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valentina et le rêve de l’émancipation de la femme italienne

Caitlin E. Pantos

[2006]

Umberto Eco prodigua un jour à son ami Guido Crepax ce conseil : « Tu dessines merveilleusement, mais tu devrais trouver un auteur pour écrire tes histoires ». L’auteur de Valentina répondit : « Ma manière de raconter des histoires est si éloignée de la tradition que les jeunes artistes choisissent – à bon droit, je le concède – d’autres modèles. Je n’ai aucun désir de servir de modèle. Mon univers est véritablement à moi [1]. »

Et assurément il s’agit d’un univers étrange et ésotérique. L’auteur/illustrateur Crepax mélange les rêveries diurnes, les fantasmes et les cauchemars avec les agissements quotidiens de ses personnages ; il en résulte des objets graphiques incompréhensibles mais qui séduisent par leur surréalisme. Qui plus est, Crepax complexifie ses récits en y introduisant des allusions érudites au cinéma, à la littérature ou à l’Histoire. L’effet pourrait être dissuasif, s’il ne fallait compter avec l’habileté technique de l’auteur, ses sauts narratifs astucieux, et sa capacité à délivrer un commentaire socio-politique subtil mais puissant.

Les histoires de Crepax sont davantage que le produit d’une imagination suractive. Rejetant le vide conceptuel que lui autoriserait une posture hautaine d’artiste aux prises avec une forme d’abstraction, Crepax fait appel aux transformations politiques et sociales que connaît l’Italie des années 1960 et 70 [2]. Au cours de sa carrière, Crepax a pu observer l’évolution politique de l’Italie, du fascisme jusqu’à un libéralisme d’inspiration communiste et porteur d’espoir. Les mouvements pour l’égalité sexuelle et les droits des femmes sont apparus comme les conséquences naturelles de l’évolution des circonstances politiques, sociales et économiques – conséquences que Crepax se refusa à ignorer. Le fascisme, le racisme, les tensions entre classes jouent un rôle dans ses récits, mais son intérêt le plus vif allait, sans aucun doute, au mouvement féministe naissant en Italie.

Philip face aux féministes dans Rembrandt e le streghe (1977).

Comment Crepax découvrit-il la question féministe et comment cultiva-t-il son intérêt pour elle ? L’état des affaires politiques et sociales en Italie a certainement influencé le choix de ses sujets, tout autant que la « renaissance » de la bande dessinée à partir du milieu des années 1960, quand les artistes européens ont réinventé le médium pour s’adresser à un public adulte et intellectuel. Une fois reconnu comme auteur ‒ sans nécessairement avoir accédé au rang de « star » du neuvième art ‒, Crepax lutta encore davantage pour gagner une pleine liberté éditoriale et artistique, et il transféra cette quête de liberté sur les femmes qu’il représentait. Des personnages intrépides et ambitieux, avec une vie sexuelle et une carrière, des amants et un goût prononcé pour l’aventure : les femmes les plus belles, les plus complexes et les plus secrètement aventureuses d’Italie déposèrent leurs balais et leurs bébés pour venir s’ébattre entre les pages de ses albums. Ceux-ci représentent une œuvre superbement illustrée et racontée de manière unique, enjambant une période de quinze ans pendant laquelle le pays connut des bouleversements politiques et sexuels prodigieux, une période à laquelle les Italiens se réfèrent encore comme à l’« automne chaud ».

Digne de cet euphémisme évocateur, Dacia Maraini est une auteure dont le théâtre, les récits, le travail journalistique ont contribué à accroître la conscience féministe dans les années 1970 et 80. Dès 1970, dans sa pièce Il Manifesto : Commedia in Due Tempi, elle révélait fort à propos les préjugés qui avaient cours en Italie à propos des femmes, proclamant que :
1. Il n’y a rien de honteux à être une femme.
2. La femme n’est pas fragile, délicate, humble ou soumise.
3. La femme doit travailler. Ceux qui travaillent sont forts. Ceux qui ne travaillent pas sont faibles.
4. La virginité est un symbole de l’esclavage féminin.
5. La fidélité est un non-sens, inventé par l’homme pour asservir la femme. La fidélité n’a de sens que pour ceux qui veulent être fidèles.
6. La femme doit cesser d’obéir. Elle doit décider par elle-même.
7. Une femme n’est pas une chose, que l’on peut prendre, posséder ou acheter.
8. Une femme qui se déshabille se transforme en un objet solitaire, au cinéma ou dans la presse. Si la femme est nue, alors l’homme qui lui correspond doit être nu également.
9. Les femmes doivent cesser d’être préoccupées exclusivement des enfants. Cela les rend dépendantes et malléables.
10. Les femmes doivent apprendre à protester.
11. Personne ne distribue la liberté. La femme doit se l’accaparer [3].

Les opinions « extrêmes » exprimées par Maraini et ses collègues féministes prêtaient à controverse mais, comme l’explique son biographe Bruce Merry, « les femmes sont obligées d’argumenter et de batailler pour pouvoir s’approcher de leur but, qui est simplement l’égalité avec l’homme ». La carrière tumultueuse de Crepax ‒ sa formation initiale comme architecte, son détour par le champ moins contraignant de la publicité, et finalement sa mise au point d’un style graphique audacieux basé sur une liberté narrative et créative absolue ‒ est en phase avec l’évolution de la femme italienne, son combat pour échapper à la répartition traditionnelle des rôles sexués, en quête de libération et d’égalité.

La prédilection de l’artiste pour les personnages féminins (elles tiennent les rôles principaux dans plus de 80 % de ses œuvres) soulève deux questions : premièrement, comment le public reçut-il ces récits centrés sur la femme et, deuxièmement, comment la représentation que Crepax donne de la féminité s’intègre-t-elle dans le climat social, culturel, politique italien de la fin des années 60 et des années 70 ? Comme pour toute création controversée, les opinions sur le sujet sont diverses. Alors qu’il est salué en Europe comme un intellectuel et un pionnier sur les plans à la fois stylistique et sexuel, les critiques anglais et américains ignorent souvent les aspects les plus subtils des histoires de Crepax pour se focaliser sur la composante érotique. Taxées de pornographiques et, partant, marginalisées, les aventures de Valentina, Bianca, Anita et les autres héroïnes de Crepax n’ont pas reçu l’attention et le respect qu’elles méritent.

Les censeurs de Crepax attaquent généralement son œuvre comme étant hostile aux femmes, du fait de ses éléments sensuels, érotiques et sado-masochistes. Pour la raison que l’œuvre de Crepax abonde en représentations sexuelles, ses récits sont injustement amalgamés aux bandes dessinées populaires au contenu explicitement adulte produits par des contemporains moins sophistiqués. Nombre de critiques actuels – parmi eux Roger Sabin – commettent l’erreur de marginaliser Crepax en réduisant son œuvre à la dimension sexuelle. Dans Adult Comics : An Introduction (Routledge, 1993), Sabin écrit : « Guido Crepax est un autre artiste travaillant entre érotisme et pornographie, qui a aussi un style de dessin sophistiqué, avec un penchant pour les sujets impliquant la souffrance des femmes (Histoire d’O, Emmanuelle). »

(…)

Il est exact que nombre de bandes dessinées de Crepax (particulièrement celles adaptées de romans écrits par des femmes, comme Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan ou Histoire d’O de Pauline Réage) contiennent des images choquantes. Mais, comme l’expliquent ses biographes Paolo Caneppele et Gunter Krenn, « Crepax n’a jamais été un simple artiste érotique, et il serait faux de le définir principalement comme un créateur de bande dessinées pour adultes. Il serait plus juste d’écrire que, sous son crayon, les bandes dessinées devinrent adultes. Il a rendu possible la transposition, dans le monde de l’imaginaire adulte, de la capacité qu’ont les enfants d’imaginer des possibilités et des relations fantastiques [4] ».

Les histoires de Crepax sont bien trop prodigues en métaphores, symbolisme, allusions, intérêt pour la chose politique et culturelle pour être considérées comme avant tout lascives, réduites à leur dimension sexuelle provocante. Caneppele et Krenn rendent justice à l’approche complexe et originale de Crepax en définissant l’érotisme comme « l’humanisation publique, créative, sensible et par conséquent palpable de la libido ; tandis que la pornographie peut être définie comme sa trivialisation » [5]. Il serait inélégant de ne pas citer ce que l’artiste a lui-même déclaré sur le sujet : « Seul m’influence l’érotisme du mot et de l’idée. Mes dessins sont lascifs mais jamais vulgaires » ; et « Je veux être considéré comme un dessinateur généraliste ; je maudis l’érotisme » [6]. La préoccupation sexuelle, quoique flagrante, ne peut pas être isolée comme la facette prépondérante de l’œuvre de Crepax.

En effet, au commencement, l’érotisme et la sensualité étaient éloignés de l’esprit de Crepax. Ce sont, en vérité, les éléments structurels du médium qui l’ont attiré vers la bande dessinée : « La structure des cases était ma préoccupation première parce que je voulais révolutionner la bande dessinée. La BD ne me tentait pas tellement, je n’en avais pas lu depuis des années avant de me dire “mais je pourrais essayer d’en faire une !” » [7] Sa femme Luisa explique : « On peut dire que la forme traditionnelle de la bande dessinée était devenue trop étroite pour Guido, donc il lui fallait la changer. Il a complètement révolutionné le genre [8]. »

Sans doute Crepax a-t-il en effet été capable de « révolutionner la bande dessinée, de révolutionner le langage », mais ce n’étaient pas les seules choses qu’il entendait changer. En tant que membre convaincu du parti communiste, Crepax pratiquait un art très conscient sur les plans politique et historique. « Très souvent ses tueurs portent des uniformes, comme ceux de généraux nazis de la Seconde Guerre mondiale ou de généraux prussiens de la Première… Crepax ne cesse de se référer au Pouvoir. Toujours cinématique, politique et antimilitariste [9]. » Crepax a dessiné plusieurs œuvres politiques, dont un manifeste intitulé Rome, 23 febbraio ‒ Valpreda è innocente. La strage è di stato ‒ Contro la strage dei padroni giustizia proletaria ! pour le Comité national du Secours rouge, en 1972, et Dopo la guerra atomica, un pamphlet contre la guerre, en 1983. « Les créateurs de bande dessinée, s’ils participent à l’élaboration d’un médium spécifique, n’en ignorent pas pour autant le monde culturel qui les entoure » [10], et la sensibilité politique et sociale de Crepax s’est exprimée dans des œuvres qui abordaient les questions du racisme [11], de la lutte des classes et de la violence politique.

L’usage de personnages féminins a obligé Crepax à se confronter à une autre question d’époque, l’effervescence de la culture féministe dans l’Italie des années 1970. Comme l’explique l’essayiste Linda Hutcheon dans son article « Feminism and Postmodernism », « parmi les questions soulevées par le féminisme, il y a celles-ci : quelle relation l’œuvre d’art entretient-elle avec son contexte social ? Quelle est la place de notre idée du genre dans la production et la compréhension de l’art [12] ? » Les histoires de Crepax devinrent duelles sur le plan thématique, avec, d’un côté, de l’action, de l’aventure, du mystère, pour satisfaire les attentes des amateurs de bande dessinée, et de l’autre, une mise en scène de « l’émancipation féminine et de la révolution sexuelle, symbolisées par le personnage de Valentina, qui véhicule de nombreuses connotations politiques explicites » [13] Loin d’ignorer la problématique contemporaine du genre, Crepax s’y confronte à travers des personnages féminins radicalement libérés ‒ des femmes qui incarnent les principes de l’idéal féministe de Dacia Maraini. Fortes, créatives, indépendantes, obéissant à leurs propres raisons, Valentina ou Bianca sont des femmes qui combattent le traditionnel antiféminisme italien dans des scénarios à la fois fantastiques et quotidiens.

Valentina et Philip : L’Enfant de Valentina, pl. 1 (1969). In Valentina :
biographie d’un personnage, "Actes Sud-L’An 2", 2015, p. 104.

Valentina est le personnage féminin le plus développé et le plus émancipé de Crepax. À travers de nombreux aperçus sur son enfance et sa jeunesse, le lecteur est rendu témoin du chemin qu’elle a parcouru pour devenir cette femme indépendante. Photographe talentueuse et demandée, Valentina mène une vie excitante et autonome. « Elle est pratique. Jamais elle ne sera femme au foyer. N’a pas le temps d’avoir un fiancé, un amour [14]. » Elle exerce sa considérable libido avec une série d’amant.e.s, sans s’attacher durablement à aucun.e ‒ sa relation au long cours avec Philip Rembrandt faisant figure d’unique possible exception (non conventionnel et très amoureux, le couple partage les responsabilités domestiques, telle que l’éducation de leur fils Mattia).

Quoique Valentina projette une confiance en elle qui semble inébranlable, les questions de l’apparence physique, de la beauté, des altérations du corps reviennent fréquemment dans les histoires de Crepax. Les personnages ne cessent de mettre (et d’enlever) divers accessoires archaïques destinés à modifier la figure féminine idéale : poitrine rebondie, taille mince, hanches larges. Les descriptions que propose Crepax de lingeries à fanfreluches et de corsets semblables à des harnais ne sont pas l’expression d’un fétichisme, ils parodient bien plutôt un concept de la féminité fondé sur l’apparence. Crepax joue avec l’idée ‒ popularisée par le fascisme au début du XXe siècle ‒ selon laquelle une femme est ce qu’elle paraît. Valentina, à l’instar de toute femme moderne, doit se confronter à l’écart entre son apparence et celle que la société veut s’approprier ; elle doit apprendre, ainsi que Maraini l’a exprimé avec force, qu’« il n’y a rien de honteux à être une femme », ou à ressembler à une femme.

Bianca, une histoire excessive, extrait de la page 18 (1968), Futuropolis, 1983.

Bianca, une autre héroïne de Crepax, introduite en 1972 à la faveur de Bianca, une histoire excessive, est directement aux prises avec cette préoccupation de l’image du corps. Au cours d’un intermède surréaliste, elle ouvre une penderie et se trouve submergée par un flot de vêtements. Ces habits de haute couture lui inspirent des visions dépréciatives d’une Bianca en surpoids (« Lève-toi, Bianca, espèce de souillon ! Ton massage, vite… tu es dégoûtante ! ») et de sa jumelle squelettique (« Mange, Bianca. Force-toi, faucheuse ! »). Bianca bannit immédiatement ces doubles : « Partez ! Toutes les deux ! Je ne suis pas comme ça… je ne vous veux pas… Je… j’aime Bianca. » Elle valide cette affirmation en embrassant son reflet dans le miroir.

Extrait de
L’Intrépide Valentina,
in Valentina : biographie d’un personnage,
"Actes Sud-L’An 2", 2015,
p. 26.

Crepax revient à la question du poids corporel dans L’Intrépide Valentina, qui relate des événements importants de l’enfance et de l’adolescence de Valentina. À l’âge de treize ans, elle devient anorexique. C’est la première action de Valentina en tant que jeune adulte, « un geste de refus, un acte de crise manifeste » [15] Valentina voit quelque chose dans la condition de la femme moderne qu’elle n’aime pas, et elle refuse de satisfaire les attentes de la société qui lui sont transmises. Son premier recours est de rejeter sa propre féminité. La jeune héroïne va surmonter cette crise, d’une manière très inhabituelle. En visionnant le film de Pabst Loulou avec sa mère, Valentina est tellement frappée par la beauté androgyne et la féminité subtile de la star, l’actrice de muet Louise Brooks, qu’elle coupe ses longs cheveux pour se coiffer « à la garçonne », un compromis astucieux « qui lui permet d’accepter sa féminité tout en conservant quelques qualités masculines » [16] L’adoption de cette coiffure inhabituelle n’est que le premier d’une série d’actes de rébellion sexuelle qui la définiront comme une femme sensuelle et indépendante. Valentina va continuer à jouer avec l’androgynie dans de futures histoires ‒ elle se travestit, assume des rôles traditionnellement masculins ‒ et va même jusqu’à s’imaginer détentrice d’un pénis, mais elle ne rejette plus sa féminité. Ces expériences servent au moins à mettre en évidence sa nature sexuelle complexe, qu’elle refuse de brider.

En effet, Valentina est tellement à l’aise avec sa sexualité qu’elle semble violer le huitième principe de Maraini : « Une femme qui se déshabille se transforme en un objet solitaire, au cinéma ou dans la presse. Si la femme est nue, alors l’homme qui lui correspond doit être nu également. » Crepax représente régulièrement des personnages féminins et masculins dans l’état de nudité, mais le lecteur ne peut manquer de remarquer que Valentina (et ses autres héroïnes, comme Bianca ou Anita) sont déshabillées plus souvent qu’à leur tour. Pourtant, la nudité de Valentina a moins à voir avec le sexe ou la sensualité qu’avec sa nature aventureuse. Crepax décrit souvent le vêtement comme un obstacle qui gêne, qui étrangle, et dont il faut se débarrasser. Un corps humain nu est une page blanche, offert à ce qui adviendra. Quand Valentina est nue, elle s’émancipe de la mode et se rend apte à partir dans toutes les fantaisies. La nudité devient un moyen de voyager dans le temps : nue, Valentina est chez elle aussi bien dans un décor victorien que dans un environnement de science-fiction. À cet égard, la nudité de Valentina peut être vue comme un atout ou un cadeau plutôt que comme une humiliation. Il est également intéressant d’observer que les personnages de Crepax ne montrent jamais aucun embarras quand ils sont nus ‒ les autres personnages ignorent habituellement le fait que Valentina évolue nue sans être intimidée. La nudité revêt une dimension surréelle : le rêve de paraître nu au milieu d’une assemblée, la honte en moins.

L’assurance de Valentina se manifeste tout autant dans sa vie amoureuse que dans son rapport au corps. Initiée à la sexualité à dix-huit ans par un professeur plus âgé [17], elle se montre une élève douée et enthousiaste. En accord avec la vogue de l’« amour libre » dans les années 1970, elle développe plusieurs relations et d’innombrables fantasmes sexuels ; sa bibliothèque comporte du reste des manuels de technique sexuelle ainsi que des livres sur la pilule et le contrôle des naissances. Valentina, avec son approche très libre de l’intimité physique, représente les femmes affranchies de la domination masculine. En aucune occasion Crepax ne dépeint le sexe, la luxure, la libido comme obscènes ou dépravés. En refusant de moraliser la sexualité, il autorise ses personnages à connaître des expériences, des regrets, de l’amour comme ils l’entendent.

Valentina s’imagine dotée d’un pénis :
La Lanterne magique, p. 74 (détail), Glénat, 1980.

(…)

Les prédispositions sexuelles de Valentina s’opposent au comportement attendu des jeunes femmes respectables, les « mères, épouses et sœurs » de l’Italie. En un temps où la vie de la plupart des femmes italiennes tournait autour de leur mari, leurs enfants, la cuisine et le ménage, Valentina refuse de se marier, conçoit un enfant hors mariage et mène une carrière à succès et épanouissante. Elle traite les hommes de sa vie avec désinvolture et ils la traitent en égale. Elle n’est jamais dans l’obéissance, elle exerce sa libre volonté en toutes circonstances. Quand, âgée de vingt-deux ans, elle est demandée en mariage pour la première fois [18], elle a déjà décidé qu’elle ne convolerait jamais. Pour justifier son refus à l’infortuné Giorgio, Valentina lui dit : « Tu ne comprends pas… Ce n’est pas que je ne veux pas t’épouser ! C’est moi qui ne veux pas me voir mariée ! » Valentina restera ferme sur ses convictions et, en effet, ne se mariera pas. Elle se réfère à Philip, son compagnon au long cours, et le père de son enfant, comme à son fiancé.

En dépit de cette relation établie, elle collectionne les amants. Elle éprouve certainement des sentiments très forts pour Philip (« Le seul que j’aime est Phil ! C’est la seule réalité qui compte ! Mais je veux tout de même m’amuser… J’ai toujours peur de commencer une nouvelle relation… ou est-ce que j’en ai réellement envie ? ») mais elle ne peut se résoudre à lui être fidèle. Philip ne lui demande pas de l’être, pas plus qu’il n’attend de Valentina qu’elle lui donne des détails sur ses « récréations ».

(…)

Case extraite de Le Manuscrit trouvé dans un berceau (1970),
in Valentina assassine ?, Futuropolis, 1986, n.p.

Il y a une certaine désinvolture dans la relation de Valentina et de Philip qui, en comparaison d’une relation ou d’un mariage typique des années 1970, paraît d’avant-garde. Un mariage italien était tout sauf égalitaire. Le processus rampant de la libération sociale ne bannit pas la discrimination sexuelle sur les lieux de travail avant 1977 et eut un effet encore plus lent sur l’inégalité dans les relations amoureuses. Les femmes étaient lentement en train d’acquérir de nouveaux droits légaux et politiques, mais la féminité restait définie dans son rapport au foyer et à la famille. Les rôles traditionnels dévolus aux genres restèrent inchangés dans les années 1970, les femmes continuant d’être nourricières, affectées aux tâches ménagères et invisibles aux yeux de la nation en tant que travailleuses.

Dans Tipi Metropolitani (« types urbains »), Crepax décrit la vie quotidienne de la classe moyenne milanaise à travers le regard de Valentina. Cette collection d’histoires courtes dépeint une société paternaliste, dans laquelle le père ou le mari ne doit pas être obéi, mais vénéré. Dans le premier chapitre, Valentina (ou Crepax) suit un groupe de femmes stupides au marché, qui ne font que parler de leurs maris, de ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, de leurs hobbies, etc. « Mon mari ceci, mon mari cela », elles gloussent, « qui serait canonisé s’il y avait une justice », tourmentent les vendeurs par leurs demandes : « Donnez-moi ces tendres haricots verts pour mon mari. Je vous fais confiance : si mon mari les repousse, souvenez-vous que ce sera votre faute [19]. » Quand elles en ont terminé avec leurs courses dominicales, les épouses continuent de bavarder : « Dimanche mon mari joue au tennis », « Le mien va jouer au bridge », « Le mien va au sauna », « Le mien joue toujours avec le chien [20]. » Cette évocation est amusante, mais elle a son versant sombre : pendant que les maris profitent de leurs week-ends, les femmes ne méritent aucun loisir.

Dans Valentina au débotté, Crepax parodie Blanche-Neige et les sept nains pour commenter une fois de plus la position subalterne des femmes dans la société italienne. Après avoir assisté à un numéro de cirque performé par des nains, Valentina fait un rêve dans lequel elle est attachée à un arbre qui représente le phallus. Elle est délivrée et sauvée par une bande de nains profiteurs, qui errent en chantant leur manifeste. À peine ont-ils détaché Valentina qu’ils font avec elle ce qu’ils savent faire le mieux : l’exploiter. Ils la conduisent jusqu’à leur petite « maisonnette », où elle devra préparer les repas, faire la vaisselle, balayer, raccommoder leurs vêtements ; en clair, Valentina est réduite aux tâches serviles et mécaniques de la ménagère italienne typique.

Extraits de Valentina au débotté (1969), Futuropolis, 1986, n.p.

Les nains utilisent un processus bureaucratique pour inventer de nouveaux modes d’exploitation de Valentina et obtenir d’elle un rendement supérieur. Ils lui font revêtir un harnachement « fonctionnel » pour obtenir ce « fort rendement ». Les persécuteurs de Valentina la mènent jusqu’au bord du désespoir, jusqu’au moment où elle reçoit la visite d’une vielle femme : la sorcière. Celle-ci représente le pouvoir féminin face à l’oppression. Elle offre à Valentina plusieurs pommes empoisonnées. Notre héroïne les donne aux nains gloutons, qui ne tardent pas à expirer. Alors la sorcière révèle à Valentina la « chère et terrible reine » qu’elle servait depuis le début : l’arbre phallique.
Le récit de Crepax est truffé de métaphores et d’allusions sexuelles. La « maisonnette » représente les appartements confinés dans lesquelles vivent les familles de la classe moyenne italienne, une construction qui ressemble à une cage, garante de sécurité mais aussi d’oppression.

(…)

Les questions relatives à la naissance et à la maternité furent centrales dans la compréhension, par les Italiens, de la « féminité » et des rôles genrés. La condition de parents, ou l’attente de celle-ci, influençaient la plupart des aspects de la vie des femmes, même celles qui voulaient demeurer célibataires et sans enfants ni échappaient pas. Sur le plan économique, la maternité avait un très fort impact sur les perspectives de décrocher un emploi. (…) Quand Valentina se trouve enceinte de Mattia, elle s’inquiète de ce que la maternité va mettre un frein à ses ambitions. En réalité, le fait d’être devenue mère ne va aucunement limiter Valentina. Si ses aventures, rêves et fantasmes en sont modifiés, ils ne font que devenir encore plus vibrants après la naissance de Mattia.

Philip, Valentina et Mattia forment une famille nucléaire réduite mais émotionnellement complète. Valentina est autorisée à se concentrer sur sa carrière, ses aventures et ses rêves, plutôt que de « se préoccuper uniquement des enfants ». Les familles nombreuses, étendues, typiques de la classe moyenne italienne des années 1970, ne permettaient pas un tel équilibre. En général, plus de monde à la maison signifiait plus de travail pour les femmes, et particulièrement pour les mères. Le cliché de la famille italienne ressemblant à une horde chaotique de parents, beaux-parents, avec de jeunes enfants poussant des cris dans un appartement ou une maison de dimension modeste n’est pas très éloigné de la réalité de cette époque. Cela pouvait être étouffant. Dans ses Tipi Metropolitani, Crepax décrit une scène débouchant sur une naissance à l’italienne. Comme le grand jour approche, la famille élargie débarque en nombre dans la maison de la future mère. Les tantes, les oncles, les parents, les grands-parents créent un tumulte insupportable. Quand la délivrance commence, « que quelqu’un appelle le médecin, le pédiatre, le taxi, prenne le chien, la valise, le landau… jusqu’à l’ascenseur. Le mari à la barre, grand-père et grand-mère dans le taxi. La tante avec les bébés, les autres, les petits-enfants. » Finalement l’enfant vient au monde au milieu de cette masse grouillante de parents. Ils demandent : « Comment allez-vous l’appeler ? Tommaso, Ulysse, Pietro ou Teodoro ? » Blême, la mère répond : « Leone [Lion], afin qu’il puisse se défendre contre toute sa famille [21]. »

La grossesse de Valentina et sa vie de mère n’obéissent pas à ce schéma épuisant. Philip et elle se partagent les responsabilités domestiques et parentales. Philip fait la lecture à Mattia et change même ses couches. La relation qu’il entretient avec son jeune fils fait de lui ce que Crepax, dans Tipi Metropolitani, appelle un « mammo » (« mamma » avec une terminaison masculine). Crepax, père lui-même, prête sans aucune appréhension à son personnage masculin des rôles traditionnellement dévolus aux femmes. Une telle conception de la paternité et de la responsabilité émotionnelle des mâles est d’avant-garde, elle encourage à repenser la structure familiale et les relations parents-enfants. En faisant de Philip un « mammo », Crepax enlève un poids considérable des épaules de Valentina, et lui accorde la liberté inconditionnelle de poursuivre ses propres intérêts.

(…)

Qu’est ce qui a rendu Crepax différent ? Pourquoi cet artiste a-t-il, davantage que ses contemporains, pris fait et cause pour les idéaux du mouvement féministe émergent ? La réponse tient partiellement à l’acuité de sa conscience politique ‒ que démontrent les constantes allusions historiques et contemporaines semées dans son œuvre ‒ et, pour une autre part, à l’attention soutenue qu’il portait aux femmes en tant que sujet. L’évolution du travail de Crepax, depuis les intrigues mi policières mi fantastiques initiales vers de véritables traités culturels subtils, reflète un état d’esprit en évolution. Des récits précoces orientés vers l’action, comme Belinda (une sorte de Barbarella blonde à moto), suggèrent que Crepax a d’abord été attiré vers le sujet féminin pour des raisons esthétiques. Il est peu discutable que Crepax dessine remarquablement bien les femmes, un don qu’il a su exploiter à sa pleine mesure. Un artiste aussi expert aurait pu miser là-dessus et continuer à dessiner des héroïnes superbes, excitantes mais quelque peu superficielles dans des situations séduisantes. Nombre de ses collègues ont choisi cette voie (Jean-Claude Forest, Georges Pichard et Guy Peellaert, pour en nommer quelques-unes). Leur travail est artistiquement plaisant, stimulant sur les plans sexuel et intellectuel, mais complètement dépourvus des préoccupations politiques et sociales qu’on trouve chez Crepax. En décrivant avec constance et habileté des femmes puissantes dans des situations non conventionnelles, celui-ci a pu aborder les questions plus larges du féminisme et de l’égalité sexuelle. En dessinant les femmes, l’artiste en est venu à réfléchir à leur condition.

Extrait de L’Intrépide Valentina,
in Valentina : biographie d’un personnage,
"Actes Sud-L’An 2", 2015, p. 12.

En tant que femme autonome, pensant par elle-même, Valentina a pu servir de modèle pour une génération de femmes italiennes de plus en plus libérées. Les personnages féminins de Crepax sont libres, sans entraves et, ce qui importe le plus, ils sont épanouis. (…) Belles, aventureuses, confiantes, complexes, ces femmes sont des pionnières.

Caitlin E. Pantos

Traduit de l’anglais par Thierry Groensteen. Cet article a paru dans l’International Journal of Comic Art, vol. 8 No.1 (2006), pp. 301-345. Repris avec l’aimable autorisation de l’éditeur, John Lent.

[1] Citation d’après l’édition allemande d’Emmanuelle, Bianca et La Vénus à la fourrure, Benedikt Taschen Verlag, 2000.

[2] Les évolutions raciales, sociales et sexuelles de la moitié du XXe siècle sont arrivées avec retard dans ce pays, encore sous la poigne du fascisme. Ce n’est qu’à la fin des années 60, et surtout après le mai 68 français, que le féminisme émergea en Italie.

[3] Cité dans Bruce Marry, Dacia Maraini and the Written Dream of Women in Italian Literature, James Cook University of North Queensland (Australie), 1997

[4] Édition allemande d’Emmanuelle, Bianca et La Vénus à la fourrure, op. cit., p. 9.

[5] Introduction à Justine and the Story of O, Benedikt Taschen Verlag GmbH, 2000.

[6] cité par Massimo Moscati dans l’introduction à Valentina e le Altre ; Sei Storie Complete, Milan, Mondadori Ed. 1991

[7] Alberto Cassani, « Intervista a Guido Crepax », Ink, vol. 15, p. 1999.

[8] Édition allemande d’Emmanuelle, Bianca et La Vénus à la fourrure, op. cit., p. 10

[9] David Gregory, dir., Farina and Valentina, Blue Underground, 2003.

[10] Arnaud de la Croix, Pour lire la bande dessinée, De Boeck-Duculot, 1992, p. 57.

[11] Son œuvre la plus explicite sur ce sujet est L’Homme de Harlem, une histoire sur le jazz et les relations interraciales située à New York dans les années 1950.

[12] In Anna Testaferri (ed.), Donna : Women in Italian Culture, Toronto, Dovehouse Editions, 1989, p. 27.

[13] Matteo Orlando, « La Poetica di Guido Crepax », Fucine Mute Magazine, 1999. Disponible en ligne : http://www.fucinemut.it/2001/06/la-poetica-di-guido-crepax/

[14] Staletti, introduction à Baba Yaga, Futuropolis, 1985, p. 7.

[15Proposito di Valentina, Conegliano, Quadragone Libri, 1975, introduction de Francesco Casetti, p. 4.

[16Idem.

[17] Voir Le Journal de Valentina.

[18Idem.

[19Tipi Metropolitani, Milan, Mondadori ed., 1988, p. 11.

[20Idem, p. 12.

[21Tipi Metropolitani, op. cit., pp. 21-22.