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craquera, craquera pas ?

Thierry Groensteen

[Janvier 2016]

« Tu vois, le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses. » La citation est célèbre et elle provient d’un western.
Dans Lucky Luke aussi, le monde tend à se diviser en deux catégories, ou, pour mieux dire, deux types : les calmes et les énervés. D’un côté, les personnages affichant flegme et maîtrise de soi, de l’autre les émotifs, les grands nerveux, ceux que la colère, la haine ou la cupidité fait écumer, trépigner.

Chez Morris plus que chez tout autre dessinateur, cette opposition apparaît structurante. Dans son travail sur le corps, sur les expressions, on voit bien que ce sont ces deux pôles qui l’intéressent, qu’il ne cesse de mettre en tension, en contraste.

Prenez les Dalton. Quand Joe est, plus souvent qu’à son tour, en proie aux fureurs, Averell, lui, affiche une inaltérable placidité. Les deux Dalton intermédiaires, Jack et William, tiennent plus de Joe, leur leader naturel, mais s’efforcent régulièrement de modérer ses transports : « Du calme Joe ».
Lucky Luke lui-même, c’est notoire, est un modèle de flegme et de self control. Capable de se rouler une cigarette alors qu’autour de lui tout n’est que bruit et fureur. Son calme semble procéder d’une confiance absolue à la fois dans le fait qu’il surclasse sans peine tous ses adversaires et dans sa bonne étoile. Une scène mémorable, dans En remontant le Mississippi (1961), le voit poser sur la table où sont assis un poseur de bombe et son commanditaire, un sac d’où émane un bruit caractéristique : tic tac... Luke rapporte la bombe que le truand avait « oubliée » à bord du « Daisy Belle ». Il s’assied le temps de boire un coca, feint de ne pas percevoir la panique de ses deux commensaux, fait de l’ironie (« C’est curieux, vous ne buvez pas ?... Vous n’êtes pas bavards... ») et finalement quitte le saloon comme si de rien n’était. Le terroriste se rassure : « Vous pensez bien que la bombe n’est plus dans cette valise ! Lucky Luke nous a bluffés ! Autrement il ne serait jamais resté aussi calme !... » et à cet instant la bombe explose. Luke savait qu’elle pouvait le faire à tout moment. Il a pris sa chance, sans se départir d’un calme olympien.

Au début du même album, dans un autre saloon, Luke fait la connaissance de l’honnête capitaine Barrows et de Lowriver, le capitaine félon « au passé chargé et à l’avenir incertain ». Une fois encore il boit un coca, adossé au comptoir, pile entre les deux rivaux qui se lancent à la tête, non, seulement des insultes, mais également des tables et des bouteilles. Et pendant une page il ne paraît pas même s’apercevoir qu’il est au cœur de la bagarre. De son côté, le barman, qui voit son établissement de plus en plus détruit [1], demeure imperturbable lui aussi, alors qu’il aurait toutes les raisons de s’arracher les cheveux. Il se contente de noter sur son carnet les ardoises des belligérants : « Ça nous fait donc quatre tables et deux chaises pour le capitaine Barrows et douze bouteilles, une table et un miroir pour le capitaine Lowriver... » Toute la saveur de la scène réside dans ce contraste, entre deux personnages sortis de leurs gonds et deux autres qui sont absolument paisibles.

Le calme qui, chez Lucky Luke, signifie confiance et maîtrise, peut, chez d’autres personnages, prendre d’autres inflexions : tour à tour morgue, réserve, componction, solennité, effort pour se montrer digne de sa fonction ou identification naturelle à celle-ci.
Le Pied-tendre (1968) est l’un des albums où l’impassibilité donne les résultats les plus drôles. Waldo Badmington hérite d’un ranch dans l’ouest sauvage. C’est un aristocrate aux manières excessivement raffinées, qui ne connaît que les beaux quartiers. Il arrive accompagné de Jasper, son majordome, qui ressemble en tous points à Carson, dans Downtown Abbey (mais qui avait pour modèle Charles Laughton dans L’Extravagant M. Ruggles, le film de Leo McCarey (1935)), et qui ne plaisante pas avec l’étiquette. [2] Aux cow-boys qui cherchent à l’effrayer et à le décourager de s’établir parmi eux, Waldo oppose un calme inébranlable : tête droite, lèvres serrées, yeux baissés, il n’a que sa bonne éducation et son maintien à opposer aux rustres et... c’est lui qui triomphe. Jasper est confit dans un sérieux et une dignité tout ce qu’il y a de british, comme il sied au majordome d’une grande maison. Et Sam, l’indien, qui avait le ranch sous sa garde et décroise les bras le moins souvent possible, est lui aussi un modèle d’impassibilité noble et hautaine. Le trio (le quatuor avec Luke) joue la même partition, mais avec des nuances.

© Lucky Comics

Surviennent naturellement quelques circonstances où ils perdent leur sang-froid, par exemple quand Jasper croit que Sam a l’intention de le scalper, et c’est alors la transformation à vue du personnage qui produit un effet réjouissant. Dans l’autre camp, le méchant de l’histoire, Jack Ready, perdra son duel contre Waldo parce qu’il se montrera... trop émotif.

© Lucky Comics

Un an plus tôt, l’album Calamity Jane (1967) nous avait permis de faire connaissance avec un autre « pied-tendre » en la personne de Robert Gainsborough (qui a les traits de David Niven), professeur dépêché par une école de maintien de Houston pour apprendre les bonnes manières à Calamity et lui permettre de se faire accepter dans la société des dames d’El Plomo. Tiré à quatre épingles, Gainsborough fait le baisemain à son élève et ne boit que de la verveine. Mais, confronté à la rudesse des manières d’une Calamity mal dégrossie, il perd très vite toute sa contenance. Trois pages après son arrivée, il a les nerfs en pelote et éclate en sanglots. Encore deux pages de plus et on le retrouve col ouvert, mal rasé, qui s’est mis au whisky. Enfin, on le verra quitter la ville en crachant et en jurant, vêtu à la manière d’un cow-boy.

© Lucky Comics

Gainsborough devait apporter les bonnes manières dans l’Ouest sauvage, et c’est celui-ci qui a déteint sur lui. Au contraire, Waldo Badmington a réussi à s’adapter à la rudesse de sa nouvelle vie sans abdiquer son éducation et sa personnalité pour autant. Très semblables au départ, les deux pieds-tendres présentaient l’un et l’autre une image toute de dignité. L’un a craqué, l’autre pas.

Dans La Diligence (1968), le bandit se cache sous les traits du révérend Sinclair Rawler, qui arbore une attitude toute d’onction dévote jusqu’à l’instant où, démasqué plus tôt que prévu, il cède à une rage écumante.

© Lucky Comics

Le thème du masque est d’ailleurs relayé, dans cet album, par celui qu’arbore le sorcier cheyenne, et par la cagoule qui dissimule les traits de Black Bart, le détrousseur de diligences.
À l’instar de Rawler, de Jack Ready et de Joe Dalton, les outlaws ont souvent du mal à contrôler leurs nerfs. Mais ils ne sont pas les seuls. Un autre personnage qui est dans le même cas est l’éleveur Bronco Fortworth dans Chasseur de prime (1972). Chaque fois qu’il le voit surexcité, son serviteur Sam lui apporte... un morceau de sucre.

© Lucky Comics

Il y a dans Lucky Luke certaines catégories sociales prédisposées à une impassibilité réelle ou feinte : les politiciens, les « honorables » juges, les domestiques, les sachems... – les Mexicains étant eux aussi peu nerveux, mais pour cause de paresse et d’indolence, tout comme Rantanplan, pour cause de stupidité.
Souvent cette attitude n’est que de façade, comme le prouve par exemple l’une des premières scènes du Fil qui chante (1977). Nous sommes dans le bureau du Président Lincoln. Deux de ses invités, les industriels Gamble et Creighton, poussent des cris d’enthousiasme et se font rappeler à l’ordre : on se doit d’observer une certaine retenue devant le Président. Mais sitôt qu’il est seul, apprenant que sa femme a préparé un ragoût de mouton pour le dîner, c’est Lincoln lui-même qui hurle sa joie, perdant d’un coup le flegme qui le caractérisait jusque-là.
Il y a toujours un moment où, en dépit de ses efforts, la vraie nature d’un personnage dissimulateur reprend le dessus et crie sa vérité. Ainsi du colonel O’Nolan, dans Canyon apache (1971), qui affiche un hiératisme à toute épreuve, sauf quand sa haine des indiens le submerge et le transforme en une sorte de diable écarlate aux yeux exorbités.

Toujours en 1971, Ma Dalton offre un bel exemple de duplicité. Le personnage titre, mère des Dalton, a l’apparence d’une petite vieille aussi paisible qu’inoffensive. Toutefois son comportement n’est pas exactement celui qu’on attend d’une mamy : elle fait semblant d’attaquer les commerçants pour « faire honneur à son nom » et, pour un oui pour un non, elle sort sa pétoire. Tout le comique de l’album procède de cette alliance incongrue entre le comportement maternel de Ma Dalton (elle traite ses enfants de « chenapans », les morigène comme il faut) et tout ce qui renvoie à l’image un peu sulpicienne de la bonne mère (sur une banderole tendue au-dessus de la rue principale de Cactus Junction pour la fête des mères, on lit : « Rien n’est plus doux qu’une maman ») et de la digne vieille, d’une part, et son véritable fond, d’autre part. Car Ma Dalton va finalement prendre la tête de la bande pour « écumer la région ». Le personnage se dédouble quand Joe se déguise en elle, mais en vérité, elle était double depuis le début.

© Lucky Comics

On connaît des dessinateurs médiocres (ne citons pas de noms) chez qui tout le monde a l’air plus ou moins stupide, ou endormi, ou vicieux. Passé maître dans l’art de la caractérisation, Morris, lui, jouait sur une gamme très large de trognes et sur un registre très étendu d’expressions. À l’intérieur de cette diversité, il n’en manifestait pas moins une dilection pour ces deux pôles antithétiques : calme, flegme, maîtrise de soi, d’un côté, fureur, emportement, émotivité, de l’autre, et se régalait chaque fois qu’il pouvait les mettre en tension ou dessiner le moment de basculement, celui où un personnage faussement placide et pondéré est rattrapé par son état de nervosité naturelle.

Goscinny avait certainement remarqué cette particularité de l’art graphique déployé par son complice. Il ne manquera pas d’en tirer parti dès l’instant où il reprendra l’écriture de la série, en 1955. Et peut-être a-t-il été suffisamment frappé par l’efficacité comique du mécanisme de la perte de contrôle de soi pour le réinvestir dans Astérix. On sait comment, dans le petit village gaulois, un simple échange de propos aigre-doux entre Ordralfabétix et Cétautomatix peut facilement dégénérer en bagarre générale. Et l’on n’a pas oublié le personnage de Tullius Détritus, le semeur de zizanie, qui fait apparaître, partout sur son passage, « l’horrible visage vert de la discorde » et fait sortir de leurs gonds même les personnages habitués à donner l’image de la sérénité, comme César lui-même. Reste une différence de taille : dans Astérix, c’est toujours le verbe qui cause la perte de contrôle, tandis que dans Lucky Luke, elle est motivée par des comportements, des situations.

Thierry Groensteen

[1] Dans Lucky Luke, les saloons n’existent qu’à seule fin d’être saccagés. Le comique de répétition, la prévisibilité, sont des ressorts importants de la série.

[2] On retrouvera ces mêmes personnages en 1996 dans Le Klondike, encore dessiné par Morris, mais sur scénario de Yann et Léturgie.