lorsqu’à la fin les déplorables héros de la bande dessinée trouvent refuge dans une ancienne pyramide inca, il faut sans doute y voir un dernier clin d’œil ironique de la part de Tardi. Le temple d’une civilisation disparue dédié aux sacrifices humains devient le siège d’une nouvelle civilisation du progrès, tout entière habitée par l’ambition de l’anéantissement, et c’est le cycle des catastrophes et des génocides qui se perpétue à l’infini – épouvantable dialectique de la modernité.

Nicolas Tellop