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l’égaré(e) − lecture de "la lanterne magique" de crepax

Christian Rosset

[Novembre 2015]

La Lanterne magique est une bande dessinée muette de 96 planches [1] qui doit vraisemblablement raconter une histoire – mais laquelle ? Ce livre, on ne peut plus singulier, peut être parcouru selon des tempi variables, en ralentissant ou en accélérant sans autre raison que l’humeur du moment. Cette suite d’images sans paroles semble échapper tant à son auteur qu’à ses lecteurs, comme le rêve échappe à son rêveur, tout en répondant secrètement à certaines règles, à certaines formes, à certains déplacements librement contraints dans l’espace-temps.

Guido Crepax nous dit qu’avec La Lanterne magique, il n’a exceptionnellement pas cherché à « rester lisible » (il avoue qu’il se serait « offert le luxe de [se] livrer au seul plaisir du dessin »). Pourtant la sidération (qui nous serre la gorge et nous freine dans notre élan) n’est pas pur effet de cette écriture graphique que l’on qualifiera de rigoureusement baroque – mélange aussi sensuel que savant de prolifération et de retenue, de débordement et de fermeté –, même s’il faut bien reconnaître que le trait contribue en premier lieu à la montée de la tension que la traversée du livre provoque. À de multiples reprises le regardeur se surprend à suspendre son parcours, fixant longuement tel ou tel détail, pour accorder sa vue aux autres sens.

On remarque – on ressent plutôt – que lire serait, non pas chercher à comprendre, mais se mettre en recherche d’un diapason particulier, comme si l’on devait faire sonner l’œuvre afin de lui accorder la puissance que le voyeur réclame : celle de tendre le jouir (ce qui ne signifie pas que cette lecture ait pour but l’autosatisfaction immédiate du dit voyeur, ni que ce dernier soit nécessairement de sexe masculin, même s’il est probable que les lecteurs de Crepax soient en majorité des mâles ; il faudrait être bien innocent pour tomber dans ce piège et passer à côté de cette tension qui est celle du corps en son entier, donc de tous ses organes, du cœur au cerveau et qui demande du temps pour être mise en branle).

Préfaçant son adaptation d’Histoire d’O en 1975 (soit quatre années avant l’édition italienne de la Lanterne dont on ne sait s’il a pu la tenir en main avant sa mort le 26 mars 1980), Roland Barthes note que Crepax est un très bon narrateur qui sait que « l’image doit être vive, ramassée en un éclair (détail intime ou grande composition mouvementée), pour ne jamais ralentir le suspense ». Mais il relève aussitôt que son génie est « ailleurs. Où ? Dans une manière d’insister sur un signe unique, extensif à tous les signes anecdotiques de l’histoire et qui marque de sa brûlure (comme fut marquée O) chacun des cartons de Crepax. »

Cette brûlure fait aussi songer à la morsure de l’acide sur le métal que l’on ressent fortement (par exemple) en présence de tirages d’eaux-fortes réalisées par Cécile Reims à partir des dessins de Hans Bellmer. On peut aussi lorgner du côté des bois japonais, de la manga d’Hokusai, et de ses disciples immédiats, qui eut tant d’échos en Europe au passage des XIXe et XXe siècles (La Lanterne magique est, d’une certaine manière, archaïsante, graphiquement, alors que la narration semble s’aventurer du côté de la modernité la plus vive de son temps).

Dans son texte, Barthes nous dit que l’érotisme, ce n’est pas la représentation du pubis, de la poitrine, des fesses de l’héroïne. « Mis dans notre vision, sous notre nez, l’organe érotique de O (…) est – chose bizarre à dire – : son oreille. » Elle « n’est figurée, en mille postures, et sous mille parties de son corps, que pour autant qu’elle écoute. (…) Les yeux noyés, l’ovale du visage, le bout des seins, le petit chapeau, la tunique rétro, les hauts talons, tout s’imbibe d’écoute ».

Dans La Lanterne magique, l’héroïne (nommons-la Valentina) est représentée avec cette coupe de cheveux (inspirée par le personnage de Lulu tel que l’a immortalisée Louise Brooks) qui lui recouvre les deux oreilles. Elle n’en écoute pas moins dans le silence des pages qui bruissent de mille secrets. Elle tend l’oreille pour trouver son chemin alors que son corps se transforme – ne mûrit pas, mais y imprime toutes sortes d’expériences (une machine à écrire, écho du Festin nu de William Burroughs, est là pour en témoigner).

Le 7 janvier 1976, Louise Brooks a écrit une lettre à Guido Crepax pour marquer, tant son accord que sa prise de distance avec ce personnage qui lui ressemble tant, du moins physiquement : « Ortega Y Gasset écrivait que “nous sommes tous égarés” ; c’est seulement lorsque nous nous sommes avoués cela que nous avons une chance de pouvoir nous trouver et de vivre dans la vérité. Je savais que j’étais de la sorte égarée quand j’étais petite fille ; ma mère ne pouvait comprendre la raison de mes sanglots solitaires. Si j’ai entrepris de faire du cinéma à New York, c’est parce qu’il s’agissait d’un moyen d’apprendre bien des choses. (…) Par la suite, en 1927, j’ai été envoyée à Hollywood pour jouer dans différents films. Personne ne pouvait comprendre pourquoi je haïssais à ce point ce lieu destructeur – véritable paradis pour tous. (…) Je vivais une sorte de cauchemar. J’étais perdue dans le couloir d’un grand hôtel, incapable de retrouver ma chambre. Des gens me frôlaient, mais j’avais l’impression qu’ils ne pouvaient ni me voir ni m’entendre. Aussi me suis-je enfuie d’Hollywood, et depuis ce temps, je ne cesse de m’échapper. À présent, à soixante-neuf ans, j’ai renoncé à me trouver. (…) Cependant, regardant derrière moi, il me semble que durant le tournage de Prix de beauté, à Paris, en 1929, j’ai vraiment vécu en paix avec moi-même. Ceci certainement parce que je ne parlais pas le français. Être égarée était ainsi parfaitement normal, au milieu d’un peuple de gens avec qui je ne pouvais échanger ni pensées ni sensations. » Elle conclut sa missive par ces mots : « Qu’est-ce que Valentina a à dire de tout ça ? »

Rendue muette, Valentina exprime en pensée non-verbale cet égarement dans cet épisode à part. Mais on peut aussi penser que Crepax – ce cérébral hanté par les sens, ce sensuel travaillé par l’analyse – est sans doute, lui-même, le plus égaré des hommes (même si on se souvient de la célèbre formule de Lacan : « Il y a en toute femme quelque chose d’égaré ; et en tout homme quelque chose de ridicule »). Crepax est du côté des femmes et mime l’égarement (Valentina, c’est lui, et elle ne devient que ce qu’il est). Il ne prend guère de plaisir manifestement à dessiner les formes de ses héros de sexe masculin, et tout particulièrement leur sexe qui ressemble le plus souvent davantage à un jouet qu’à un organe vivant. L’hermaphrodite – ou plutôt la « femme membrée », figure rêvée – entre expression du désir féminin et pur fantasme d’auteur de sexe masculin –, l’intéresse déjà plus, mais sans excès. Quand Valentina se retrouve pourvue d’un pénis, bien plus spectral que vif, quoique en érection, elle ne joue que peu avec, comme une enfant, et le perd très vite. Le sexe masculin chez Crepax est faiblesse dans le trait. Les planches qui le montrent sont, sinon moins excitantes (tout dépend pour qui), disons moins fascinantes à contempler (alors qu’on se souvient – Pascal Quignard y a suffisamment insisté – que les Romains ont baptisé le sexe masculin dressé : le fascinus). Ce qui fascine, bien au contraire, dans La Lanterne magique, comme dans les meilleures planches des autres bandes dessinées de Crepax, c’est le montage/démontage du corps féminin. Le « travesti » peut y trouver exceptionnellement place si on le rêve comme une réinvention du féminin (dans une case étonnante, le sexe en érection de l’homme maquillé en femme semble dessiné sur sa jambe, comme une inscription graphique et non comme un organe de chair et de sang ; Valentina le touche, le porte à sa bouche, mais Crepax le dessine comme si c’était un leurre, une projection mentale. Peut-être, au fond, ne se sentait-il pas libre et retenait son trait parce que ce n’était pas encore l’heure de donner de l’énergie aux signes du masculin. Une simple poignée de porte est plus virile, mieux tendue, plus sensuelle – l’héroïne s’en saisit et en joue avec habileté – que tous ces pénis fantomatiques dont notre auteur ne sait que faire, graphiquement.

(envoi)

Dans La Lanterne magique, l’émerveillement est de règle, en dépit de tous ces signes qui, çà et là, nous projettent dans un monde – de papier, terriblement silencieux – où bruit et fureur, figurés de manière non typographique, s’accordent à peur et cruauté. La sensation de douleur, qui affleure parfois, s’intensifie avec la privation de son – coupure singulière dans un univers où le timbre n’a de réalité « charnelle » que dans l’espace mental que projette en lui le regardeur.

Mais chaque image ou presque nous enchante parce qu’au fond, tout se passe sur l’autre scène : cet espace à la fois singulier et des plus communs, partageable malgré cet impossible du partage en son entier, où le rêve se déploie. Ce qui s’y joue, le rêveur tente de le traduire en son langage – ici le dessin, bien plus adapté que les mots, car travaillant le blanc, les réserves. Le dessinateur semble jeter dans cet espace où le toucher n’est pas de règle une sorte de filet pouvant capturer du non-dit que seul le regard sait interpréter, de manière aussi fidèle qu’infidèle (cette infidélité proprement nécessaire à l’expression de « la » vérité).

Ou plutôt d’« une » vérité, qui ne saurait être tirée que d’une lecture aiguë, au plus près du trait, envisagé poétiquement en tant que précision ; de la forme, donc de la tourne, page à page ; ce qui fait qu’au bout du compte (au bout du conte), cette bande dessinée échappe au prosaïsme, ne conservant de romanesque que quelques éclats, comme des morceaux de verre brisé.

Christian Rosset

(Les 4 planches reproduites sont tirées de La Lanterne magique, Glénat, 1980. © 2015 Archives Crepax et Guido Crepax.)

[1] Éditions Glénat, 1980.