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notes sur crepax et valentina

Thierry Groensteen

[Novembre 2015]

Écrire un livre sur Valentina, l’œuvre majeure de Crepax, est l’une de ces idées avec lesquelles je joue de temps en temps mais, au fond, je sais bien que je ne l’entreprendrai pas ‒ à moins qu’un éditeur ne me fasse un pont d’or (toutefois les raisons sont nombreuses pour juger cette hypothèse peu probable). En attendant, et dans la hâte d’un dossier à boucler, je devrai me contenter de jeter ici, en vrac, quelques notes.

Valentina est une œuvre qui impressionne d’abord par ses dimensions : la geste de la gracieuse héroïne compte quelque 2600 planches produites en trois décennies. C’est une œuvre-somme, difficile à rassembler, à appréhender dans sa totalité. Et encore Valentina ne représente-t-elle que la moitié de la production du dessinateur milanais.

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Valentina est nourrie, traversée par toutes les préoccupations de l’auteur (le communisme, l’architecture, le goût des uniformes, l’amour du cinéma, de la peinture, de la musique…), par son histoire personnelle et familiale (à cet égard les notes de Luisa et Antonio Crepax qui accompagnent les rééditions récentes [1] sont éclairantes, révélant comment maintes circonstances biographiques ont été immédiatement réinvesties dans la fiction), et par les grands mouvements qui ébranlèrent la société et l’art dans années soixante et soixante-dix : le pop art, le féminisme, la révolution sexuelle, etc. Une œuvre à entrées multiples, donc, un carrefour où s’entremêle avec une aisance confondante tout ce qui intéressait Crepax.

© 2015 Archives Crepax et Guido Crepax

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Valentina reflète l’esprit hédoniste qui caractérisa l’après-68. En matière de sexualité, Crepax ne s’impose aucune limite, il explore toutes les pratiques : bisexualité, fétichisme, voyeurisme, sadomasochisme… « Les fantasmes qu’il dessinait ne correspondaient pas du tout à la réalité de sa vie [2] », assure Luisa, sa veuve. Cela nous importe assez peu. Mais, si elle dit vrai ‒ et quelle raison aurions-nous d’en douter ? ‒, alors cela signifie que Crepax avait trouvé dans l’imaginaire érotique un stimulant puissant, le ressort qui mettait du piquant et du liant dans chacune de ses histoires.

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L’œuvre de Crepax possède une dimension doublement extatique, au sens étymologique du terme (extasis : « action d’être hors de soi »). En effet, Valentina possède une imagination débordante et, tout autant que son corps, son imagination connaît des transports, tout comme lui elle exulte.
Toutefois, il n’est pas anodin que, dans les pages de L’Intrépide Valentina où Crepax évoque l’enfance de son héroïne, les deux principaux attributs associés à la jeune Valentina sont, d’une part, un cheval et, d’autre part, une paire de ciseaux surdimensionnés. Les deux symboles sont transparents et antithétiques : le cheval, promesse de cavalcade, d’insoumission, de liberté, face aux ciseaux d’Anasthasie, aux ciseaux de la censure, de l’interdit. Il y aura toujours des forces pour réprimer l’extase, y compris en soi-même, si « intrépide » que l’on soit.

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L’imaginaire constitue l’une des strates qui composent des histoires en forme de millefeuilles. Gérard Genette a observé que le Nouveau Roman, et particulièrement Alain-Robbe Grillet, « objective et diégétise (…) des scènes dont une analyse plus attentive montre qu’elles procèdent en grande partie de sources subjectives et métadiégétiques : souvenirs de personnages, rêves, fantasmes, anticipations, affabulations diverses [3]… » Crepax fait de même. Dans une bande dessinée encore largement prisonnière des stéréotypes du récit de genre, du primat de l’aventure, du diktat de l’intrigue, il fut sans doute le seul à rivaliser, dès les années soixante (quoique sans récuser les notions de personnage et de psychologie), avec les solutions et procédés de l’avant-garde littéraire. Dans Valentina, bien des images ont un statut d’abord flottant, qui ne s’ancre que rétroactivement, au prix d’un travail d’interprétation qui doit prend en considération la séquence entière comme cadre de référence, comme « plan de signifiance ». Il est fréquent que les transitions entre le réel et l’imaginaire ne soient pas marquées, au risque que le lecteur perde pied et s’interroge, un temps, sur la nature de ce qui lui est montré. Cependant, la bande dessinée n’est pas la littérature, et il conviendrait d’interroger plus précisément cette facilité avec laquelle le dessin « objective et diégétise », c’est-à-dire donne corps aux fantasmes, les rend visible. En matière de transition, bande dessinée et littérature partagent la même souplesse, mais sans doute pas le même degré d’objectivation.

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Une collaboration entre Crepax et un romancier de la modernité n’aurait pas eu grand sens, car notre dessinateur n’avait pas besoin d’un scénariste pour apprendre à déconstruire la narration. Et quand il se mesurait à un texte littéraire, Crepax le choisissait de préférence classique, pour en proposer sa vision, discrètement moderniste ‒ en retrait, le plus souvent, sur les audaces dont il faisait preuve dans ses créations originales. [4]

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Les métalepses et autres dispositifs à caractère réflexif font aussi partie des procédés modernistes pour lesquels Crepax a manifesté un vif intérêt. Dans ses histoires des années 70, les interactions entre l’auteur et ses personnages ne sont pas rares dans ses planches. Quand, dans La Loi de la pesanteur (chapitre « Marianna » [5]), Philip suggère à Valentina : « On pourrait peut-être se marier, non ? », elle répond : « Ben… faudrait demander à Crepax ! »

I Vestiti nuovi dell’ Imperatrice, pl. 1, dessiné en 1973.

Soit, à titre d’exemple, un épisode en six pages dessiné en 1973, dont le titre, Les Habits neufs de l’impératrice, fait référence à un conte d’Andersen. Dans la première planche, Valentina, habillée à la mode des années trente (chemisier échancré à imprimé, jupe plissée, veste longue, chaussures à talons et col en fourrure), regarde de tous côtés et ne voit que du blanc. « Où suis-je ? Il n’y a rien de dessiné ici… »
Le seul élément qu’elle aperçoive dans ce vide est la signature de l’artiste, prisonnière du cercle qui l’abrite ordinairement. Elle le piétine, réclamant « une histoire ». Son pied glisse, elle tombe. Elle appelle Crepax au secours, et se retrouve devant les instruments de travail que l’artiste semble avoir abandonnés là : sa plume, son encrier. « Il n’a rien fait… L’encre est encore dans la bouteille… » Elle ôte le bouchon (déjà dévissé) de l’encrier, le renverse par mégarde. À partir de la page suivante (la quatrième), le fond de l’image est noir, d’un noir d’encre.

Apparaissent des engins qui paraissent sortis de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, laquelle exerçait sur Crepax, on le sait, une fascination très vive. Valentina s’en sert pour faire surgir une image : celle de monstres imaginaires attablés pour une partie de bridge. En attendant le moment où Crepax lui concoctera une nouvelle « histoire anormale », Valentina se déshabille. « Mais pourquoi m’a-t-il mis ces vêtements-là ? » Entièrement nue, elle s’éloigne dans le blanc en invitant les lecteurs à la suivre… ou non. On découvre qu’elle porte sur les fesses les initiales de son créateur, G. C.
Ainsi, il semble que Crepax songeait (voire travaillait) déjà à Histoire d’O, dont il publiera son adaptation deux ans plus tard. O ne se laisse-t-elle pas marquer au fer rouge aux initiales de son maître ? Le dessinateur semble nous donner à entendre que sa prétendue absence n’est que feintise, qu’il est bien le maître de Valentina, qu’elle reste sa chose même lorsqu’elle croit échapper à son emprise.

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Crepax n’a pas été avare de représentations des fesses de Valentina, mais il est une autre partie de son héroïne qu’il a dessinée encore bien plus souvent, je veux parler de ses yeux. Valentina ne cesse de plonger son regard dans le nôtre. Parfois ses yeux sont égarés par le plaisir, ou baignés de larme, ou bien ils ne regardent rien parce que la jeune femme est absorbée dans ses pensées. D’autres fois ils semblent nous interroger, nous prendre à témoin de son audace ou de sa détresse, voire nous défier. Ses yeux, ses yeux immenses, aux pupilles claires, aux cils peu marqués, sur lesquels la frange menace de faire tomber le rideau, sont ce qu’elle a de plus nu, de plus éloquent, de plus émouvant. Pris à partie, je ne suis jamais las de ce face à face muet, de cet échange à travers lequel passe quelque chose de vivant, d’intense et de charnel. Crepax non plus ne s’en lassait pas, jusqu’au jour de 1995 où il prit congé de sa créature sur un épisode au titre sans appel : Au diable Valentina.

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Il faudrait un traité entier pour rendre compte du travail de Crepax sur la mise en page, et des différents modèles qu’il a testés et déclinés au fil des années. Je ne parlerai ici que de l’une des caractéristiques de ce travail, sans doute la plus frappante, à savoir la multiplication de petites vignettes qui semblent proliférer sur le corps du récit à la manière de cellules. Fort heureusement celles-ci ne sont pas pathogènes. Renaud Chavanne [6] a qualifié ce phénomène d’« hyperfragmentation ». Les petites cases enserrent des détails le plus souvent prélevés à l’intérieur des images de format plus standard ; les unes décomposent et isolent, les autres récapitulent et rassemblent.

L’intrépide Valentina, extrait. Dessiné en 1972.

À y regarder de près, il apparaît que le procédé de l’hyperfragmentation sert, selon les occurrences, des stratégies variées. Par exemple, dans L’Intrépide Valentina, le résumé de sa jeunesse consacre deux pages [7] à l’évocation de sa première expérience sexuelle, avec l’un de ses professeurs. La seconde page, qui correspond à l’acte proprement dit, élude celui-ci au profit d’une composition émiettée, une mosaïque de vingt-neuf cases pour la plupart de très petite dimension. Les corps n’y figurent qu’à travers des aperçus très parcellaires sur les mains, les avant-bras de Valentina, son visage, un pied ‒ les seins, les fesses, le sexe, n’apparaissent pas. Les autres vignettes s’attardent sur des détails du mobilier : une courtepointe, une coiffeuse, une lampe à pétrole dont le globe est décoré de motifs floraux… C’est le thème de la fleur revient avec le plus d’insistance (une dizaine d’occurrences) et il n’est pas difficile de comprendre qu’il renvoie métaphoriquement à la perte, par Valentina, de sa virginité.
Le symbole est classique, la stratégie d’évitement de la scène érotique aussi (on a assez vu, au cinéma, de caméras se détournant pudiquement, ou de fondus au noir). Ce qui ne l’est pas, c’est l’éparpillement de l’attention du lecteur. Comme une manière de nous faire ressentir que Valentina enregistrera chaque détail de cette expérience mémorable, ou de nous suggérer, par le biais d’objets familiers et décoratifs, que ce moment n’a rien pour elle de traumatisant, mais qu’il s’accomplit dans un contexte de confort, de bien-être. [8]

Le Virage de Lesmo, extrait ; in Valentina : Biographie d’un personnage,
Actes Sud-L’An 2, 2015.

Il y a dans La Loi de la pesanteur une planche qui m’a toujours fasciné et qui, d’une certaine manière, répond à celle-là. La totalité des quinze vignettes que compte la page décomposent une scène dont la représentation d’ensemble est soustraite à notre vue. La planche est muette. Philip et Valentina viennent de faire l’amour, ils sont allongés sur leur lit, immobiles, goûtant un moment de plénitude. Crepax montre des fragments des corps des amants, leur chaussures sous le lit, mais, surtout, une fois encore, des éléments de mobilier : une armoire, une lampe descendant du plafond ‒ éléments qui sont représentés tantôt de manière objective, descriptive, tantôt en vue subjective, en contre-plongée, c’est-à-dire sous l’angle de vision qui est celui de Valentina, couchée sur le dos, les yeux ouverts.

La Loi de la pesanteur, éd. du Square, 1979.

Un seul grand dessin synthétique aurait pu suffire à nous montrer l’ensemble de ces motifs. La décomposition [9] n’obéit à aucune logique actantielle, elle ne vise qu’à éterniser un moment, elle agit principalement sur la durée.

Prenons un troisième exemple, qui sera encore une scène d’amour, cette fois dans Bianca, une histoire excessive (Futuropolis, 1983). La page 52 de l’album conclut une séquence au cours de laquelle Bianca se fait caresser par son amant, cependant qu’il lui récite le célèbre poème d’André Breton Union libre. La métaphore florale se retrouve ici, puisque Crepax interrompt le poème sur les mots « ma femme aux fesses de printemps, au sexe de glaïeul », supprimant les neuf derniers vers libres du texte. Le glaïeul est dessiné et se superpose très explicitement au sexe de Bianca. La planche compte dix-neuf vignettes. Si le corps de l’héroïne est, cette fois, bel et bien figuré dans deux grandes cases-bandeau qui mettent en valeur ses appâts, la deuxième et la troisième bandes obéissent à des logiques sérielles en accumulant les inserts, d’abord sur le visage et l’épaule, puis sur l’une des mains de la jeune femme, et la partie inférieure droite de la page se compose d’un bloc de neuf petites vignettes de même dimension cadrant des détails encore plus serrés : l’œil et la bouche de Bianca, l’un et l’autre plus ou moins entrouverts, Crepax mettant en parallèle le mouvement des paupières et celui des lèvres.

Bianca, une histoire excessive, Futuropolis, 1983.

Ce bloc se découpe de façon prégnante dans la page, à la manière d’une strophe [10], il constitue une œuvre plastique autosuffisante, une sorte de polyptyque pop. Mais que l’on se reporte à la deuxième bande, celle qui montrait, par trois fois, le visage et l’épaule de Bianca : on observera qu’à la troisième occurrence, l’image était coupée en deux, subdivisée d’une manière qui pouvait sembler quelque peu arbitraire. Cette fragmentation n’avait pour but que de détacher la zone de la bouche de la zone de l’œil, préparant ainsi ces deux motifs à figurer séparément dans la suite.

On voit, rien qu’à partir de ces trois planches, que l’hyperfragmentation, si elle est une constante du travail de Crepax, sert des intentions diverses, sans cesse réinventées, et entre dans des configurations (sémantiques, symboliques, esthétiques) plus complexes. Parfois elle participe de la narration, d’autres fois non. Si elle se manifeste d’abord comme une façon d’occuper l’espace, elle peut aussi servir à découper le temps, le diffracter, le figer. Les petites vignettes qui prolifèrent peuvent contredire la vectorisation de la page en étant disposées en accolade, selon un axe vertical qui croise l’ordonnancement des bandes horizontales : la lecture s’en trouve alors affolée, désorientée. Souvent elles semblent jouer leur propre partition, enrichir le récit d’harmoniques, participer à son orchestration. Il leur arrive enfin de s’inscrire en faux contre les fondements habituels du découpage, en ceci que ‒ pour reprendre des concepts que j’ai développés ailleurs ‒, elles démentent la fonction lecturale du cadre (cf. Système de la bande dessinée, p. 64-68) et ne se laissent appréhender, ni en terme d’advenu ni en terme de signifié (Système 2, p. 35-40), restant dans le régime infranarratif de ce qui est simplement montré ou remontré.

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Non content de déconstruire la linéarité de l’intrigue et l’ordonnancement de la page, Crepax se plaisait aussi à déconstruire le langage. Que ce soit dans ses échanges avec ses partenaires ou dans un monologue intérieur, Valentina laisse fréquemment ses phrases inachevées : « Peut-être qu’il vaut mieux que… / Tu veux que… / Il faut que je demande où… / Je n’aurais jamais cru que… », etc. Quand elle est dans une soirée privée, une galerie d’art ou n’importe quel endroit où il y a du monde, Crepax distille des bribes des différentes conversations qui se déroulent simultanément, obligeant le lecteur à sauter d’un sujet à l’autre, à s’intéresser à des bouts de texte qui ne signifient rien d’autre que le bruit ambiant. Les mots détachés en gras, la surabondance des points de suspension, des points d’exclamation, des interjections, contribuent à hacher le texte. Ainsi, dans le registre du verbal, le dessinateur italien, loin de chercher la fluidité vers laquelle tendent ordinairement les auteurs de bande dessinée, s’efforçait d’insuffler un autre rythme, plus heurté, assurément moins littéraire. Cet emploi des mots fait de Valentina un être traversé par des sons, des pensées, des émotions. Une femme traversée par la vie.

Thierry Groensteen

[1] Cf. Valentina : Biographie d’un personnage, paru en mai 2015 et Valentina : Dangereuses fréquentations, novembre 2015, les deux volumes dans la collection « Actes Sud – L’An 2 ».

[2Actuabd.com, 30 juin 2015.

[3] Gérard Genette, « De la figure à la fiction », in John Pier & Jean-Marie Schaeffer (dir.), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, éd. de l’EHESS, 2005, pp. 21-35 (cit. p. 26.)

[4] En plus des adaptations que l’on connaît, Crepax en a laissées plusieurs d’inachevées. Dans ses dernières années, déjà très diminué par la maladie, il s’était mesuré à Madame Bovary, au Château de Kafka, au Joueur de Dostoievski, à la Nouvelle rêvée de Schnitzler, à l’Enfant de volupté de D’Annunzio. Ces bouts d’œuvres figurent dans le recueil Inedito proposé par Edizioni BD en 2014.

[5La Loi de la pesanteur, Éditions du Square, “Bouquins Charlie”, 1979.

[6Composition de la bande dessinée, PLG, 2010, p. 188ss.

[7] Cf. Biographie d’un personnage, op. cit., pp. 34-35.

[8] La toute première étreinte entre Valentina et Philip Rembrandt, son futur compagnon, est elle aussi évoquée d’une façon très pudique, dans l’épisode Le Virage de Lesmo (cf. Valentina : Biographie d’un personnage, p. 93). Les amants se dévorent des yeux, leurs bouches et leurs mains se rejoignent, ils passent de la station debout à la position allongée, mais leur accouplement est éludé, et la scène morcelée en douze images muettes.

[9] Au sens que j’ai donné à ce terme dans « La narration comme supplément », in Bande dessinée, récit et modernité, Actes du colloque de Cerisy, Angoulême-Paris, CNBDI/Futuropolis, 1988, pp. 45-69.

[10] Sur la notion de strophe, je renvoie à Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, PUF, 2011, p. 162.