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un autre « mein kampf »

Thierry Groensteen

[Janvier 2016]

Depuis le 1er janvier de cette année 2016, son auteur étant mort en 1945, Mein Kampf est tombé dans le domaine public. Alors que le texte du brûlot rédigé par Hitler entre 1924 et 1925 est disponible sur Internet d’un simple clic, le projet des éditions Fayard, annoncé en octobre, de le rééditer très prochainement, assorti d’un appareil critique commandé à des historiens, a fait polémique.

Si ce livre tristement célèbre intéresse la bande dessinée, c’est d’abord en raison de l’existence d’une version manga publiée en l’an 2000 par les éditions East Press, dans une collection « d’initiation » aux « grands classiques mondiaux » où figuraient déjà, entre autres titres, Le Capital de Karl Marx et les chefs-d’œuvre de Tolstoï, Kafka ou Dante. Cette version n’a pas suscité de controverse au Japon, où il s’en est écoulé rapidement 45 000 exemplaires, mais certains médias français, alertés, s’en étaient ému.
Libération écrivait (29/10/2009) : « Dans le quotidien Asahi Shimbun, le patron d’East Press défend son choix : “Ce manga préfère présenter Hitler en tant que personne plutôt que de simplement le diaboliser en tant que leader responsable de l’Holocauste.” Sauf qu’aucun texte de mise en perspective ou explicatif ne vient contextualiser le manga. Au contraire. La BD reste fidèle au contenu antisémite du livre dans lequel Hitler expose sa vision national-socialiste, son rêve aryen et les préceptes du nazisme. » [1]

C’est d’une autre version que je voudrais parler ici, que peu d’amateurs connaissent et qui constitue, à tous égards, une curiosité. On la doit à un artiste allemand, Carl Meffert (1903-1988), qui signait ses œuvres du pseudonyme de Clément Moreau [2]. Quand Hitler arriva au pouvoir en Allemagne, Moreau, proche des Spartakistes, s’exila en Suisse, échappant de justesse à la Gestapo. Puis, obligé de quitter ce pays où il avait immigré de façon illégale, il s’exila en Argentine, en 1935, où il vécut principalement de l’enseignement du dessin.

Clément Moreau était avant tout un graveur sur bois. Son œuvre la plus connue est une suite de 107 gravures intitulée Nacht über Deutschland (Nuit sur l’Allemagne). Elle est dans la continuité du genre initié par Frans Masereel en 1918, dans lequel s’illustreront d’autres artistes allemands, tels Otto Nückel (Destin, 1930) et Werner Gothein (Die Seiltänzerin und ihr Clown – « La danseuse de corde et son clown », 1949). Moreau la réalise dans les années 1937-38, appelant l’Allemagne à se « réveiller ». Il signait là une des œuvres antifascistes les plus importantes de l’époque. [3] Il sera, en 1938, l‘un des fondateurs de l’association d’émigrants Das Andere Deutschland (L’autre Allemagne), autour du café-théâtre politique Truppe 38.

Pendant son exil, Moreau publie aussi des caricatures sur Hitler et le régime nazi dans les journaux argentins, en particulier dans l’hebdomadaire antifasciste Argentina Libre. C’est ce périodique, mais également le quotidien Argentinisches Tageblatt [4], qui, en 1940, publieront sa version satirique de Mein Kampf, qui, autant qu’on sache, aurait toutefois été exécutée dès 1937.

La bande dessinée se compose de dix-sept bandes comptant quatre cases chacune. Chaque strip se développe à partir de citations tirées de Mein Kampf (plus précisément de la partie autobiographique du livre) placées sous les images. Les dessins, réalisés à la plume, assurent seuls le commentaire. Ils tournent Hitler en farce, le montrant comme un raté social, un personnage névrosé et grotesque. La stratégie de Moreau est originale et limpide : il s’agit de prendre Hitler au piège de ses propres écrits [5].

(Trois dessins extraits du Mein Kampf de Moreau.)

Une édition française de cette bande dessinée, publié par Syros en 1976, dans la collection « Combat culturel », sous la forme d’un petit livre. Depuis longtemps épuisée [6], cette édition, conformément à celle en langue allemande publiée à Zurich un an plus tôt, répartissait les vignettes sur autant de pages et reprenait la préface écrite par Max Frisch.
J’en extrais ces lignes :

« Clément Moreau nous montre comment, dès cette époque, il a su lire les propos de ce livre. D’autres aussi, au même moment, ont su lire, et beaucoup l’ont payé de leur vie. Nous en savons davantage aujourd’hui que ne pouvait en savoir le dessinateur. Ses caricatures ne nous apprennent rien. Elles ont un autre pouvoir. (…) La simple lecture de son livre [celui d’Hitler] aurait dû permettre au peuple qui l’a élu (s’il avait su lire) de démasquer son prétendu sauveur. Apprenez à lire. Tel est pour moi l’avertissement que nous donnent les caricatures de Clément Moreau : “Apprenez donc à lire ce que vos sauveurs écrivent.” »

Cette bande dessinée salubre et courageuse valut à Clément Moreau d’être attaqué en justice par l’Ambassade d’Allemagne en Argentine. Il gagna le procès, mais fut déchu de sa nationalité.

À l’heure où l’on réédite Mein Kampf en s’efforçant de le recontextualiser, il n’était pas mauvais, je crois, de rappeler l’existence cette version illustrée.

Thierry Groensteen

Merci à Gabriel Umstätter et à la BDIC du Musée d’Histoire contemporaine.

Note additionnelle du 16 février : J’apprends, grâce à Christian Maiwald, que le quotidien El Pais a intégralement réédité le Mein Kampf de Moreau fin 2015. L’œuvre est consultable en ligne à cette adresse : http://elpais.com/elpais/2015/12/08/album/1449598446_127843.html#1449598446_127843_1449598738

[1] Rappelons l’existence d’autres mangas sur Hitler, signés par des auteurs de renom : Hitler, de Shigeru Mizuki (Cornélius, 2011) et L’Histoire des 3 Adolf, de Tezuka Osamu (Tonkam, 1998-99).

[2] Une Fondation Clément Moreau, à Zurich, gère aujourd’hui le fonds légué par l’artiste.

[3] L’édition la plus récente de Nacht über Deutschland a paru à l’enseigne d’EMG, à Lubeck, en 2009.

[4] Organe important de l’émigration allemande en Amérique latine.

[5] Il existe une autre série de Moreau parue dans Argentina Libre, toujours en strips de quatre cases mais cette fois en linogravure : La Comedia humana. Elle compte une cinquantaine de bandes.

[6] J’avais tenté de la consulter à la Bibliothèque nationale de France, mais on m’a opposé le fait que cet ouvrage était « incommunicable » !