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entretien avec guido crepax

Thierry Groensteen

[Septembre 1981]

Les entretiens avec Crepax parus en France sont excessivement peu nombreux. Nous reprenons ici celui que Thierry Groensteen avait conduit en 1981 pour Les Cahiers de la bande dessinée.

Thierry Groensteen : Comment se porte Valentina ?
Guido Crepax : Pas mal, merci pour elle. J’ai publié l’année dernière le neuvième volume de ses aventures, intitulé Valentina pirate, et je travaille en ce moment à l’épisode qui servira de conclusion provisoire à la série. Le titre en sera Valentina seule. Dans cette nouvelle histoire, Mattia, le fils de Valentina, est parti aux États-Unis rejoindre son père, et il se fixera là-bas. Quant à Philip Rembrandt, il sera pris dans l’engrenage infernal d’une action terroriste et il disparaîtra également de la scène. Mais, contrairement à ce que ce bref résumé peut vous laisser croire, il s’agit aussi d’un récit de science-fiction.

Vous avez parlé de conclusion provisoire. Faut-il comprendre que l’on ne verra plus Valentina ?
On la reverra sans doute, mais dans un cadre différent. Je veux faire évoluer le personnage de Valentina, notamment en la vieillissant un peu. Dans Valentina pirate, j’ai d’ailleurs donné sa date de naissance. Elle est venue au monde le 25 décembre 1942, c’est-à-dire un jour de Noël.

En vous voyant, on remarque tout de suite que Philip Rembrandt vous ressemble beaucoup...
C’est vrai, il me ressemble, mais c’est sans le vouloir que je lui ai prêté mes traits. Par contre, ses opinions et ses actions sont souvent conformes à ce que je pense ou à ce que je ferais dans la même situation que lui. Il est donc un peu mon double, ou mon porte-parole...

Ne vous sentez-vous pas prisonnier du succès de cette série, et obligé de la poursuivre ?
Un peu, oui. C’est pour cela que je veux la faire évoluer de l’intérieur, car je n’ai pas envie de faire la même chose pendant toute ma carrière.

Parlons un peu de vous. Quelles sont vos origines ?
Je suis d’origine vénitienne, tant par mon père que du côté maternel.

C’est aussi le cas de Pratt et de Battaglia !
Oui, le hasard a voulu que Venise, qui s’enorgueillit d’une très longue tradition artistique, soit aussi le creuset de la bande dessinée italienne. Dans Valentina dans le métro, j’ai d’ailleurs organisé la rencontre de Valentina et de Corto Maltese, et c’est tout naturellement à Venise que je l’ai située. C’est la ville où j’ai passée toute mon enfance. Nous ne sommes venus à Milan qu’après la guerre, lorsque mon père a été engagé comme premier violoncelle à la Scala.

Issu d’un milieu musical, quel rôle la musique tient-elle dans votre vie ?
J’ai hérité de mes parents le goût de la musique, mais malheureusement je ne joue d’aucun instrument. Pour moi, la musique est la forme d’art la plus parfaite. Elle me paraît supérieure à la littérature ou aux arts graphiques, plus riche, plus sensible. La musique classique et le jazz sont les compagnons indispensables de mon existence. Je n’aime pas trop la musique moderne, peut-être parce que je la connais moins bien.

L’Homme de Harlem, p. 13, Dargaud, 1979.

Pour un Vénitien, est-il difficile de vivre dans une grande ville industrielle comme Milan ?
À la vérité, je me sens maintenant plus Milanais que Vénitien, tout simplement parce que je n’ai pas le tempérament latin, mais plutôt celui d’un homme du Nord. Je suis très attiré par la culture germanique, notamment dans le domaine musical. En littérature, mes goûts vont vers Kafka, Thomas Mann, ou alors des écrivains anglo-saxons comme Poe ou Melville. J’aurais bien voulu adapter les contes de Poe en bandes dessinées, mais Battaglia l’a fait avec un tel talent que ce serait lui faire injure que de proposer une autre version.

Crepax a tout de même adapté Double assassinat dans la rue morgue, de Poe,
en 1974. Paru en France dans Charlie mensuel No.64.

Vous avez fait des études d’architecture...
Sans réelle conviction. Je voulais étudier l’Histoire ou la philosophie, mais ce n’était pas possible parce qu’à l’école on m’avait mis en section scientifique et que le système m’obligeait à poursuivre dans cette voie. Aujourd’hui, les filières d’enseignement se sont assouplies, mais à l’époque je n’avais guère de choix. L’architecture m’a permis, tout en restant dans un cadre scientifique, de satisfaire ma volonté de dessiner.

Dans vos dessins, les décors n’ont pourtant pas une très grande place. Pour un ancien architecte, il me semble que vous privilégiez plutôt les courbes que les droites...
(Rires) Oui, mais même en architecture, je me suis surtout intéressé à l’Art nouveau, Horta, etc. L’architecture rationaliste, massive, fonctionnelle, ne m’attire pas du tout.

Vous n’avez aucune autre formation artistique ?
Non, aucune. Je suis un autodidacte, j’ai étudié seul les peintres et les dessinateurs qui me plaisaient particulièrement, comme Egon Schiele ou Arthur Rackham. Quand j’étais gosse, mes parents m’entraînaient assez souvent dans les musées, où l’on trouvait surtout des œuvres du Titien, de Bellini, Carpaccio et tous les grands noms de la peinture italienne. Mais j’étais davantage fasciné par l’un des tout premiers livres que l’on m’a offerts, qui n’était autre que la Tétralogie de Wagner illustrée par Rackham. C’est peut-être de l’éblouissement qu’ont provoqué en moi ces dessins qu’est née ma vocation...

Comment êtes-vous passé de l’architecture à la bande dessinée ?
Il y a eu plusieurs étapes intermédiaires. Mes premières bandes, je les ai dessinées à l’âge de douze ou treize ans. C’était L’Homme invisible et Le Docteur Jeckyll, des histoires fantastiques inspirées des lectures que j’avais à l’époque et notamment de Mandrake. Mais j’étais surtout influencé par le cinéma.
Pendant mes études, j’ai commencé à illustrer des pochettes de disques et à faire un peu de publicité. Je me souviens que mon premier travail dans ce domaine était pour l’essence Shell. Quant aux disques, c’étaient des enregistrements de Fats Waller et de Louis Armstrong. Par la suite, j’en ai dessiné des dizaines d’autres, allant des symphonies de Beethoven aux poèmes de Lorca ou de Baudelaire.
Fin 1958, j’ai commencé à réaliser des couvertures et des illustrations pour Tempo Medico, une revue scientifique à laquelle il m’arrive encore de collaborer actuellement. Un peu plus tard, j’ai fourni des dessins à une encyclopédie historique, à un magazine automobile, et j’en oublie. Je ne suis revenu à la bande dessinée qu’en 1965, lors de la création de Linus, dont le fondateur était un de mes amis, Giovanni Gandini. C’est à sa demande que j’ai dessiné l’histoire de Neutron, où apparaissait déjà Valentina. Je m’étais attaché à faire quelque chose de différent de ce que le public connaissait, quelque chose d’un peu révolutionnaire.

Rembrandt, alias Neutron, était à l’origine un personnage très semblable aux superhéros américains. Une sorte de Superman mâtiné de James Bond...
Oui, un justicier doté de pouvoirs hypnotiques (toujours Mandrake !) et d’un laboratoire ultra-moderne. Ce qui est marrant, c’est que par la suite Rembrandt est devenu une sorte d’antihéros. Valentina voudrait qu’il soit un héros et qu’il la protège, mais il ne se montre pas à la hauteur. C’est un homme tranquille, il est critique d’art et professeur d’université.

Le succès de Barbarella a-t-il été pour quelque chose dans votre choix de donner la vedette à une héroïne ?
Absolument pas. Dès le départ, ma préférence allait vers les personnages féminins et Valentina m’est venue spontanément, sans référence à aucune autre bande. Tout en appréciant beaucoup l’œuvre de Forest, je crois que la différence essentielle entre Valentina et un personnage comme Barbarella (ou Pravda, de Peellaert), c’est que Valentina est davantage ancrée dans la réalité. Elle a un métier et une famille, elle est donc plus proche des lecteurs qu’une aventurière sans attaches.

Où Crepax interpelle son héroïne... Double page tirée de l’album
Le Journal de Valentina, Futuropolis, 1985.

Nous reviendrons à Valentina, mais je voudrais d’emblée savoir comment vous avez été amené à diversifier votre production, et notamment à multiplier les héroïnes. Il y a eu Belinda, et surtout Anita et Bianca...
Cette diversification, pour reprendre votre terme, provient du souci de ne pas me répéter, et aussi de la volonté de m’affranchir des contraintes qui pèsent sur Valentina. Bianca, c’est un livre de pure fantaisie, un récit surréaliste où j’ai laissé vagabonder mon imagination. Anita est un livre plus érotique, mais construit autour d’un thème précis : celui de la télévision. J’ai essayé de montrer comment la télévision pouvait devenir quelque chose d’obsessionnel, une sorte de drogue...

Vous avez aussi réalisé une série d’adaptations de classiques de la littérature érotique. Serait-ce le signe d’un certain essoufflement de votre inspiration ?
Plutôt une certaine lassitude. Mais, vous savez, une carrière ‒ ou une œuvre, appelez cela comme vous voudrez ‒ ne se construit pas selon un schéma préétabli. Le hasard, les rencontres, les sollicitations extérieures déterminent pour une bonne part son évolution. Qui plus est, je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas très attaché au principe de la série. C’est pourquoi j’accepte généralement toute proposition qui me permet de faire autre chose. Lorsque j’étais enfant, je réagissais déjà de façon semblable : quand je découvrais une bande encore inconnue, j’aimais toujours beaucoup le premier épisode et ensuite mon intérêt s’émoussait vite. Dans le cas d’Histoire d’O, lorsqu’on m’a proposé d’en réaliser une adaptation, ma première réaction a été de refuser. D’abord parce que je ne voyais pas la nécessité d’une telle adaptation, et ensuite parce que je n’étais pas vraiment emballé par le livre. J’ai fini par céder devant l’insistance de l’éditeur, en me disant qu’après tout ce pouvait être une expérience intéressante.

Expérience que vous avez poursuivie en adaptant Emmanuelle, puis Justine...
J’étais encore plus réticent pour Emmanuelle que pour Histoire d’O, car là, le livre ne me plaisait pas du tout. Ce qui m’a décidé, c’est d’avoir constaté qu’au cinéma, si on a souvent appauvri ou dénaturé des grands livres en les adaptant à l’écran, on a tout aussi souvent tiré des films remarquables de romans insignifiants. Pour Emmanuelle, je me suis dit que le résultat dépendrait plus de mon travail et de ma propre vision des choses que du récit initial.
Néanmoins, je m’efforce toujours de rester très fidèle au texte, mon apport personnel se situant sur un autre plan. L’adaptation de Justine, d’après le Marquis de Sade, m’a, elle, beaucoup intéressé. Non pas tant à cause du côté érotique, mais plutôt parce que je pouvais évoquer une période de l’Histoire qui me fascine. Je me suis beaucoup servi de l’Encyclopédie de Diderot et d’autres documents d’époque pour reconstituer les décors, les costumes, etc.

Planche extraite de Justine, d’après le Marquis de Sade.

Votre nom est généralement associé à la « bande dessinée érotique de qualité ». Que pensez-vous de cette distinction entre érotisme de qualité et vulgaire pornographie ?
C’est un vieux débat, bien difficile à trancher. À mon sens, la différence est purement formelle. Personnellement, j’essaie de ne jamais tomber dans la vulgarité, mais c’est au public d’apprécier. Cela dit, je n’ai pas l’intention de multiplier les adaptations de livres érotiques, ne serait-ce que parce que la plupart d’entre eux ne présentent aucun intérêt.
On m’a reproché parfois d’avoir profité de la libération des mœurs pour exploiter le filon érotique dans un but purement mercantile. En réalité, je n’ai pas attendu la mode pour dessiner des histoires érotiques. J’aime dessiner de jolies femmes, de préférence nues, et je ne vois pas pourquoi je me l’interdirais. D’ailleurs, mon érotisme est trop intellectuel pour plaire au grand public, surtout en Italie où on privilégie généralement le côté gaudriole. Moi, je me sens plus proche de Sade que de Boccace...

On pourrait presque dire que l’érotisme n’est pas votre véritable sujet, mais qu’il vous sert de tremplin pour l’imagination ?
Il y a un peu de ça. C’est une passerelle vers autre chose, une certaine symbolique, des ambiances particulières...

Ne craignez-vous pas que cette dimension échappe à une large partie de votre public, qui serait seulement avide de sensations sexuelles ?
C’est bien possible, mais je ne me pose pas ce genre de question. Je travaille dans un style qui m’est propre, et qui est le seul à me convenir. S’il plaît à d’autres, tant mieux, et peu importe que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

Avez-vous jamais connu des problèmes de censure ?
Non, jamais. Gardini, mon éditeur, a souvent eu des craintes à ce sujet. Nous en avons fréquemment discuté, et je me suis imposé une certaine autocensure, surtout au temps des premiers Valentina. Je tiens à préciser que je suis, évidemment, contre toute forme de censure. Si l’on admet que certaines choses doivent être censurées, alors il y a une foule de choses qui mériteraient de l’être, à commencer par toutes les œuvres médiocres. Et puis un public n’est pas l’autre. Mes enfants, par exemple, ont toujours eu accès à tout ce que j’ai fait sans en être choqués ni traumatisés !

Est-ce que vous croyez connaître votre public ?
Très peu. Bien sûr, je reçois du courrier. Je suis très heureux lorsque j’ai l’impression d’avoir été bien lu, et compris.

Case tirée de Valentina dans le métro, récit paru dans Charlie mensuel Nos.92 à 97 (1976-77).

Les femmes se reconnaissent-elles en Valentina ?
Certaines femmes me l’ont dit. Il semble que je sois lu davantage par les femmes que par les hommes, aussi curieux que cela puisse paraître. Certaines lectrices sont très enthousiastes, mais je me suis toujours heurté à l’incompréhension et à l’hostilité des féministes militantes. Malheureusement je me suis aperçue qu’elles se contentent de jeter un œil distrait sur mes dessins et de les condamner sans m’avoir lu. D’ailleurs, je suis d’accord avec l’essentiel des thèses féministes, à commencer par l’égalité entre hommes et femmes dans tous les domaines. On ne peut tout de même pas me reprocher d’adopter un point de vue masculin dans mon travail puisque c’est, nécessairement, le mien. Ce que je n’admets pas, ce sont les excès de certaines féministes qui font de la femme un être quasiment parfait.
Pour vous donner un exemple, j’ai dessiné une histoire de Valentina sur le thème de la jalousie. Personnellement, la jalousie m’intéresse assez peu car c’est un sentiment auquel je ne crois pas être sensible. Mais il est évident que ce sentiment existe ‒ il suffit de considérer le nombre de crimes passionnels ‒ et j’avais envie d’en parler. Eh ! bien, une journaliste m’a attaqué en prétendant que la jalousie entre femmes, ça n’existe pas, que c’est un fantasme masculin… Je me suis gentiment moqué de ces féministes-là dans l’épisode intitulé Rembrandt et les sorcières.

Vous introduisez souvent des animaux dans vos histoires, et ils sont généralement effrayants...
J’aime beaucoup dessiner les animaux, mais il est vrai que dans la vie ils me font un peu peur. Alors, naturellement, j’ai tendance à les représenter comme des êtres de cauchemar.

Détail de la première planche de U, 1970.

Êtes-vous intéressé par la psychanalyse ?
Disons qu’elle m’intéresse, mais seulement de loin. Je n’en ai aucune expérience personnelle et je ne désire pas en avoir.

À quelle époque auriez-vous aimé vivre ?
Je suis très attiré par la Renaissance, mais je crois que j’aurais surtout aimé vivre au siècle des Lumières, à l’époque de Voltaire, de l’Encyclopédie, etc. J’ai souvent l’impression que nous vivons actuellement une période de décadence, un retour à l’obscurantisme. Mais je me sens foncièrement socialiste, et comme tel, je suis forcément un peu utopiste. Donc, j’ai tendance à croire que ça ira mieux un jour... Même si j’ai peu à peu perdu les illusions politiques que j’entretenais dans ma jeunesse.
Si vous voulez, je suis un trotskyste désenchanté. Je crois d’ailleurs que le terrorisme, que je condamne catégoriquement, procède aussi du désenchantement : on devient terroriste parce qu’on ne croit plus à l’efficacité de l’action politique traditionnelle. Seulement, c’est une protestation vaine et, qui plus est, monstrueuse ; elle ne débouchera jamais sur quelque chose de positif. À notre époque, il est malheureusement très difficile de rester utopiste, alors, je crois maintenant qu’il faut viser des progrès limités, mener des actions en vue d’un objectif restreint mais accessible.

Pourtant, dans votre travail, vous continuez à exploiter ce qu’on pourrait appeler le « folklore » révolutionnaire. Par exemple, dans le dernier Valentina, le cheval s’appelle Potemkine...
Oui, j’utilise ce type d’allusions presque comme des éléments décoratifs. Il est certain que cela peut sembler gratuit, mais, finalement, c’est quand même une façon de réaffirmer mon engagement.

Dans Valentina dans le métro, Pravda dit à Valentina : « En paroles, tu voudrais tout changer, mais dans la pratique tu es conservatrice ». Ce reproche ne s’adresse-t-il pas, en réalité, à Crepax ?
Bien entendu. Je suis le premier à reconnaître que je mène, en dépit de mon idéal trotskyste, une vie de bourgeois. C’est pourquoi j’ai sans doute eu tort de parler d’engagement. Je ne suis pas un auteur engagé, étant donné que je ne fais pas de propagande, que je ne mets pas mes personnages au service d’un parti. Et puis, d’un point de vue artistique, il faut bien constater que les œuvres engagées sont le plus souvent extrêmement médiocres.

On pourrait même dire que votre œuvre est finalement assez élitiste, dans la mesure où vous multipliez les références culturelles, que tout le monde n’est pas à même d’apprécier...
C’est exact mais, encore une fois, je ne cherche pas à aller à la rencontre du public. Je fais ce que j’ai envie de faire, et tant pis si les allusions dont je parsème mes histoires ne sont pas perçues.

Une performance artistique en hommage à Yves Klein.
Marianna (1968).

Pourquoi avez-vous donné à Valentina les traits de Louise Brooks ?
À l’époque où j’ai créé Valentina, je ne connaissais Louise Brooks qu’en photos, et je trouvais qu’il se dégageait d’elle un certain magnétisme. Ce n’est que plus tard que j’ai vu certains de ses films, et que je suis même entré en correspondance avec elle. Je lui ai envoyé mes albums et elle m’a écrit plusieurs lettres charmantes. Elle m’a notamment appris qu’elle avait déjà servi de modèle pour une autre bande dessinée intitulée Dixie Dugan [1].

Valentina est reporter photographe. La photographie fait-elle partie de vos activités ?
Pour moi, la photographie n’est rien de plus qu’un hobby, mais j’ai le culte de l’image en général. J’ai voulu donner à Valentina une profession moderne et un peu originale. On peut aussi y voir un symbole de la curiosité de Valentina, toujours avide de sensations, de découvertes. Comme Flaubert, je pourrais dire que Valentina, c’est un peu moi.

Au cours de ses aventures, Valentina a rencontré une impressionnante série de doubles et de reflets d’elle-même. D’où vient ce leitmotiv ?
Je n’en sais rien, je n’ai aucune explication à fournir à ce sujet. Sinon, peut-être, une réminiscence du film de Tarkovski Solaris...

Vos personnages secondaires ont généralement fort peu d’autonomie. Ils n’existent qu’à travers Valentina ou en fonction d’elle...
À l’exception de la famille de Valentina, mes personnages n’ont pas vraiment d’existence réelle, c’est vrai. On ne sait pas grand-chose de leur vie quotidienne, ni de leur biographie. Ils n’existent que comme symboles, voire comme fantasmes. Et ce que vous avez remarqué pour les animaux pourrait s’appliquer à la plupart de mes personnages, qui ont souvent un petit côté monstrueux.

Lisez-vous beaucoup de bandes dessinées ? Les personnages que Valentina rencontre dans le métro sont-ils représentatifs de vos goûts en la matière ?
En grande partie, oui. Presque tous les auteurs que j’aime y sont cités, à l’exception de ceux qui n’ont pas de personnage attitré, et auxquels il est donc plus difficile de rendre hommage. C’est le cas de Battaglia, qui reste à mes yeux le plus grand de tous les dessinateurs actuels. C’est aussi celui de l’Espagnol Enric Sio, que j’aime beaucoup également.

Que pensez-vous de Buzzelli et de Pratt ?
Buzzelli, c’est bien, mais je n’accroche pas vraiment. Quant à Pratt, il me divertit beaucoup en tant que conteur, mais je n’aime pas trop son dessin. Ah ! oui, je dois aussi citer Muñoz et Sampayo, pour lesquels j’ai une très grande admiration. Je les connais un peu, car c’est Carlos Sampayo qui traduit mes histoires en espagnol.

On vous a peu vu dans les festivals de bande dessinée...
C’est parce que je suis très casanier. Les voyages me font peur et je me déplace le moins possible.

Planche extraite de La Lanterne magique, Glénat, 1980.

Vos planches témoignent d’une grande recherche dans la mise en page...
Oui, c’est ma préoccupation principale. Lorsque je me suis mis à faire de la bande dessinée, c’était avec la volonté de montrer qu’on pouvait encore faire du neuf, qu’on était loin d’avoir exploré toutes les possibilités. C’est pourquoi j’ai cherché des idées au cinéma, dans la publicité, enfin partout où il y avait quelque chose à prendre. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir fait le tour de ce que je pouvais apporter, mais d’autres que moi continueront à faire progresser le genre. Voyez ce qu’ont fait Druillet, et Toppi, et Sio ! Dans le domaine de la mise en page, on peut tout se permettre, aussi longtemps qu’on reste compréhensible. C’est le critère majeur. C’est la raison pour laquelle je n’adhère pas totalement à ce que fait Mœbius ; c’est superbe sur le plan esthétique, mais c’est souvent assez hermétique. Pour ma part, j’ai toujours cherché à rester lisible, sauf peut-être dans La Lanterne magique, où je me suis offert le luxe de me livrer au seul plaisir du dessin.

Cela vous rapproche de Mœbius, qui a lui aussi publié un album sans autre texte que le nom servant de titre : Arzach...
Je ne connais pas cet album-là...

J’ai remarqué qu’au fil des années, vos vignettes se sont agrandies. Vous mettez moins de dessins par planche...
Pour une raison bien simple : je ne vois plus aussi bien qu’avant. C’est pour compenser ce handicap que je dessine plus grand.

Après être resté longtemps fidèle au noir et blanc, vous utilisez la couleur, depuis peu...
Oui, mais je ne pense pas y recourir régulièrement car je ne suis pas très à l’aise dans le maniement des couleurs.

Il me semble pourtant que celles de l’Homme de Harlem [2] sont très réussies...
Ah !? Ça me fait plaisir... Mais, pour cet album, c’était une caractéristique imposée par la collection, et j’ai été heureux de faire cette expérience. C’était d’ailleurs une bande expérimentale à plus d’un titre, puisque j’y ai tenté de trouver certaines équivalences graphiques au monde de la musique. J’ai également utilisé la couleur pour les deux récits que j’ai fourni à Larousse dans la collection La Découverte du monde. C’est un travail que j’ai fait avec plaisir, car il m’a permis de satisfaire mon penchant pour l’Histoire, et en particulier l’histoire du costume. D’ailleurs, si vous approchez de cette vitrine [Crepax désigne une petite armoire vitrée qui occupe un coin du salon], vous y verrez des centaines de petites figurines en papier que je me suis amusé à dessiner. Ce sont des soldats appartenant aux armées de François 1er et de Charles-Quint. L’une de mes distractions favorites consiste à reconstituer les grandes batailles du passé. L’origine de cette passion remonte sans doute à mes années d’enfance à Venise, où je m’ingéniais déjà à inventer les jeux que l’on n’avait pas la possibilité de m’offrir.

Votre technique narrative a pu être rapprochée de celle de l’école du « nouveau roman »...
Oui. J’ai été très intéressé par le rapprochement qu’ont opéré certains critiques entre le travail de ces romanciers et le mien, mais, à dire la vérité, j’ai peu lu les écrivains en question. Je connais seulement un peu Robbe-Grillet, et encore est-ce parce qu’il a, lui aussi, écrit au sujet de mon Histoire d’O.

Vous est-il arrivé d’utiliser des modèles vivants ?
Non, jamais. Je ne suis pas un maniaque de la précision anatomique. D’ailleurs, toutes les femmes que je dessine se ressemblent, c’est La Femme telle qu’elle me plaît, la femme idéale ‒ du moins à mes yeux... De même, je n’utilise que très peu de photos. Pour certains vêtements, je regarde dans les magazines de mode actuel ou dans ma collection de catalogues datant de la fin du siècle passé. Quand je dois représenter un objet compliqué, je cherche aussi un document ; mais, dans l’ensemble, j’en utilise très peu. Je ne suis pas un dessinateur compliqué : je travaille seul, et il ne me faut qu’une feuille de papier, un pot d’encre et une plume.

Vous sentez-vous proche du surréalisme ?
Les surréalistes me plaisent énormément, et particulièrement Max Ernst, mais il m’est très difficile de dire ce que je leur dois. Il me semble que le terme de « baroque » convient mieux à mon côté décoratif...

Baroque au sens où Fellini peut l’être ?
Fellini me plaît, bien que je n’aime pas tous ses films. L’un des derniers qui m’ait plu était son Casanova. Mais, pour moi, le plus grand cinéaste italien demeure Rossellini.

En dehors de la bande dessinée, avez-vous une activité graphique ?
J’expose parfois des dessins, des lithos et des sérigraphies. Je ne peins pas du tout. Mais, bande dessinée mise à part, je dessine pour des supports extrêmement variés. Je fais de l’illustration, pas mal de publicité, j’ai travaillé pour la télévision, etc. Tenez ! Tout à l’heure, on m’a téléphoné pour me demander de créer des motifs destinés à être imprimés sur des draps, des serviettes de bain et du linge de maison. Ce ne sont pas des travaux très intéressants, mais ils ne sont pas non plus déshonorants et ils sont très bien payés...


Le succès de vos bandes dessinées doit pourtant, j’imagine, vous assurer des revenus confortables...?
Détrompez-vous. La bande dessinée ne me rapporte pas tellement d’argent et ceci pour une raison bien simple : c’est que mon travail a plus de succès à l’étranger qu’en Italie. lci, mon audience est finalement assez limitée, comme le prouve le tirage de mes albums. J’y suis moins populaire qu’en France, ou qu’en Belgique où j’ai pu constater il y a quelques mois, à la faveur d’une exposition, que j’étais très connu. Valentina marche très bien aussi en Espagne, et elle commence à s’imposer en Allemagne. Mais tous ces replacements à l’étranger ne rapportent pas des sommes fantastiques...

Est-ce que vous travaillez de façon très régulière, selon des horaires précis ?
Je dessine tout le temps ! Je m’octroie très peu de loisirs... Tout juste un peu de bicyclette pour garder la forme.

(Propos recueillis à Milan, le 12 septembre 1981, publiés dans Les Cahiers de la bande dessinée No.52, 1er trim. 1982.)

[1] Il s’agit d’une série dessinée par l’Américain John Strieble (1891-1967) sur un scénario de J.P. McEvoy. Elle apparaît en 1929 sous le titre Show Girl. L’héroïne, Dixie Dugan, devait plus tard lui donner son nom.

[2] Dargaud, 1979.