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en mémoire de guido crepax

Maurice Horn

[2004]

La bande dessinée italienne a une histoire remarquable, tant en terme de créativité qu’en terme de reconnaissance. Elle s’est épanouie dès la première décennie du XXe siècle, avec les contributions d’artistes aussi distingués qu’Attilio Mussino, Antonio Rubino et Sergio Tofano. Dans les années trente, à une époque où les comic strips américains dominaient outrageusement le champ nouvellement ouvert de la bande dessinée d’aventures, les Italiens furent parmi les rares non-Américains à résister, en proposant des créations brillantes comme Kit Carson, de Rino Albertarelli, Virus, de Walter Molino et Saturne contre la Terre, de Giovanni Scolari.

Originalité des scénarios, excellence du dessin, solidité de la conception ont toujours caractérisé le meilleur de la production de bande dessinée italienne, et ce sont précisément ces qualités-là (plus d’autres) qui auront été la marque de Guido Crepax. Il a fait partie d’un petit groupe d’artistes de talent qui luttèrent pour la renaissance de la BD italienne après les années creuses de la Seconde Guerre mondiale, un groupe qui incluait également Hugo Pratt, Guido Buzzelli, Dino Battaglia et Sergio Toppi – tous disparus à présent, sauf Toppi.

La rencontre entre Valentina et Corto Maltese dans Anthropology, 1977.

Crepax est né le 15 juillet 1933 à Milan, une ville dont il ne s’est que rarement éloigné, et ses années de scolarité ont été remplies de dessin et de musique : son père était un musicien professionnel, et l’un de ses camarades d’école était le futur chef d’orchestre Claudio Abbado. Il est donc peu surprenant qu’il combinerait ses deux vocations en dessinant des pochettes de disques (mordu de jazz, il commença par un album de Fats Waller). Sa carrière dans l’illustration débuta en 1959 avec des dessins pour le journal médical Tempo Medico, dont il continuerait à réaliser les couvertures pendant plus de trente ans. En 1965, il est approché par Giovanni Gandini, fondateur et éditeur d’un magazine de bande dessinée novateur, Linus ; ce dernier lui propose de dessiner une série pour sa nouvelle publication. Crepax, lecteur avide de bandes dessinées, et même collectionneur, accepte aussitôt.

Architecte de formation, Crepax a révolutionné la mise en page de bande dessinée, qui jusque-là consistait en une grille de vignettes géométriquement bien sages ; il a imposé des compositions d’apparence chaotique, en réalité obéissant à des conceptions très solides, à l’intérieur desquelles il pouvait projeter ses fantasmes très personnels et ses obsessions. Dans les premiers épisodes de la série, qui avait pour titre initial Neutron, le héros était l’énigmatique criminologue et critique d’art américain Philip Rembrandt – en réalité l’alter ego du personnage titre, un mutant doté de super-pouvoirs ; et la série débuta dans le registre de la science-fantasy [1]. Valentina Rosselli, une jeune et accorte photographe présentant une ressemblance frappante avec l’actrice de cinéma américaine Louise Brooks, dont elle a adopté la célèbre coiffure au carré, fait son apparition dans l’intrigue après quelques mois, devient la compagne de Neutron/Rembrandt et lui vole rapidement la vedette. En 1968, elle a pour la première fois le statut d’héroïne, et l’année suivante la série est rebaptisée Valentina. Elle s’éloigne alors de son thème initial au profit d’une narration sans équivalent dans l’histoire des bandes dessinées : tour à tour hallucinatoire, lyrique et ironique.

Autoportrait de Guido entre les trois femmes de sa vie : Louise, Luisa et Valentina.

Les détracteurs de Crepax ont fait valoir que les histoires de Valentina ne comportent pas d’intrigue clairement identifiable. C’est une affirmation quelque peu exagérée, même s’il est vrai que l’auteur a pris des libertés de plus en plus grandes avec les conventions narratives à mesure que Valentina se développait. Son mode de narration s’approcha de plus en plus de l’opéra, avec des histoires empruntées aux mythes, au folklore, au cinéma. Dans les derniers épisodes, tout semblant d’intrigue paraît en effet avoir disparu en faveur d’une narration visuelle de l’ordre du flux-de-conscience, mais des thèmes forts continuent cependant d’exister.

Les thèmes abordés par Crepax sont extrêmement variés, dans leur inspiration comme dans leur expression. Ils peuvent découler librement d’un mythe (Hercule, Atalante, Orphée descendant aux enfers), du folklore (dans certaines de ses aventures Valentina se mesure à la fameuse sorcière des légendes russes Baba Yaga), de contes de fées (certaines histoires sont des variations modernes sur Blanche-Neige ou Hansel et Gretel). Le dessinateur s’inspire aussi de films (en particulier ceux d’Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni), d’œuvres littéraires (Moby Dick, Faust) ou musicales (le Tristan et Yseult de Wagner, les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky), et avant tout de bandes dessinées.

L’Homme invisible, dessinée en 1945-46 :
l’une des premières bandes dessinées de Crepax.

« Ciao Valentina », par exemple, l’une des histoires de Valentina les plus divertissantes, est un récit à suspense dont le dénouement se déroule lors d’une « comics party » où tous les invités viennent déguisés en personnages de BD (affublée d’une perruque blonde, Valentina représente Daisy Mae, la fiancée de Li’l Abner).

Deux extraits de Ciao Valentina, dessiné en 1966.

Dans d’autres épisodes, Valentina se projette successivement dans les rôles d’une « Valentina Arden » sauvée des griffes des hommes-faucons par Flash Gordon, d’une « Princesse Valda » hypnotisée et réduite à sa merci par Mandrake le magicien, et d’une « Valentina Palmer » fougueusement enlacée par le Fantôme (qui laisse sa fameuse marque – un crâne – sur sa fesse droite). L’amour profond et le respect que Crepax portait aux bandes dessinées a peut-être trouvé sa plus haute expression dans « Krazy Valentina », vibrant hommage au Krazy Kat de George Herriman et à d’autres pionniers de la bande dessinée américaine. Dans d’autres œuvres de Crepax, hors Valentina, on peut voir apparaître des personnages tels que Dick Tracy ou Popeye.

En opposition avec cette attirance pour l’inconnu et l’inconscient que représentent Rembrandt, Baba Yaga et les autres personnages fantastiques qu’elle rencontre, son jeune fils Mattia ancre Valentina dans la vie quotidienne. Ce sont ses cris réclamant de l’aide, de la nourriture ou du réconfort qui la ramènent sur Terre, après ses évasions dans la fantasy. Dans l’univers de Valentina, Mattia représente le principe de réalité, et le fait que cet enfant soit un garçon est chargé d’une ironie symbolique. En lisant Valentina de près, il devient vite apparent que nous ne sommes pas en présence d’un pur divertissement (même si Valentina est très amusant à lire) mais bien confrontés à une œuvre très concertée et savamment tissée, qui relève aussi de l’expression personnelle. Les images et les associations projetées dans Valentina ne représentent pas seulement les divagations d’un esprit enjoué, mais sont aussi et peut-être surtout le reflet des pensées, croyances et préoccupations de l’artiste.

Le récit le plus révélateur ainsi que le plus déroutant dans le corpus de Valentina est sans doute La Lanterne magique : un hommage direct et lyrique à Louise Brooks et au cinéma muet qui fit sa renommée internationale. Cette narration sans paroles déroule un tapis d’images qui évoluent lentement de l’ennui de la vie quotidienne moderne vers une série d’aventures oniriques, où revient comme un leitmotiv l’image de Louise Brooks dans son rôle le plus célèbre, celui de Loulou dans le film éponyme de G.W. Pabst. Certaines séquences de La Lanterne magique relèvent de l’opéra, rappelant tout à la fois l’esthétique du cinéma expressionniste allemand de la fin des années vingt et les productions scéniques de Lulu, l’opéra d’Alban Berg d’après le roman de Frank Wedekind La Boîte de Pandore, qui servit également de point de départ au film de Pabst.

Page tirée de Tout Valentina, 1975.

Au centre de l’univers de Crepax, il y a ses femmes (« les femmes m’attirent beaucoup et m’effraient beaucoup », a-t-il un jour confessé). En plus de Valentina, il a créé plusieurs autres beautés à la poitrine menue et au corps de liane, avec des visages de patriciennes et des noms plaintifs : Anita, Bianca, Belinda. Apparue pour la première fois dans La Casa Matta (« La maison folle », sous-titrée « une histoire excessive »), Bianca est une écolière nubile qui, pour échapper à l’ennui de son pensionnat, se projette par l’imagination dans toutes sortes d’aventures érotiques ; tandis qu’Anita (sous-titrée « une histoire possible ») invente une histoire d’obsession sexuelle qui conduit finalement à l’auto-immolation de l’héroïne. Belinda e i Mangiadischi (« Belinda et les mange-disques »), qui se déroule, très à-propos, dans une ambiance de pop music, est, par conséquent, encore moins mesurée. D’autres créatures féminines ont suivi le même schéma d’apparence décadente. En revanche, Becky Lee, l’une des dernières venues (1988) dans cette galerie, est une forte femme qui contredit ce type.

Ces prédilections ont fait de Crepax l’illustrateur idéal pour quelques-uns des romans les plus célébrés de la littérature érotique, comme Justine et Juliette, du Marquis de Sade, Histoire d’O, de Pauline Réage, Emmanuelle, d’Emmanuelle Arsan, ou La Vénus à la fourrure, de Leopold Sacher-Masoch. On doit noter que Crepax a aussi illustré ou adapté d’autres histoires, d’Edgar Allan Poe et Jorge-Luis Borges, ainsi que Le Tour d’écrou d’Henry James [2].

La plus fameuse adaptation littéraire proposée par l’artiste est toutefois, sans aucun doute, celle de L’Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mr Hyde, de Robert-Louis Stevenson. La version de Crepax est d’une surprenante fidélité à la nouvelle originale, aussi bien dans la lettre que dans l’esprit, jusqu’à pouvoir être présentée comme une adaptation littérale. Non seulement il a conservé autant que possible le texte original, mais il est resté au plus près de son fil narratif et de sa composition, jusqu’à garder les titres des différents chapitres (« À propos d’une porte », « L’assassinat de Sir Danvers Carew », « La dernière nuit », etc.). Les seuls moments où le discours visuel s’écarte du récit écrit sont les représentations des tenues de Hyde (ainsi que des fantasmes sexuels de Jekyll), où il use de sa licence artistique pour extrapoler ce que l’auteur avait tu ou n’avait évoqué qu’à demi-mot.

Crepax accorde une importance particulière au dernier chapitre, celui dans lequel Jekyll donne la pleine explication de son cas en évoquant sa découverte fatale de la drogue qui allait le métamorphoser en Edward Hyde. Il y a de la méthode dans la manière presque clinique dont Crepax décrit la folie croissante du docteur : tout comme Jekyll « en vint à bout de composer un produit grâce auquel ces forces [celles qui constituent son esprit] pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une seconde forme apparente », de même Crepax réussit dans ses dessins à faire apparaître cette naissance larvaire, cette métamorphose, rendant l’invisible visible, l’inconscient explicite.

Docteur Jekyll et Mister Hyde, Albin Michel, 1998, p. 86.
Réédité en 2015 chez "Actes Sud BD", dans une nouvelle traduction.

Crepax s’est emparé de l’histoire de Stevenson et, tout en en respectant la forme et la substance, a su la faire sienne par des voies subtiles, un peu comme Picasso en usa avec Vélasquez dans sa série des Ménines : des variations délicates, des déplacements d’accents et de perspectives, suggérant non pas tant une réinterprétation qu’une symbiose.

Quand je le rencontrai il y a plus de trente ans dans son atelier milanais, je fus frappé par la ressemblance que Crepax, avec ses cheveux ras et ses traits réguliers quoique légèrement tourmentés, offrait avec certains de ses personnages, en particulier Philip Rembrandt. (Interrogé sur ce point, il admit, en paraphrasant Flaubert : « Rembrandt c’est moi, mais Valentina c’est moi aussi ».)

Père de famille dévoué, Crepax s’est servi de sa femme Luisa comme modèle de Valentina, mais la persona de son héroïne doit tout autant à l’image de l’actrice américaine Louise Brooks, telle qu’elle apparut dans le cinéma des années vingt et trente. Luisa / Louise : par-delà la similarité des noms et des visages, il y a une vérité plus profonde, puisque les deux femmes servirent d’inspiratrices et de muses pour le créateur de Valentina. (Il existe un autoportrait de l’auteur assis entre Louise et Luisa, sans que Crepax ne nous donne le moindre indice pour les distinguer l’une de l’autre.)

Louise Brooks

Crepax n’a jamais rencontré la star de Loulou et du Journal d’une fille perdue, mais il est entré en correspondance avec elle et lui a écrit jusqu’à ce qu’elle décède, en 1985. En 1976, par exemple, Crepax lui écrivit : « Je fais des bandes dessinées depuis onze ans et je peux dire que pendant tout ce temps j’ai dessiné l’image d’une femme que vous avez inspirée. » La même année, l’actrice, après avoir rappelé qu’elle avait déjà servi de modèle pour la BD Dixie Dugan, lui répondit en écho : « John Stribel a dessiné Dixie de 1926 [en réalité 1929] jusqu’en 1966. Et vous avez commencé Valentina en 1965, comme si vous m’aviez trouvée au moment où John me quittait, à sa mort. Se pourrait-il que Valentina soit la Louise perdue ? » [3]

L’œuvre de Crepax se prolonge bien au-delà de Valentina et des récits érotiques qui ont fait sa réputation à travers le monde. Il a écrit et dessiné une aventure dans l’espace pour le jeune public, L’Astronave Pirata [4], ainsi que plusieurs récits plus classiques, comme L’Homme de Harlem (une histoire de jazz située dans l’Amérique de la Dépression) [5] et L’Homme de Pskov (sur fond de révolution russe), sans oublier La Calata de Macsimiliano XXXVI (La Chute de Maximilien XXXVI, 1969), une parabole sur la guerre du Vietnam. Le corpus crepaxien ne se limite pas même à la fiction : il inclut des biographies en bande dessinée de figures historiques telles que Charles Darwin et Sir Francis Drake, le récit épique Alexander Newski et l’illustration de plusieurs essais sur la psychanalyse. Crepax a aussi contribué à une monumentale Histoire de la Chine en bande dessinée, parmi d’autres œuvres de non-fiction. Une telle production est remarquable, étant donné que la carrière de Crepax dans le neuvième art ne s’est étendu que sur à peine un peu plus de trois décennies, de 1965 à 1996, quand la sclérose en plaques l’a obligé à délaisser sa table à dessin, pour finalement lui ôter la vie le 30 juillet 2003.

Planche extraite de La Calata di Mac Similiano XXXVI, 1969.

La vision du monde qui caractérise Crepax était esthétique et tragique, coulée dans de fortes compositions en noir et blanc (il n’a que rarement travaillé en couleurs). Les images qu’il a produites sont des bijoux de décadence élégante : baroques dans leur profusion et leur intrication faite pour ébranler et désorienter le lecteur. L’espace est abstrait (quelque peu réminiscent des peintures « métaphysiques » de Giorgio de Chirico), rempli de mécanismes architectoniques et de formes géométriques. C’est essentiellement un univers théâtral, où tous les personnages portent un masque figuratif (et quelquefois réel), un retour délibéré au grand théâtre grec ainsi qu’une réinterprétation personnelle de la dramaturgie typique de son compatriote Luigi Pirandello, telle que celui-ci l’a exprimée dans le cycle de ses Maschere Nude (masques nus).

Les innovations narratives de Crepax, telles que la diffraction de ses pages en minuscules vignettes pour étirer l’action ou pour décrire des événements séparés dans le temps et dans l’espace, ont été souvent imitées mais jamais égalées. Crepax est unique, figure controversée mais féconde, dont les expériences ont révolutionné la forme bande dessinée. Plus qu’aucun autre artiste, il a apporté la preuve que les bandes dessinées sont une partie légitime et inséparable de notre culture occidentale.

Dans sa préface à Histoire d’O, Roland Barthes écrivait : « Crepax est un très bon narrateur ; il sait que l’image doit être vive, ramassée en un éclair (détail intime ou grande composition mouvementée), pour ne jamais ralentir le suspense ; il sait que tout doit être reconnu d’un coup (les personnages, les objets, les intentions, les actes) pour que la logique voluptueuse de la narration puisse s’établir tout de suite, à l’aise, dans le lecteur. Ceci est, si l’on peut dire, l’art de Crepax. » Il y a peu de chose à ajouter à ce commentaire lucide de l’un des maîtres de la critique moderne au sujet de l’un des vrais maîtres de l’art de la bande dessinée.

Maurice Horn

(Ce texte a paru dans l’International Journal of Comic Art, vol. 6 No.2, automne 2004, pp. 78-89. Traduit de l’anglais par Thierry Groensteen, avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

[1] Voir l’album Valentina : biographie d’un personnage, Actes Sud-L’An 2, 2015.

[2] On peut ajouter à cette liste son Dracula, son Frankenstein et Le Procès, d’après Kafka. NdT.

[3Dixie Dugan débuta (sous le titre Show Girl) le 21 octobre 1929, écrit par J.P. McEvoy et dessiné par John Striebel. Striebel avait dessiné Louise Brooks des 1926 dans les pages de divertissement d’un magazine, alors que la future actrice dansait avec les Ziegfeld Follies. Quand il fut choisi comme illustrateur pour la série de McEvoy Show Girl, en 1928, il réutilisa Brooks (entre-temps à Hollywood) comme modèle pour l’héroïne de la série, publiée d’abord dans un magazine puis, l’année suivante, sous la forme d’un strip quotidien.

[4L’Astronef pirate, Glénat, 1982.

[5] Dargaud, 1979.